Mon frère Berti

Chaque matin, hiver comme été , après le petit-déjeuner Berti monte sur le toit terrasse de notre Ehpad Résidence d’automne . Il reste là ,jambes pendantes, à dessiner. Il savoure l’immobilité grise du quartier et la vague rumeur profonde qui monte de la circulation dans les rues comme si c’était le meilleur contrepoint du silence.

Sous des nuages bas, au loin , la gare de triage, son tracé géométrique et les lignes des convois d’un brun rouille . Quand le vent souffle de l’ouest on entend le lent crissement des trains qui ralentissent. En ce mois de mars,dans la rue, six étages plus bas, quelques baraques foraines et l’une d’elles -celle qui vend des gaufres- présente une haute façade ornée d’un gigantesque pharaon.

Ce matin, il dessine avec une précision photographique le quadrilatère formé par le Collège voisin. Je sais que cette activité lui permet d’oublier qu’il est malheureux depuis six ans car il n’a pu s’habituer à l’absence de la chaleur du corps de sa femme.

Depuis quelque temps, son dos s’arrondit, et quand il ne se rase pas, il a vraiment l’air d’un petit vieux, surtout quand il allume une cigarette de sa main tremblante. Ses crises d’asthme et ses insomnies le fatiguent.

-Pourquoi est-ce que tu vas toujours t’installer à la table de cette femme qui ne cesse de se plaindre de tout?

-Irina . Elle a un nom.

-Elle te plaît ?

-Elle a une voix rauque que j’aime bien. Et puis elle est désemparée par cette ambiance de clinique, avec ces infirmières qu’on croise.Alors je la distrais

-Elle radote .

– Son visage est très beau ,comme protégé du temps.

Une pluie légère brillait vers de la gare de triage.

-Elle se maquille,c’est tout.

-Elle a une manière de traîner sur les fins de phrase qui me plaît.

-Tu es amoureux ?

-Non.

– Vous parlez religion,évidemment.

– Tous les deux nous aimons Rome et le Vatican, et tout particulièrement l’église Santa Maria Aracoeli. Elle m’a fait remarquer qu’on marche sur des dalles qui sont en fait des tombeaux. Ce sont des gisants endormis.

-Tu as trouvé quelqu’un d’aussi morbide que toi.

Santa Maria Aracoeli à Rome

– Tu as tort de dire ça. On parle aussi des fontaines et de la Contre Réforme. Elle a été prof de latin . Tu vois,parler des fontaines de Rome au petit-déjeuner avec elle, j’aime .

Il ajouta :

-Elle sait qu’elle va bientôt s’endormir. Elle est malade.

Ce que j’aime en elle, c’est qu’elle a une beauté paisible, presque une indifférence.

-Quand tu parles d’elle tu as les oreilles qui rougissent.

J’ajoutai :

-Nous aussi, on va bientôt s’endormir.

-Ce matin, elle m’a parlé de la parousie.

-Je ne sais pas ce que c’est la parousie.Je ne suis pas aussi cultivé que toi.

-Regarde sur ton portable.

Je sortis mon portable et tapai « Parousie » .

Je lus :

-Second avènement du Christ glorieux. 

Je fermai mon portable d’un coup sec .

-Pourquoi ils écrivent « glorieux » ?

Berti se pencha dangereusement pour regarder sept étages plus bas, une camionnette blanche qui manœuvrait mal pour se garer.

-Voilà le linge. Livraison de notre linge. Ah oui, c’est lundi.

-La parousie..Vraiment, dans ton église catholique, on échappe à toutes les lois physiques et naturelles. La parousie ! Elle a de l’imagination ta religion catholique.

Il me coupa :

-Il faut être un vrai croyant pour comprendre ça.Tais toi. Ça te concerne pas.

Je sortis mon paquet de Benson et fumai.

-Ce que je comprends c’est que ton Dieu ,Berti, tolère mal que nous soyons heureux.

Berti clignait des paupières, absorbé dans son dessin de plus en plus charbonneux.

J’eus une bouffée de tendresse pour lui. Il me parut soudain si vulnérable avec une épaule plus haute que l’autre et sa manière d’incliner la tête quand je mettais en doute la fermeté de ses convictions religieuses. .Je le revoyais quand à douze ans, il essayait de m’inculquer avec tant de patience la position correcte des mains pour jouer du piano. Lui était excellent. Ses grandes mains virevoltaient sur le clavier d’ivoire jauni pour jouer si bien Liszt.

