Marguerite Duras, un barrage contre l’oubli

« Qui veut se souvenir doit se confier à l’oubli, à ce risque qu’est l’ oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir. » Maurice Blanchot

Les nuages viennent souvent de la mer le matin. Alors je m’installe sur la terrasse avec une montagne de paperasses et un bol de café noir. Et là, tout un suçotant une biscotte et sa gelée de groseille, je revisite ma documentation sur la vie et les amours de Marguerite Duras.

Je relis « L’amant ».

1984. Duras a 70 ans. Je reste fasciné par sa période indochinoise , entre Vinh Long et Sadec, entre Hanoï et Saïgon. Surtout j’en reviens à la concession acquise au Cambodge par la mère,Marie Donnadieu, veuve dans des rizières dévastées par les grandes marées de la Mer de Chine-et non pas le Pacifique..Ce fameux « barrage contre le Pacifique » et la figure autoritaire de cette mère,cette veuve qui n’a jamais joué de piano à l’Éden Cinéma comme l’affirme sa fille.

Ce n’est pas l’histoire d’amour qui me retient le plus dans « L’amant », ni l’éveil de la sexualité chez une adolescente, ni même son sentiment d’humiliation de lycéenne qui se sent pauvre parmi les familles blanches des coloniaux aisés de Saïgon ou de Sadec ,non, ce qui me retient  c’est cette famille à isolée dans les rizières , trois enfants et une veuve sur la  « vérandah »(sic) du bungalow fermé le soir aux chiens errants, cette famille plongée dans une irrémédiable solitude, face à la foret, face à la montagne du Siam. Marguerite se sent à l’abandon. La solitude de ces quatre là, trois enfants face aux angoisses d’une mère fantasque, obsessionnelle. Trois enfants dont l’aîné qui vole de l’argent pour ses nuits dans une fumerie d’opium, à Sadec, cogne sa sœur Marguerite, viole une domestique annamite, chasse le tigre, terrorise son « petit frère ». Duras écrit : »Dans cette histoire commune de ruine et de mort qui était celle de cette famille dans tous les cas, dans celui de l’amour comme dans celui de la haine et qui échappe encore à tout mon entendement, qui m’est encore inaccessible, cachée, au plus profond de ma chair, aveugle comme un nouveau-né du premier jour. » Duras ne masque pas les trous de mémoire, l’ambivalence qui surgit devant certains clichés, les méandres et caprices de sa mémoire qui joue avec l’oubli comme le charme souterrain d’une vérité mise à jour dans son plein accent.

« L’amant » n’est pas un roman. C’est le commentaire de Marguerite Duras qui regarde un paquet de vieilles photos de famille prises à partir de 1920 en Indochine photos retrouvées dans la maison de Neauphle-le-Château ,clichés d’amateurs mélangés à des photos prises par professionnels installés à Hanoï ou Saïgon. Le premier titre du texte était « la Photo absolue ». Le ton de Duras est là , informatif, souvent neutre, loin de la mélopée classique de cette « musica Duras » qui en agace certains mais qui a a fait le charme, la singularité de son œuvre. Ecriture brutale, loin des effets d’une jolie écriture . Aucun souci d’esthétique .L’effet sur le lecteur est efficace. On comprend que le livre ait séduit à la fois la critique et un immense public. Accès facile. C’est d’une grande puissance sous une apparente neutralité .Elle se souvient de certaines scènes. Au présent. La scène s’ anime à l’indicatif présent, son temps de conjugaison préféré, l’éternelle présence, l’instant, l’émotion renaît, image après image l’immédiat, la sensation, le concret. Il faut relire les passages où elle raconte les départs du paquebot à Saïgon. c’est sans effusion, sans sentimentalisme affiché, mais l’émotion est là. «  L’amant «, suite de commentaires et de « légendes » de photos est un récit qui devrait être un bric-à-brac d’images, un fatras de visions parcellaires et de fragments qui ne tiennent pas debout pour faire un récit , cependant ça tient, ça forme un continuum, la neutralité du ton forme cohérence, la coulée disciplinée de la prose fait tout tenir ensemble. C’est une performance technique, une performance d ‘écriture. Il arrive même parfois que certaines phrases ne sont plus soutenues par la grammaire, ou à peine soutenues. On sent chez elle la tentation de s’en dispenser, de s’ en affranchir, ce corset de la phrase, et une syntaxe pour être au plus prés de sa vérité intérieure et du flux de ses émotions , de leur trace, de leur fluidité, de leur vibration. Elle devient comme un compositeur qui surprend par sa soudaine atonalité. Ca fonctionne. Le passé redevient présent immédiat, zoom qui approche de la flamme du présent. Brûle. La scène s’éclaire , cinéma, mouvement , et espace mental venu de loin et intact. « Le vent s’est arrêté et il fait sous les arbres la lumière surnaturelle qui suit la pluie ». Avec Duras, on y est. « Dans le dortoir la lumière est bleue. Il y a une odeur d’encens, on en fait toujours brûler au crépuscule. La chaleur est stagnante, les fenêtres sont grandes ouvertes et il n’y a pas un souffle d’air ».

