Marguerite Duras, un barrage contre l’oubli

« Qui veut se souvenir doit se confier à l’oubli, à ce risque qu’est l’ oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir. » Maurice Blanchot

Les nuages viennent souvent de la mer le matin. Alors je m’installe sur la terrasse avec une montagne de paperasses et un bol de café noir. Et là, tout un suçotant une biscotte et sa gelée de groseille, je revisite ma documentation sur la vie et les amours de Marguerite Duras.

Je relis « L’amant ».

1984. Duras a 70 ans. Je reste fasciné par sa période indochinoise , entre Vinh Long et Sadec, entre Hanoï et Saïgon. Surtout j’en reviens à la concession acquise au Cambodge par la mère,Marie Donnadieu, veuve dans des rizières dévastées par les grandes marées de la Mer de Chine-et non pas le Pacifique..Ce fameux « barrage contre le Pacifique » et la figure autoritaire de cette mère,cette veuve qui n’a jamais joué de piano à l’Éden Cinéma comme l’affirme sa fille.

Ce n’est pas l’histoire d’amour qui me retient le plus dans « L’amant », ni l’éveil de la sexualité chez une adolescente, ni même son sentiment d’humiliation de lycéenne qui se sent pauvre parmi les familles blanches des coloniaux aisés de Saïgon ou de Sadec ,non, ce qui me retient  c’est cette famille à isolée dans les rizières , trois enfants et une veuve sur la  « vérandah »(sic) du bungalow fermé le soir aux chiens errants, cette famille plongée dans une irrémédiable solitude, face à la foret, face à la montagne du Siam. Marguerite se sent à l’abandon. La solitude de ces quatre là, trois enfants face aux angoisses d’une mère fantasque, obsessionnelle. Trois enfants dont l’aîné qui vole de l’argent pour ses nuits dans une fumerie d’opium, à Sadec, cogne sa sœur Marguerite, viole une domestique annamite, chasse le tigre, terrorise son « petit frère ». Duras écrit : »Dans cette histoire commune de ruine et de mort qui était celle de cette famille dans tous les cas, dans celui de l’amour comme dans celui de la haine et qui échappe encore à tout mon entendement, qui m’est encore inaccessible, cachée, au plus profond de ma chair, aveugle comme un nouveau-né du premier jour. » Duras ne masque pas les trous de mémoire, l’ambivalence qui surgit devant certains clichés, les méandres et caprices de sa mémoire qui joue avec l’oubli comme le charme souterrain d’une vérité mise à jour dans son plein accent.

« L’amant » n’est pas un roman. C’est le commentaire de Marguerite Duras qui regarde un paquet de vieilles photos de famille prises à partir de 1920 en Indochine photos retrouvées dans la maison de Neauphle-le-Château ,clichés d’amateurs mélangés à des photos prises par professionnels installés à Hanoï ou Saïgon. Le premier titre du texte était « la Photo absolue ». Le ton de Duras est là , informatif, souvent neutre, loin de la mélopée classique de cette « musica Duras » qui en agace certains mais qui a a fait le charme, la singularité de son œuvre. Ecriture brutale, loin des effets d’une jolie écriture . Aucun souci d’esthétique .L’effet sur le lecteur est efficace. On comprend que le livre ait séduit à la fois la critique et un immense public. Accès facile. C’est d’une grande puissance sous une apparente neutralité .Elle se souvient de certaines scènes. Au présent. La scène s’ anime à l’indicatif présent, son temps de conjugaison préféré, l’éternelle présence, l’instant, l’émotion renaît, image après image l’immédiat, la sensation, le concret. Il faut relire les passages où elle raconte les départs du paquebot à Saïgon. c’est sans effusion, sans sentimentalisme affiché, mais l’émotion est là. «  L’amant «, suite de commentaires et de « légendes » de photos est un récit qui devrait être un bric-à-brac d’images, un fatras de visions parcellaires et de fragments qui ne tiennent pas debout pour faire un récit , cependant ça tient, ça forme un continuum, la neutralité du ton forme cohérence, la coulée disciplinée de la prose fait tout tenir ensemble. C’est une performance technique, une performance d ‘écriture. Il arrive même parfois que certaines phrases ne sont plus soutenues par la grammaire, ou à peine soutenues. On sent chez elle la tentation de s’en dispenser, de s’ en affranchir, ce corset de la phrase, et une syntaxe pour être au plus prés de sa vérité intérieure et du flux de ses émotions , de leur trace, de leur fluidité, de leur vibration. Elle devient comme un compositeur qui surprend par sa soudaine atonalité. Ca fonctionne. Le passé redevient présent immédiat, zoom qui approche de la flamme du présent. Brûle. La scène s’éclaire , cinéma, mouvement , et espace mental venu de loin et intact. « Le vent s’est arrêté et il fait sous les arbres la lumière surnaturelle qui suit la pluie ». Avec Duras, on y est. « Dans le dortoir la lumière est bleue. Il y a une odeur d’encens, on en fait toujours brûler au crépuscule. La chaleur est stagnante, les fenêtres sont grandes ouvertes et il n’y a pas un souffle d’air ».

