L’auberge

Je revins prendre une dernière fois quelques livres d’ornithologie et un tableau censé représenter des montagnes suisses au couchant. La maison était vendue. . Dans la salle à manger je mâchonnais un vague sandwich assis sur une pile de cartons de déménagement, humant l’odeur de renfermé qui s’était accumulée au fil des mois dans des pièces où les meubles n’avaient jamais été déplacés depuis un demi-siècle. Je revoyais mes parents dîner devant une énorme soupière : deux statues d’île de Pâques gelés dans éternelle demi-saison.  Visages fermés, impassibles, dans la lueur d’un lampadaire qui accusait les traits. Ma sœur et moi, résignés à cette cérémonie funèbre nous sentions monter le froid du carrelage en guettant le chemin de lenteur des aiguilles de l’horloge .Parfois le bruit léger d’un écroulement des braises brisait cette soirée muette et navrante.

Mon père buvait son café à petites gorgées qui paraissaient interminables et raclait le sucre fondu avec une petite cuillère avec un écusson de Savoie. Ma mère pliait longtemps sa serviette en pinçant les lèvres.

Le vent d’Autan secouait les persiennes comme il les secoue aujourd’hui . Je tournoie souvent la nuit dans ce monde maladif,muet, absurde ; ma sœur et moi,sommes minuscules, insignifiants et perdus dans ce monde souterrain qui nous menace encore , d’où la palpitation secrète et charnelle du vrai monde ne nous parvenait que par le raffut d’un camion de bois qui passait route de Toulouse.

Nous ressemblions à ces dérisoires bibelots laissés derrière la vitre du buffet. Ces souvenirs calfeutrés poursuivent de leur ronde de nuit et aucune pensée de compassion ou de regret ne remue en toi.

La tristesse de ces années là se réduit à un désordre de papiers, de lettres, de classeurs dans un bureau calfeutré où les heures ressemblaient à une lente hémorragie, ces paperasses,comme des ragots d’après guerre.

Les vieilles questions subsistent sans réponse. C’est comme une visite rituelle dans un cimetière : deux noms gravés sur une dalle, un sarcloir dans du gravier,le ciel bas,les coups de vent, rien ne fait naître une seule image convenable.

Derrière un paravent ,je retrouve la lampe de chevet constituée d’un dragon dont la queue et les écailles de cuivre se ferment par une volute parfaite qui reposent, désormais ,sur un napperon jauni.

En m’enroulant dans un sac de couchage j’écoute les ruisseaux d’eau dans les gouttières au dessus de ma chambre. Puis le clocher égrène les heures dans son tintement sourd et prolongé qui encercle le village, ses toits jusqu’aux les premières pentes de la Montagne Noire. Avant de sombrer dans un demi sommeil, je dépose ton bracelet-montre dans le tiroir d’une table de chevet et là, se trouvent des étuis à lunette, une agrafeuse, des boutons de lanchette en nacre, un thermomètre, des aiguilles à coudre , un paquet de Gauloises aplati et une carte postale noire et blanche. Son glacis fissuré représente une auberge sur le lac de Werden-Essen. Tu reconnais l’ écriture grosse,appuyée, avec des arrondis d’un bleu pâle et le timbre à l’effigie d’Adenauer.

C’est alors que revient te visiter Ingeborg , tendre fantôme . Son ovale parfait, ses cheveux châtains impeccables peignés et coupés nets au niveau du cou.Sa lèvre inférieure, avec un léger rebord pulpeux ,comme une fausse bouderie. Elle porte un cardigan bleu pâle sur une poitrine douce et son sourire , à peine, reste aussi ambigu que celui de Mona Lisa. Son jeune parfum me cherche dans sa verdeur . Je me dis qu’elle arrive en pleine nuit, comme une Ondine, comme si c’était le seul chemin qu’elle ait trouvé pour venir à moi .. Celle que j’avais connu à la Fac de Toulouse ,je la retrouvai un an plus tard au creux d’un hiver sur les bords d’un lac froid ,gris, brumeux, prés d’Essen .Elle t’avait guidé dans un compartiment . Le train grincant longeait des étangs et des fermes rouge brique dans une Belgique brumeuse. Aprés Cologne elle avait gardé une de tes mains dans le creux de sa jupe, puis, sur le quai,en attendant un second train, elle t’ avait arrangé le col de ton imper, ce qui avait amorcé une magie tendre qui t’avait médusé. Vous étiez arrivés un soir de pluie au fond du chemin forestier détrempé qui menait à une auberge mal entretenue .Tu suivais son manteau rouge parmi les fougères et les broussailles . Elle avait essayé plusieurs clés devant la lourde porte de chêne massif puis elle avait trouvé trouvé à tâtons le compteur électrique dans un couloir encombré de rames , de taquets.

