Ce soir, la mer ressemble à une plaine désolée,de la grisaille à perte de vue avec quelques fines traces d’écume. L’hiver vient . Le mouvement de la houle ressemble à un discret signe mystique. Souvent à cette heure il m’arrive de prendre des ciseaux et de découper une nécrologie dans Ouest-France , aujourd’hui, c’est à propos de Lucile M. une comédienne modeste, née en Normandie, morte la semaine dernière dans une ruelle humide de Domfront, chez sa fille. Elle travailla 40 ans pour le le théâtre subventionné et pour la radio. Elle vient de mourir dans l’oubli le plus total Et c’est à elle que je dois un des meilleurs souvenirs. Une soirée parfaite. Elle jouait le rôle de la pimpante Mirandolina dans « La Locandiera » de Goldoni. Ce personnage pétulant fascine les hommes qui viennent dans son auberge. Cette impertinente « patronne » d’auberge je l’ai découverte à Aubervilliers, un soir de neige. Je sens encore l’odeur fade de cette bouillie de neige le long des boulevards, puis sur mes gants lorsque j’ai frotté le pare-brise à une station service . Chaque fois que je descend les marches d’une salle, je retrouve ce léger battement de cœur devant le rideau des théâtres , je pense à elle. Ce soir hivernal j’ai donc franchi les portes vitrées de ce Centre Dramatique National, j’entends encore la rumeur d’une foule débonnaire qui bavarde sous les lumières du hall , et je me dirige vers deux types en noir qui déchirent les billets . Dans la salle envahie de murmures de voix déjà, pas mal de gens assis dans les lumières douces . Beaucoup de couples lisent le programme ou échangent. D’autres vérifient leurs places numérotées, puis dérangent les assis ,les obligent à se lever, se recaler, ranger leurs jambes, leurs manteaux. Quand les lumières baissent , tout le monde se tait, c’est un moment suspendu et magique, les bavardages s’éteignent, tant de gens rassemblés dans la grotte obscure découvrent derrière le rideau qui se lève :un décor sous la neige, une auberge un peu de travers et une toile de fond de collines aux teintes douces. En avant scène quelques chaises de jardin, une table sous la pergola ,deux comédiens habillés XVIII° siècle, en redingote, le Chevalier de Ripafratta et le Marquis de Forlipopoli . Le premier ,grand maigre, tricorne sur la tête , tout en jambes, bas blancs, souliers à boucles, une épée au côté, joue avec sa canne dans la fausse neige. L’ autre, rondouillard, écarlate, gros mollets , gilet chamois déboutonné, bourre sa longue pipe . La canne de l’homme au tricorne brille instant. On entend des cris et des rires en coulisses. Puis arrivent, pieds légers, deux lingères vénitiennes avec de vastes tabliers bruns et des paniers gonflés de draps. Je me retrouve soudain dans le pli caché de mes années de lycée mes premières sorties scolaires au Jeunesses Musicales de France à Argentan quand un violoniste et un pianiste en frac mal repassé apparaissaient dans une salle de classe éclairée au néon ;on avait repoussé les pupitres à encrier au fond, contre la cloison vitrée.

Depuis j ‘ai passé tant d’heures dans les théâtres de Paris ou de province dans les festivals, dans des rencontres de plein air que je sais que Don Juan va mourir dans deux heures et que les clodos de Beckett n’auront jamais fini leur bavardage, Ce soir là, Lucile fut merveilleuse, coquette, impertinente, pétillante, virevoltant entre des barons caresseurs , odieux, insolents, câlins, vexés, tyranniques, contents d’eux . Je tombe sur elle par hasard dehors, après la représentation, près d’un escalier de secours .
Ce n’est plus Mirandolina mais Lucile dans son petit imper , émaciée, démaquillée,frigorifiée, essayant d’ouvrir un grand parapluie noir ,une femme ordinaire fatiguée , elle trottine vers le parking, monte dans une petite Renault boueuse et démarre tous phares éteints. Je la retrouverai dix ans plus tard dans un couloir de la Maison de la radio, en train de répéter un texte d’Obaldia, avec Jany Gastaldi , son amie de Conservatoire .
Plus tard dans un Coriolan , elle est noyée dans la foule des figurants vêtus de toges sales marchant dans une fausse paille. C’est la dernière fois que je l’ai vue. Puis en ouvrant Nice-Matin à une terrasse de café je découvre son petit visage triangulaire dans une photo de manif des intermittents à Avignon . Je savais qu’en vieillissant elle lisait de la poésie de Hölderlin ou Rainer Maria Rilke ou des extraits de romans de Tournier dans les lycées ; elle avait aussi tourné à Cabourg pour la télévision en lisant des passages de La Recherche. . Elle était aussi passée dans une émission de télévision, tard le soir, pour raconter les cours d’Antoine Vitez au Conservatoire.

Il fait nuit dehors, une nuit calme et glaciale de Janvier . Sur le parking la neige frôle les visages de ceux qui cherchent leurs voitures et leurs clés .Tu cherches où peut bien se cacher la petite troupe des comédiens, la troupe hivernale , la troupe nocturne fondue dans la lanterne sourde d’un hiver qui n’en finit pas ,la petite troupe de comédiens aux fringues indécises avec des manteaux peau de mouton retournée et des comédiennes aux chevelures en cascade .Cette troupe où va-t-elle va oublier sa fatigue, le tas de costumes laissé dans les coulisses, des gants oubliés sur une table de maquillage, ? Il y a celui qui ,depuis l’entracte, ne pense qu’à un grand verre de Quincy et sa buée froide, et l’autre qui en a marre de prononcer des mots des autres et qui cherche les siens sans les trouver, comme le restant de sa vie, les jeux sont faits Je dis tout de travers depuis un sacré moment… et celle qui voudrait tellement jouer Strindberg ,Mademoiselle Julie, pour qu’enfin on sache de quoi elle est capable .Finiront-ils -ils devant un plateau d’huîtres sur glace pilée dans une brasserie de la gare du Nord ? L’exaltation et le trac sont passés, mais, mais quoi ? En attendant on ne sait quoi ils se demandent tous, si ce soir la guerre avec le public a été perdue ou gagnée à. Tu en aperçois deux qui se bécotent à l’arrière d’une DS.. c’était la petite qui jouait Clarice avec celui qui jouait Pantalon, ou Arlequin non ? ..

Tu prends le grand boulevard qui mène vers Paris .La neige est devenue une pluie insidieuse et noire qui saupoudre les ponts vers la Conciergerie . C’est curieux ce monde de carton-pâte, de déguisements mal peints , de visage de plâtre, de pourpoints enchâssés d’or, de cris de bête qui montent vers les cintres, de silences de complots, de fanfares, ces forêts de jolies jeunes femmes aux beaux seins qui courent derrière le décor . Les morts ne sont jamais tout à fait morts, ni les servantes d ‘auberge ni les soubrettes chez Molière , il n’y a que les rois qui agonisent dans leur grandiloquence sur des chemins vides après la bataille. Maintenant tu files vers Saint-Sulpice ,le ciel noir est devenu blanc , ta vie blanche est devenue noire, même pas, grise.










