L’injuste disparition de Ghelderode

Le théâtre de Michel de Ghelderode a quasiment disparu des scènes françaises, et c’est vraiment dommage car ce belge d’ascendance flamande et francophone a écrit de grandes pièces. C’est en 1934 que cet écrivain

Breughel l’ancien

(1892-1962) ,né à Ixelles, auteur de plus de 80 pièces, écrivit sa pièce la plus célèbre « la Balade du Grand Macabre ».

L’auteur a raconté qu’il en avait recueilli le thème vers 1917 dans les estaminets du quartier des Marolles, en interrogeant des montreurs de marionnettes sur leur plus vieux répertoire. Le résumé de l’intrigue est simple : « c’est l’histoire de la Mort qui part en ribote, qui saoule, s’endort si profondément qu’on la croit morte et que ses deux compagnons de beuverie veulent enterrer. L’originalité de cette vieilles histoire vient du fait que Ghelderode a fait de La Mort un personnage burlesque . Et en même temps, il élargit ce thème pour déployer et montrer « la déchéance des hommes qui ont perdu le sens de la joie et de la liberté ». A la lecture, on voit bien que cette pièce truculente, carnavalesque, farceuse est faite pour les kermesses flamandes, pour la piste de cirque, le plein air. Il installe le chapiteau de la « breugellande » où elle est précisément située. Elle tient de la pantomime et il faudrait être un Fellini -celui de « Huit et demi »- pour restituer son foisonnement trivial, sa truculence fantasmagorique , cette sarabande d’ivrognes, de soudards, de princes de carton-pâte, de libertins discoureurs et de jouisseurs à nez rouges . De ce que l’auteur nomme « la grande Gueule de la foule » au milieu de cette panique, naît une euphorie car la proximité de la mort délivre les personnages de leur masque social qui les retenait prisonniers. Une lumière joyeuse se répand comme dispersée à travers les trous d’une passoire entre les couards et les courageux,  les insolents, ou les timides, les bouffons, les joyeuses luronnes bien en chair, des pantins et de purs amants . C ‘est un théâtre traversé de violence, de passions, de retournements cocasses, d’influence mystiques , de cruauté, en déséquilibre entre rire et terreur. Tout ceci s’épanouit dans une langue rabelaisienne qui mêle l’argot, la familiarité,la scatologie, la préciosité, la verve blagueuse et fait ressortir « la drôlerie des angoisses «  comme l’a écrit le critique Jacques Lemarchand.

James Ensor. 1860-1949. Bruxelles Ostende. L’Intrigue. Ostende Mus?e Ensor. 1890 Original ? Anvers. Royal Museum.

Ses pièces présentent souvent des cortèges où se jouent la mort, la volupté, la haine, mais le tout est brassé par la même incandescence langagière. Le tragique les traverse avec cette nostalgie de l’homme d’un monde d’avant , avant   les carcans religieux ou philosophiques, avant l’étouffoir des morales officielles qui corsètent et briment l’humanité . Monde d’avant les contrôles , les juges, les inquisiteurs, les flagellants les censures, les tribunaux, les barrières morales pour retrouver un hymne à la vie primitive, son déferlement de joie populaire.. Cette bouffonnerie démoniaque , avec ses fantoches possède une espèce de somptuosité frénétique bondissante sur le thème moyen-âgeux de le Mort en balade avec sa faux bien aiguisée Ou bien, comme dans « Barabbas », surgit la obsession de la mort du Christ. Tout n’est pas d’une égale qualité dans les cinquante grandes pièces. Mais toutes ont une fièvre, et possèdent un appel d’air pour fuir un monde contemporain qui étouffe. Une partie du talent de l’auteur se dévoile dans ses nombreuses didascalies superbes à découvrir mais, dans leur somptuosité macabre et leurs enluminures moyenâgeuses se transforment en vrai casse-tête pour un metteur en scène. Ce théâtre repose en fait sur une écriture énergique, fantasque, jubilatoire, syncopée, aussi fluviale et à surprises que celle d’Audiberti..

