Depuis mon départ de Munich , par un matin brumeux, j’avais vu défiler tant de villages,des petites routes à arbres fruitiers ,de champs inondés, que cela m’endormait. Vers Ulm la pluie redoubla avec ses traits argentés qui rayaient la vitre du compartiment . Après Stuttgart , quelques pentes forestières sur lesquelles se superposaient des pylônes.Des morceaux de campagne s’inscrivaient aussi dans les reflets d’un sous-verre représentant le Rhin.
Je m’étais dégourdi les jambes dans le couloir en approchant de Cologne En gare, il y avait foule, sifflets, groupes scolaires, annonces par haut parleurs . Des sportifs bruyants,massifs, envahirent le couloir puis s’éloignèrent en marchant dans le sens inverse du train,ils gagnèrent d’autres compartiment.
Installé dans le wagon restaurant je bus un café dans ces épaisses tasses de faïence avec le sigle de la compagnie de chemin de fer. Vers Bonn, des vignes apparurent et s’éloignèrent ,je vis glisser pas mal de quais déserts de petites gares. La fatigue du voyage se faisait sentir. Le soleil baissait à l’horizon et sautillait entre des arbres nus. Je me demandais si je faisais bien de retrouver Ingeborg ,j’avais pas mal d’appréhension après une aussi longue absence et j’essayais en vain de fixer les traits de son visage, mais ce n’était qu’une silhouette en manteau rouge et la gravité de son sourire qui me restaient en mémoire.

Quand je descendis à Essen,la nuit était tombée. Je trouvai un taxi et donnai l’adresse
-L’auberge Fichtenbaum?
-Vous connaissez l’endroit ?
– Un lac lugubre l’hiver. Tout est fermé. C’est bien l’adresse ?
-Oui.
-Par ce temps je ne pourrai pas vous y amener jusqu’au bout. Il faudra prendre un sentier boueux. Il vous faudra marcher .
-Je marcherai.
Dans le taxi, une radio crachotait des nouvelles que je ne comprenais pas. Je regardais le bord défraîchi de la chemise du conducteur. Les lumières étoilées d’un boulevard laissèrent la place à des pénombres incertaines. Une ligne de lampadaires éclaira des jardinets trop verts puis des entrepôts délabrés. Les phares du taxi firent surgir des carrefours déserts puis une route droite , abîmée, d’où surgit un lapin de garenne et son incandescence blanche. J’étais dans un de ces moments vagues où les visions deviennent ,sous l’effet de la fatigue, des images confuses en proie à la dissolution. J’étais saisi de nouveau par une appréhension en me demandant si je n’avais pas tout imaginé de cette si brève rencontre amoureuse. Depuis plusieurs jours je m’étais demandé si je n’allais pas paraître ridicule en venant chez Ingeborg , mais au téléphone elle avait eu une voix joyeuse et claire pour me dire qu’elle m’attendait.
D’elle je ne savais que peu de choses : sa mère, veuve, vivait modestement dans une auberge au bord d’un lac. C’était dans la Ruhr, pays maussade de hauts fourneaux . J ’avais en tête l’image d’une région industrielle avec des fumées, et un ciel bas.. Ingeborg m’avait pourtant prévenu que sa mère habitait dans une vieille auberge.
Dans les souvenirs de notre rencontre dans cette ville normande ,ce que je retenais c’était sa manière de pencher la tête de manière interrogative. Je me souvenais surtout de ses bouffées d’espièglerie, surtout quand je l’entraînais au bord de la mer . Nous étions à une table devant un verre de vin blanc , à Courseulles , elle s’était abandonnée sur mon épaule. Dans les rues du centre-ville elle avait chantonné en croisant un bébé dans sa poussette. Je me souvenais aussi de sa coupe de cheveux impeccable , ses cheveux châtains lisses, et de sa frange bien taillée qui mettait en valeur la pâleur crémeuse de son front . Et aussi une étreinte inattendue, un soir, devant un cinéma ,dans la file d’attente. Nous nous étions retrouvés bien souvent au Restau U avec nos plateaux garnis de céleri rémoulade et de pitoyables yaourts jaunis.
Dans les couloirs de la Fac de Lettres, nous nous étions vaguement parlé entre deux cours d’allemand, nous avions aussi échangé quelques plaisanteries, descendu pas mal d’escaliers d’un même pas. Quand j’avais voulu lui poser des questions sur sa vie intime, elle avait hoché la tête d’un air distrait .
