En mai 1925 Virginia Wolf publie » Mrs Dalloway » simultanément en Grande Bretagne et aux Etats-Unis. Elle a 43 ans. C’est l’année où sa maison d ‘ édition signe le contrat afin publier la traduction des œuvres complètes de Freud..Le roman a été commencé entre 1922 et 1923, et c’est en 1923 que dans son « Journal » et sans ses lettres V.W. mentionne Proust et ne cache pas son influence sur ce qu’elle écrit.
Dans ce roman où l’action est quasiment réduite à zéro, nous sommes à Londres au mois de Juin . Par une claire matinée de juin Clarissa Dalloway sort dans Bonds Street pour acheter des fleurs et en orner sa maison pour la fête qui s’y tiendra dans la soirée. .le teste enregistre le flux de sa conscience, dans son regard, et tous les petits impacts sonores qui l’assaillent .Sentiments, sensations lumineuses, kinesthésiques images et scènes du passé , conversations, qui reviennent , prises dans une sorte d’euphorie printanière. Le décousu ajoute au charme.. Réminiscences diaphanes questions politiques qui préoccupent son mari député : Clarissa se souvient de P, regrets de n’avoir pas épousé son amour de jeunesse, Peter Walsh

Le cinéma mental mêle avec un chatoiement d’images charmeur le présent de la rue, ses bruits, ses voix, rencontres. La subjectivité désordonne la réalité solide et immédiate de la marche avec ses bouffés, à une fièvre envahissante. Ce que ‘l’auteur appelle dans son Journal « des moments d’être » envahissent la conscience brise et émiette le temps des horloges.
C’est dans « Mrs Dalloway » qu’elle pousse le plus loin l’expérience de « moments extatiques ». On se souvient que c’est dans « Le Temps retrouvé » que Proust les réunit ces moments : la sensation du pavé mal équarri, le bruit d’une cuillère contre une assiette, le grain d’une serviette empesée, qui transportent le narrateur successivement aux pavés de la basilique St-Marc à Venise, au bruit métallique entendu dans un train entre Cabourg et paris, et à la serviette rêche utilisée à Balbec.» Clarissa Dalloway, quand elle sort de chez elle, ressent le même phénomène : un bruit de gonds et la fraîcheur de l’air la transportent trente ans en arrière, dans la maison de Bourton, au bord de la mer, où elle a passé les étés de son enfance.
Elle écrit :« La bouffée de plaisir ! Le plongeon ! C’est l’impression que cela lui avait toujours fait lorsque, avec un petit grincement des gonds, qu’elle entendait encore, elle ouvrait d’un coup les porte-fenêtres, à Bourton, et plongeait dans l’air du dehors. Que l’air était frais, qu’il était calme, plus immobile qu’aujourd’hui, bien sûr, en début de matinée ; comme une vague qui claque ; comme le baiser d’une vague ; vif, piquant, mais en même temps (pour la jeune fille de dix-huit ans qu’elle était alors) solennel »

Mais la particularité de Woolf c’est que chez elle, les petites phrases –« vagues » (titre d’un de ses romans) qui se pressent serrées et moirées vers le lecteur révèlent une vie intérieure soutenues d’abord avec des métaphores aquatiques : »Car c’est cela, la vérité en ce qui concerne notre âme, notre moi qui, tel un poisson, habite les fonds marins et navigue dans les régions obscures, se frayant un chemin entre les algues géantes, passant au-dessus d’espaces tachetés de soleil et avançant, avançant toujours, jusqu’à plonger dans le noir profond glacé, insondable ; soudain l’âme file à la surface et joue sur les vagues ridées par le vent ; c’est-à-dire qu’elle éprouve l’impérieux besoin de se bouchonner, de s’astiquer, de s’ébrouer, à écouter des potins..v Qu’est-ce que le gouvernement avait l’intention de faire (Richard Dalloway serait au courant) quant à la question de l’Inde ? »

On pourrait ajouter que les conversations snobs du diner, dans le roman woolfien, renvoient aussi au clan Verdurin et qu’il y a du Norpois dans cet inconsistant Richard Dalloway ,député. Clarissa elle-même, élégante, mondaine, racée, serait assez bien une duchesse de Guermante flânant dans les rues de Londres.