Depuis quarante ans , la religion nous sépare. Il me casse les pieds avec « la superbe liberté qui animait Notre Seigneur ». Sa certitude absolue que tous nos actes sont évalués et que nous demeurons sous les yeux de Dieu dans nos moindres actes-même cirer ses chaussures ?- franchement ça me dépasse.

Longtemps, Berti a essayé de me faire lire les Evangiles (surtout Saint Jean) pour me faire sentir le mélange de délicatesse et de fermeté quand Jésus s’adresse à ses apôtres. Je le taquinais sur le fait que les apôtres le sollicitaient avec une insistance déplacée pour que Jésus commençât par un ou deux miracles avant de haranguer les gens d’un village, un peu comme un bonimenteur de supermarché sort une colombe de sa manche pour ébahir l’assistance et mieux vendre un presse-purée.Je trouvai aussi que Jésus manifestait un intérêt bien ambigu pour les femmes pécheresses.

Je me demandais pourquoi et dans quelles circonstances s’était il mis à croire en Dieu ?

-Quand est-ce que tu t’es converti ? Tu as eu une illumination ? En regardant un match de basket ? Tu t’es senti abandonné  un soir ? Tu es tombé à genoux au milieu de la rue ? Tu t’es mis à pleurer de joie comme Pascal ? T’as rencontré un prêtre,une garce ?

-Regarde autour de toi, ce calme, cette ville, cette bande de nuages qui flotte et cache le soleil, et l’eau qui scintille dans cette citerne, c’est le terrain de Dieu. Il n’a aucune limite et les scientifiques sont bien embêtés.

-Tu plaisantes ?

–Je ne plaisante pas.

-Mais quand cette Foi t’es tombée dessus ?

-En 1956,quand nos parents ont vendu le pavillon de l’avenue Paul Doumer pour se mettre dans un appartement au centre-ville.

Il soupira :

-Nos parents ont péché contre Dieu ce jour là.

-Comment peux tu dire des trucs pareils ?Il n’y a rien de logique en toi.

– La Foi n’est pas raisonnable. Tu le sais, tu es malheureux . Le parfum de nos vies a changé quand nous avons déménagé. Tu le sais très bien mon petit frère.Ton arrogance ironique n’arrive pas à cacher ta faiblesse.

-Comment peux tu croire Berti ? Sérieusement ? Dis lmoi une seule fois que tu as un doute..

-Parlons d’autre chose.

Berti reprit :

-Regarde ce que deviennent nos corps. Le mien se délabre plus vite que le tien. Mais regarde ton cou qui pendouille. Tu vas mourir. Je prie pour toi.La proximité de la mort ne te fait pas réfléchir ? Notre corps,depuis le berceau, oscille entre deux abîmes et ça ne t’interroge pas ?
-Non Berti. je sais que je finirai poignée de cendres.

J’ajoutai :

-Je veux qu’on m’incinère.Et qu’on disperse mes cendres.

– De la cendre ?Comme un mégot.Tu ne te considères pas plus qu’un mégot ?

-Je t’en prie.

-Je dis la vérité. Tu ne te sens pas plus qu’un mégot ? Tu ne crois pas à la Résurrection des corps ?Ça ne te pose pas de question ,les motifs de notre présence sur Terre?Tu ne réfléchis pas à ça ? Ça ne te fait rien de nager en plein vide spirituel ? Tu ne crois même pas en toi. Comment tu arrives à vivre comme ça ? Ça te suffit d’aller te poivrer chaque matin à onze heures avec du mauvais rosé en parlant du prix de l’essence avec un employé de mairie et un prof de gym à la retraite qui fait son tiercé ? Au fond d’un bistro crasseux ? Ça te suffit ?

-Oui.

-Je crois en Jésus Christ.

-Ça ne t’a pas empêché d’abandonner ta famille pendant plusieurs mois pour une retraite religieuse qui a foiré..

-Paul aussi fut un grand pécheur.

Il ajouta :

-Dieu ne nous aime pas parce que nous sommes bien et que nous faisons tout bien , mais pour que nous devenions meilleurs. Il nous sait pécheurs. Il nous aime comme ça.

-Mon pauvre Berti,épargne moi ton baratin. Comme si tu étais l’entraîneur d’une équipe gagnante. Et, en plus, tu me méprises.Mégot.Je ne sus pas un mégot.