La mort et les masques de James Ensor

Ne nous cachons pas qu’il y a des accents de misanthropie et de la misogynie. L’auteur, dans ses entretiens, s’explique : »Il n’y a pas de haine chez moi ! Pourquoi voulez-vous que la haine qui éclate dans ce théâtre à l’égard de la femme, soit ma haine, soit celle de l’auteur à l’égard de la femme, qui ne m’a rien fait ? Vous vous trompez ! Non, je ne la charge pas, ce n’est pas moi. Ne me rendez pas responsable du scénario : le scénario n’est pas forcément l’expression d’un drame ou d’une comédie que j’ai vécus et n’est pas une vengeance que j’exerce ! » Dans un même élan temps, l’auteur réussit des couples tendres et suggère des douceurs et des fidélités amoureuses d’un très limpide éclat. On a l’impression que dans cette kermesse façon Till Eulenspiegel , cette fête de la bière en bordure de cimetière, on reste proche d’une chambre de tortures là où le diable fait sauter dans sa casserole juges et militaires, princes, soudards , jeunes vierges, poètes paumés et prostituées, amants , mégères et poivrots .

Ghelderode ose tout. Il endosse aussi bien les rôles de Falstaff et d’Ubu, que de Faust ou de Don Juan. L’amoureuse misère du monde « cavalle joyeusement » . Il conduit en diable malicieux une torsade de personnages truculents se tiennent par la main et entonnent une dernière chanson à boire avant le grand saut.

Dans ce théâtre-tourbillon l’auteur déchire le rideau des apparences . Il fait entendre de curieuses musiques de crin-crin, des grelots du Fou,des grincements d’os, des râles, des extases, des coups de fouets.

Le décor s’inspire des toiles de Jérôme Bosch et surtout de Breughel l’Ancien . « Ô Breugellande perdue ! » s’exclame un personnage, tandis qu’un autre roule sous la table en clamant « Pleurons,pleurons sur ces splendeurs abolies ». Les lieux font référence à des quartiers de Bruxelles, ou à des ports flamands, à des kermesses.dans les pièces courtes, souvent excellentes dans leur brièveté , on trouve un petit bar pour marins « avec des dorures passées », un cabaret de banlieue avec une sculpture sur bois d’une sirène. ou une chambre sous les combles,une foire avec d’innombrables marchands .La religion offre aussi des décors.Une chapelle romane,par exemple. Une pièce comme « Mademoiselle Jaïre » doit être jouée comme un Mystère sur un parvis.  « Barabbas » se joue sur une pente du Golgotha.

Ghelderode a une prédilection pour le style baroque. Il privilégie des salle de palais avec « d ‘opaques tentures perpétuellement agitées par des souffles et montrant des traces de blason effacés » comme dans ce « drame en un acte » « Escurial » d’une quinzaine de pages.

C’est à prendre ou à laisser.

Je prends.

Mais on se demande d’où vient cette si singulière inspiration. L’enfance de l’auteur explique pas mal de choses.

D’après Wikipedia, Adémar Martens naît à Ixelles le 3 avril 1898est issu d’une famille flamande  de Bruxelles. Les Martens étaient déjà établis à Waarschoot au milieu du XVIIIe siècle, et tous les ancêtres d’Adémar pour le côté paternel, ayant pour noms Paesbrugge, De Rijcke, Van Laere, etc., sont issus des villages de Waarschoot, Zomergem, Hansbeke. Les ancêtres du côté maternel, ayant pour noms Rans, Dejongh, van Calsteren, Van Meerbeek, etc., sont issus de Louvain et des villages d’alentour Herent, Pellenberg, Wezemaal, Rotselaar.

De son père, employé aux Archives du Royaume, il hérite du goût pour l’histoire, en particulier pour les époques du Moyen Âge, de la Renaissance et de l’Inquisition. De sa mère, il retient les légendes et histoires des petites gens racontées au coin du feu. Élevé dans un collège catholique de Bruxelles, l’Institut Saint-Louis, il vit dans une ambiance religieuse qui le terrifie et, lorsqu’il perd la foi à l’adolescence, il continue à croire aux puissances du mal.

De son éducation religieuse, il retient les aspects rituels et magiques, théâtraux, qui continueront à nourrir son œuvre et à le fasciner. Son père l’emmène à l’opéra, au théâtre de marionnettes, le Théâtre royal de Toone (à la défense duquel il participera plus tard et pour lequel il écrira plusieurs pièces), il passe du temps aussi à parcourir la foire du Midi. Les fastes de l’opéra, le caractère populaire des marionnettes et les tréteaux de foire seront, avec l’Histoire des Flandres et du Brabant , ses sources .

Depuis la fin des années 50, on ne ne monte pratiquement plus en France cet auteur. Pourquoi ?