-C’est l’ancienne auberge de mes parents.

En tâtonnant, dans un escalier étroit et raide nous avions gagné la chambre basse de plafond qui ressemblait à une mansarde ,ça sentait le plâtre humide . Elle brancha un radiateur électrique dont la plaque rougeoyait. Le haut lit contre le mur était surmonté d’ un édredon énorme. J’ai deviné dans le noir qu’elle ôtait cette jupe rêche et brune que j’aimais. Elle se dévêtit dans la pénombre avec un naturel qui me saisit. Elle approcha sa douceur blanche, le temps devint de l’eau entre ses doigts et je sentis la douce pesée de ses seins .Elle déboutonna ma chemise , me fit chavirer: chute dans les plis moelleux de l’édredon. Les années de trouble, de détresse paralysée, et de honte s’évanouirent en un instant .Quand elle fut au-dessus de moi je devinais son demi sourire , elle creusa son ventre et m’enfouit en elle; les années de détresse fondirent . J’étais délivré.Je découvris l’autre coté scintillant d’un monde comme un gosse découvre pour la première fois une plage immense, lumineuse, éventée, qui rutile de vagues trop vertes.

Un pan noir,obscur, originel était englouti.

Photo de Saul Leiter

Quand je m’éveillai le lendemain matin, Ingeborg dormait sur le ventre, les bras blottis sous un oreiller . La courbe de son épaule nue portait une plénitude charnelle qui me fascinait.

Je sortis sur la terrasse. Le lac et sa grisaille clapotait sous les deux fenêtres de l’auberge semblait garder une menace hivernale. Trois fauteuils de fer rouillé étaient basculés contre le bois d’une barques retournées sur un ponton. Je ressentais la solitude forestière comme un don nouveau, une naissance en moi, devant lequel je restai incrédule. Une curieuse traînée de ciel m’intriguait quand je sentis la présence d’Ingeborg, venue prés de moi, remuant une cuillère dans un grand bol de café.

Dans les jours qui suivirent, il y eut de nombreuses promenades forestières, dans ce jour brumeux du creux de l’hiver. Elle avait l’ ironie tendre. Nous allions chercher des œufs et du lait à une ferme voisine. Ingeborg se révélait maternelle , juvénile, légère, avec des moments de silence suspendus qui portaient des fugaces sentiments de gravité qui m’alertaient, mais tout soudain virait à la tendresse la plus pure. .Un soir, quand la lumière dorée se posait sur les troncs des arbres devant l’eau , ce fut comme si de vieilles années disparues revenaient. Pour me sortir de ma: morosité elle me lança une boule de papier en pleine tête. Il y avait dessus son écriture. Mais elle refusa que je l’ouvre, et la reprit d’un geste leste pour la faire disparaître dans une poche de son manteau rouge.

Nous contemplions souvent une lourde villa brune nichée sur l’autre rive, avec de volets clos . Elle appartenait à la famille Krupp Elle restait pour moi énigmatique et cernée d’une légende maléfique mêlée au nazisme. La paix silencieuse de la foret et une manière d’être désorienté dans le sous-bois renforçait notre intimité . Nous revenions ensuite fumer et boire, assis sur le ponton, les jambes pendant au-dessus des vaguelettes. La fraîcheur tombait. Je vivais un conte.

Être effleuré par elle, retrouver son sourire entre deux portes,produisait un tel enchantement que je me dis à l’époque qu’elle était en train de transformer mon caractère et ma nature pour me rendre enfin bon, totalement bon.

Un matin, alors qu’elle brossait ses ongles dans une eau savonneuse , dans l’ étroit cabinet de toilettes, Ingeborg me dit, sans me regarder.

« Je me marie dans un mois. »

Il n’y eut pas un mot d’échangé de la journée.