-Parlons d’autre chose.
Je n’avais pas insisté.
Longtemps, j’avais rêvé sur l’ourlet délicat et humide de sa lèvre inférieure. Elle fumait des Peter Stuyvesant comme quelqu’un de maladroit qui ne sait pas tenir une cigarette . Mais surtout je me souviens de la scène dans la bibliothèque universitaire.
Je m’étais placé en face d’elle. Son manteau rouge était ouvert sur un bizarre chemisier beige avec de la dentelle kitsch.Elle lisait un énorme volume relié cuir . Je prenais des notes sur »Tonio Kröger » de Thomas Mann .La mine de mon crayon, cassa, alors je sortis un taille-crayon de ma sacoche , mais je m’y pris maladroitement et la mine cassa une seconde fois.
-Laisse moi faire.
Je la vis alors tourner avec soin le crayon dans le taille-crayon . Les rognures de bois s’allongèrent en spirale puis tombèrent sur son buvard. Elle prit une page d’un carnet , dessina vaguement un hérisson, la déchira et me la tendit :
-C’est toi.
Nous descendîmes vers les pelouses, pour rejoindre un café du bas de la rue Vauquelin le silence qui s’était installé entre nous avait gagné en complicité.
Il y eut un dimanche doux et calme le long du canal .Image de l’eau tranquille dans un paysage hollandais. La présence d’Ingeborg me fit oublier l’énorme poids de la présence de mes parents. P eu de temps avant son retour en Allemagne, devant un grand crème , elle me récita un poème en allemand. Je l’ai retrouvé des années plus tard, dans une anthologie: « L’oie sauvage, seule, appelle, la nuit – Lorsqu’elle passe très haut dans le ciel d’automne – Sur la côte seule l’herbe remue au vent – Et pourtant te chérit mon cœur «
Le taxi me déposa devant une barrière blanche .Le chauffeur se tourna vers moi :
-Vous avez quatre cent mètres d’un mauvais chemin.
Le taxi disparut.
Le sentier était détrempé.La foret ruisselait . De l’eau brillait sur la gauche ,des pins bruissaient dans des rafales de vent. Je marchais en me souvenant du conte d’un enfant horrifié qui doit aller chercher je ne sais quoi dans un bûcher et qui croit entendre des monstres lui souffler dans le cou.
Enfin, j’aperçus une palissade emberlificotée de lierre. Une sorte de veilleuse au dessus d’une porte en bois éclairait deux fenêtres étroites à minuscules carreaux en culs de bouteille. .C’était bien l’auberge à colombages qu’Ingeborg m’avais décrite. Je traversai la minuscule cour. Je vis deux barques retournées, vune échelle qui menait à ce qui ressemblait à une grange. J’approchai parmi les flaques d’eau et de feuilles pourrissantes lorsque la porte s’ouvrit . Je reconnus Ingeborg dans son manteau rouge posé sur ses épaules sur un lainage brun , ,épais, tricoté .
Elle me fit signe de ne pas faire de bruit et d’ôter mes chaussures. Je me souviens d’une odeur de copeaux de bois dans l’escalier étroit. Je n’avais jamais vu des murs d’ un tel plâtre rugueux , ça ressemblait à de la croûte de neige. Il y avait de minuscules terres cuites grimaçantes sur le palier.
Ingeborg posa alors deux doigts sur mes lèvres et me fit entrer dans une chambre à plafond bas. Il y avait un énorme édredon à reflets cuivrés sur un haut lit de campagne . Une lampe en tissu à fanfreluches, posée sur un tabouret rustique, éclairait la blanche douceur dodue d’un oreiller Elle me débarrassa de mon imper, se dépouilla de son manteau.
Puis il y eut les boutons qu’on défait, tous les boutons, la fraîcheur de l’air sur mes épaules nues, les chevilles qui se frottent sur mes pieds , l’étendue courbe d’une nuque ,les cheveux épars puis écrasés dans les plis de l’oreiller.