Les raisons sont multiples. Connu d’abord comme poète, auteur de contes façon flamande et écrivant d’abord en flamand, quand il se mit à écrire et publier en français ,il fit figure de traître pour les flamands. Il commit la faute de faire jouer ses pièces sous l’Occupation et à les laisser diffuser à la Radio belge sous contrôle allemand. Ajoutons aussi son caractère rugueux, sa misanthropie, son refus de sortir de chez lui, et de fréquenter le Milieu littéraire bruxellois .Tout ceci lui fit pas mal d’ennemis . Il a fallu l’acharnement de quelques metteurs en scène pour le monter à Paris apres guerre. C’est en 1946 qu’une jeune compagnie, « le Myrmidon » présenta « Hop signor » puis « Fastes d’enfer » aux parisiens, stupéfaits de cette œuvre mystico-comique. Michel de Ghelderode occupa alors les scènes parisiennes dans les années 50 et début 60.Il fut monté aussi bien par André Reybaz que par Roger Planchon. Puis ce fut soudain, après le surgissement de Brecht,la découverte de l’Absurde , avec Samuel Beckett et Ionesco. Par ailleurs les pièces de Sartre et celles de Camus ,la mode du théâtre engagé remplirent les salles françaises et provoquèrent d’abondantes polémiques dans la critique. Exit Ghelderode .

Par chance ,en 2014, au Festival d’Avignon, deux pièces furent montées « Le guetteur » et « Les six vieillards » mis en scènes par Josse De Pauw, compagnon de route historique d’Anne Teresa De Keersmaeker et de Jan Lauwers Dans un hospice, six vieillards endormis sont réveillés par des tintements de cloches, d’autant plus étranges qu’il n’y a pas d’église dans les environs. Le plus valide monte jusqu’à une lucarne et décrit à ses compagnons l’arrivée d’un cavalier «qui est peut-être une ombre». La terreur les gagne. Mais on découvre que la mort qui s’approche est une figure de carnaval, les vieux passent de la terreur à la rigolade.

Le spectacle remporta un vrai succès. Il est temps de le revisiter ce fou furieux hilarant d’autant que par son souffle, son côté farcesque, ce théâtre demande les gradins, le plein air, la foule, la fête, la ferveur, bref Avignon et ses pèlerins , et surtout la folie d’un metteur en scène. On attend.

Venise et Thomas Mann

J’ai passé quelques jours d’hiver à Venise,il y a 6 ans avec le livre de poche « La mort à Venise » de Thomas Mann . Journées d’hiver et de brume : quais à la lumière rasante , matinées ouateuses et brouillées, tombées de nuit brutales qui transforment les étroits canaux en coupe gorge, aux lumières incertaines ; on avance dans un labyrinthe inquiétant, envahi d’eau presque immobile aux remous gras et funèbres comme si une inondation insidieuse était en train de s ‘étendre entre palais, courettes, hospices, cloitres, casa ceci casa cela, ou demeures vides aux ornements gothiques en train de se délabrer. Toutes ces lentes ondulations noires en train de clapoter le long de portails de bois en train de moisir font penser à une agonie architecturale au ralenti.
J’étais surpris de l’extraordinaire acuité de thomas Mann pour capter ce caractère funèbre de la ville, comme si la thématique de sa nouvelle « la mort à Venise » émanait du décor, car dés qu’on quitte le grand canal et sa circulation incessante, ce sont remous gras, maisons aux volets clos avec un air d’abandon,, palais déserts, fenêtres vides, ambiance couvée. On suit des ondulations douceâtres qui viennent léchouiller des escaliers de pierre érodés, portails vermoulus protégés par de lourdes grilles de prison, et cette mouillure perpétuelle charriant des pourrissements, ces franges d’écume le long d’embarcations bâchées avec des toiles aux auréoles jaunes pisse, tout ça laisse une impression de fermentation malsaine , domaine de lourds secrets, avec l’odeur rance que soulève soudain une barque à moteur.


La nouvelle de Mann s’inscrit admirablement cet enchantement pourrissant, car nous sommes pris dans une ambiance de lente putréfaction. Cela est d’autant plus évident que le texte explore le naufrage, la décrépitude physique, de l’écrivain célèbre -et las- Gustav Aschenbach. Il est seul, prisonnier de l’appellation « grand écrivain officiel « qu’on étudie en classe dans toute l’ Allemagne, manière d’être coincé dans le sarcophage de la culture officielle. Et si on parcourt toute la correspondance de thomas Mann on remarque que Mann éprouve sentiment d’être embaumé de son vivant dans célébrité , enseveli sous les hommages et les récompenses.

