Deux écrivains français sur les traces de Pavese

Plus il s’éloigne de nous, plus il se rapproche, Pavese. Dès ses premiers poèmes, dans « Travailler fatigue » il enregistre tout, filtre tout, s’ étonne de tout, les corps frêles, la campagne et ses « verts mystères », les soirées interminables, les filles gaies, les virées dans les collines, les cafés enfumés , les « femmes malicieuses ,vêtues pour le coup d’œil »,les vieux, les averses, les galeries de Turin, ,et encore les filles qui descendent dans l’eau, le muret qui brûle au soleil. Pas étonnant que deux écrivains français se mettent dans ses pas et dans sa prose.

Pierre Adrian , ancien pensionnaire de la Villa Médicis, 34 ans, écrivain français qui vit désormais à Rome, a publié à l’automne dernier « Hotel Roma » chez Gallimard. Dans son blog« La république des livres » Pierre Assouline a souligné les faiblesses de ce voyage sur les lieux de Pavese . Pierre Adrian, ancien pensionnaire de la Villa Medicis s’était déjà attaché à autre écrivain italien avec  « La Piste Pasolini » (Equateurs, 2015).

De quoi s’agit-il ? D’un essai qui revisite les lieux où vécut l’auteur du « Bel été » et de « La lune et les feux ».   C’est un pèlerinage de Turin jusqu’à sa tombe, à Santo Stefano Belbo dans les « Langhe » les collines de l’enfance. Ajoutons de rares rencontres , des citations de ses œuvres, de quelques lettres, extraits d u « métier de vivre » son journal intime.

Pierre Adrian revisite donc la chambre de « l’hôtel Roma » proche de la gare de Turin où Pavese s’est suicidé le 27 aout 1950, en absorbant des somnifères.

Adrian procède un peu comme Maigret: il s’imprègne des lieux pour comprendre l’auteur. Mais il reste prudemment à la surface des choses. Le jeune Adrian se met en scène accompagné d’une femme « à la peau mate ».Il boit du vin dans les collines et se souvient de ses premières lectures pavesiennes, ému. « Je voulais voir un café où Pavese avait ses habitudes, une rue qu’il citait dans un livre. Je déposais le calque de mes obsessions sur le plan d’une ville en croyant qu’il répondrait à l’identique . » Adrian ne dit rien de ce Turin du jeune lycéen et étudiant Pavese .

Pas un mot non plus de son travail de traducteur, de lecteur, chez l’editeur Einaudi. C’est pourtant là qu’il se lie avec Italo Calvino à Leone Guinzburg.

Adrian se rend à Brancaleone en Calabre, sans expliquer pourquoi Pavese est assigné à résidence par le gouvernement de Mussolini. Il visite la maison face à la mer où vivait Pavese pendant sa relégation qui dura sept mois. Les pavesiens savent combien cet épisode de solitude , de rumination, de lectures nombreuses, est important.

Adrian  :« Là-bas ,dans cette chambre rustique, entouré de gens de peu, il commença la grande entreprise de sa vie. Le 6 octobre 1935, deux mois aprés son installation, Pavese écrivit les premières lignes du journal qui deviendra « le métier de vivre » . J’ai sursauté devant « ces gens de peu » Pavese n’aurait jamais écrit ni pensé ça. « La chambre avait été reproduite à l’identique. Seul le sol en terre cuite était d’époque. On avait refait les murs dont la blancheur jurait avec l’austérité du mobilier:un lit simple d’asile psychiatrique ou d’hôpital militaire, à l’armature en fer, une bassine en cuivre sur pieds, un secrétaire en merisier avec deux chaises, un coffre. »La femme du pays qui lui sert de guide ,Carmine, l’emmène ensuite voir la plage et lui offre du thé. Rideau.

Dans une seconde partie de son essai Adrian fournit quelques brèves indications sur les difficultés de Pavese face aux femmes, ses dragues, ses flirts de jeunesse ses liaisons passionnées et ses échecs plus tardifs, mais tout ceci assez convenu . Rien non plus sur sur l’itinéraire politique de Pavese, ses tiédeurs, ses retournements, et son engagement soudain, tardif ,mal compris des dirigeants, du côté du Parti Communiste italien dans l’ après-guerre. Rien non plus sur sa quête religieuse .« Année étrange, riche. Commencée et finie avec Dieu », écrit Pavese le 9 janvier 1945. .Rien non plus sur la découverte du « carnet secret  » , tenu entre 1942 et 1943 où se révèle chez l’écrivain une fascination pour le mythe viril de l’action et une critique des intellectuels antifascistes. C’est dans une lettre à Fernanda Pivano du 2 août 1943 que Pavese est sans doute le plus sincère: « Je ne suis pas un politique et je n’ai rien à gagner avec la politique. »

En revanche , Adrian convoque d’autres suicidés de la littérature Stig Dagerman , Thierry Metz sans que ces réflexions ouvrent des perspectives. La partie ultime du livre se focalise sur le « dernier été de Pavese ». Pavese, couronné du Prix Strega, devenu célèbre, déprime. «  « En somme je suis devenu une vache à écrire », note-t-il en 1948,comme si ses succès littéraires renforçaient son pessimisme.