Cesare Pavese en prison

Le 15 Mai 1935 , Cesare Pavese, 27 ans, prof de lettres ,est arrêté à Turin par la police de Mussolini.A l’époque, il est considéré comme un spécialiste de la littérature américaine car il a publié des essais sur la littérature américaine. Il a traduit Melville, Sherwood Anderson, John Dos Passos , et le « Dedalus » de James Joyce. Il enseigne l’italien dans des écoles privées et s’est inscrit en Juillet 1933 au Parti National fasciste, décision forcée par sa famille, dont il dira plus tard à sa sœur Maria : »J’ai déjà fait l’imbécile une fois, j’en ai assez. A vouloir suivre vos conseils, et l’avenir et la carrière et la paix , j’ai fait une première chose contre ma conscience. » Lettre du 25 juillet 1935 écrite dans la prison de Regina Coeli, à Rome.

Quand on l’arrête, il n’a pas encore publié le recueil de poèmes auquel il travaille depuis 1932 »,Travailler fatigue, » car en Mars 1935 les épreuves sont soumises à la censure de la préfecture de Florence qui rejette 4 poèmes pour des raisons morales et politiques. Pavese acceptera de supprimer les textes litigieux.

Pourquoi Pavese est-il donc arrêté ?

Pour une simple raison:en Mai 1934 Pavese -par amitié- avait accepté de remplacer Ginzburg, son ami, à la direction de la revue littéraire « La Cultura » rassemblant des écrivains de gauche.  Ginzburg avait déjà été arrêté le 13 Mars 1934 «  pour appartenance au groupe socialiste « Justice et liberté », groupe auquel Pavese ,lui, n’a jamais appartenu.

Le 15 mai 1935, donc, nouvelle rafle de la police contre ce mouvement « Justice et liberté. »Plus de deux cents arrestations ! Pavese est arrêté,lui, en qualité de directeur par intérim de la revue, mais aussi pour détention de correspondance clandestine. Trois éléments vont jouer contre lui pour appuyer sa condamnation et sa détention :

1) Il a servi de boîte aux lettres pour la femme qu’il aime, une militante communiste ,Tina Pizzardo.

2) Il avait en sa possession des anthologies de poèmes érotiques considérés par la police comme « pornographiques ».

3) Il a refusé de parler, de se défendre et de s’expliquer tout au long de son procès.

A noter : cette arrestation a lieu quelques heures avant que Pavese se rende à l’écrit du concours qui devait lui permettre d’enseigner officiellement comme prof des lycées et collèges.

En Juin et juillet il est emprisonné à Turin sans pouvoir connaître le motif de cette arrestation.Commence alors une correspondance régulière avec sa sœur Maria.Cette sœur sera sa correspondante privilégiée et son soutien indéfectible ( A la mort de sa mère, Pavese avait écrit à un ami : »Je serais seul comme un chien s’il n’y avait pas mon adorable sœur »)

Début Juin, il est transféré à la prison de Regina Coeli, à Rome . Le 8 juin  il écrit: « Je continue à ignorer de quoi je suis accusé, mais j’espère bien apprendre quelque chose d’ici peu. De toute façon , il n’y a pas de quoi s’effrayer car j’ai la conscience tout à fait tranquille, et je pense qu’on en sera quitte pour une grande perturbation apportée à mes cours et à la publication de mes poésies. »

Il écrit aussi : »Sur mon sort, vous en saurez sans doute plus long que moi, il n’y a donc pas lieu de vous en parler.(..) Ne mettez rien en l’air dans ma chambre. Livres et feuilles,laissez tout en place, autrement je ne retrouverai plus rien.  Quant à vous, tenez vous tranquille, n’allez pas demander conseil, n’écrivez à personne ; je m’en sortirai, vite et bien, tout seul. » 

Or Pavese ne s’en sortira ni vite ni bien.

Le 21 juin  : »Le plus pénible quand on est en prison, c’est qu’on n’a jamais rien à dire quand on écrit chez soi. »

Il avoue : » Le moral en baisse », « Je suis fatigué de la vie et je me demande si ça vaut la peine de venir au monde pour finir de cette façon. ».