La rencontre avec le bel adolescent polonais Tadzio, sorte d’archange blond entouré et gardé par sa famille polonaise pépiante, va secouer, happer, bouleverser notre écrivain .on a tout dit de ce chavirement d’un écrivain si bourgeois qui découvre, le trouble, l’obsession de la Beauté et de la jeunesse, ce qui ébranle tout son psychisme. Aschenbach prend conscience que son œuvre, si bourgeoise, n’a pas pris en compte l’Eros, les rafales du Désir sexuel. Il ne maitrise plus sa libido.

Je n’avais pas bien compris dans mes précédentes lectures combien il y a un parallélisme étonnant entre la décomposition morale d’une ville qui cache son épidémie et ment aux touristes pour continuer à faire marcher le tiroir- caisse et la décomposition accélérée des certitudes d’un écrivain bourgeois devenu l’esclave de ses sens face au jeune blond Tadzio .

Aschenbach découvre que sa dignité sociale s’effondre. Au cholera qui circule dans Venise , répond exactement la fièvre sexuelle qui s’empare d’Aschenbach . Au marécage d’une ville, cette serre chaude pleine de germes mortels répond le marécage libidinal dans lequel s’enfonce Aschenbach . Au secret honteux d’une ville répond le secret de l’écrivain qui découvre son homosexualité.
Ces deux thèmes sont magnifiquement entrelacés par thomas Mann. Et l’ironie des phrases, ce talent si élaboré de Mann ajoute un glacis, une élégance, une précision détachée au récit de la connaissance de soi.. La tragédie d’Aschenbach, grand bourgeois pris dans la tempête des sens, se joue dans une prose à reflets aquatiques sombres , ce qu’il a appelé «  « l’aristocratique morbidité de la littérature » dans une autre nouvelle « Tonio Kröger » rédigée en 1903, donc neuf ans avant « La mort à Venise » .Dans ces deux textes il puise aux mêmes sources d’un érotisme pédophile qu’il vit comme une infernale culpabilité.
De plus, tout au long de son voyage de Munich à Venise, l’itinéraire est marqué par des rencontres de personnages (ça fait penser à un jeu d’échecs) qui annoncent la présence Mort : à savoir 1)le promeneur du cimetière de Munich, 2)le gondolier muet, sorte de Charon avec sa barque qui mène l’écrivain au pays des morts, 3)la troupe de musiciens italiens grimaçants, ricanant, railleurs, qui jouent et accompagnent les hontes d’Aschenbach de contorsions douteuses devant ce parterre de grands bourgeois mondains, parfumés, proustiens, à la terrasse du Grand Hôtel.


La vraie nature érotique du « bourgeois » Aschenbach-si bien dissimulée dans le mensonge de son œuvre académique- est révélée dans un rêve ;c’est une orgie qui semble sortie du « Salammbô, » de Flaubert, orgie que Thomas Mann appelle joliment « les privilèges du chaos »). A la découverte de sa vraie nature sexuelle s’ajoute la découverte de sa décrépitude. Il voit dans le regard des autres qu’il n’est qu’un vieillard libidineux, un « vieux beau » décrépit et fardé. Et l’objet de son désir, Tadzio, se moque de ce vieillard qui le suit comme un chien dans le dédale des ruelles de Venise. L’adolescent savoure son ascendant sur le vieil homme. Lorsqu’Aschenbach est mis au courant de l’épidémie cachée ( ô ironie par un employé anglais d’une agence et non pas par un italien),il a un premier geste de charité pour alerter les autres, mais se ravise et dans un retournement faustien, brutal, Aschenbach prend la résolution bien plus excitante et cruelle de se taire. Il jouit de ne pas avertir la famille de Tadzio de la maladie qui s’étend sur la lagune et les menace. Comme si l’homme profond, voulait exercer sa nature criminelle et devenir une figure du Mal ou son zélé collaborateur. Le docteur Faustus est déjà là. Le vieillard » désirant « ne veut pas lâcher sa jeune proie. Mann a réussit là un pacte faustien parfait. Il se venge de son Désir en choisissant d être du côté de La Mort.