Adrian fait alors du sentimentalisme sur cet écrivain qui est la dureté même :« Oui, je voulais prendre Pavese dans mes bras. Dans ma tête, je le dessinais d’après les images que j’en avais.  ».Pourquoi Adrian ne ‘interroge-t-il pas sur la pièce capitale du « Métier de vivre » au lieu de le « prendre dans ses bras »? Là encore, c’est Martin Rueff qui donne les meilleures clés pour comprendre la portée pour nous lecteurs d’aujourd’hui, de ce journal intime: « Se mettre à nu c’est se dédoubler pour se demander des comptes, s’interroger moins sur les faits que sur leur signification et, dans un geste qui pourrait remonter à une pratique chrétienne, procéder à son « examen de conscience » — adopter par rapport à soi cette position à la verticale de sa propre existence pour se juger d’un point de vue sans échappatoire (l’héautotimoroménos se mange le cœur), tout comme le poète et le narrateur peut devenir critique pour juger son œuvre. Reconduites au plus tranchant de leur effort, les minutes de ce « Métier de vivre » sont, en tous sens, à l’épreuve de ce seul souci : se mettre à nu, et c’est par ce souci qu’elles peuvent aussi, aujourd’hui, se transformer en question pour nous. »

Avec « Hotel Roma » Adrian semble avoir survolé plutot que compris Pavese.

Il vaut mieux retrouver le travail de Jean-Pierre Ferrini. De plus, il a l’avantage de l ‘antériorité.

C’est en 2009 que Gallimard publie « Le pays de Pavese ». Ferrini( né en 1963),  de père émigré italien, amoureux du théâtre, connaît bien la littérature italienne. Il   a écrit des essais sur Dante et a participé à l’édition de la » Divine comédie «  dans la traduction de Jacqueline Risset. Mais surtout ,quinze ans avant Adrian , il avait sillonné l’Italie de Pavese lieux pour mieux comprendre les angoisses, les amours, les œuvres.

On note des similitudes troublantes entre Adrian et Ferrini.  Chaque auteur, pendant son voyage , est accompagné par une femme. Les deux français interrogent visiblement Pavese comme on va s’allonger chez un psychanalyste, spécialiste en couples en difficulté.

Ce qui nous amène à une autre similitude troublante . Le problème Antonioni. Adrian , imitant Ferrini, parle du cinéaste de « l’Avventura ».

Il faut savoir que Ferrini avait déjà publié en 2013, un second périple en Italie : »Un voyage en Italie », ( éditions Arlea) qui s’attache au célèbre couple Monica Vitti et Michelangelo Antonioni . Adrian, lui, consacre un chapitre entier au cinéaste et à Monica Vitti . Bien sûr, les affinités entre Pavese et Antonioni sont évidentes. L’écrivain de Turin et le cinéaste de Ferrare sont hantés par le fossé qui sépare les hommes des femmes. Pavese, dans « La plage » rédigé de novembre 1940 à janvier 1941 annonce l’ Antonioni de la fameuse trilogie de « l’incommunicabilité » avec « L’Avventura » , « La Notte » et « l’Eclipse ». On observe chez les deux artistes une rigueur, une discipline pour faire parler les temps morts les vides du couple bourgeois. Même austère construction chez ces deux là. C’est Pavese qui, le premier, porte une attention particulière aux dialogues de la vie ordinaire et met en évidence une sous- conversation riche d’échos, de malentendus, d’allusions.

Dés les années 40 Pavese annonce cette musique atonale des conversations des couples , faite de silences opaques , de soudains mutismes, de fausses tranquillités , d ‘accès de jalousie ou de pulsions de désirs, mal retenus sous un calme apparent. Il analyse ces moments où le temps se dilate et fracture le couple . La météorologie sentimentale se construit alors dans l’opacité, le malentendu, le mutisme, le blocage, leçon que retiendra et amplifiera Antonioni dans ses films avec les comédiennes Monica Vitti ou Jeanne Moreau en dérive solitaire dans un urbanisme nouveau , femmes qui bovarysent ou cherchent leur émancipation dans un Milan en reconstruction ou un centre-ville d’un Turin embouteillé et rutilant.

Il était donc logique que le cinéaste Antonioni adapte si fidèlement le récit de Pavese « entre femmes seules » cinq ans après le suicide du piémontais.