Sensuelle, efficace, des mots simples. Soudain, une hésitation quand elle repense à Vinh long . »Je me souviens mal des jours. L’éclairement solaire ternissait les couleurs, écrasait. » .En revanche, pour exprimer l’ambiance autarcique de la famille, elle écrit : «  Jamais bonjour, bonsoir, bonne année. Jamais merci. Jamais parler. Jamais besoin de parler. Tout reste, muet, loin. Famille en pierre, pétrifiée dans une épaisseur sans accès aucun. »

On notera les places des virgules et points dans le texte. Duras, admirable pianiste de la ponctuation. On ressent l’ambivalence qu’elle éprouve, son trouble, devant certains clichés La mémoire et l’oubli rivalisent, l’incertitude et la précision se chevauchent. Le meilleur biographe de Duras, Jean Vallier, dans ses deux épais volumes, reconnaît souvent, que la Duras de 1984, la Duras de 70 ans , reste souvent d’une précision étonnante pour certains détails matériels qu’il a pu vérifier au long de son séjour au Vietnam ou en consultant les archives de l’administration coloniale.

Parfois, dans « l ‘amant» on retrouve survoltage, une grandiloquence bien à elle.   « J’ai eu cette chance d’avoir une mère désespérée d’un désespoir si pur que même le bonheur de la vie, si vif soit-il, quelquefois, n’arrivait pas à l’en distraire. » Mais ici, c’est sa vérité profonde, pourquoi la cacher ?

»Le mot conversation est banni.(..)Nous sommes ensemble dans une honte de principe d’avoir à vivre la vie.C’est là que nous sommes au plus profond de notre histoire commune, celle d’être tous les trois des enfants de cette personne de bonne foi, notre mère, que la société a assassinée. Nous sommes du côté de cette société qui a réduit ma mère au désespoir. A cause de ce qu’on a fait à notre mère si aimable, si confiante, nous haïssons la vie, nous nous haïssons. » La singularité du texte c’est que la frappe, la cadence de chaque phrase de Duras :elle nous renvoie à des thèmes et des obsessions des années 60. L’amant chinois est déjà dans « Hiroshima mon amour »(1960) .Les mêmes situations, les mêmes détails sensuels. reviennent, intacts, frais. La française du film d’Alain Resnais est déjà nue dans une chambre d’hôtel, contre un asiatique à la peau « si douce « La moiteur de l’air signalée dans le scénario du film c’est la moiteur de l’Indochine de sa jeunesse , et déjà un estuaire est là, l’immensité du ciel, et aussi la lente montée de la marée, et déjà ,le delta, l’estuaire d’Hiroshima au Japon coïncide avec le Mékong . Les gestes amoureux sont les mêmes. La situation est la même puisque l’amant japonais plus âgé dit : « Si jeune, que tu n’es encore à personne précisément. » comme l’amant chinois. Et chez la jeune femme, comme une évidence, le sentient qu’une « moralité douteuse » les réunit.

On trouve aussi le même mélange du couple entre extase et de détresse, entre calme et inquiétude, entre amour profond et érotisme, et toujours une pudeur dans la révélation. Quand l’amoureuse d’Hiroshima se souvient de sa mère à Nevers, on retrouve les images de la mère, la nuit, qui veille devant son bungalow au Cambodge. Extrême douceur et extrême détresse caractérisent quasiment tous les couples dans l’œuvre, depuis l’été dans « Les petits chevaux de Tarquinia »(pour moi son plus beau livre) jusqu’à « Dix heures et demi du soir en été ». A chaque fois l’histoire d’une femme qui s’écarte du mariage et défie le monde entier par une passion amoureuse clairement affichée devant le mari et les amis .

Permanence ,rémanence, persistance des grandes images fondatrices venues de l’enfance : la jeune française amoureuse dans un hôtel d’Hiroshima est tournée vers la rue, comme la lycéenne de Saïgon sur le lit avec son chinois.

Déjà une note fondamentale revient, déjà dans le film la figure masochiste est là qui mêle extase érotique et douleur. « Tu me tues. Tu me fais du bien » Puis aussi, autre thème qui construit son œuvre « Je mens. Et je dis la vérité. ». L’œuvre, en spirale, revient et repasse sur quelques images. C’est étonnant cette fidélité, et surtout cette autorité de la parole qui émane des phrases répétées, une litanie, une mélopée, qui tient son aplomb,  sa vérité, de sa répétition musicale et minimaliste. Vers la fin du livre, ça devient chant pur et mélancolique.