La part cachée, tyrannique, érotique, dionysiaque, avide, sournoise ,féroce, de l’écrivain atteint là un sommet de perversité : j’entraine tout le monde dans la Mort ce qui me donne l’illusion d’en être le maitre. Point ultime de sa part maudite . L’érotisme, soudain, libère en lui une pulsion de mort, mais également l’affranchit de toute limite morale qui corsetait l’écrivain officiel adulé.. Il récupère une souveraineté dans la transgression. Et son angoisse, sa culpabilité si tourmentante, si humiliante se transforme un ouverture maléfique., en affranchissement. C’est son joker.
Les visites chez le barbier de l’hôtel pour se faire teindre les cheveux et mettre du rouge aux joues pour mimer une jeunesse perdue, et masquer sa déchéance physique ont sans doute eu pour conséquence de métamorphoser sa rancœur en en jubilation :imaginer la mort des autres ..
Enfin, thomas Mann cultive la métaphore d’une ville qui s’enfonce dans la vase, pour nous révéler sa vraie nature d’écrivain. Il pose clairement une équivalence entre sources libidinales cachées et source d’énergie pour écrire. Dans certaines lettres et confidences à ses proches, il n’a jamais caché le « fumier » ou le « compost », sur lequel fleurit une œuvre.


Il écrit tranquillement : « laisser le style suivre les lignes du corps ».c’est déjà tout le programme que va développer « la montagne magique », qu’il commencera à écrire un an plus tard.. car il y a non seulement la fascination pour corps parfait, en pleine éclat(Tadzio) mais fascination encore plus forte pour le corps malade. il faut savoir que toute sa vie Thomas Mann a souffert de migraines, de nausées, de fièvres, de coups de fatigue ,d’insomnies, de vertiges, de mauvaise digestion, de malaises soudains. .Ses lettres, ses journaux forment la grande litanie d’un homme qui ne cesse de somatiser. Et de consulter des médecins.

Le récit-parabole de « la mort à venise » annonce la « maladie » et les pathologies d’un Occident tout entier malade(nous sommes en 1912, n’oublions pas…) Mann, déjà marqué par le Nietzsche dionysiaque, et le pessimisme de Schopenhauer devait lire deux ans plus tard le livre de Spengler « déclin de l’Occident » dont il a dit : »c’est un essai qui rejoint tout ce que je pensais déjà, une des lectures capitales de ma vie ! » .


Raconter sa vie?

Je lis les récits d’une vie ,toujours surpris.

Sur la Rdl il y ceux qui racontent des tranches de leur vie, c’est plutôt bien écrit, cohérent, stable,agréable à découvrir , comme revisité par un employé de bureau consciencieux , habilement rédigé, mais je n’y retrouve rien du fatras qu’est mon passé. Ma mémoire est foutraque,bordélique, comme ces tiroirs bourrés de photos de famille pas rangées .Mon passé  n’a ni cohérence ni direction, ce ne sont que des instants accidentels étrangement dépourvus de signification , comme cette image de salle d’attente chez un dentiste d’Argentan, un jour d’hiver désolant, ou une table de cuisine avec toile cirée au soleil devant une fenêtre,ou bien un été brûlant devant un champ en pente , bordé et ombragé par des noisetiers ,l’herbe y est haute,foisonnante, dispersée, abondante et encore mouillée,et il ne se passe rien d’autre que cette stupeur d’être vivant au milieu d’un été breton.Loin de toute présence. Je n’ai jamais gardé dans mon grenier intérieur ces scènes familiales, précises et riches comme des fresques, qui rendent les Mémoires si attrayants et permettent aux auteurs de devenir des classiques. Des autobiographies passionnantes,comme celle,par exemple, d’une Simone de Beauvoir sont des modèles de rangement par dates, cycles, saisons signalant avec assurance les faits importants, les amours, les amitiés, les succès ou échecs, les bouleversements affectifs, qui transforment le récit en « roman de formation », en une course d’obstacles réussie, analysant des causes et des effets, comme s’il suffisait d’approcher une loupe mentale sur les années qui passent. Tout ceci avec des dates bien ajustées.

Virginia Woolf

Je suis toujours perplexe devant ces auteurs ceux qui remontent dans leur passé, depuis l’enfance, avec une perspective droite, comme s’ils marchaient sur une route, ou revisitaient les pièces d’une maison ancienne déserte, à l’abandon, encore bruissantes des scènes familiales. Pas mal d écrivains ouvrent et feuillettent dans leur mémoire comme on lit dans un annuaire ou comme on déplie une carte routière . Le récit de pas mal de vies donne à la lecture le sentiment sinon d’ une organisation, au moins d’être un fichier bien rangé ,ou alors ressemblent à une thèse désuète où l’on cherche le trucage et les beaux mensonges. Pour ma part, je ne vois que la confusion lumineuse des expériences solitaires que chacun vit pour soi et sur lesquelles les mots dérapent.