« Tout le monde sait que je ne me suis jamais occupé de choses politiques »

Le 24 Juin 1935, il écrit furieux à Maria : »J’ai été interrogé,mais jusqu’ici, je ne sais rien de neuf.Il semble que certaines personnes,parmi mes connaissances, aient combiné entre elles qui sait quel micmac, et naturellement je suis pris dedans. Tout le monde sait que je ne me suis jamais occupé de choses politiques,mais, dans le cas présent, il semble que ce soit les choses politiques qui se soient occupés de moi. Enfin nous allons voir. »

Il se préoccupe beaucoup d’avoir des pipes neuves, de recevoir des livres, notamment des classiques grecs et latins , voudrait avoir un peu d’argent et du linge . Il s’inquiète surtout de l’avenir de son recueil de poèmes « Travailler fatigue » qu’il voudrait voir imprimé et publié le plus rapidement possible. Sa santé se détériore :« Je rêve de prendre des bains de mer et je les prends de sueur, ce qui me donne la nuit une espèce de toux catarrheuse ;pas vraiment de l’asthme, mais juste ce qu’il faut pour tenir éveillé et sentir passer le temps. »

Le 1er juillet, il peste contre ses amis qui, par leurs lettres,leurs engagements politiques, l’ont mis « dans un pétrin » : « Moi, je commence de grand matin à ruisseler de sueur et j’ai déjà le visage crevassé à force de m’essuyer(..) et tout cela parce que des connaissances ont eu à plaisir à faire les idiots et mettre de braves gens dans le pétrin. Si je sors, il y aura quelques os brisés,croyez-moi ! »

Il termine sa lettre par : »Je fais beaucoup de rêves, tous tendant à me convaincre que je suis à Turin, à me promener, en barque, ou dans la maison d’un ami, ou avec ma belle,mais déjà quelques instants avant de m’éveiller on dirait que je sens le poids des murs et des grilles,j’ouvre les yeux bel et bien convaincu de me trouver en prison comme la veille. Une chose étrange c’est qu’ici il n’y a pas de mouches. 

Assigné à trois ans de résidence forcée

« Chère Maria

Je ne sais pas si vous savez que je suis assigné à trois an de résidence forcée, je ne sais pas encore où.Je le saurai, je crois, et j’irai, dans une semaine.(..)Dis aux connaissances qui ont été relâchées que maintenant c’est à elles de me disculper,moi qui n’ai rien fait de plus que de les connaître. »(Rome 19 juillet 1935)

Le village de Brancaleone

Il arrive le 4 août à Brancaleone, en Calabre, menotté et encadré de deux carabiniers. Assigné à residence , Pavese n’a le droit,dans un premier temps, de correspondre qu’avec avec les membres de sa famille. Il doit se présenter chaque jour à la gendarmerie du village et ne peut sortir la nuit.Le voyage en chemin de fer est humiliant .

« Le voyage de deux jours avec les menottes et la valise, a été une entreprise de grand tourisme. Désormais le nom de notre famille est irrémédiablement compromis. La gare de Naples, la gare de Rome, j’ai traversé tout ça aux heures de pointe et il fallait voir comment les gens s’écartaient devant le sinistre trio. A Rome, une fillette va à la plage, demande à son père : « Papa, pourquoi ils ne font pas passer du courant électrique dans les menottes ? «  A Naples, j’y ai même été de ma petite chute sous la croix en dévalant sur les reins-avec menottes, valise et tout l’attirail- un escalier de la cour de la prison(…) Passé à Paestum en pleine nuit et donc même pas le plaisir de voir les temples grecs… Autres changements de train: à Sant’Eufemia et à Cantazaro .Un vrai plaisir. »

Brancaleone est un petit village de Calabre à l’extrême pointe de la botte italienne.

 »Je suis arrivé à Brancaleone le dimanche 4 dans l’après- midi et tous les habitants de la ville qui se promenaient devant la gare avaient l’air d’attendre le criminel qui, muni de menottes entre deux carabiniers, descendait d’un pas ferme, droit sur la mairie. Ici, j’ai trouvé des gens très accueillants. Des gens braves, habitués à pire, qui cherchent de toutes les manières à gagner ma sympathie et mon affection.(..)

On dit qu’ils sont sales par ici, c’est une légende. Ils sont cuits par le soleil. Les femmes se peignent dans la rue, mais en revanche, tout le monde se baigne.il y a beaucoup de cochons et les amphores se portent en équilibre sur la tête. »9 Aout 1935.

