Un soir à Aubervilliers, Goldoni

Ce soir, la mer ressemble à une plaine désolée,de la grisaille à perte de vue avec quelques fines traces d’écume. L’hiver vient . Le mouvement de la houle ressemble à un discret signe mystique. Souvent à cette heure il m’arrive de prendre des ciseaux et de découper une nécrologie dans Ouest-France , aujourd’hui, c’est à propos de Lucile M. une comédienne modeste, née en Normandie, morte la semaine dernière dans une ruelle humide de Domfront, chez sa fille. Elle travailla 40 ans pour le le théâtre subventionné et pour la radio. Elle vient de mourir dans l’oubli le plus total Et c’est à elle que je dois un des meilleurs souvenirs. Une soirée parfaite. Elle jouait le rôle de la pimpante Mirandolina dans « La Locandiera » de Goldoni. Ce personnage pétulant fascine les hommes qui viennent dans son auberge. Cette impertinente « patronne » d’auberge je l’ai découverte à Aubervilliers, un soir de neige. Je sens encore l’odeur fade de cette bouillie de neige le long des boulevards, puis sur mes gants lorsque j’ai frotté le pare-brise à une station service . Chaque fois que je descend les marches d’une salle, je retrouve ce léger battement de cœur devant le rideau des théâtres , je pense à elle. Ce soir hivernal j’ai donc franchi les portes vitrées de ce Centre Dramatique National, j’entends encore la rumeur d’une foule débonnaire qui bavarde sous les lumières du hall , et je me dirige vers deux types en noir qui déchirent les billets . Dans la salle envahie de murmures de voix déjà, pas mal de gens assis dans les lumières douces . Beaucoup de couples lisent le programme ou échangent. D’autres vérifient leurs places numérotées, puis dérangent les assis ,les obligent à se lever, se recaler, ranger leurs jambes, leurs manteaux. Quand les lumières baissent , tout le monde se tait, c’est un moment suspendu et magique, les bavardages s’éteignent, tant de gens rassemblés dans la grotte obscure découvrent derrière le rideau qui se lève :un décor sous la neige, une auberge un peu de travers et une toile de fond de collines aux teintes douces. En avant scène quelques chaises de jardin, une table sous la pergola ,deux comédiens habillés XVIII° siècle, en redingote, le Chevalier de Ripafratta et le Marquis de Forlipopoli . Le premier ,grand maigre, tricorne sur la tête , tout en jambes, bas blancs, souliers à boucles, une épée au côté, joue avec sa canne dans la fausse neige. L’ autre, rondouillard, écarlate, gros mollets , gilet chamois déboutonné, bourre sa longue pipe . La canne de l’homme au tricorne brille instant. On entend des cris et des rires en coulisses. Puis arrivent, pieds légers, deux lingères vénitiennes avec de vastes tabliers bruns et des paniers gonflés de draps. Je me retrouve soudain dans le pli caché de mes années de lycée mes premières sorties scolaires au Jeunesses Musicales de France à Argentan quand un violoniste et un pianiste en frac mal repassé apparaissaient dans une salle de classe éclairée au néon ;on avait repoussé les pupitres à encrier au fond, contre la cloison vitrée.

Depuis j ‘ai passé tant d’heures dans les théâtres de Paris ou de province dans les festivals, dans des rencontres de plein air que je sais que Don Juan va mourir dans deux heures et que les clodos de Beckett n’auront jamais fini leur bavardage, Ce soir là, Lucile fut merveilleuse, coquette, impertinente, pétillante, virevoltant entre des barons caresseurs , odieux, insolents, câlins, vexés, tyranniques, contents d’eux . Je tombe sur elle par hasard dehors, après la représentation, près d’un escalier de secours .

Ce n’est plus Mirandolina mais Lucile dans son petit imper , émaciée, démaquillée,frigorifiée, essayant d’ouvrir un grand parapluie noir ,une femme ordinaire fatiguée , elle trottine vers le parking, monte dans une petite Renault boueuse et démarre tous phares éteints. Je la retrouverai dix ans plus tard dans un couloir de la Maison de la radio, en train de répéter un texte  d’Obaldia, avec Jany Gastaldi , son amie de Conservatoire .