Je referme mes notes. Les nuages venus de la mer sont partis. Le ciel est vide, gris, pâle. Le bol de café noir est toujours là. Tout ce que j’ai appris de Duras persiste : le bac, les rizières, le voyage en car pour indigènes, Madame La Directrice, les foules de Saïgon, l’estuaire, le bac, la limousine, la douceur déchirante, d’une écriture qui se confie autant à l’oubli, aux blancs, à l’amnésie, qu’au souvenir. Hélène Lagonelle qui deviendra Lol V. Stein, Tout ce qui est écrit dans « l’amant » reste en mémoire. L’incantation Duras fonctionne. Je range mes notes. Tout est là. Je regarde des flaques d’eau, des mouettes tourbillonnent. Je reste incrédule devant ce paysage maritime breton qui devient durassien. Oui, la persistance du récitatif durassien agit comme une radioactivité lente et invisible qui contamine le lecteur , d’autant que la mer grise, ce matin, ses nuées pluvieuses viennent de loin et restent suspendues.

Chez le notaire

J’étais donc assis dans ce bureau aux reflets acajou face au notaire qui me demandait un peu agacé :

– Mais vous ne m’avez pas compris, il s’agit de quelqu’un de mes amis qui fait une offre d’achat de votre bien, cette superbe demeure qui..

-Attendez, attendez vous voulez dire qu’avant que je prenne les clés de cette maison qui a appartenu à ma famille depuis des générations ,cette maison il y a déjà quelqu’un qui  voudrait l’acheter?.

-Oui. Oui, c’est une opportunité car le..

Il ajouta, se penchant vers ses paperasses  :

-C’est une simple suggestion et une offre très intéressante..vu l’état.. vu l’état… des..des huisseries.. les infiltrations d’eau côté jardin et..

-Quoi ? Quel état ? De quoi parlez vous ?

-Mais..

– Enfin qui vous a chargé de transmettre cette offre ?..C’est quoi cette combine ?.. Je ne veux pas vendre, je vais m’y installer cet après-midi et même ce matin.

Et le notaire :

-Mais je suggérais seulement …étant donné l’ampleur des travaux…

Pendant qu’il se perdait une nouvelle fois en explications et justifications de sa démarche, je comprenais, moi, qu’à peine avais-je hérité de cette grande demeure familiale ,le domaine de mon enfance, qu’il voulait m’en déposséder. Sans doute une combine habituelle avec une agence immobilière du coin. En préparant la succession, il avait eu le temps de monter une petite escroquerie, un rachat pour des clopinettes d’une demeure Restauration et que j’appelais « La maison de Madame de Rênal » et qui était restée les volets clos pendant un an.. un peu à l’abandon je l’avoue mais je découvrais stupéfait qu’il était prêt à anéantir ce domaine et ses somptueuses tapisseries à fleurs fanées dans le moisi de l’humidité et ses volutes décoratives en train de s’effacer , tout l’afflux de ce passé me revenait dans mes insomnies ou mes somnolences pendant les ultimes réunions dans la salle de rédaction. J’étais monté si souvent dans le feuillage laqué et ténébreux du magnolia que le vieux journaliste que j’étais y restait suspendu. Il ne savait rien de tout ça cet idiot de notaire dans la prolifération de ses dossiers et de ses volumes de Droit.

Ballotté dans le TGV, je m’étais enfoncé , à moitié assoupi, dans ce jardin clos, dominé par un clocher massif. Sous l’immense magnolia et ses épaisses feuilles vernies on avait installé la table de ping-pong. Les invités arrivaient nombreux et jacassant. Et cet imbécile de notaire voulait me priver de cette moiteur, de cette touffeur, et l’hiver du vent d’Autan, si aigre, qui tombait d la Montagne noire. En poussant la porte et ses panneaux de verre granité je retrouvais la mousse de savon mal essuyée sur mes oreilles que ma mère ôtait d’un vigoureux coup de pouce , et mon père qui m’aidait avec tant de patience à enfiler mes gants de laine avant de m’emmener à l’école , et le fourneau de fonte avec des rondelles qu’on ôtait avec un crochet, et les deux beaux oreillers trop blancs, immaculés, rebondis, comme des dieux assoupis dans la pénombre du lit monumental avec ses boules de cuivre (avec au-dessus un Christ en ivoire avec un rameau de buis coincé derrière sa tête de supplicié ) et l’amoncellement d’un rouge sombre et satiné de l’édredon qui devait enfouir mes deux géniteurs . Leur absolu silence quand ils pénétraient dans cette chambre , les débris de leurs vêtements sur les chaises Empire, tout ceci m’avait intrigué .J’imaginais une crypte sépulcrale .Père et mère devenus gisants de pierre dans les ténèbres , et les lents gestes parcimonieux, timides, hésitants, de ces deux là comme s’ils n’avaient jamais cédé à une franche étreinte. Ma mémoire enfantine assimilait l’acte de chair à un noyau de mort. Je soupçonne aujourd’hui que leurs ébats devaient être le résultat d’un épuisant marchandage du côté de mon père.