Des lèvres murmurent, un monde inexprimé survient, on croit que c’est la dernière chose et ce n’est qu’un commencement. Je me tournai vers son visage, son expression tendre, grave, me troubla. L’odeur forestière d’un corps qui s’égare en contacts doux dans des endroits rarement caressés. Prairie calme. Ce qu’il y a de prémonitoire dans l’absence puis la présence, une unité secrète
– Embrasse moi.
Les doigts qui cherchent à reconnaître quelque chose, les égards secrets d’une chair, l’indolence molle des seins suspendus au-dessus de ton visage. La table basse et le napperon avec les bracelets d’or qui tintent, goutte d’or dans le silence épais. Elle regardait avec acharnement.
-Serre moi contre toi.
La chambre s’enfonçait dans la nuit , le murmure de la pluie sur les carreaux fut inattendu. Les doigts se frôlent, le frais contact du cou et le creux de l’omoplate, là où se niche un secret .
-Ne dis rien.
Son manteau rouge jeté sur mes pieds nus. J’entendis un frôlement dans le couloir.
-Ta mère est là ?
-Viens contre moi. Laisse toi faire.
La résistance osseuse d’une hanche qui tourne, le chemisier se défait, la peau blanche , immense, démesurée se révèle, la colline du dos et le chemin des vertèbres, petites bosses d’ombre, l’épaule dérobée soudain par un mouvement de son bras qui m’avait saisi avec une précision désinvolte et de gai. Dressée, cambrée, Ingeborg m’observait, son regard toujours intense et agrandi , un puits sans fond creusant un autre monde dans une mystérieuse injonction que je ne comprenais pas . Un coin de sa bouche me toucha dans un la délicate sensation d’une lèvre gercée Pourquoi, dans les ténèbres, quelque chose étincelle et délivre ? Les préliminaires, l’attente, le déferlement, et enfin la sensation que le corps se défait, se dénoue, se désamarre, dérive. L’eau. Les îles enfin.
Quand je me redressai, j’avais le sentiment que la vivante fragilité du monde, condensée dans nos ébats, venait de racheter tant de journées vides et d’années perdues.
Un volet claquait quelque part.
Nous restâmes étendus , je retrouvais, je ne sais pas pourquoi, des images de pommiers en fleurs dans un verger en pente, nous y étions cachés, nichés, blottis ,Ingeborg et moi, dans une infime parcelle de paradis, nous ne grandissions pas.
Je me tournai , une partie du plafond était écaillée.

Le lendemain matin je descendis dans la cuisine .Il y avait un feu vif dans la cheminée et une délicate odeur de cendres. Une femme corpulente à cheveux gris soyeux tirés en chignon, était appuyée sur la barre de cuivre de la lourde cuisinière. De son visage fatigué il émanait une expression de patience, d’endurance . Elle me fixait avec ses yeux clairs.Elle portait un tablier gris et pétrissait quelque chose de farineux sur une planche en bois.
-Ma mère.
En buvant du thé, je remarquai que cette femme âgée portait de lourds souliers de campagne.Quelles années chaotiques avait-elle enduré cette veuve ?Quel long temps de guerre ? Je me demandais où était son village natal.
Elle me proposa une autre tasse de thé et m’offrit des biscottes. Les flammes dansaient toujours dans la cheminée. Cette femme si terrienne, un peu lourde, ne semblait pas surprise de ma présence. Elle disparut dans le couloir.
La cuisine, assez étroite , était encombrée, de moules à gâteaux, de boites en fer piquées de rouille, de bocaux avec des fruits dans un liquide ambré.
Sur le sol de briquettes roses tout un fatras de pelles à charbon, de cartons vides. Prés de la porte on avait entassé des paniers en osier plein d’oignons , de pommes de terre terreuses , des cageots vides. Par la fenêtre encastrée dans un épais mur la proximité pâle du lac me fascinait autant que le rayon de soleil qui tombait sur les briquettes. Cette ancienne auberge gardait le fantôme de temps disparus, je voyais des saisons entières de canotages et de flirts entre ce que j’imaginais des garçons et des filles des Jeunesses hitlériennes. Ici, sous les tilleuls , j’imaginais que pas mal de gens étaient venus boire, brailler, monter dans des barques .
Au cours de la matinée devions faire une longue promenade en foret et suivre un sentier le long du lac pour voir la fameuse villa Krupp.
J’attendis longtemps dans la cour. Saison de brouillard . Embarcadère verdi de mousse. Clapot.