Tourné vers le Passé, je n’entends qu’une vague rumeur océanique grondante et monotone comme si une dune le cachait la mer. Je revois un dimanche matin sur la route de Cabourg se réduisant à la surprise d’un enfant qui découvre pour la première fois, dans un virage , une plage vide ,des vagues d’un gris vert pâle qui moutonnent, la Manche. L’image tourne en boucle depuis tant d’années. Moments d’être »pris dans la fluidité d’un courant fuyant ,déraisonnable, sorte d’abîme qui sent l’approche du bord de la vie dans son inaccessibilité que Virginia Woolf a su traduire en mots. Merci Virginia.

Je vois l’exploration autobiographique comme un puits sans fond avec quelques reflets entrevus. Pans d’ombre, ruses, vagues choses entrevues, quelques photos-toujours les mêmes- finissent par se substituer à ma mémoire pour décrire les réunions familiales baptêmes, enterrements, vacances, fêtes de Noël, anniversaires, vacances à Arcachon, tablées dans un chalet,etc.

Non. je n’ai quasiment pas de « souvenirs d’enfance » sinon un paysage de ville normande détruite par des bombardements de Juillet 44 et des quartiers réduits à des chicots d’immeubles et une église Saint-Jean penchée. Il y a du Hiroshima si je sonde ma mémoire. C’est l’abandon qui règne dans ce grenier. Aucune vérité claire ne ressort quand je tente de me pencher sur mon passé. Le relevé de cadastre est impossible. Je n’entrevois qu’une intrication de choses licites ou non,dicibles ou pas.C’’est surtout le sentiment d’essayer de saisir de l’eau à pleine poignées. J’envie les admirables tapisseries de Chateaubriand ou les moires et volutes de Proust .La puissance de leur remémoration m’apparaît comme un stupéfiant délire égocentrique ou une cristallisation imaginative hors-norme. Ils arpentent des domaines intérieurs en même temps qu’ils captent une comédie humaine,parfois, avec des ruses de faussaires .

Quels grands décorateurs et fresquistes.

Je reste, en ce qui me concerne, bloqué dans l’Arte Povera, le presque rien, le minime ressassé. Comme des vieillards tapis au fond d’une pièce fraîche aux odeurs de cendres prés du manteau de la cheminée et qu’un été nouveau ne réchauffe plus.

Revenir sur le passé, c’est pour moi essayer de tenir de l’eau dans son poing. Le courant de conscience est un fluide impossible à retenir Des signaux contradictoires et fragmentaires viennent de je ne sais quel fond océanique de ma conscience, et ce que je ressens ressemble assez à ces fins de repas tard le soir, quand le sommeil me prenait ,enfant, à la table de mes parents quand ils recevaient des invités bavards qui devenaient des spectres inaudibles en train de s’éloigner quand la fatigue m’envahissait . On me portait assoupi dans la chambre, je ne percevais plus que le lent écroulement régulier des braises dans le poêle. Journées et soirs confondus dans une eau trouble.Irréalité des images entrevues, j’arpente des domaines muets, silencieux, et immenses d’un palais à l’abandon, journées d’éclipse, voix d’ombres, personnages sans rôle, comédie de la vie en quête d’un auteur, d’une histoire qui ne vient jamais. coulisses mornes d’un théâtre hors saison, c’est à peine si je me souviens du désordre de l’appartement après la naissance de mes filles. Mon passé demeure une terra incognita

Mon passé reste sans épaisseur, l’écriture n’y adhère pas mais glisse sur des illusions et de vagues hantises et des terreurs. L’étrangeté est là. Ma mémoire est sans adhérence à ce qui l’entoure, et surtout vécue dans la discontinuité comme si quelqu’un avait brisé le verre de ma montre.

Ce qui me frappe dans pas mal de mémoires ou de souvenirs rédigés,c’est ce côté sagement chronologique, si rassurant, comme si,jamais, la vie n’avait subi des trous, de béances, de moments morts, des pannes,des fièvres. Il suffit de penser au fatras banal et baroque d’une seule journée en ces minutes amoncelées qui s’ étirent , s’embrouillent, se culbutent, ou se heurtent,s’annulent et renaissent avec des fusées d’images arbitraires et inexplicables. Où vont- elles ? Ma vie est-elle le songe d’un autre ? C’est au fond la forme de proces-verbal qu’établissent les biographes. Chez eux pas de soirs embrumés d’alcool qui font douter de tout, d’ images ou d’émotions incompréhensibles qui cassent l’i identité,chez eux pas ce sentiment d’irréalité qui ressemble à une ville surchauffée du Midi , ces rues vides de mois d’Août au milieu duquel sa silhouette ne fait aucune ombre.