Ajoutons aussi que le cinéaste , comme l’écrivain, furent des hommes hantés par le suicide . Tous deux analysent la lâcheté masculine . Pavese, dans une lettre à Fernanda Pivano, du 25 octobre 1940, décrit parfaitement l’homme selon Antonioni. » « Il veut être seul- et il est seul-, mais il veut l’être au milieu d’un cercle qui le sache.il veut éprouver -et il éprouve- pour certaines personnes ces attachements profonds qu’aucun mot n’exprime, mais il se tourmente jour et nuit et tourmente ces personnages pour trouver le mot. Tout cela est sans doute, sincère, et s’entremêle malheureusement avec le besoin d’expression de sa nature de poète.(..) Que pourra faire un tel homme devant l’amour ? »

Pierre Adrian remarque  avec justesse : «  « Il (Pavese) ,avait compris,comme Antonioni l’avait confié un jour, que la femme était le filtre le plus subtil de la réalité. »

Dans cette confrontation entre Ferrini et Adrian , à seize ans de distance, je préfère nettement Ferrini.

La finesse de ses analyses , son approche des textes, révèlent une compréhension, des intuitions justes, de l’ intelligence et du doigté pour relire. Il accorde une grande place, avec raison, aux poèmes de Pavese et à ce recueil « Travailler fatigue »  : »Le vers marmonne toujours sa litanie que verrouille avec fermeté l’enjambement, mais on entend dans les sonorités une dureté, le bruit de la pipe que Pavese mâchonnait comme un loup de mer au début de l’année 1936 durant sa relégation en Calabre. »… Oui, la dureté des sonorités, le côté minérale parfois de la langue de Pavese c’est une superbe remarque . Ferrini comprend cette langue de Pavese de l’intérieur, ce mélange d’aridité et de fluidité, ce mélange de naturalisme et d ‘ épiphanie .Dommage que les deux auteurs n’aient pas étudié de prés « Dialogues avec Leuco »,le livre préféré de Pavese . C’est dans ce texte que Pavese se révèle à son meilleur , pris d’une sorte de joie avec ses paysages virgiliens du Piémont , avec sa manière allègre et si naturelle pour convoquer les mythologies méditerranéennes .C’est dans » Leuco » que la colline apparait, avec ce moment extatique qui relie la mémoire personnelle avec la mémoire collective, thème capital pour comprendre quelque chose à ce retour de Pavese , sans cesse, vers les « Langhe » , ce pays natal . Dans cette féerie mythologique , Pavese dialogue et de sourit aux Dieux, aux vignes, là où la terre et le ciel resplendissent dans une tiédeur d’un paradis ancestral qu’exhalent les murets de pierre . Tout se passe comme si le suicide de Pavese avait occulté la flamboyance sensuelle, son goût de l’extase, sa ferveur érotique qui marquent les plus belles pages de son Leuco.

Enfin dans « Le pays de Pavese » Ferrini aborde la théorie du souvenir vécu deux fois, l’éternel retour , l’obsession de l’enfance, sur l’articulation du mythologique et du personnel, les rites intemporels du « village », les fêtes anciennes, et les rôle des collines maternelles et maternantes. Comme est bien vu la brutalité misogyne de l’écrivain : » Celui qui dénonce l’immoralité de l’amour vénal devrait laisser tranquille toutes les femmes, car, une fois qu’on a exclu les rares instants où elle nous offre son corps par amour, même la femme qui nous a aimés se laisse faire et agit seulement par politesse ou par intérêt, à peu près résignée comme une prostituée.(..) Mais il reste toujours que baiser-qui réclame des caresses , qui réclame des sourires, qui réclame des complaisances – devient tôt ou tard pour l’un des deux un ennui dans la mesure où l’on, n’a plus naturellement envie de caresser, de sourire, de plaire à ladite personne ; et alors cela devient un mensonge comme l’amour vénal. »(« Le métier de vivre, 8 décembre 1938)

Un an avant son suicide, le 30 septembre 1949 , Pavese nous pose, à nous ses lecteurs d’aujourd’hui , la question, de son découragement, de son usure, de sa « fatigue » alors qu’il est aujourd’hui reconnu comme un écrivain italien capital, avec Pasolini et Calvino. « Tu n’as plus de vie intérieure. Ou plutôt , ta vie intérieure est objective, c’est le travail(épreuves, lettres, chapitres, conférences) que tu fais. Cela est effrayant. Tu n’as plus d’hésitations , plus de peurs, plus d’« étonnements existentiels . Tu es en train de te dessécher . Où sont les angoisses, les hurlements, les amours de tes 18 , 30 ans ?Tout ce que tu utilises fut accumulé alors. Et ensuite ? Que fera-t-on ? « 

Un conseil: la meilleure introduction à Pavese reste de loin le Quarto Gallimard, édition établie sous la direction de Martin Rueff, admirable travail .sur lequel je me suis souvent appuyé. Les pages de la biographie avec photos et citations judicieuses sont parfaites. Les nouvelles traductions ou celle révisées aussi ,de Murielle Gallot, de Claude Romano, de Mario Fusco sans oublier une analyse des thèmes de Pavese par Martin Rueff, « Laocoon monolithe ». Ce devrait être le livre de chevet de tous les pavesiens français.

Les commentaires sont les bienvenus