Sensuelle, efficace, des mots simples. Soudain, une hésitation quand elle repense à Vinh long . »Je me souviens mal des jours. L’éclairement solaire ternissait les couleurs, écrasait. » .En revanche, pour exprimer l’ambiance autarcique de la famille, elle écrit : «  Jamais bonjour, bonsoir, bonne année. Jamais merci. Jamais parler. Jamais besoin de parler. Tout reste, muet, loin. Famille en pierre, pétrifiée dans une épaisseur sans accès aucun. »

On notera les places des virgules et points dans le texte. Duras, admirable pianiste de la ponctuation. On ressent l’ambivalence qu’elle éprouve, son trouble, devant certains clichés La mémoire et l’oubli rivalisent, l’incertitude et la précision se chevauchent. Le meilleur biographe de Duras, Jean Vallier, dans ses deux épais volumes, reconnaît souvent, que la Duras de 1984, la Duras de 70 ans , reste souvent d’une précision étonnante pour certains détails matériels qu’il a pu vérifier au long de son séjour au Vietnam ou en consultant les archives de l’administration coloniale.

Parfois, dans « l ‘amant» on retrouve survoltage, une grandiloquence bien à elle.   « J’ai eu cette chance d’avoir une mère désespérée d’un désespoir si pur que même le bonheur de la vie, si vif soit-il, quelquefois, n’arrivait pas à l’en distraire. » Mais ici, c’est sa vérité profonde, pourquoi la cacher ?

»Le mot conversation est banni.(..)Nous sommes ensemble dans une honte de principe d’avoir à vivre la vie.C’est là que nous sommes au plus profond de notre histoire commune, celle d’être tous les trois des enfants de cette personne de bonne foi, notre mère, que la société a assassinée. Nous sommes du côté de cette société qui a réduit ma mère au désespoir. A cause de ce qu’on a fait à notre mère si aimable, si confiante, nous haïssons la vie, nous nous haïssons. » La singularité du texte c’est que la frappe, la cadence de chaque phrase de Duras :elle nous renvoie à des thèmes et des obsessions des années 60. L’amant chinois est déjà dans « Hiroshima mon amour »(1960) .Les mêmes situations, les mêmes détails sensuels. reviennent, intacts, frais. La française du film d’Alain Resnais est déjà nue dans une chambre d’hôtel, contre un asiatique à la peau « si douce « La moiteur de l’air signalée dans le scénario du film c’est la moiteur de l’Indochine de sa jeunesse , et déjà un estuaire est là, l’immensité du ciel, et aussi la lente montée de la marée, et déjà ,le delta, l’estuaire d’Hiroshima au Japon coïncide avec le Mékong . Les gestes amoureux sont les mêmes. La situation est la même puisque l’amant japonais plus âgé dit : « Si jeune, que tu n’es encore à personne précisément. » comme l’amant chinois. Et chez la jeune femme, comme une évidence, le sentient qu’une « moralité douteuse » les réunit.

On trouve aussi le même mélange du couple entre extase et de détresse, entre calme et inquiétude, entre amour profond et érotisme, et toujours une pudeur dans la révélation. Quand l’amoureuse d’Hiroshima se souvient de sa mère à Nevers, on retrouve les images de la mère, la nuit, qui veille devant son bungalow au Cambodge. Extrême douceur et extrême détresse caractérisent quasiment tous les couples dans l’œuvre, depuis l’été dans « Les petits chevaux de Tarquinia »(pour moi son plus beau livre) jusqu’à « Dix heures et demi du soir en été ». A chaque fois l’histoire d’une femme qui s’écarte du mariage et défie le monde entier par une passion amoureuse clairement affichée devant le mari et les amis .