Quand j’essaie de me souvenir qui j’étais dans la vadrouille dans ce passé, même proche je ne m’y retrouve pas. Pour en avoir le cœur net, j’ai repris une boite à chaussures bleue cachée au fond de l’appartement dans laquelle j’ai gardé quelques carnets rédigés en 1974. Je venais d’achever mes 16 mois de service militaire, et je lis ça :

« J’écoute un ami parler de sa famille, de sa femme, de son nouveau travail à France-Soir , comme si tout ça lui appartenait, comme s’il maîtrisait tout ça , comme si passé, présent, les rencontres, les soirées,les trajets dans le métro , ses parties de tennis dans la vallée des Chevreuse faisaient un tout uni, ordonné et compact qui le rassure, d’autant que sa femme vient de lui annoncer qu’elle est enceinte.Il fait partie de sa vie comme si chacun de ses épisodes lui donnait confiance .Moi pas. Je n’ai pas confiance face à mes parents, ni face à la mère de Françoise, ne trouvant pas mes mots, ni aussi les leurs, n’adhérant jamais à la situation, pensant toujours à autre chose, un peu aux abonnés absents, et rentrant chez moi comme si je débarquais dans un domicile in,connu, comme si j’avais pour vocation de décevoir et de déconcerter. Profession:être en fuite. Devenu père, je ne sais quel rôle tenir devant mes enfants comme si tous ces rôles ne me convenaient pas,étaient faits pour d’autres,mais qui ? J’observe mes amis ,ceux de ma génération , je suis surpris qu ‘ils endossent les rôles de père, d’amant, de fils ,d’ami fidèle, comme on essaie un chapeau. Ou une paire de chaussures.Je travaille, je mange, je dors, je baise, je sors avec des gens dont je ne connais pas le nom, tout ça entre deux portes. Parfois,le soir , quand je sors d’un self-service aux néons vibrants, place Monge, je marche au hasard, église Saint-Médard,puis le Canon des Gobelins, l’ avenue des Gobelins. Quand je croise un visage de femme sous la lumière un peu brumeuse d’un soir d’hiver,frisquet , ce visage et cette silhouette emportent sans doute une parcelle d ‘un songe qui m’était destiné . Quand je vois un couple qui se refugie dans une voiture, pour s’étreindre enfin je me sens comme un fugitif ou un escvroc qui vole la vie des autres Quand je traverse le quartier de l’avenue de Choisy et ses immeubles mornes avec des centaines de fenêtres, qui restent ,certaines, allumées tard, j’imagine des drames, des tendresses, des enfants qui se cachent sous un lit, une femme en désarroi qui nettoie le filtre de sa cafetière sous un filet d’eau. Souvent j’imagine un appartement, en haut d’un immeuble, il reste un téléviseur allumé ,et au plus creux de la nuit, sur l’écran vide, apparaissent quelques images brumeuses, déchirées ou je vois une partie de mon passé , par exemple mes parents comme je ne les ai jamais vus :tranquilles,réconciliés, sur un matin calme du lac d’Annecy. »

Voilà donc ce que j’écrivais en 1974. Pourquoi depuis un écran noir ? Et en même temps je pense que ceux qui,dans ma jeunesse, m’ ont donné le sens du péché sont des assassins.

En relisant ces carnets, je retrouve intact ce sentiment de méfiance, envers ceux ceux qui racontent leur vie en suivant l’impeccable ruban chronologique. Le temps reste un verre de montre brisé. . Je ne suis pas loin d’accuser ces rassembleurs de souvenirs de jouer la comédie. Et j’écris tout ça dans un parc feuillu et discret, au bord de la Rance, parmi des taillis, dans des bouffées d’odeurs tièdes, résineuses, tout en éprouvant cette lassitude voluptueuse de ceux qui, dans la fatigue, dans la venue de l’âge ne se souviennent pas de grand-chose. Le temps s’abolit dans le petit refuge solaire de l’instant. La conscience se réduit à l’infime ruisseau pailleté de reflets qui court dans un fossé le long d’un talus, comme une matinée d’été qui s’enfuit. Grains de mica dans la pierre.