Plus tard dans un Coriolan , elle est noyée dans la foule des figurants vêtus de toges sales marchant dans une fausse paille. C’est la dernière fois que je l’ai vue. Puis en ouvrant Nice-Matin à une terrasse de café je découvre son petit visage triangulaire dans une photo de manif des intermittents à Avignon . Je savais qu’en vieillissant elle lisait de la poésie de Hölderlin ou Rainer Maria Rilke ou des extraits de romans de Tournier dans les lycées ; elle avait aussi tourné à Cabourg pour la télévision en lisant des passages de La Recherche. . Elle était aussi passée dans une émission de télévision, tard le soir, pour raconter les cours d’Antoine Vitez au Conservatoire.

Il fait nuit dehors, une nuit calme et glaciale de Janvier . Sur le parking la neige frôle les visages de ceux qui cherchent leurs voitures et leurs clés .Tu cherches où peut bien se cacher la petite troupe des comédiens, la troupe hivernale , la troupe nocturne fondue dans la lanterne sourde d’un hiver qui n’en finit pas ,la petite troupe de comédiens aux fringues indécises avec des manteaux peau de mouton retournée et des comédiennes aux chevelures en cascade .Cette troupe où va-t-elle va oublier sa fatigue, le tas de costumes laissé dans les coulisses, des gants oubliés sur une table de maquillage, ? Il y a celui qui ,depuis l’entracte, ne pense qu’à un grand verre de Quincy et sa buée froide, et l’autre qui en a marre de prononcer des mots des autres et qui cherche les siens sans les trouver, comme le restant de sa vie, les jeux sont faits Je dis tout de travers depuis un sacré moment… et celle qui voudrait tellement jouer Strindberg ,Mademoiselle Julie, pour qu’enfin on sache de quoi elle est capable .Finiront-ils -ils devant un plateau d’huîtres sur glace pilée dans une brasserie de la gare du Nord ? L’exaltation et le trac sont passés, mais, mais quoi ? En attendant on ne sait quoi ils se demandent tous, si ce soir la guerre avec le public a été perdue ou gagnée à.  Tu en aperçois deux qui se bécotent à l’arrière d’une DS.. c’était la petite qui jouait Clarice avec celui qui jouait Pantalon, ou Arlequin non ? ..

Tu prends le grand boulevard qui mène vers Paris .La neige est devenue une pluie insidieuse et noire qui saupoudre les ponts vers la Conciergerie . C’est curieux ce monde de carton-pâte, de déguisements mal peints , de visage de plâtre, de pourpoints enchâssés d’or, de cris de bête qui montent vers les cintres, de silences de complots, de fanfares, ces forêts de jolies jeunes femmes aux beaux seins qui courent derrière le décor . Les morts ne sont jamais tout à fait morts, ni les servantes d ‘auberge ni les soubrettes chez Molière , il n’y a que les rois qui agonisent dans leur grandiloquence sur des chemins vides après la bataille. Maintenant tu files vers Saint-Sulpice ,le ciel noir est devenu blanc , ta vie blanche est devenue noire, même pas, grise.

Caen en Juin 1944

Dans les années 1970, voyant mes parents vieillir et n’ayant que des récits familiaux fragmentaires sur la destruction de Caen( ou trop anecdotiques avec toujours les mêmes récits de fin de dîner) à propos de ce Débarquement du 6 juin 1944, je leur ai demandé à tous deux d’écrire ce qu’ils avaient vécu à Caen sur ces nuits terribles, en restant précis. Ils ont accepté. J’ai donc acheté deux cahiers de brouillon et deux crayons à bille. Je leur avais bien précisé, qu’il était interdit de ne pas « copier » le cahier de l’autre. Ce qu’ils firent en bons élèves. Mon père avait une écriture factuelle et sèche, et ma mère, plutôt floue et trop sentimentale.