Il me semblait que la Foi de Berti lui donnait un sentiment hypertrophié de son ego. Bien que nous partagions la même chambre et le même lavabo il se sentait meilleur que moi.

La pluie commença à nous atteindre. Berti fut pris d’une quinte de toux et descendit dans le salon Myosotis, là où les pensionnaires jouent au scrabble en écoutant Jean Sablon.

Berti ayant quitté le toit terrasse, je regardai l’endroit où il s’était assis, avec le Ouest-France froissé ayant gardé la forme incurvée de ses fesses. Je notai que le rebord de ciment humide et moussu gardait un minuscule bouton de nacre, sans doute de son col de chemise . Tout en bas ,dans le vertige de l’air limpide, la vie du quartier poursuivait son irréelle familiarité. J’étais surpris tout à coup du calme de la matinée , comme un terrain de foot soudain vide après un match enfiévré.

Mon cœur battit à la pensée qu’un jour , Berti sera seul, ou bien ce sera moi. Je n’arrive pas à voir cette Terre promise qui lui donne parfois un air béat d’intimité radieuse. Moi je n’ aperçois que le froid des étoiles chaque soir. Parfois m’effleure la pensée qu’une sagesse divine existe quelque part, qui sait.

Mon frère Berti mourut dans son sommeil, sans le moindre soupir, à mes côtés ,le 6 janvier dernier. Je lui ai posé sa Bible sur l’oreiller. Irina l’embrassa sur le front.

Je reviens souvent me réfugier sur le toit-terrasse, là où nous discutions. Je lui parle. A onze heures tapantes je vais dans mon bistro crade boire u mauvais rosé avec le prof de gym à la retraite.Il est devenu obsédé par les appareils ménagers qui tombent en panne. Je me dis que la foi de mon frère ressemblait à une belle charpente de bois ,odoriférante et robuste, sentant encore la foret, et que l’usure du temps n’attaque pas. Et cette charpente l’a protégé . Quelle chance. Elle lui a caché le vide abyssal et noir dans lequel patauge notre humanité oublieuse, assaillie de brutalité à chaque génération.

Au fond, je l’envie.

Dans le maquis surréaliste des blogs

Le Net propose des centaines de blogs et des milliers de commentaires. Chaque jour, comme les marées d’équinoxe, l’intelligence éphémère de l’humain s’y répand et s’y étale en mille réseaux d’opinions, de conseils, de revendications. Désordre d’une conversation surréaliste qui dérive loin du sujet principal proposé par le taulier.

Le blog littéraire- déversoir de jugements à l’emporte-pièce, ou savant plaidoyers pour jugements nuancé- publie presque tout, accueille presque tout .Il peut être chambre d’enregistrement de débats, ou nettoyage par le vide, salon mondain ou assommoir, bistrot de quartier ou buffet de gare pour romans du même nom… Les blogs littéraires défient le bon gout et la politessede la Culture académique. Il se métamorphose en une foire d’empoigne, en piste de clowns, en débats d’érudits hargneux, vire acte d’accusation, se fait ring pour mauvais coucheurs , ou serre pour Narcisses. La République de Livres de Pierre Assouline est excellent dans cette catégorie, car il y mêle aussi de fins lettrés, des universitaires vivant à l’étranger, des journalistes historiens, des ombrageux orageux, des solitaires, des dingos du passé,desinfatigables fournisseurs d’anecdotes oubliées dans les sables du temps, des vrais cinéphiles,des Fouquier-Tinville, des Savonarole, des batifoleuses du dimanche , des déchireurs d’illusions,des abbés, quelques modérés sympas, et même des érudits calmes.

Un vrai bon blog se doit d’encourager de vrais forbans qui prennent les romans à l’abordage, de militants de Gauche ou de Droite de mauvaise foi. Il doit attirer des exilés du bout du monde, des érudits qui connaissent leur Laurent Sterne sur le bout des doigts. Il faut des dialecticiens ,des blagueurs du fond de court, un cocktail de mélancoliques et de furieux, d’anonymes et de célèbres., de laconiques et de bavards, des manichéens et quelques Diafoirus, beaucoup d’enthousiastes et quelques culs serrés.