Pavese loge dans une maisonnette face à la mer.

« Ma chambre donne devant une petite cour, puis c’est le chemin de fer, puis la mer. Cinq ou six fois par jour(et la nuit) se renouvelle ainsi en moi la nostalgie, à suivre les trains qui passent. Complètement indifférent me laissent au contraire les vapeurs à l’horizon et la lune sur la mer avec toutes ses clartés qui me font penser uniquement au poisson frit. Tout ce que vous voudrez, la mer est une grande saloperie.(..) J’ai gardé dans mes poches certaines de mes poésies de cet hiver. L’une d’elles, intitulée Après, est ma seule compagne, car je ne pense à rien d’autre. Mais tout ça , vous, ça ne vous intéresse pas.

Saluez tout le monde. Je vous autorise à faire lire ma lettre aux amis. « 19 aout 1935.

Il demande sans cesse , du marc(grappa) ,du linge, de l’argent, un blaireau et surtout des bonnes pipes. Et surtout et d’abord des livres à sa sœur ou à son éditeur : » »Rappelle toi de toute façon que mes curiosités vont de l’exégèse biblique au roman policier, en passant par la poésie lyrique japonaise, les classiques italiens et les correspondances amoureuses. »

La pièce où il vécut à Brancaleone, reconstituée et devenue musée.

Il ne décolère pas d’avoir pris trois ans de résidence surveillée pour avoir rendu service à des amis,. Il écrit à Augusto Monti qui fut pendant trois ans son professeur d’italien , de latin et un modèle intellectuel.

»Comme je n’ai pas encore digéré ma rage et qu’elle augmente tous les jours, je manque de nécessaire détachement pour vous donner de mes nouvelles avec la sérénité voulue .

 Question d’aller, je ne vais pas très bien et j’irai plus mal encore au cours de l’hiver qu’on dit ici venteux, humide, rébarbatif. Vous savez comme je hais la mer ; j’aime nager mais le Pô faisait mieux mon affaire .» 11 septembre 1935.

UN SALE HIVER

Le 29 octobre 1935, il rédige une longue lettre à sa sœur Maria qui témoigne de sa lassitude et de son exaspération. «  Je me casse la tête à chercher quelles sont les petites choses que vous voulez savoir, et je ne les trouve pas.Les cafards?Je vous les ai écrits.Les sous?Je vous les ai écrits.Comment je mange?Je vous l’ai écrit. Combien je dépense par jour ? Je vous l’ai écrit. Ce que je fais toute la journée ? Je vous l’ai écrit. Combien de temps je compte rester?Je vous l’ai écrit. Si je dors ou non ? Je vous l’ai écrit.. »

Avec la venue du mauvais temps, le moral de Pavese baisse, d’autant que ses crises d’asthme se multiplient. « Ce qui me donne des douleurs d’estomac, c’est de me nourrir le soir avec des amuse-gueule(saucisson,châtaignes,pain et miel) et de me lever la nuit au froid pour faire de la fumée*.  »20 novembre 1935

*Il parle d’un poêle rudimentaire qui ressemble plutôt à un brasero.

« L ‘hiver a maintenant commencé sous forme de pluies, de vents torrentiels et d’humidités nocturnes qui pour mon asthme sont comme un nuage de poivre. Voilà qui est vraiment pénible car, le sommeil étant ici l’unique passe-temps qui n’exaspère pas, le sentir coupé toutes les nuits, multiplie par x la durée de l’exil(..) Je fais des poésie sans goût, et sans appétit et je m’aperçois que le métier de poète ne sert même pas à tuer le temps..()..) La mer est déjà antipathique l’été ,l ‘hiver, est vraiment innommable: au bord, toute jaune de sable remué ; au large, un vert tout tendre qui vous met en rage. Et dire que c’est celle d’Ulysse :j e vous laisse à penser les autres. »27 novembre 1935.

Battistina Tizzardo(dite Tina) , dont Pavese fut amoureux. Militante communiste arrêtée en 1927 et condamnée à un an de réclusion.