C’est ainsi que j’ai appris que dès le jour J du Débarquement, à l’aube, vers 6h30 quand les bombardements intenses commencèrent sur la gare(nous habitions pas très loin sur la rive gauche de l’Orne ) ma mère a vécu très mal cette Libération. Vingt ans après l’évènement, elle ne pouvais pas entendre un vague ronronnement d’avion dans le ciel sans pâlir.je voyais ses mains trembler. Dans l’après midi tout le quartier Saint-Jean flambait .Elle tremblait de peur au simple bourdonnement pendant des heures. Dix ans plus tard, je m’en souviens, dés que ma mère entendait un avion dans le ciel se mettait encore à pâlir et à trembler. ce fut le7 Juin que bombardement , par vagues successives pulvérisa le quartier Saint-Jean, là où mon père possédait son magasin. Le feu se propagea et gagna le quartier du port à une vitesse effrayante, c’est un quartier des pensionnats, de cliniques, de monastères , de chapelles et de dispensaires .Les pompiers furent vite débordés ; on fit appel à des ouvriers, des mineurs de Feuguerolles de placer des explosifs pour souffler les incendies, mais les charges étaient trop faibles et les feux s’étendirent. Le brasier se déporta vers la cité Gardin, le boulevard Bertrand et ses marronniers ,les groupes scolaires s’effondrèrent , les cinémas et la célèbre brasserie Chandivert -où Simone de Beauvoir corrigea des copies du bac avant-guerre- brûlaient si fort que les toitures voisines et les charpentes s’embrasaient. La nuit du 7 juin apporta l’Apocalypse selon tous les témoins de ma famille . Les bombardements commencèrent vers 2h 40 du matin. Plus d’un millier d’ appareils « Lancaster » et de « Halifax » approchèrent de la ville dans un énorme ronronnement , et larguèrent des fusées à parachute qui illuminaient la ville d’une immense clarté blanchâtre vacillante .Les bombes ensuite font éclater les vitres, les toits, trembler les murs. La ville devient un enfer. Les habitants errent comme des fantômes recouverts de poussière. Ma mère se souvient des chute des ardoises sur les trottoirs, les carreaux en miettes, tandis que des tronçons de rues sont recouverts de gravats et des débris de murailles. Les bombardements durèrent jusqu’au12 juin. .L’église Saint-Jean est touchée par plusieurs bombes et si ébranlée que son porche s’incline , tous les anges de pierre sont défigurés, les vitraux éclatent et le transept vacille , la charpente entière se consume, les cloches s’écrasent. Dans l’immeuble occupé par ma grand-mère les plafonds se fissurent puis un étage entier s’effondre et ensevelit les occupants.

Eglise Saint Jean

Voici un bref extrait de ce que mon père a écrit :

« Mardi 6 juin, Saint-pierre -sur Dives

Grand branle-bas dans la rue de Lisieux , dans cette rue étroite qui communique 50 mètres plus bas que notre magasin, avec le carrefour de la route de Caen, circulent rapidement e de manière ininterrompue des camions allemands, des chars à croix gammée et ce n’est que cris et vocifération des soldats qui, à l’occasion, s’adressent à la population pour leur demander la route de Caen.

Soldats canadiens

Soldats canadiens

Bien entendu à chaque fois que c’est possible on les envoie dans une fausse direction ; nous autres civils, nous sommes éberlués devant un tel déploiement de troupe et on se demande si le débarquement n’est pas commencé.

Vers 17 heures , notre voisin, le commandant Thierry, qui habite en face de notre maison, rentre chez lui .il était parti le matin avec sa compagnie de sapeurs- pompiers. Il nous apprend que le débarquement a commencé la nuit dernière sur la côte et que dès 13h30 les premières bombes se sont abattues sur Caen.*

Il y a de gros dégâts et toutes les compagnies de pompiers des environs sont sur place pour lutter contre les incendies et porter les premiers secours aux blessés.

Traversant la rue, je lui demande s’il a été rue Saint-Jean** et dans le quartier de la rue des jacobins où est mon deuxième magasin.

Je le vois très embarrassé, réticent, et, à force de le questionner il m’annonce que ‘est précisément là que sont tombées les bombes incendiaires Alliées.

Il ne reste plus rien de ce magasin que j’avais installé 26 rue des Jacobins*.

Jeudi 8 juin 1944.