Dans quelques instants, je quitterai cette étude de notaire et ses bibliothèques vitrées à croisillons , je rejoindrai ce vieux vestibule si familier les murs bruns ornés gravures algériennes , et encore et toujours la clinique de Sétif meringue blanche. Je devais retrouver mes billes de verre aux volutes de sulfures cachées dans les tiroirs d’un nécessaire à couture.. Je voyais courir sur les murs les monstrueuses ombres projetées par les phares de voitures qui franchissaient les grilles de l’ancien Collège Royal les soirs de Décembre. Il ne se doutait pas une seconde de la puissance, du mystère et de la majesté louis-philiparde que portaient et les hauts murs nus de cette demeure familiale. Il voulait brader ça au premier traîne-patins venu comme si les maisons n’étaient pas des êtres vivants… Je revoyais la bonbonne de verre sur le rebord de la fenêtre emplie d’un liquide vineux dont la surface était couverte d’une couche de guêpes mortes , certaines en train de grésiller.

Et l’autre avec sa cravate club nouée de travers qui continuait à débiter ses vaseuses justifications précisant que même les huisseries devaient être remplacées à cause de je ne sais quelle espèce de vers à bois. Il avait même osé utiliser le terme de « grave déficience thermique » Je remarquais surtout cette tête flasque avec un début de bajoues (trop de gueuletons dans les hostelleries  du coin?) posée sur un col amidonné ,il ressemblait à la tête émaciée d’ Holopherne posée sur un plat d’argent.Je cherchais les gouttes de sang.

– Vous savez la charpente tient par miracle,dit-il. Enfoncez une lame de canif vous verrez ça rentre comme dans du beurre..Non croyez moi les travaux vont vous coûter les yeux de la tête..C’est pas à vous que j’apprendrai les taux d’intérêt des banques actuellement et le manque de main-d’œuvre qualifiée ,d’ailleurs mon beau-frère..

Et il se lève pour tirer le store de toile en disant :

– Y’a de quoi manger un sacré capital..

Je dis :

-Et le magnolia ?

-Quel magnolia ?

-Le magnolia au milieu du jardin,lui aussi il est bouffé par les vers ?

Il remua les papiers officiels pour se donner une contenance. Qu’est-ce qu’elle foutait là cette boite de chocolats Suchard sur le radiateur ?

Je rêvais alors de me balader en espadrilles parmi les pièces vides, flâner, errer, guetter, écouter les rafales de vent , toutes les musiques d’autrefois . Je les entends encore les invités de mes parents ,certains avec des fume cigarettes nacrés , quand tout le monde était en shorts ou jupes plissées évasées . Au lieu de travailler ma version latine , je me demandais si Irène,la femme plantureuse de l’expert-comptable, la meilleure amie de ma mère, était baisable ou pas,avec son châle posé sur ses seins lourds.

Le notaire avait avancé le dossier vers moi. J’avais vite paraphé les feuillets et je m’étais levé, abrégeant ses considérations sur les rumeurs d’un changement à la tête du conseil municipal et de prochains travaux pour un nouveau parking devant l’ancien collège royal.

J’avais traversé la ruelle furieux, et poussé la lourde porte vitrée qui coinçait . Enfin je retrouvais le damier noir et blanc du vestibule et la cage d’escalier qui s’achevait par une rotonde jaunie par les intempéries.

Je claque et ferme les verrous,enfin chez moi. Je me détends.

Je tire la table de jardin vers la fenêtre, j’envoie valdinguer mes mocassins et m’étire. Mon royaume est retrouvé..Les soirs orageux reviennent avec leur touffeur .

Je prends un whisky .Ils sont tous là, Querlin, Valmy, et Chaplain si délicat avec ses chemises grises, fines, avec des partitions de Ravel sous le bras , et son épouse Léna, une poupée de porcelaine avec ses cheveux noirs coupés sur la nuque, à la Louise Brooks.