Il arrive parfois qu’une lettre de Pavese soit celle qu’il appelle « une lettre de sérénité ». En voici une :

« Les gens de ces parages ont un tact et une courtoisie qui souffrent une seule explication:ici, autrefois, la civilisation était grecque. Même les femmes qui, en me voyant étendu dans un champ comme un mort, s’écrient: »Este u’confinatu »,le font avec une telle cadence hellénique que je m’imagine être Ibycos et j’en suis content. Ibycos, si cela vous intéresse, est unn poète choral du VI° siècle avant J.-C. , né précisément ici dans le Reggino(..) Cela fait plaisir de lire la poésie grecque sur une terre où, à part les infiltrations médiévales, tout rappelle les temps où les jeunes filles plaisantaient leur amphore sur la tête et revenaient à la maison d’un pas aérien(..) Les couleurs de la campagne sont grecques.Roches jaunes et rouges ,vert clair des figuiers et des agaves, rose des oléandres et des géraniums, en bouquets partout, dans les champs et le long de la voie ferrée, et collines pelées brun-olive .»

Le 12 mars 1936,Pavese,livré à des humeurs en dents de scie, pète les plombs et malmène sa sœur Maria, qui se montre d’un dévouement admirable.

« Vous êtes une bande de jean-foutres.(..) Quand finirez-vous de faire comme si vous ne saviez pas que je demande des nouvelles,des nouvelles, des nouvelles, et une carte signée de d* ? Depuis un moi, tout ce que je demande, c’est ça.

Le confinement n’est rien.Ce sont ses parents qui obligent un homme à y laisser sa peau.

Je vous souhaite un bon chancre à tous. »

C’est sa dernière lettre de Brancaleone.

LIBÉRÉ !

Le 13 mars, Pavese obtient une remise de peine.Il l’avait demandée deux fois: une fois à Mussolini, l’autre fois au Ministère de la Justice.

Il arrive à Turin le 19 mars.Il aura passé plus de onze mois en détention et assigné à résidence. L’évènement littéraire peut-être le plus important de cette période douloureuse reste sans doute le début de la rédaction de son journal « Le métier de vivre ».

Photos signalétiques pour l’assignation à résidence.

Commencé le 6 octobre  1936 il tiendra ce journal jusqu’ au 18 août 1950. Il se suicidera le 27 dans une chambre de l’hôtel Roma à Turin. Dans ce journal , à la fois, lieu de confession et atelier de l ‘écrivain, Pavese analyse ses difficultés d’écrivain, ses mais ne cache rien de ses inquiétudes ses anxiétés,ses déceptions, sa mission de poète comme de prosateur, il ne cache pas combien sa célébrité soudaine l’encombre.Il analyse ses lectures, revient sans cesse vers son retour vers la Nature ,ces collines autour de Turin si importantes.Il interroge inlassablement le sens même de son « métier d’écrire » mais aussi expose à nu sa sexualité , ne cache rien de son masochisme,de ses déprimes, ni ce qu’il pense des amis, des femmes aimées, de son attachement viscéral aux collines (qui restent comme un paradis perdu)et aux personnages de son enfance qui hanteront son dernier texte « La lune et les feux ».

Il n’a caché qu’une chose à Maria :ce que lui inspire la guerre, la politique italienne; tout ceci consigné dans un « Carnet secret », dont la publication en…. 1990 a déclenché un malaise et pas mal de perplexité dans les journaux italiens car on y découvre des déclarations « nationalistes » ambiguës. De plus, il s’en prend aux intellectuels antifascistes comme des « femmelettes sans courage » exprime son amour de l’ordre et de la discipline en lien avec les allemands.. C’est d’autant plus étrange que Pavese prendra sa carte du Parti Communiste le 10 novembre 1945.Opportunisme  de sa part? Le cas est difficile à trancher . L’inscription au PCI de Pavese en novembre 1945 et ses engagements dans le « débat culturel » de l’époque ne semblent pas avoir été faciles pour lui. Alors qu’il était déjà très en vue de par sa fonction chez le grande éditeur Einaudi, son récit « Le camarade » publié en juin 1947 , sorte de gage donné aux Communistes, n’a pas désarmé ceux qui le contestaient à la direction du Parti et l’a rappelé à l’ordre.

*Lex extraits de lettres donnés viennent du volume « Lettres »-1924-1960 , éditions Gallimard, traductions de Gilbert Moget.

