La tempête Darragh avale Saint-Malo

Au milieu de la nuit, je suis réveillé par des grondements et des roulements qui cernent le quartier, puis la percussion des rafales d’eau tambourine sur les vitres de l’appartement. J’ai le vague sentiment, au fond du lit, d’être saisi roulé emporté dans un grande machine à laver cosmique. Les chats se sont dressés, inquiets et m’interrogent du regard. Au lever du jour, les toits s’argentent ou ternissent, les nuages sont d’énormes écorchures qui laissent voir des trous dans le ciel. Tout au long de la rue en pente que mon appartement domine les régulières éclaboussures jaunes des lampadaires s’étoilent et se cristallisent sous les rideaux de pluie . Des voiles d’eau errent sur les toits et cheminées . Pas un oiseau alors qu’en général ils sont nombreux, goélands, mouettes, corneilles, passereaux, pies, colombes, etc. Les fils électriques sautillent tandis que toutes les antennes de télévision vibrent. Sur la place de la mairie des tourbillons de papiers et détritus forment un curieux manteau d’arlequin déchiré ou ressemblent à des bouts de papiers colorés dans une classe maternelle en plein délire qui les éparpillent . Les verdures dans les jardinets, les courettes, les impasses, si nombreux, sont tordus, brassés, sculptés, rincés, secoués par des bourrasques. Les lierres font remuer les façades. La matinée alterne entre soudains rayonnements argentés sur une cascade de toits ou des passages d’ombres de lourds nuages bas qui curieusement, tourbillonnent et repartent en sens inverse.

Les rues ténébreuses, en enfilade, s ‘ornent de fissures de lumière blanche. Au coin du square, un voit un gros morceau de gouttière de balancer puis tomber sur un trottoir en travaux. Un échafaudage haut ressemble à une grand-voile qui se déploie et gonfle . .Si on approche de la mer, c’est comme une sorte de rêve d’écume,la grande lessive est là , une sorte d’égarement houleux avec des projections immenses de vagues devenues vapeurs qui courent le long du Môle des Noires . Le sentiment de quelque chose de si vaste et disloqué dans ce déménagement océanique que l’idée d’immersion totale de la ville et de ses remparts vous saisit .J’ hésite entre exaltation océanique et inquiétude pour les passants. Tout l’après-midi le ciel reste chargé, noirâtre parfois, un lavis brun puis marqué par une trouée si paisible et si haute d’un bleu léger étonnant. La mer , elle, est » hersée »( image de Paul Claudel) de vagues troubles jaunes sableuses sales, c’est un gigantesque bouillon ,un pot au feu qui garde à la fois des morceaux de nuit. La succession régulière des successives vaporisations qui approchent, roulent, éclatent sur la forêt de pieux du Sillon laisse pantois. Sur la digue une foule de badauds imprudents (ils se croient devant leur téléviseur) et parmi eux un couple avec fillette . Ces parents admirent l’espèce de chambardement des vagues qui sautent très haut. Puis ils luttent courbés, incapables d’avancer contre une soudaine bourrasque. Ils rient mais soudain, affolés, voient leur fillette de 4 ans, emmitouflée doudoune , partir comme une cerf-volant contre la muraille. Ceux là comprennent alors leur inconscience . Des nuages montent en divers champignons atomiques. Il récupèrent leur enfant et le câlinent en rejoignant une ruelle.

Vers la retenue d’eau du port des Sablons sorte d’étang noirâtre qui ferme les Sablons , vers les pontons, la flottille des voiliers saute .Les drisses claquent. Les coques se cabrent et sautillent sous les vagues courtes.Des nappes d écume rincent les dalles de la cale et font des murmures d’eau et des ruissellements

Dessin de Victor Hugo « Ma destinée »

Au dessus de la Rance , un ciel bas et des nuages en fumée, et la ligne des lumières de Dinard disparaît. Vagues lentes, lourdes, elles viennent de loin avec leurs crêtes d’écume, sorte de moutons entêtés qui se lancent sur le promontoire rocheux avec des explosions de blancheur. Les pins oscillent et craquent. Je vois une plaine argileuse agitée , avec ici ou là des traits d’ écumes, venus du plus bas de l’horizon. La côte est dans la démesure . Revenant vers la mairie,sous une parasol malmené par les rafales, le marchand d’huîtres qui propose ses bourriches d’huîtres du cap Fréhel et aussi de tourteaux couverts avec soin de sacs de jute. Il sert sous une lampe à acétylène de rares passants emmitouflés.

Plus haut rue Ville Pépin quelques vitrines scintillent de bijoux. Des panneaux lumineux d’une agence de voyage tournent nuit et jour et proposent images de cocotiers et de mer du sud indigo dans la luminescence Kodachrome tandis qu’une starlette en maillot de bain rayé ôte ses lunettes de soleil et sourit aux trottoirs déserts.

3 réflexions sur “La tempête Darragh avale Saint-Malo

  1. Le Hugo des Travailleurs de la mer...Gilliatt et la pieuvre… Ce monde liquide rempli de monstres qui se fait plus dur que le monde qu’on croyait solide. Il faut avoir vécu sur des chalutiers ou fait l’expérience d’un tsunami pour comprendre que nous ne sommes que frêles invités dans un monde surtout hostile.

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  2. C’est aussi un autoportrait cette tempête de l’océan dans cet écroulement de prose. L’illimité se refuse et se donne dans une lumière mêlée d’obscurité, ces gouffres, ces abîmes. Le look out de Paul Edel, sa verrière face à l’océan.

    Il y a deux passions dans sa vie : Rome et l’océan. Mais le songeur est plus fort que le songe, il écrit et il peint.

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