Les convois allemands continuent leur défilé infernal et les Alliés viennent les mitrailler ;nous sommes mal placés dans le bas de la rue de Lisieux , près du carrefour de la route de Caen, et nous risquons d’ être bombardés, déjà deux immeubles l’ont été ce matin, et heureusement les occupants étaient sortis, maintenant ils sont sans abri, leur maison n’étant plus qu’un tas de pierres. »

Fin de la rédaction de mon père sur Caen sous les bombes. La suite des textes demeurent des considérations familiales sur l’après-guerre et la Reconstruction, les dommages de guerre, etc.

*Mon père, radio électricien, possédait un magasin sur des Jacobins à Caen. De Saint-Pierre-sur-Dives où il demeurait, il s’y rendait deux à trois fois par semaine.

Les bombardements anglo-américains, recommencèrent particulièrement intenses dans la nuit du 6 au 7 juillet. Ma grand-mère nous racontait : » Il était environ 11 heures du soir j’avais mal à la tête, j’étais en train de mettre un cachet dans un verre d’eau quand l’immeuble s’est effondré. Je me suis retrouvée un étage plus bas dans le plâtre, les gravats, avec, par miracle, seulement quelques égratignures. » Des années plus tard, ma sœur et moi lui demandions si elle avait avalé ou non son cachet d’aspirine et elle répondait toujours qu’elle ne savait pas.

J’ai toujours entendu dans mon enfance les normands parler de « ce jour terrible du Débarquement »…On peut s’étonner de cette réflexion, mais c’est ainsi que de nombreux normands ont vécu ce 6 juin, non pas comme une libération et une délivrance mais une catastrophe incompréhensible avec des centaines de morts et de blessés. Le pire survint les 7 et 8 juillet .Les bombardements furent si intensifs qu’il n’y avait plus rien à faire qu’à regarder le brasier prendre de l’ampleur, s’étendre et les immeubles s’effondrer. Les quartiers autour de l’Orne disparaissaient les uns après les autres, et les bulldozers américains qui vinrent en Aout déblayèrent tout, firent tomber les restes de murailles des couvents religieux prés du port .Le quartier Saint-Jean ressembla soudain à un espace blanc de poussière et lisse comme une plage. Les équipes d’urgence , pour essayer de retrouver des corps, se fiaient aux paquets de mouches qu’ils voyaient à certains endroits des décombres. Ce qui resta fut la peur et l’incompréhension. Les tentatives des autorités municipales pour prévenir la population des prochains bombardements furent rares et reçue souvent avec une certaine incrédulité puisque le gros des troupes allemandes se battaient sur la cote. De plus, quand certains avions anglais lâchèrent en haute altitude des paquets de tracts pour prévenir la population de prochaines bombardements intensifs et ordonnant aux Caennais de quitter la ville de toute urgence, les vents, qui soufflaient assez fort, jour là, entrainèrent ces milliers de papiers vers la mer. La malchance continuait…

14-18, D’une tranchée à l’autre

SOuvenons nous qu’en 14-18 ce fut la première guerre qui jeta au combat autant de jeunes civils de toutes les classes sociales , des lycéens, des milliers de jeunes appelés et furent jetés dans les batailels avec pour babage quelques semaines de formation militaire insuffisantes . Quand ils furent mêlés aux premiers combats, ils furent traumatisés .  On le voit bien avec Céline et son Bardamu  du « Voyage.. » puis dans le Drieu la Rochelle de « La comédie de Charleroi ».

Avec Drieu le Rochelle  un jeune bourgeois   accompagne la mère d’un soldat tué   sur les lieux  du combat. On y découvre alors ce que vécut Drieu : le baptême du feu pour la jeune recrue qu’il était, le découragement, la tentation du suicide, l’exaltation – et surtout   la peur. Cette peur dominée ou pas reste au centre de toutes les nouvelles du recueil. Elle est en quelque sorte l’étalon auquel se mesure la valeur de l’homme jeté dans la bataille à Charleroi, Verdun ou dans les Dardanelles.