La fenêtre du deuxième étage n’a plus ses lourds volets. C’était là que j’avais vu sa silhouette si sage , son Kimono entrebâillé et sa main qui disparaissait dans le reflet de la vitre dans un curieux geste. Etait- ce un appel ? Revenue dans la cuisine, elle n’avait pas répondu à mes mes questions . Je finis par dire n’importe quoi de banal ,sa lèvre inférieure si bien ourlée, luisante, m’attirait.

Je les écoute mes chers disparus pérorant , Valmy avançant dans l’allée , ses pieds repoussant les feuilles de magnolia dans un froissement rêche,promenant un regard hautain sur nous. Je les avais invité à la Toussaint , année particulièrement froide. Les routes étaient encombrées de neige sale dans le Quercy. La Simca dérapait , Valmy frottait la buée du pare- brise avec son gant pour découvrir le paysage calme, immaculé,d’une plaine avec une fumée qui monte droit dans un ciel gris. La première nuit dans les pièces humides je me souviens que j’essayais de déchiffrer les visages de ces jeunes femmes endormies que je connaissais à peine. Elles s’étaient emmitouflées dans des couvertures, ou enveloppées dans des plaids , dormant dans les canapés humides du grand salon.Le sang dans les corps ne fait aucun bruit.

Les premières nuits sont de pur cristal dans cette région. On entend craquer les pins.Ma jeunesse se recolore pendant que je chiffonne du papier journal pour la première flambée.

Mes amis, ce sont mes chemins perdus : ils se métamorphosent et évoquent leurs affaires bizarres dans des journaux vite disparus ou revendus . Querlin , à chaque petit déjeuner, posait un trente trois tours de Wagner sur électrophone et la Chevauchée des Walkyries réveillait tout le monde dans des fracas de cuivre. J’ agaçais le chat avec un stylomine . Valmy nous bassinait avec son admiration pour Michel Rocard. Je savais que Valmy , à Châteauroux, avait noirci des rames entières de papier pour enfin trouver la pulsation majestueuse d’une phrase qui en ferait le rival de Faulkner.Son prochain roman serait annoncé en, première page dans son journal préféré,Libération , avec une photo de lui dans une pose soigneusement étudiée, un imper négligemment jeté sur ses épaules comme Albert Camus .

J’ai retrouvé l’ article jauni. Valmy déclarait que le monde politique devenait follement arbitraire et qu’il fallait enfin bref des types dans son genre qui redonnent un fonction aux sources numineuses et authentiques de l’Écriture.  Je n’avais pas osé lui demander ce que veut dire « numineux »*. Sur la table de jardin il posait ses minces lunettes ronde ,métalliques, fragiles comme une sauterelle.

Querlin amassait un matériel photographique considérable il me montrait des archives prises dans la bibliothèque d’Alger, pour raconter la vie de mes grands-parents et oncles à Sétif, quand ils étaient propriétaires d’une clinique toute neuve qui ressemblait à un casino, avec son toit terrasse badigeonné de blanc .J’avais vu les photos d’amateurs mal cadrées. J’avais noté des palmiers et une silhouette en burnous (ou djellaba?) près d’ une mule.

Deux jours plus tard, je croise le notaire dans la supérette.

-Vous devriez vous présenter aux prochaines élections municipales..avec le nom que vous portez.. ça serait du tout cuit !..

Il ne savait pas que grâce à cette maison je m’étais mis à l’abri de la vaste insolation humaine agitée et carnavalesque des grandes villes. 

Il insiste :

-Et pourquoi, pas venir notre club de bridge ?..Ma sœur aînée était je crois très liée avec votre mère..

Les chambres du premier étage ont toutes des cheminées immenses, des trumeaux vieux vert à fausses colonnes rainurées et brins d’olivier .C’est là, que muni d’un couteau de cuisine , j’ouvre les cartons de déménagement . Je déplie des robes d’avocats . Je coupe les ficelles de paquets de vieux journaux, Sud-Ouest, France soir, La Dépêche de Toulouse . Je trouve également des dépliants touristiques d’un syndicat d’initiative pour le Lauragais, des piles froissées de programmes de théâtre, « Bobosse «  d’André Roussin avec François Périer ,et Daniel Soriano en justaucorps dans le rôle de du « Marchand de Venise » et Edwige Feuillère dans Léocadia et aussi une photo dédicacé à Arlette ,de Daniel Ivernel en empereur romain avec une couronne de lauriers sur la tête.

A feuilleter ces vieux programmes je me souviens que ma mère, avant de connaître mon père , était folle de théâtre et courait toutes les couturières avec sa meilleure amie . Elle avait gardé des piles entières de ces programmes, avec les esquisses des décors de Jean-Denis Malclès pour Anouilh , intercalés entre les réclames pour des parfums ou des marques de champagne et des esquisses de décor au fusain, des robes de chez Patou, si bien qu’on on ne sait plus, à feuilleter ces vieilleries trop bien dans quel siècle on est.