Un vrai blog vit avec des roueries, des exaltations, des redites, des prêcheurs et prêcheuses, une bonne dose de nihilisme clair et net, réunions de nocturnes et des diurnes,de dames de cœur et d’as de pique; il y a ceux qui mordent à pleins crocs et de souples félins qui griffent avec affabilité. Le machiste rencontre la pétroleuse féministe et tout ça fait d’excellents blogueurs.. Si votre blog devient plan plancomme une Mer de tranquillité pour rares initiés (ce qui guetteparfois le mien) c’est foutu.

Donc réjouissons nous que dans ce déversoir des exaltés côtoient des incrédules ou des forçats de Wikipedia remplissent toutes les cases des savoirs et techniques sans rien y comprendre. Blog carrefour avec des timides qui heurtent des fanfarons, des enthousiastes qui percutent des blasés, des astrologues et prophètes de malheur qui ne découragent pas les éternels optimistes. On se réjouit des commérages, de ceux qui trahissent la confiance d’un autre blogueur, tandis que la manie de railler se propage comme un virus sur des pages entières de commentaires et gangrènent pendant des semaines, les meilleurs blogs. De la féministe furieuse au paillard, du diariste glacial au charlatan philosophique, de l’épistolier sentimental, à l’obsédé de l’endive,  du latiniste sourcilleux ou au blablateur cynique, du thésard obsédé par la part d’occultisme dans les poèmes de Nerval au dernier marxiste léniniste tous forment une danse ,une sarabande, une foire de bonimenteurs exaltés ,une réunion de pédagogues anonymes, on tient en la grande parlerie surréaliste , halluciné, comique, qui emplit de joie et de fracas l’ennui des matinées d’hiver.

Si de grands fréquenteurs de bibliothèques passent de la poésie chinoise à la Bible du roi Jacques ou des stèles de Segalen au Satires de Juvénal ou aux « Choses vues » de Victor Hugo, c’est le paradis! Si c’est un auteur frustré qui refile ses pages refusées, la rigolade n’est pas loin. Bénissons là mes frères. Le blogueur, obsessionnel avec ses questions inattendues , déréglant et désorientant les bavardages familiers est aussi à préserver, sorte de stylite dans son désert.

Le bon blog charrie tout . On déterre souvent des ensevelis, promenade au clair des lune parmi les oubliés des dictionnaires…Que certains prennent un blog pour une abbaye et prient à genoux, sur des dalles froides c’est momentanément fascinant. Enfin .Torrent certains jours, ruisseaux en plein asséchements à d’autres jours. Blog carnet de voyage, blog déclarations d’amour, substitut du divan de psychanalyste, recettes de cuisine ou blog cinéphilique, blog brèves de comptoir, tout se mêle, se tisse, s’enchevêtre, se chevauche pour produire quelque chose de curieusement irréel dans ce mouvement brownien de construction destruction. Le robinet à opinions coule jour et nuit. Tribune pour accusateurs publics, tour de Babel, Samu social, parking de solitaires, bureau des légendes, comité de lecture improvisé ,salon des refusés, catharsis, debriefing, intuitions soudaines, blagues idiotes, délivrance libidinale, confessionnal ouvert de nuit comme de jour, c’est aussi un trottoir roulant où se croisent rationalistes et lyriques, mystiques ou ironistes, universitaires imbus de leur savoir et naïfs sympas, mondains ou rustiques, misanthropes ou charmeurs, sarcastiques ou crédules, féroces ou compatissants. Des milliers de « moi-je » forment une cacophonie burlesque, un laboratoire d’ invectives, un miroir de notre époque brisé en mille morceaux qui forme illuminations, escapades, et reflets si étonnants de ce que nous sommes vraiment. En tout cas , prions mes frères, pour que les blogs littéraires survivent.

Prions pour que le foutoir continue et prospère.. Préservons ce bal masqué gigantesque, infini, enfiévré , coloré, endiablé , on peut s’y mêler sans carton d’invitation, s’inventer des passés, des avenirs, du présent, s’ entre-dévorer , se repérer, se réparer, se marrer, se délivrer, déclarer ses amours dans la clandestinité. Quel grand restaurant ,quelle cantine chahuteuse, à une époque ou les lourds médias font assaut de conformisme et de façonnement industriel des esprits, je savoure ma propre contribution car elle ressemble à un une virgule d’un rouge vif au sein de l’amer train, du monde , comme un dessin d’enfant coloré sur l’uniformité grise des malheurs de la planète. En tapant sur le clavier comme les paroles d’une chanson sifflée sur un chantier. Vite écrit, mais pas si vite oublié.