Les romans-témoignages à propos de 14-18, qu’il s’agisse du côté francais (« Les croix de bois » de Dorgeles, « Le feu » de Barbusse*** ) ou du côté allemand (« A l’ouest rien de nouveau  » de E.M. Remarque) analysent la fin de l’innocence, la jeunesse irrémédiablement perdue,déboussolée, et une perte de confiance dans l’humanité.  Beaucoup de ces  jeunes soldats survivants n’échapperont pas au traumatisme et resteront des sortes d’infirmes  se trainant dans la vie civile.

« A L’ouest rien de nouveau « en est un peu le modèle -étalon. Il nous fait franchir toutes les étapes et tous les sentiments  d’une jeune appelé ,Paul, qui monte au front avec  un mélange de fierté et d’inquiétude puis qui subit l’enfer.Ce qui le métgamorphose. Un des plus beaux passages raconte sa permission, et le fossé qui s’est installé entre lui et les civilks, et sa famille qui l’aiment au village. Il est devenu un autre dans les tranchées.

extrait du film « A l’Ouest rien de nouveau »

Le jeune lycéen enthousiaste du début du roman est devenu un être hébété par la boucherie et la mort de ses camarades.  Rappelons que l’auteur a été déchu de sa nationalité en 1939, que sa sœur fut condamnée à mort par l’Allemagne nazie pour “atteinte au moral de l’armée” et a été décapitée en 1943. Le roman » A l’ouest rien de nouveau » a été brûlé en place publique.

Sa subversion vient du fait qu’il décrit en phrases simples le dressage imposé aux jeunes recrues par des gradés sadiques.

E.M.  Remarque est d’une précision rare pour nous faire partager  le calvaire d’un soldat, dans ses moindres   actes :depuis les latrines communes, l’épouillage partagé, la  chasse aux rats qui convoitent les rations, les trocs bouffe et cigarettes, les combines pour améliorer les repas déplorables, la faim, la soif, la douleur, et un progressif  un rétrécissement mental épouvantable suivi d’un chagrin incurable. Une sorte de gel intérieur saisit chaque homme de troupe.



Paul, comme ses amis d’enfance (dont  si peu reviendront vivants)   insiste bien sur le fait  que lui et ses camarades  ont  a  été trompés par l’un de leurs professeurs, patriotard grotesque,   en qui ils avaient  confiance. Le passage difficile  d’une génération à l’autre, et le fossé entre les civils et les soldats rescapés de la grande boucherie est un thème particulièrement bien traité dans « Aurélien » . Cet Auréllien fait partie de ces innombrables jeunes gens démolisiés mais qui n’adhèrent pus aux valeurs officielles d’une société. Claudel ,dans un superbe article élogieux qualifie Aurélien à la fois d’ »Hamlet façonné par l’expérience morbide des tranchées », et aussi « d’épave consolidée au milieu de la dérive incessante » de ces « années folles »..


Pour 14-18, du côté français on oublie souvent le récit de Giono « Le grand troupeau », réquisitoire    contre la guerre. Giono cultive toujours des séries d’images stupéfiantes dans sa métaphore . Les soldats sont comparés au grand troupeau de moutons du premier chapitre, celui  qui descend de la montagne. Les soldats en bleu horizon « l’assemblée des moutons » sont menés à l’abattoir. Giono deviendra un pacifiste militant et organisera des rassemblements antimilitaristes chaque été au « Contadour  » entre 1935 et 1939. Le 5 septembre 1939 Giono, mobilisé à Digne , sera arrêté et mis en prison pour distribution de tracts pacifistes. Il sera libéré en novembre sur intervention de Gide auprés du Gouvernement.

Truffaut dans « La chambre verte »

Enfin, un film tres émouvant parle de ce culte des morts aprés 14-18 et du du traumatisme ,c’est « la chambre verte »de François Truffaut . Le personnage de Julien Davenne, interprété par Truffaut luii même, est un homme qui ne veut pas oublier . Davenne refuse d ‘ oublier ses camarades, sa génération restée dans les terres d’Argonne ou dans les combats de Verdun. Ce culte des morts vire à une certaine folie.Film somptueux,vibrant, fiévreux, qui devrait être diffusé plus souvent à la tv.