La journée s’effrite en regardant le mur d’en face. Il voit les hautes fenêtres d’un collège.J’ entends la cloche du pensionnat religieux, et je me demandes comment j’ai pu vivre aussi longtemps ,dans l’Orne, loin de tes parents, sous un préau à écouter la pluie ruisselante ou le choc régulier des wagons de marchandises qui s’assemblaient dans la gare de triage. S’user le cœur à se souvenir  ne vaut rien.

L ‘obscurité s’accroit avec la tombée du jour .Des trainées rouge des nuages apparaissent derrière le clocheton massif. Chaque soir défait cette journée unique, qui tourne, revient, calme, attentive, et rassemble tes amis jusqu’à demain.

Jason répète qu’il se sent lié à toutes les espèces animales du jardin. Devant le canal du Midi, Lisa revient sur le sentier de halage ,ses bras nus couverts des petites égratignures , les minuscules boutons de nacre de son chemisier sont arrachés. Elle reprend les rames de la barque et dans le silence de l’eau trop verte, avec son large chapeau de paille elle ressemble à Virginia Woolf .

Oui, reste devant ton verre Jason, avec l’humble sollicitude des objets étalés sur la table, ce verre épais empli d’un whisky pale, ,les glorieux débris de cacahuètes dans le cendrier en céramique et deux feuilles vernies du magnolia, reste avec tes amis disparus dans la religieuse complicité de ce jardin.

Bois.

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* Le Numineux: le sacré, conçu comme une catégorie spécifique de l’expérience humaine, distincte aussi bien de la sphère éthique que de la sphère rationnelle.

Les illustrations sont des tableaux de Pierre Bonnard

« Les privilèges » de Stendhal, ses ultimes fantaisies

Mes meilleurs vœux 2025 aux compagnes et compagnons qui fréquentent ce blog. Je vous souhaite à tous de ne jamais céder à l’indifférence et de ne pas perdre de temps à haïr.

A propos de Vœux, relisons ces bien curieux «  privilèges » de Stendhal, catalogue de voeux fantasques et ultime fantaisie d’un Stendhal en mauvaise santé.

C’est le 10 avril 1840 que le Stendhal de 57 ans, rédigea un texte vraiment étrange qui fut découvert assez tard .Il l’intitula « Les privilèges ». C’est deux ans avant sa mort, un consul qui s’ennuie et qui se sait malade mais cache sa maladie à ses proches. .Le premier janvier de cette année là ,il a des étouffements .Le 11 février de 1841, dans une lettre à son ami Di Fiore, il avoue pour la première fois ses ennuis de santé « Je me suis colleté avec le néant », formule restée célèbre. Depuis des années il fait de l’hypertension, a subi des pertes de connaissance, cherche ses mots , et a des minutes entières de confusion. C’est à ce moment qu’il dresse ce catalogue des vœux et souhaits pour lui même,ces privilèges » qui forment le fond de sa vie rêvée. Au moment même où il sent les plaisirs les plus immédiats et sa santé devenir un vrai problème de chaque jour ,il s’évade de la réalité, il rêve, comme il l’a fait avec « La Chartreuse de Parme ». Il rêve d’un monde accordé à ses désirs. Il ne s’agit pas vraiment de simples fantaisies et drôleries d’imagination : elles en révèlent beaucoup sur les désirs secrets de l’auteur.

Voici ce qu’il écrit en tête de son papier, s’adressant directement God , lui l’athée :

Rome, 10 avril [18]40. God me donne le brevet suivant

ARTICLE 1

Jamais de douleur sérieuse jusqu’à une vieillesse fort avancée: alors non douleur, mais mort, par apoplexie, au lit pendant le sommeil sans aucune douleur morale ou physique. Chaque année, pas plus de trois jours d’indisposition. Le corpus et ce qui en sort inodore. ?

ARTICLE 2

Les miracles suivants ne seront aperçus ni soupçonnés par personne.

ARTICLE 3

La mentula, comme le doigt indicateur, pour la dureté et pour le mouvement; cela à volonté. La forme deux pouces de plus que l’orteil, même grosseur. Mais plaisir par la mentula seulement deux fois la semaine. Vingt fois par an le privilégié pourra se changer en l’être qu’il voudra pourvu que cet être existe. Cent fois par an il saura pour vingt-quatre heures la langue qu’il voudra.