Ce qui sépare radicalement la romancière de Marcel Proust, c’est le vide. Il est placé au centre du personnage. « Comme une religieuse qui fait retraite, ou un enfant qui explore une tour, elle monta à, l’étage, s’arrêta devant la fenêtre, s’approcha de la salle de bains. Il y avait un linoleum vert, et un robinet qui fuyait. Il y avait un vide au cœur de la vie ;une mansarde. Les femmes doivent se dépouiller de leurs riches atours. A midi, elles doivent se dévêtir. » Woolf va même plus loin dans cette affirmation du vide. Elle précise quelques lignes suivantes : » « Elle qui était allongée là à lire(elle lit d’ailleurs les mémoires du Baron Marbot décrivant l’incendie de Moscou) ,car elle dormait mal, ne pouvait se défaire d’une virginité qui continuait à l’envelopper, malgré la maternité, comme un drap ». Ce drap ressemble à un suaire. Plus loin, encore plus précise l’obsession suicidaire aquatique ,avec l’image du froid de l’eau : »Charmante lorsqu’elle était jeune fille, il était venu brusquement un moment -par exemple sur la rivière derrière les bois de Clieveden -où ,par réflexe de cette froideur en elle-avait fait défaut à Richard. »
Dans sa longue introduction à l’édition Folio-que je recommande- l’universitaire Bernard Brugière note ceci qui est important : « Clarissa existe d’abord par l’immédiateté, la grâce, le rayonnement de sa présence: « Et pourtant elle était là; elle était là », phrase reprise en guise de conclusion. » Mais il ajoute:
« Au cœur même de cette présence, on sent une fragilité émouvante, des terreurs inexplicables, une lassitude de vivre. Si Virginia Woolf a finalement soustrait son héroïne à la pulsion de mort, à la tentation du du suicide, c’est parce qu’elle décida, à un certain moment de la conception du roman, de créer un personnage propre à les assumer et à illustrer de processus d’auto destruction: Septimus Warren Smith. Cette création allait profondément affecter la thématique et la structure du livre en y faisant émerger des oppositions ou plutôt des parallèles plus ou moins asymétriques: le monde est vu à la fois « par les sains d’esprit et les déments placés côte à côte » .La folie de Septimus n’est pas seulement, comme on l’a vu, une métaphore des névroses de guerre: elle est fondées sur les expériences personnelles qu’a connues Virginia Woolf elle-même en 1895,1913 et 1915,notamment pour ce qui est des hallucinations. » On notera qu’il y a, chez Woolf, dans ses œuvres une continuité entre le normal et la pathologique, l’ordinaire et l’extraodinaire. Sa tapisserie mentale inscrit dans son mouvement la vision pathologique et la vision poétique, même tricot! Mrs Dalloway sans cesse surinterprète des signes tout au long de sa promenade, et nous ne sommes jamais loin d’une désagrégation psychique qu’on, voit bien dans « Entre les actes »… cette désagrégation, à mon sens, est également à l’œuvre chez Marguerite Duras dans un de ses plus beaux romans, « Le ravissement de Lol V. Stein ».
Ce qui étonne dans ce roman c’est qu’au cours de cette promenade, Mrs Dalloway se présente comme une amoureuse ardente de la vie. Or, c’est un leurre. La vérité est toute autre. Un manque à être ronge et le critqiue Jean Jacques Mayoux avait raison de souligner ces moments de « néants partiels » qui, dans les instants d’une journée ordinaire préfigurent notre disparition.
Clarissa reste assaillie par l’angoisse, l’absence, ,les morts auxquels elle a été confrontée. La quête de la réalité en sera d’autant pus forte et rappelle une sorte de panthéisme matérialiste qui fait vibrer ses phrases. Si tous les aspects ( bruits, lumières, conversations entendues) la passionnent, le passé, qui revient, la hante, et décolore cette flânerie primesautière. La photo jaunit et aspire le personnage vers le vide. On n’a jamais aussi bien déversé les eaux noires du Léthé sur une radieuse journée de Juin.