Par ailleurs, j’ai emprunté beaucoup d’informations dans le « Quarto » Gallimard , « Œuvres », volume riche, qui bénéficie de nouvelles traductions et une version non expurgée du « Métier de vivre » . Préface de Martin Rueff. Nombreuses photographies, notes et commentaires . Édition incontournable.

La terrasse de Ploubazlanec

1er Juin 2013

La marée monte. De la terrasse qui domine la baie de Paimpol le ruissellement d’eau devient gargouillis .Deux barques pourrissent sur des algues couvertes de mouches. Les toits d’ardoise brillent, ternissent, brillent à nouveau ; à onze heures, quand je m’assois pour lire le journal les lattes de bois du banc sont déjà tièdes. Soudain un coup de vent, les glycines essorées par les rafales puis le silence, l’immobilité, le recueillement, des mouvements si légers dans les feuillages comme une dilatation imperceptible du monde du jardin, les raisons d’être là, la lumière de la vie, tous les mouvements secrets du quartier sont perceptibles .

Dans ce pays breton, on se dit que le temps est toujours comme il faut, et qu’après un coup de vent on revit .

Le soir, le silence s’agrandit sur la baie et court en reflets le long des barques.Il y a alors le songe de ceux à qui on ne pensait plus depuis longtemps, ils reviennent fatigués, ces disparus de nos vies, ils se rapprochent, dans leur douloureux abandon, ils ont sauvé une part de notre jeunesse. Ensuite, il ne reste plus que l’alternance de la pluie et du soleil, ou bien la baie, quand la mer se retire , la baie ressemble à une rizière morte et un mince ruisseau en son milieu. Soudain, densité orageuse,insectes, un gros chat noir poussiéreux se faufile entre les hortensias.

2 juin.

Logé dans la spirale du temps, chauffé à blanc cette terrasse de plein midi tu dors ta vie. Avec la venue des nuées orageuses l’arrivée des amis(tous venus des métiers du théâtre) pour le dîner dans le chahut et les claquements de portières vient le moment qui précède les apparitions. Les pas des dieux en sandalette, si légers, sur le chemin, mais en plein milieu du dîner, il y a de lâches silences.. Ce qui s’éloigne, ce qui revient ce qui murmure, ce qui enfin réapparaît du creux de la nuit, quand les invités sont partis, c’est une odeur d’oreiller froissé , de cloison humide, de lumière du crépuscule gardée dans la chambre, et le bras de Constance chemine dans ton sommeil comme une étroite route de campagne trop blanche.

Un nouveau matin, encore un matin, encore un, la tasse de café ,le soleil soudain devient une tache claire diluée sur la tôle peinte en gros bleu de la table . Onze heures, le chat poussiéreux revient, une toile d’araignée dans les moustaches. Plus tard de rares lignes d’écume signalent les rochers sur la droite. apparaissent quelques nuages, ils s’éloignent et deviennent des fumées suspendues. Personne n’a aussi bien observé et décrit les nuages que Hugo à Guernesey..

Ce soir je relis « Une nouvelle histoire de Mouchette » de Bernanos. Impression que le monde qu’il décrit a disparu sur les routes de l’exode en Mai et Juin 40:les carrioles avec des matelas roulés, les cuvettes émaillées, les brocs, la huche à pain,la soupière, des napperons, c’était comme si ces pauvres gens jetés sur les routes n’étaient jamais revenus .Dans quel grenier du pays se sont-ils réfugiés pour ne jamais revenir ?

Je repense à ce prêtre défroqué qui n’allait plus à l’église, le dimanche il célébrait la messe sur une terrasse face à la mer.   Il étalait avec soin une nappe blanche sur une table assez longue, lissant le coton avec la paume de ses mains, il posait un verre à pied empli de vin de Bordeaux prenait un morceau de pain dans la corbeille, et le brandissait à des deux mains comme on élève une hostie.Il murmurait et priait. Un soir, l’eau sombre de la baie clapotait autour de lui,il ôta ses mocassins.

Derrière le treillis de bois peint en blanc, avec un peu de glycine entre les lattes, mince cloison qui me sépare de la maison voisine, j’entends le couple de vacanciers qui dînent, bavardent dans une sorte de mélodie paisible et familière puis l’un d’eux s’étrangle, hoquette, et fracas comme si un corps et une chaise tombaient, emportant la nappe avec la vaisselle dessus. Puis après un silence absolu, quelques débris de verre qui tintent, les voix reprennent, dans leur musique et leurs pépiements ordinaires.