Ostia Antica

Ostia

Le train s’arrêta à Ostia Antica. Quai désert, matinée morne, quelques oisillons sautillaient sur un vieux banc aux lattes dévissées. Je pris une passerelle de fer rouillé qui enjambait une route déserte Il y avait comme un miroitement aquatique aperçu un instant derrière quelques saules.

Je marchais le long de pavillons délabrés, avec dans les jardins, des sièges d’auto à l’abandon, des pneus entassés contre un mur de torchis, le scintillement des feuilles, détritus pourrissants.

Vers l’entrée du site archéologique qui ressemblait à l’entrée d’un stade à l’abandon quelques autocars poussiéreux immatriculés en Pologne ou en Slovaquie .

Je pris un ticket. Les allées couvertes de larges dalles étaient bordées de touffes d’herbe vent qui sentait la mer. Dans ce paysage aplati net comme évacué après une fin du monde, la fine glaçure d’une mosaïque avec des gladiateurs décolorés ou des poissons dans un filet. à coté affleurent des murs de briquettes cuites par le vent ,le sentiment d’avancer à la pointe de la dernière terre ferme.

C’était un de ces endroits désolés qui apportent avec l’air froid des bouffés d’exaltation subite : être le dernier homme, planète débarrassée des conflits, extinction définitive des chamailleries et piailleries humaines, le ciel blanc sans nuages laisse voir derrière des excavations herbeuses la mer réduite à un trait, calme derrière une clôture de haut grillage . On sent l’éloignement, le murmure du vent, le repos de dalles qui sont les tombes légères, belles d’ une aubaine ou d’une promesse.. des insectes cachés dans les verdures proposent de nouvelles règles de vie, un sentier avec ses odeurs sauvages de thym.

Puis, en marchant désolation, poussière, dessèchement, quelque chose d’ensablé dans le temps, de figé, saisit quand on arrive devant une sorte de grève d’échouage : vide, silence, creux, distillation froide de l’air sous la pinède. Un grillage encercle ce pays d’exil que borde une mer quasi vitrifiée sous une lumière basse .

Le mince trait neigeux d’un avion partage le ciel en deux,impression d’être doucement en dérive hors du monde.

L’arène, ou l’espèce d’amphithéâtre , semble retapé de la veille, c’ est un bassin de pierres effritées, avec des ronces, des racines, une large flaque d’eau trouble tremble sur un fragment de mosaïque.. Des boites de bière aplatie traînent sur des murets.

Au loin la haute voix claire et monotone -comme si la distance n’existait plus- d’un guide entouré d’un groupe de lycéennes. Allées cernées de choses tristes, cimetière fade d’une ville portuaire morte. Ce qui s’éparpille et se perd dans cette terre plate , un endroit perdu, dépeuplé après un cataclysme et sa mer retirée qui miroite d’un gris de plomb , un endroit de montées orageuse, de bruine interminables, d’hiver évanoui , de marécage et d’eaux mortes, d’alluvions , d écoute triste. quelques pavillons isolés aux volets clos brodent ce paysage évacué qui vous transforme en ombre .et curieusement, un bâtiment moderne jette des luisances d’acier et de grandes baies :la cafeteria..

Imaginez une cour dallée avec quelques tables et chaises de plastique empilées, qui gardent un peu de l’eau d’une averse récente. Deux bâtiments plats, anonymes, vitrés, style cafeteria, barrent l’horizon. Contre une porte coulissante , deux tourniquets supportent des cartes postales qui vibrent sous les rafales de vent. Le ciel se nacre et s’élargit. Je commande un café ristretto ,une manière de me souvenir d’autres cafés pris vingt ans auparavant sous un tel ciel gris avec une amie disparue .C’est étrange comme cet endroit un peu morne, désert , de paix, de silence, saisi dans l’eau pâle d’un estuaire , avec ses pins romains sombres découpés à l’horizon, m’immerge dans un fragment onirique de ma vie qui m’était jusqu’alors inconnu.

Je mets pas mal de temps à choisir deux cartes postales. Sur l’une, qui n’est qu’un paysage plat de la campagne romaine, j’ écris à Constance, restée à Nevers, que je l’aime encore , et sur l’autre qui représente Calliope dans une tunique blanchâtre  aux plis fins , je n’écris rien car je ne sais pas à qui l’envoyer. Quelques gouttes de pluie tachent mes cartes postales et noircissent la tôle de la table. Je me lève, ramasse ma veste ,mon portable, mon briquet, et rentre à Rome la populeuse, la fiévreuse, avec ses flambées de carrosseries neuves le long des quais du Tibre.