Photos de vacances

En cet été 1991, j’avais loué pour un mois une villa à Saint-lunaire. J’aimais cette villa blanche à volets vert bouteille , avec un balcon qui donnait sur le jardinet et quelques buis bien taillés. Dans la cuisine carrelée (avec une hotte en verre dépoli) on trouvait dans les deux vastes placards un entassement de plateaux en inox pour fruits de mer et un assortiment d’ustensiles métalliques qui ressemblaient à des instruments chirurgicaux, tout ça pour décortiquer tourteaux bulots,huîtres et bigorneaux .
Je flânais souvent dans la villa pendant que les enfants se baignaient, je remarquais les éraflures et traces noircies de caoutchouc laissées sur les plinthes d’un couloir, ce qui suggérait qu’un enfant avait circulé comme un fou avec un tricycle. les espaces géométriques pâles sur les murs des chambres signalaient des déplacements de meubles ou bien des cadres qui avaient été décrochés avant l’arrivée des locataires. Dans ma chambre, je notais le halo gras sur le papier peint à fleurettes là où on avait sans doute appuyé sa tête en lisant avant de s’endormir.

Mais ce qui me fascinait c’était les trois cadres d’argent sur la commode du salon . Ils protégeaient des photos d’une famille heureuse. On y voyait rassemblés, unis, joyeux , un couple et ses trois enfants. Deux adolescentes blondes, cheveux coupés courts, en maillot de bain, un garçonnet très bruni par le soleil, en T-shirt rayé et bob incliné .Ils souriaient à l’objectif aux côtés de leurs parents . La mère au visage fin et pommettes hautes ressemblait vaguement à Meryl Streep. Elle avait noué avec une nonchalance étudiée son chemisier rose fané, sous ses seins pour qu’on remarque bien le creux parfait de son ventre. L’homme râblé, barbu, cou de taureau, cheveux noirs épais dégageait une impression de force avec ses épaules musclées sous un polo blanc. La voisine qui m’avait fait visiter la villa m’avait confié :
-Depuis la mort de son mari, il y a trois ans, Madame Degrelle ne vient plus, je ne vois plus les enfants non plus…

-De quoi est-il mort ?

-Un cancer .
Et je ne sais pas pourquoi, cette phrase avait résonné en moi car les trois photos , prises dans la vaste lumière de la mer, avec voiliers, irradiaient de joie .

-Les photos ont été prises quand ?

-Deux ans avant la mort du mari, je crois me répondit la voisine. C’était un ingénieur chez Airbus. Un cancer affreux. Interminable.

Le soir même, quand les enfants revinrent de la plage, je ne dis pas un mot ce ce que m’avait révélé la voisine.
Dans la cuisine ensoleillée, ma femme en paréo , qui revenait de la supérette , ses espadrilles pleines de sable, était en train de disposer en chantonnant des packs de yaourts sur les grilles du frigo ; et je me demandai si je devais lui faire partager cette information. Finalement non. J’ eus même la tentation saugrenue de cacher les photos dans le tiroir de ma table de chevet .Idiot.
Les jours qui suivirent je revins examiner de prés ces photos d’amateur. Elles irradiaient chose d’artificiel et presque de publicitaire avec ce cadrage impeccable dans les obliques des cordages blancs et un bout du pont au parquet couleur de miel. . La ligne de la mer était aussi impeccableet glacée.

J’étais intrigué par les sourcils énormes de l’ « ingénieur de chez Airbu». Il faisait songer à une créature de Neandertal habillée Ralph Lauren. Il contrastait avec la douceur blonde éthérée de de son épouse . J’imaginais entre eux des ébats nocturnes brutaux.

Tout au long de ces vacances, je restais le plus souvent assis sur le balcon, à prendre des notes pour un éventuel essai sur Stendhal et la « cristallisation » .Au fond ,j’étais ailleurs, je réfléchissais au destin de cette cette famille sur lequel le malheur avait fondu. Pourquopi pas la mienne ? Où sont les Parques sur cette plage ?
Quand mes enfants partaient en début d’après-midi vers les rochers je me demandais avec appréhension ce qui pouvait fondre sur ma famille sur un discret signe d ‘un Dieu malveillant.