Souvent, à midi, dans la pleine réverbération de la folle lumière sur les grandes dalles de la terrasse, je me dis : quel merveilleux théâtre antique devant la baie où la mer pétille, ce plein midi,cette flambée pour des Dieux sur toute l’étendue de la Baie.. Et nous sommes là ,avec notre paresse, avec notre petite table de tôle, des chaises pliantes, à remplir les mots croisés de Ouest-France, un plat de langoustines en inox posé sur le banc ; oui nous sommes des figurants cherchant un rôle venus par hasard devant cette baie de Paimpol, suspendus entre eau et ciel. Nous décortiquons les langoustines au milieu d’oiseaux gracieux dont les petites pattes crissent dans la gouttière.

Quand je relis ces notes , aujourd’hui 12 février 2024, je revois cette grande terrasse face à la mer. Pendant des après-midi entiers, de ma chaise longue, j’ai observé ce qui flambe : ce bleu pâle qui miroite dans la baie, et j’ai attendu dans cette semi somnolence des siestes ,La Vision. Esprit languissant, faisant semblant de lire Ouest-France, j’ai donc attendu qu’un cortège de Dieux et de Déesses surgissent des eaux de la baie et avancent en procession vers cette terrasse. Je les voyais venir de la substance même de la baie, dans leurs longs plis immaculés de linge blanc, venus tout droit d’un sanctuaire de l’Hellade! Leurs nobles invocations, sur ma terrasse j’en attendais moins des révélations sur l’éternel mystère de notre passage sur terre, que la libération d’une parole puissante, joyeuse, sacrée, qui dépasse les mornes infirmités de la langue de ma génération. J’attendais la mystérieuse délivrance d’une langue qui nous permettrait de nous arranger de la place que nous occupions sans aucune arrière-pensée ni amertume. Oui, une langue Autre qui soit vraiment celle des Dieux dans sa hauteur sacrée. Mais je n’avais que mes tendres invités débarqués vers sept heures du soir, et leurs bavardages farfelus et leurs souvenirs de théâtre et de coulisses, et le parfum vert des jeunes femmes qui arrivaient. Je me souviens de celle, assez garçonne, qui avait l’habitude de s’appuyer sur la treille comme si elle voulait s’épauler contre le vent et qui refusait de parler .

Je quittais cette terrasse, à la fin de chaque été, je fermais les volets de la maison un peu déçu que le miracle n’ait pas eu lieu.

De nouveau sur les routes bretonnes

Depuis quelques jours, l’air redevient doux dans cette Bretagne , les jours rallongent , les cafés replacent des tables en terrasse. Dans une allée, vers l’estuaire de la Rance, un mimosa gigantesque éclate de ses mouchetures d’un jaune acide. Je prends la voiture et file le long des routes bocagères qui mènent de Cancale à Dol et Combourg. Ces champs et ces plages sont dominées par un ciel léger, plus haut, large, avec quelques lignes entrecroisées, crayeuses, de long courriers qui forment une géométrie au crépuscule . Les champs , quelques vallons, une ligne de saules ou une allée de chênes coupent le paysage plat des marais .Des éclaircies sur la cathédrale de Dol. Talus ,clôtures, herbes, vagues, bêtes, bois, fermes isolées, fossés, abbaye, filent dans le rétroviseur…

Vers la Pointe du Grouin approchent des vagues lentes, calmes, régulières, d’un vert adouci, mais plus de grondements nocturnes, de blocs d’abîme, finies les grandes lessives d’écume qui se répandaient sur les digues , blanchissaient la côte et ses récifs.

Le vent qui soufflait des jours entiers est tombé . La nuit descend désormais avec lenteur sur ce paysage d’eau avec des petits remous. Le long hiver de grisaille s’éloigne.

Je redécouvre ça : ce monde pastoral, archaïque, immuable, paisible, universel, ce monde virgilien que j’avais oublié .Il redonne confiance, la vie, flux et reflux, fine allégresse du printemps qui revient et court sur les routes de campagne et nous ressaisit dans son cycle . « Tout est là »,je me répète bêtement, « tout est là, tout est donné ».