ARTICLE 4

Miracle. Le privilégié ayant une bague au doigt et serrant cette bague en regardant une femme, elle devient amoureuse de lui à la passion comme nous croyons qu’Héloïse le fut d’Abélard. Si la bague est un peu mouillée de salive, la femme regardée devient seulement une amie tendre et dévouée. Regardant une femme et ôtant une bague du doigt les sentiments inspirés en vertu des privilèges précédents cessent. La haine se change en bienveillance en regardant l’être haineux et frottant une bague au doigt. Ces miracles ne pourront avoir lieu que quatre fois par an pour l’amour-passion, huit fois pour l’amitié, vingt fois pour la cessation de la haine, et cinquante fois pour l’inspiration d’une simple bienveillance.

ARTICLE 5 Beaux cheveux, excellentes dents, belle peau jamais écorchée. Odeur suave et légère. Le 1er février et le 1er juin de chaque année les habits du privilégié deviennent comme ils étaient la troisième fois qu’il les a portés.

ARTICLE 6

Miracles. Aux yeux de tous ceux qui ne me connaissent pas, le privilégié aura la forme du général Debelle mort à Saint-Domingue, mais aucune imperfection. Il jouera parfaitement au whist, à l’écarté, au billard, aux échecs, mais ne pourra jamais gagner plus de cent francs; il tirera le pistolet, il montera à cheval, il fera des armes dans la perfection.

Article 7

Miracle. Quatre fois par an il pourra se changer en l’animal qu’il voudra, et ensuite se rechanger en homme. Quatre fois par an il pourra se changer en l’homme qu’il voudra; plus, concentrer sa vie en celle d’un animal lequel, dans le cas de mort ou d’empêchement de l’homme n° 1 dans lequel il s’est changé, pourra le rappeler à la forme naturelle de l’être privilégié. Ainsi le privilégié pourra quatre fois par an et pour un temps illimité chaque fois occuper deux corps á la fois.

ARTICLE 8

Quand l’homme privilégié portera sur lui ou au doigt pendant deux minutes une bague qu’il aura portée un instant dans sa bouche, il deviendra invulnérable pour le temps qu’il aura désigné. Il aura dix fois par an la vue de l’aigle et pourra faire en courant cinq lieues en une heure.

ARTICLE 9

Tous les jours à 2 heures du matin le privilégié trouvera dans sa poche un napoléon d’or, plus la valeur de quarante francs en monnaie courante d’argent du pays où il se trouve. Les sommes qu’on lui aura volées se retrouveront la nuit suivante, à deux heures du matin, sur une table devant lui. Les assassins, au moment de le frapper, ou de lui donner du poison, auront un accès de choléra aigu de huit jours. Le privilégié pourra abréger ces douleurs en disant: «Je prie que les souffrances d’un tel cessent, ou soient changées en telle douleur moindre». Les voleurs seront frappés d’un accès de choléra aigu, pendant deux jours, au moment où ils se mettront à commettre le vol.

ARTICLE 10

À la chasse, huit fois par an, un petit drapeau indiquera au privilégié, à une lieue de distance, le gibier qui existera et sa position exacte. Une seconde avant que la pièce de gibier parte, le petit drapeau sera lumineux; il est bien entendu que ce petit drapeau sera invisible à tout autre que le privilégié.

ARTICLE 11

Un drapeau semblable indiquera au privilégié les statues cachées sous terre, sous les eaux et par des murs; quelles sont ces statues, quand et par qui faites et le prix qu’on pourra en trouver une fois découvertes. Le privilégié pourra changer ces statues en une balle de plomb du poids d’un quart d’once. Ce miracle du drapeau et du changement successif, en balle et en statue, ne pourra avoir lieu que huit fois par an.

ARTICLE 12

L’animal monté par le privilégié, ou tirant le véhicule qui le porte, ne sera jamais malade, ne tombera jamais. Le privilégié pourra s’unir à cet animal, de façon à lui inspirer ses volontés et à partager ses sensations. Ainsi, le privilégié montant un cheval ne fera qu’un avec lui et lui inspirera ses volontés. L’animal, ainsi uni avec le privilégié, aura des forces et une vigueur triples de celles qu’il possède dans son état ordinaire. Le privilégié transformé en mouche, par exemple, et monté sur un aigle, ne fera qu’un avec cet aigle.

ARTICLE 13

Le privilégié ne pourra dérober; s’il l’essayait, ses organes lui refuseraient l’action. Il pourra tuer dix êtres humains par an; mais aucun être auquel il aurait parlé. Pour la première année, il pourra tuer un être, pourvu qu’il ne lui ait pas adressé la parole en plus de deux occasions différentes.

ARTICLE 14

Si le privilégié voulait raconter ou révélait un des articles de son privilège, sa bouche ne pourrait former aucun son, et il aurait mal aux dents pendant vingt-quatre heures.