Je sentis soudain la sombre fragilité des vacances sur ce joli décor de carte postale. Ces photos étaient en train de perturber les vacances. Les femmes enceintes, nombreuses, escortées de bambins turbulents, ces ados charmeurs et alanguis sur un sable farineux, sortis d’un film d’Eric Rohmer, tout ça était un décor contaminé et trompeur. Je voyais un joli papier peint -des bergeries- sous lequel couve la chaleur de l’incendie et qui brutalement noircit et cloque le paysage.

Je me promenais sur la digue :ces jeunes filles halées,certaines avec des taches de rousseur, qui secouaient leurs cheveux mouillés aux terrasses de cafés ne dissimulaient -t-elles pas une sournoise et anarchique germination de leurs cellules  ? Tous ces baigneurs matinaux âgés, qui couraient vers les premières vaguelettes , au profond de leurs pensées n’étaient t-ils pas des somnambules ou des pantins tenus par les minces ficelles du Temps ? Les trois photos dans leurs cadres d’argent ne masquait plus la moisissure invisible du Temps mais au contraire me la révélait dans sa cruauté.

Dans noptre pizzeria préférée, j’observais des couples qui discutaient sur la vertu des aliments macrobiotiques et cela me paru dérisoire comme des aveugles qui parlent du soleil.

Ces journées tantôt nuageuses, tantôt claires, tantôt comme immobiles m’apparaissaient comme un effrayant trompe-l’œil. Je gardais mes pensées pour moi. A quoi tu penses Papa ?

-Oh,  à rien de spécial.. Envie de faire du catamaran…

C’est étrange alors comme on peut être isolé au milieu d’une chaleureuse famille.

Ne noircissons pas le tableau. Au fil des jours le joyeux brouhaha des enfants à l’heure des tourteaux décortiqués me rendit un peu ridicule avec mes anxiétés enfouies.La gerbe d’étincelles de leurs rires qui montait du jardin le soir me rassura. Au fond, j’étais -comme souvent les écrivains- un renifleur d’angoisses, un collectionneur de pensées grises,secrètes et compliquées plutôt qu’un de ces quadragénaires halés au pas alerte , raquette sous le bras, qui file vers les tennis pour prouver à la famille et aux amis que son revers reste offensif. C’est vrai que je ne peux plus accompagner les filles en sautant par dessus la barrière du jardin. C’est bien cette année là que je me suis surpris à ne flâner paresseusement parmi les allongées lascives de la plage,. j’ai commencé à rôder, au dessus des corps épanouis, le cœur résigné. Pas mal femmes ou jeunes filles portaien une fine chaîne d’or aux chevilles qui m’intriguait. Elles étaient sur le versant ensoleillé de la vie. . . Marchant au milieu de cette faune dénudée, ces chairs qui se frôlent ,ces enfants qui sautillent , tout devenait sournoisement faux, rongé, en train de moisir. Les trois photos d’une famille heureuse dans la villa avait donné un coup de couteau dans mes vacances .

Des amis au téléphone me parlaient de « maturité » pour me consoler. Maturité de rien ! Maturité de m… répliquais-je…Je voyais la fin des vacances comme on peut voir une petite gare de son enfance,qu’on a connu pleine d’animation, désormais désaffectée, désolée et vide avec de l’herbe qui pousse entre les rails . Fines les belles voyageuses à grands chapeaux de paille.. L’époque de l’innocence s’était perdue. J’imaginais mes enfants vingt ans plus tard : devenus ces adultes sérieux qui ouvrent la porte basculante du garage puis rejoignent des embouteillages à bord de leur 504. D’ailleurs, nous ne sommes pas vingt ans plus tard mais trente deux ans plus tard. Mes enfants sont des adultes couverts d’enfants , ils prennent tôt le matin des métros bondés, et le garçon file moto sur le périphérique brumeux.

Quelles traces de buée gardent-ils de ces vacances 91 ? Combien de sentiments ont -ils dissimulés cette année là comme moi j’ai caché mon inquiétude devant des photos trompeuses? C’est ce genre de réflexion qui me vient dans la maison où je vis actuellement où je n’ai pas étalé des photos de famille dans des cadres d’argent, mais laissé au mur de simples aquarelles de ports bretons.