Je songeais à tout ce qu’il y avait de paisible dans ce paysage austère et ce qui restait engourdi . Je me demandai comment le père d’Ingeborg avait disparu. Je respirais avec délice cet arrière-saison des bois fanés et d’éternel hiver couvé . Un paysage d’attente.
Je fis le tour du bâtiment et m’appuyai sur une de ces barques retournées.Elles se dégradaient sur une couche de feuilles pourrissantes. Tous les passés défaits ou délabrés se concentraient ici ,dans ces peintures goudronneuses.
Enfin Ingeborg apparut, vêtue d’un sweater bleu pale , serrée dans une jupe plissée qui accentuait la largeur de ses hanches. Elle s’assit à mes côtés et me saisit la main gauche.Ses cheveux fraîchement lavés dégageaient une odeur d’amande. Son visage démaquillé était plus lisse et plus fade.
-Je vais dire quelque chose qui va te faire souffrir.
Je regardais de côté ses cheveux lisses et impeccables.
-Je pars demain midi pour Hambourg. Je vais travailler à la réception de l’hôtel Vier Jahreszeiten.
Je regardais une curieuse pompe entourée de paille. Je remarquai le faux sommeil des arbres.Une anxiété y rodait. Au silence se mêlaient quelques vagues remous d’eau. Puis il y eut un soudain vacarme de moineaux.Ils s’envolèrent.
– Ensuite je dois aller à Bombay. Puis la Tunisie.
Elle précisa :
– Dans l’ hôtellerie.
Elle ajouta :
-Tu vas travailler, tu vas écrire…
Elle ajouta:

– J’ai toujours eu envie de chambres, de pays, de trains, de gens nouveaux. Tu comprends ?
Je ne comprenais pas.
Elle se leva et enfila des petits gants noirs souples.
-Je vais chercher du lait à la ferme voisine. Tu m’accompagnes ?

Merci.
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Edvard Munch- Clair de lune.
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De qui sont ces deux toiles ( ou fragments de toiles) ?
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Max Frisch, Paul Celan, Ingeborg Bachmann… Vous nous avez tant parlé de leur écriture, de leur vie. Voici que dans ce texte ce doux prénom revient comme dans un rêve. Un passé lointain lie cet homme et cette femme, tout empli de la pureté et de l’innocence de la jeunesse en Normandie puis en Allemagne . Et maintenant un long voyage en train égrène les gares et les paysages rayés de pluie – un texte qui vous ressemble – alors qu’ils vont se retrouver éphémèrement pour encore s’aimer. Torride et bref comme un reve, comme ces deux peintures oniriques, propices à rêver . (Elles me sont familières mais je ne peux les nommer, les identifier.) Tout cela est fort mysterieux.
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Dommage que vous n’ayez pas cru devoir afficher mon commentaire louangeur sur le présent billet dédié à Ingeborg, signalé ailleurs par Renato Maestri. Par fausse pudeur, PE ?… Ce n’est pas grave. Bien belle journée à tous.
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Le lieu est peu engageant… Heureusement, les attendent draps frais, étoffes douces, peau odorante, boutons et dentelles. Murmures et souffles….
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Cette auberge au bord du lac ,prés d’Essen, elle n’est pas du tout inventée. J’y ai vécu trois jours.
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Mais ce voyage en train n’est-ce-pas aussi le voyage de Delmont dans la Modification de Butor ? On entre dans son univers mental. Il pèse son désir de revoir Ingeborg mais aucune autre femme ne le lie à un passé. Et aujourd’hui, pas de Rome mais l’Allemagne et en toile de fond la Normandie. Ici c’est la femme qui partira. On ne sait ce que pense l’homme…
L’épisode dans laaison ténébreuse de la mère d’Ingeborg, m’étonne. Jamais rencontré un tel décor et une telle femme dans vos ecritsy.
Donc cette impression d’être face à une … modification… d’emprunts habilement plaqués sur un rêve de femme, me plaît beaucoup.
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parlé
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Cher PE. Vous avez toujours eu un faible pour Ingeborg Bachmann du club des 47… Son prénom vous inspire encore, on le sent bien. C’est formidable. Elle suscite de l’érotisme sous votre plume. Et pour nous autres, c’est agréable de partager votre imaginaire encore très fécond. Un très bon dialoguiste, êtes-vous.
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