ARTICLE 15 Le privilégié prenant une bague au doigt et disant: «Je prie que les insectes nuisibles soient anéantis», tous les insectes, à six mètres de sa bague, dans tous les sens, seront frappés de mort. Ces insectes sont puces, punaises, poux de toute espèce, morpions, cousins, mouches, rats, etc., etc. Les serpents, vipères, lions, tigres, loups et tous les animaux venimeux, prendront la fuite, saisis de crainte, et s’éloigneront d’une lieue.

ARTICLE 16

« En tout lieu,le Privilégié, après avoir dit « je prie pour ma nourriture, trouvera:deux livres de pain, un bifteck cuit à point, un gigot idem, une bouteille de Saint-Julien,une carafe d’eau,un fruit, une glace, et une demi tass de de café.Cette prière sera exaucée deux fois dans les vingt-quatre heures. »

ARTICLE 17 Dix fois par an, le demandant, le privilégié ne manquera ni avec un coup de fusil, ni avec un coup de pistolet, ni avec un coup d’une arme quelconque, l’objet qu’il aura voulu atteindre. Dix fois par an, il fera des armes d’une force double de celui avec lequel il se battra ou essaiera ses forces; mais il ne pourra faire de blessure causant mort, douleur, ou désagrément, durant plus de cent heures.

ARTICLE 18 Dix fois par an, le privilégié, le demandant, pourra diminuer des trois quarts la douleur d’un être qu’il verra, ou, cet être étant sur le point de mourir, il pourra prolonger sa vie de dix jours, en diminuant des trois quarts la douleur actuelle. Il pourra, le demandant, obtenir pour cet être souffrant la mort subite et sans douleur.

ARTICLE 19 Le privilégié pourra changer un chien en une femme, belle ou laide; cette femme lui donnera le bras et aura le degré d’esprit de Mme Ancilla* et le cœur de Mélanie**. Ce miracle pourra se renouveler vingt fois chaque année. Le privilégié pourra changer un chien en un homme, qui aura la tournure de Pépin de Bellisle, et l’esprit de [un blanc] (le médecin juif).

* Ancilla, c’est le sobriquet que Stendhal donne à Virginie Ancelot ( épouse de Jacques Ancelot ,auteur dramatique et académicien) qui tient un salon littéraire très à la mode que Stendhal fréquente chaque mardi (avec son ami Mérimée ) à partir de 1830, année heureuse car Stendhal publie « Le rouge et le noir » qui impressionne dans les salons et le fait reconnaître comme un véritable écrivain. Voici comment Madame Ancelot le décrit : » il éprouvait mille sensations diverses en quelques minutes ».Il y avait pas mal de disputes entre Stendhal et Madame Ancelot,qui trouvait notre écrivain trop libéral, trop impertinent,à son goût et saugrenu dans ses saillies.Mais ils continuèrent à s’écrire pendant des années.

**Il s’agit de la comédienne Mélanie Guilbert, née à Caen, découverte sur une scène de Marseille le 25 juillet 1805Pendant un ans ce Stendhal de 22 ans vivra heureux avec elle à Marseille ; elle était naïve, fragile et tendre. Stendhal écrit dans son journal » Je ne croyais pas qu’un si beau caractère fut dans la nature ».C’est une première parenthèse heureuse qui se ferme en février 1806 Mélanie partira, se sentant moins aimée .Elle se suicide le 18 août 1828 à 48 ans Elle voulait que l’on fasse graver sur sa tombe : « Après le malheur d’être, le plus grand est d’appartenir à l’espèce humaine. » Stendhal lui garda son affection et son estime. Il écrivit dans Souvenirs d’égotisme : « Je cours la chance d’être lu en 1900 par les âmes que j’aime, les Madame Roland, les Mélanie Guilbert… »

On notera que dès l’article 1, Stendhal se souhaite « une mort par apoplexie », au lit, pendant le sommeil, sans aucune douleur morale ou physique ». Il fut exaucé puisqu’il eut une attaque le 22 mars 1842 à la sortie d’un dîner avec le ministre Guizot, sur le trottoir longeant le Ministère des Affaires Étrangères de l’époque, au 24 rue des Capucines ».Son cousin Romain Coulomb arrive 20 minutes après sa chute : »Je le trouvai sans connaissance dans une boutique vis-à-vis du lieu où il était tombé, je ne pus obtenir de lui ni une parole ni le moindre signe. On le transporte à son hôtel et là il meurt à 2 heures du matin sans avoir repris connaissance dans sa chambre de l’Hôtel de Nantes, 78 rue Neuve -des-Petits Champs, actuel n°22 de la rue Danièle Casanova.