Pensionnat

Je suis de nouveau sur la plage de Langrune, seul devant la route noire, en face , les villas trouées de Juno Beach. Mer grise monotone.

Ton enfance ne passe pas. Sales souvenirs de pension . Des années à regarder un coin de préau sous l’averse, et derrière une mauvaise clôture, le jardin du proviseur en friche, en débâcle de terre boueuse, et sur la gauche, la cour goudronnée pour les leçons de gymnastique. Molle et coulante emprise de l’ennui à regarder la pluie dévaster les champs maigres qui cernent la ville d’Argentan.Impers mouillés, chahuts dans les escaliers, regarder les filles devient une humiliation,odeurs de Gauloises écrasées. Ça tousse beaucoup la nuit. Semelles de crêpes du pion , distraction dans la grammaire allemande avec le Faust de Goethe et son chapeau à plumes, et une partition de Liszt sur l’ivoire jauni d’un piano. Les vents assiègent tous les couloirs .Le dimanche interminable disloque le cœur. Quand les filles jouent au basket, les garçons ricanent devant ces cuisses d’un rose irrité  par le froid; l’épaule nue d’une collégienne entrevue te reste comme une fièvre qui ne te quittera jamais plus. Et cependant toutes les filles te semblent dolentes et gratteuses de copies effrénées.

Certains matins de printemps les moineaux pépient dans la gouttière, des amis. Tu dessines avec l’ongle des bites et des cœurs sur la couverture kaki de ton lit. Vue de l’infirmerie, au dernier étage, la ville entière et sa gare de triage forme comme une rade au soleil l’été.. L’eau tremble dans un verger. Même en pleine nuit, la porte cochère s’imbibe d’une sale lumière qui fait briller des tornades de pluie. La liberté est de l’autre côté du portail. Infranchissable , obsédante .De l’autre côté il doit y avoir des forêts avec des femmes fraîches lascives, prêtes à toutes les folies. Elles doivent être espagnoles. Les hommes puent dans leurs costumes croisés.

Les adultes dehors dans les rues ?Ils ont pas l’air de profiter de l’oxygène pur de leur liberté.., ont même souvent l’air de s’embêter en montant dans leur Aronde ou leur 4chevaux..Vus d’une salle de classe, ils passent et défilent par tous les temps  des silhouettes bizarres… un peu des automates… un peu Tartuffe qui se saluent sur les trottoirs d’un coup de chapeau .. C’est aussi stupéfiant que l’eau glaciale pour se laver chaque matin autour des vasques.

Au delà des hautes vitres du ciroir des toits fument. Dans le vide carrelé de la salle d’eau tu comptes ces années poisseuses :contingent,Guy Mollet, guerre d’Algérie, en examinant tes bras maigres et la curieuse petite étoile de peau froissée d’un vaccin.   Les filles s’appellent Danièle, c’est formidable, elles portent des jupes écossaises bien repassées et sont intouchables et si bien lavées,éduquées, souriantes. . Les mains collées entre tes genoux, tu regardes ton ombre dans la faïence du lavabo et tu ne te reconnais pas.

La gelée blanche le long des talus demeure ta compagne du jeudi. Dans les classes désertes , tu griffonnes sur un carnet, tu tires en douce sur ta Gauloise et écrases le mégot dans un couvercle de boite de cirage . Même le dictionnaire Gaffiot devient ton copain, sa couverture sent la toile de sac à pommes de terre. Tirelire rouge de vieux romans au cuir grenu. C’est à la lisière d’un bois, que tu feuillettes un album volé dans le bureau du proviseur avec des photos d’hommes-squelettes en pyjama rayé qui te fixent. Tu es adossé contre un arbre, tu ne comprends pas, tu n’y crois pas. .Le monde reste un secret. T’apprends le soir même que ton grand frère est fiancé à une bretonne, tu te demandes si elle a des taches de rousseur, ton rêve.