Permanence ,rémanence, persistance des grandes images fondatrices venues de l’enfance : la jeune française amoureuse dans un hôtel d’Hiroshima est tournée vers la rue, comme la lycéenne de Saïgon sur le lit avec son chinois.

Déjà une note fondamentale revient, déjà dans le film la figure masochiste est là qui mêle extase érotique et douleur. « Tu me tues. Tu me fais du bien » Puis aussi, autre thème qui construit son œuvre « Je mens. Et je dis la vérité. ». L’œuvre, en spirale, revient et repasse sur quelques images. C’est étonnant cette fidélité, et surtout cette autorité de la parole qui émane des phrases répétées, une litanie, une mélopée, qui tient son aplomb,  sa vérité, de sa répétition musicale et minimaliste. Vers la fin du livre, ça devient chant pur et mélancolique.

Je referme mes notes. Les nuages venus de la mer sont partis. Le ciel est vide, gris, pâle. Le bol de café noir est toujours là. Tout ce que j’ai appris de Duras persiste : le bac, les rizières, le voyage en car pour indigènes, Madame La Directrice, les foules de Saïgon, l’estuaire, le bac, la limousine, la douceur déchirante, d’une écriture qui se confie autant à l’oubli, aux blancs, à l’amnésie, qu’au souvenir. Hélène Lagonelle qui deviendra Lol V. Stein, Tout ce qui est écrit dans « l’amant » reste en mémoire. L’incantation Duras fonctionne. Je range mes notes. Tout est là. Je regarde des flaques d’eau, des mouettes tourbillonnent. Je reste incrédule devant ce paysage maritime breton qui devient durassien. Oui, la persistance du récitatif durassien agit comme une radioactivité lente et invisible qui contamine le lecteur , d’autant que la mer grise, ce matin, ses nuées pluvieuses viennent de loin et restent suspendues.

3 réflexions sur “Marguerite Duras, un barrage contre l’oubli

  1. JJ-J Aucune inondation à Saint -Malo, en revanche, des rafales d’un vent glacé sur une mer grise avec des vagues qui blanchissent. Hier, un enterrement en bas de ma rue, dans la petite chapelle Saint-Louis. Le groupe familial qui entourait le fourgon mortuaire était composé de gens avec doudounes argentées ou métallisées , beaucoup des bonnets de laine à pompons très colorés . Quelques uns avaient aussi des Moon boots et tapotaient des pieds devant le portail clos de la chapelle, ce qui faisait ressembler cette famille à un groupe de skieurs attendant ,regroupés, la prochaine cabine du téléphérique.

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  2. Personnellement, je n’ai jamais oublié le barrage du Pacifique, l’un des meilleurs Duras. Mais une piqûre de rappel aussi subjective ne fait de mal à personne, Paul. Merci de n’être pas tombé dans les poncifs habituels, forcément coupables.

    Belle journée à vous et à Ch. Pas d’inquiétudes bretonnes, le beau temps va revenir. Ne crachons pas sur la désolation de la grisaille, elle a du charme quand qu’elle invite à l’écriture nostalgique… Mais, il va vous falloir faire réchauffer votre café.

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  3. C’est bien. On est loin des blogs. Dans l’atelier du sorcier qui entre dans la chair de mots de Duras. Pas comme un critique littéraire mais comme un écrivain, reconnaissable. C’est sur l’écran. C’est lui qui fouzille dans l’Indochine de Duras jusqu’à trouver par son écriture unique, reconnaissable aussi cette famille pauvre unie par un amour dévastateur. Chacun fait ce qui lui plaît dans l’obligation de survivre à ce désastre d’une plantation inondée, inexploitable. La petite c’est avec son corps et celui du Chinois. Le frère horrible et fascinant. La mère, quel mystère.

    Et lui l’écrivain, il a aussi sa baie, son ciel gris, son bol de café noir. Et il fouaille a grands coups de mots lus dans cette douleur, dans cette moiteur, dans ces mots écrits sans conscience du beau.

    Ils se passent les vieilles photos, la Duras et lui, se regardent en silence, de comprennent. L’encre des mots fait transfusion d’un sag noir qui les isole de ce qui n’est pas l’écriture, la lecture.

    Lui , il pourrait être moche, rêche. On s’en fout. On vient à lui par l’écriture, pour l’écriture. On s’emplit de ce texte-là. Comme une ivresse.

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