Si on examine de près ce qui se cache derrière la sympathie active, délicate, légère de Mrs Dalloway qu’elle porte aux êtres , on découvre des blessures et des brulures, des pressentiments , des bouffés d’anxiété , toute une doublure sombre. De ce contraste nait la tension remarquable du roman.
Les personnages en sont presque tous frappés par l’aspiration néantisante. Septimus Warren Simth, idéaliste enthousiaste, revient de la guerre « bien étrange ». Lucrézia, modiste italienne charmante est aspirée par la folie. Miss Kilman, cultivée et bigote n’a de cesse d’inspirer à la jeune fille un dégout de la vie. Le grand amour de jeune Peter Walsh revient, lancinant rend inconsolable notre acheteuse de fleurs.. Sans cesse des présages assaillent le personnage, et dont la source se situe clairement du côté de l’adolescence .


Alors même que Mrs Dalloway affirme qu’elle a été « préservée de la vie « dans sa jeunesse elle ne peut s’empêcher d’avouer en même temps deux traumatismes : la mort d’un vieillard qui s’effondre dans un champ, et la vision d’une vache en train de vêler.
C’est un roman d’une conscience qui se mine et -courageusement – dans le bain de jouvence de la rue, refuse de se défaire. Sous la fastueuse et claire lumière que cette prose tapisserie chatoyante impressionniste se brode un curieux fil noir. Sous tant d’élégance, oui, le vide gagne et s’étend.La souplesse de ce monologue Woolfien atteint une sorte de buée lumineuse qui séduit mais c’est pour nous entrainer vers la couche profonde de notre conscience.
.,.Le Temps subjectif triomphe : élastique, discontinu, parfois incohérent, mais pour nous donner à surprendre dans les interstices ,une fêlure. Celle-ci est en train de s’agrandir. En cristallisant et privilégiant des détails de riens-qui deviennent tout- par un soliloque devenant lyrique on peut se demander si nous sommes encore dans le roman encore ou déjà sur le divan avec une écoute flottante .
Extrait du roman
« La lumière du soleil lui flattait les pieds de ses longs rubans. Les arbres s’agitaient, gesticulaient. Nous accueillons, semblait dire le monde ; nous acceptons, nous créons. Beauté, semblait dire le monde. Et comme pour le prouver (scientifiquement) de tout ce qu’il regardait, maisons, grilles, les antilopes qui tendaient le cou au-dessus des palissades, la beauté jaillissait immédiatement. Regarder une feuille frémir sous le souffle de l’air était une joie exquise. Haut dans le ciel, des hirondelles fondaient, viraient, se lançaient de tous côtés, tournaient en rond et encore en rond avec pourtant une maîtrise toujours parfaite comme si elles étaient retenues au bout d’élastiques ; et les mouches qui montaient et retombaient ; et le soleil qui désignait tantôt une feuille tantôt une autre, par moquerie, l’éblouissant d’or pâle par simple bonne humeur ; et parfois un carillon (c’était peut-être une voiture qui cornait) venait tinter divinement sur les brins d’herbe — tout cela, calme et raisonnable pour ainsi dire, formé finalement de choses ordinaires, était désormais la vérité ; la beauté était désormais la vérité. La beauté était partout. »
D’accord avec Tomtom sur Virginia Woolf; d’accord avec Paul sur Proust…
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Souvent, j’ai du mal avec les longues phrases serpentines de Proust surtout dans la partie Sodome et Gomorrhe., si touffue dans les mondanités et ragots. Alors que l’ouverture « du coté de chez Swann » est magnifique.. comme « le temps retrouvé ».
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« petites phrases –« vagues » (titre d’un de ses romans) qui se pressent serrées et moirées vers le lecteur »
Ce sont justement ces petites vagues qui m’empêchent de lire un deuxième Woolf. Je me suis arrêtée à Une Chambre à soi.
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C’est un peu comme l’écriture de Modiano, des phrases inachevées, des silences, des reprises. Au plus près d’une pensée mouvante liée au la marche, à ce qu’elle voit, à ceux qu’elle rencontre.
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Quel délice cette promenade dans l’inconscient de Virginia Woolf !
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