Toutes ces années humides dans un dortoir perdu, avec le vent, te construisent le sentiment de t’être trompé de pays, de famille, de siècle, et d’être ,jour après nuit, réduit à une matière sans âge, blême, un engrais humain. Tu t’abrites la nuit à bavarder dans le ciroir avec le grand Lannuzel, ton grand Meaulnes, nous restons au milieu de la nuit, à aligner sur un banc ces boites de cirage et à les chauffer jusqu’à ce que les flammes bleues montent le long des hauts murs lisses du dortoir. Tu rêves d’un brasier, d’une immense rigolade, d’un tas de cendres. Dans le Lagarde et Michard tu cherches « La gloire du soleil sur la mer violette

La gloire des cités dans le soleil couchant ».

Et tu te dis: les poètes sont de foutus menteurs.

Un ami revient des sports d’hiver et tu humes les manches de son blouson de daim comme si les paillettes et la poudre de neige pouvaient encore y scintiller.

Ne regarde plus jamais une photo de classe.

Une lettre de Flaubert pour le Nouvel An

D’abord, meilleurs vœux à mes fidèles lecteurs pour 2024.

Voici un extrait de lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet. Elle date du lundi 2 janvier 1854, fut rédigée à une heure du matin. Flaubert a 33 ans, mais il en parait dix de plus selon les témoins de l’époque Voilà deux ans qu’il a commencé à rédiger « Madame Bovary ».Il retrouve parfois sa maîtresse Louise Colet à Paris ou à Mantes. Liaison amoureuse difficile. 1854 sera l’année de sa rupture définitive avec Louise Colet. Flaubert achèvera Madame Bovary » en 1856. Louise se consolera avec Alfred de Vigny.

  • « …À propos des hommes, permets moi de te citer de suite, de peur que je ne les oublie, deux petites aimables anecdotes. Premier fait : on a exposé à la morgue, à Rouen, un homme qui s’est noyé avec ses deux enfants attachés à la ceinture. La misère ici est atroce, des bandes de pauvres commencent à courir la campagne, les nuits. On a tué à Saint-Georges, à une lieue d’ici, un gendarme. Les bons paysans commencent à trembler dans leur peau. S’ils sont un peu secoués, cela ne me fera pas pleurer. Cette caste ne mérite aucune pitié ; tous les vices et toutes les férocités l’emplissent. Mais passons.
  • 2e fait, et qui démontre comme quoi les hommes sont frères. On a exécuté ces jours-ci, à Provins, un jeune homme qui avait assassiné un bourgeois, et une bourgeoise, puis violé la servante sur place, et bu toute la cave. Or, pour voir guillotiner cet excentrique, il est arrivé dans Provins, dès la veille, plus de dix mille gens de la campagne. Comme les auberges n’étaient pas suffisantes, beaucoup ont passé la nuit dehors et ont couché dans la neige. L’affluence était telle que le pain a manqué. Ô suffrage universel ! Ô sophistes ! Ô charlatans ! Déclamez donc contre les gladiateurs et parlez-moi du Progrès ! Moralisez ! Faites des lois, des plans ! Réformez-moi la bête féroce. Quand même vous auriez arraché les canines du tigre, et qu’il ne pourrait plus manger que de la bouillie, il lui restera toujours son cœur de carnassier ! Et ainsi le cannibale perce sous le bourgeron populaire, comme le crâne du Caraïbe sous le bonnet de soie noire du bourgeois. Qu’est-ce que tout cela nous fout ? Faisons notre devoir, nous autres ; que la Providence fasse le sien ! Tu me dis que rien bientôt ne pourra plus t’arracher de larmes. Tant mieux, car rien n’en mérite, si ce n’est des larmes de rire, « pour ce que le rire est le propre de l’homme ».
  •  Bouilhet me paraît très content de la Sylphide. [Ils s’accouplent avec véhémence.] Il est du reste peu exalté, c’est comme ça qu’il faut être. Laissez l’exaltation à l’élément musculaire et charnel, afin que l’intellectuel soit toujours serein. Les passions, pour l’artiste, doivent être l’accompagnement de la vie. L’art en est le chant. Mais si les notes d’en bas montent sur la mélodie, tout s’embrouille.
  • Aussi moi, gardant chaque chose à sa place, je vis par casiers, j’ai des tiroirs, je suis plein de compartiments comme une bonne malle de voyage, et ficelé en dessus, sanglé à triple étrivière. –
  • Maintenant je pose ton doigt à une place secrète, ta pensée sur un coin caché, et qui est plein de toi-même, et je vais m’endormir avec ton image et en t’envoyant mille baisers.
  • À toi. Ton G.
Pages manuscrites de « Madame Bovary »