Chaque matin, hiver comme été , après le petit-déjeuner Berti monte sur le toit terrasse de notre Ehpad Résidence d’automne . Il reste là ,jambes pendantes, à dessiner. Il savoure l’immobilité grise du quartier et la vague rumeur profonde qui monte de la circulation dans les rues comme si c’était le meilleur contrepoint du silence.
Sous des nuages bas, au loin , la gare de triage, son tracé géométrique et les lignes des convois d’un brun rouille . Quand le vent souffle de l’ouest on entend le lent crissement des trains qui ralentissent. En ce mois de mars,dans la rue, six étages plus bas, quelques baraques foraines et l’une d’elles -celle qui vend des gaufres- présente une haute façade ornée d’un gigantesque pharaon.
Ce matin, il dessine avec une précision photographique le quadrilatère formé par le Collège voisin. Je sais que cette activité lui permet d’oublier qu’il est malheureux depuis six ans car il n’a pu s’habituer à l’absence de la chaleur du corps de sa femme.
Depuis quelque temps, son dos s’arrondit, et quand il ne se rase pas, il a vraiment l’air d’un petit vieux, surtout quand il allume une cigarette de sa main tremblante. Ses crises d’asthme et ses insomnies le fatiguent.

-Pourquoi est-ce que tu vas toujours t’installer à la table de cette femme qui ne cesse de se plaindre de tout?
-Irina . Elle a un nom.
-Elle te plaît ?
-Elle a une voix rauque que j’aime bien. Et puis elle est désemparée par cette ambiance de clinique, avec ces infirmières qu’on croise.Alors je la distrais
-Elle radote .
– Son visage est très beau ,comme protégé du temps.
Une pluie légère brillait vers de la gare de triage.
-Elle se maquille,c’est tout.
-Elle a une manière de traîner sur les fins de phrase qui me plaît.
-Tu es amoureux ?
-Non.
– Vous parlez religion,évidemment.
– Tous les deux nous aimons Rome et le Vatican, et tout particulièrement l’église Santa Maria Aracoeli. Elle m’a fait remarquer qu’on marche sur des dalles qui sont en fait des tombeaux. Ce sont des gisants endormis.
-Tu as trouvé quelqu’un d’aussi morbide que toi.

– Tu as tort de dire ça. On parle aussi des fontaines et de la Contre Réforme. Elle a été prof de latin . Tu vois,parler des fontaines de Rome au petit-déjeuner avec elle, j’aime .
Il ajouta :
-Elle sait qu’elle va bientôt s’endormir. Elle est malade.
Ce que j’aime en elle, c’est qu’elle a une beauté paisible, presque une indifférence.
-Quand tu parles d’elle tu as les oreilles qui rougissent.
J’ajoutai :
-Nous aussi, on va bientôt s’endormir.
-Ce matin, elle m’a parlé de la parousie.
-Je ne sais pas ce que c’est la parousie.Je ne suis pas aussi cultivé que toi.
-Regarde sur ton portable.
Je sortis mon portable et tapai « Parousie » .
Je lus :
-Second avènement du Christ glorieux.
Je fermai mon portable d’un coup sec .
-Pourquoi ils écrivent « glorieux » ?
Berti se pencha dangereusement pour regarder sept étages plus bas, une camionnette blanche qui manœuvrait mal pour se garer.
-Voilà le linge. Livraison de notre linge. Ah oui, c’est lundi.
-La parousie..Vraiment, dans ton église catholique, on échappe à toutes les lois physiques et naturelles. La parousie ! Elle a de l’imagination ta religion catholique.
Il me coupa :
-Il faut être un vrai croyant pour comprendre ça.Tais toi. Ça te concerne pas.
Je sortis mon paquet de Benson et fumai.
-Ce que je comprends c’est que ton Dieu ,Berti, tolère mal que nous soyons heureux.
Berti clignait des paupières, absorbé dans son dessin de plus en plus charbonneux.
J’eus une bouffée de tendresse pour lui. Il me parut soudain si vulnérable avec une épaule plus haute que l’autre et sa manière d’incliner la tête quand je mettais en doute la fermeté de ses convictions religieuses. .Je le revoyais quand à douze ans, il essayait de m’inculquer avec tant de patience la position correcte des mains pour jouer du piano. Lui était excellent. Ses grandes mains virevoltaient sur le clavier d’ivoire jauni pour jouer si bien Liszt.
Depuis quarante ans , la religion nous sépare. Il me casse les pieds avec « la superbe liberté qui animait Notre Seigneur ». Sa certitude absolue que tous nos actes sont évalués et que nous demeurons sous les yeux de Dieu dans nos moindres actes-même cirer ses chaussures ?- franchement ça me dépasse.
Longtemps, Berti a essayé de me faire lire les Evangiles (surtout Saint Jean) pour me faire sentir le mélange de délicatesse et de fermeté quand Jésus s’adresse à ses apôtres. Je le taquinais sur le fait que les apôtres le sollicitaient avec une insistance déplacée pour que Jésus commençât par un ou deux miracles avant de haranguer les gens d’un village, un peu comme un bonimenteur de supermarché sort une colombe de sa manche pour ébahir l’assistance et mieux vendre un presse-purée.Je trouvai aussi que Jésus manifestait un intérêt bien ambigu pour les femmes pécheresses.
Je me demandais pourquoi et dans quelles circonstances s’était il mis à croire en Dieu ?
-Quand est-ce que tu t’es converti ? Tu as eu une illumination ? En regardant un match de basket ? Tu t’es senti abandonné un soir ? Tu es tombé à genoux au milieu de la rue ? Tu t’es mis à pleurer de joie comme Pascal ? T’as rencontré un prêtre,une garce ?
-Regarde autour de toi, ce calme, cette ville, cette bande de nuages qui flotte et cache le soleil, et l’eau qui scintille dans cette citerne, c’est le terrain de Dieu. Il n’a aucune limite et les scientifiques sont bien embêtés.
-Tu plaisantes ?
–Je ne plaisante pas.
-Mais quand cette Foi t’es tombée dessus ?
-En 1956,quand nos parents ont vendu le pavillon de l’avenue Paul Doumer pour se mettre dans un appartement au centre-ville.
Il soupira :
-Nos parents ont péché contre Dieu ce jour là.
-Comment peux tu dire des trucs pareils ?Il n’y a rien de logique en toi.
– La Foi n’est pas raisonnable. Tu le sais, tu es malheureux . Le parfum de nos vies a changé quand nous avons déménagé. Tu le sais très bien mon petit frère.Ton arrogance ironique n’arrive pas à cacher ta faiblesse.
-Comment peux tu croire Berti ? Sérieusement ? Dis lmoi une seule fois que tu as un doute..
-Parlons d’autre chose.
Berti reprit :
-Regarde ce que deviennent nos corps. Le mien se délabre plus vite que le tien. Mais regarde ton cou qui pendouille. Tu vas mourir. Je prie pour toi.La proximité de la mort ne te fait pas réfléchir ? Notre corps,depuis le berceau, oscille entre deux abîmes et ça ne t’interroge pas ?
-Non Berti. je sais que je finirai poignée de cendres.
J’ajoutai :
-Je veux qu’on m’incinère.Et qu’on disperse mes cendres.
– De la cendre ?Comme un mégot.Tu ne te considères pas plus qu’un mégot ?
-Je t’en prie.
-Je dis la vérité. Tu ne te sens pas plus qu’un mégot ? Tu ne crois pas à la Résurrection des corps ?Ça ne te pose pas de question ,les motifs de notre présence sur Terre?Tu ne réfléchis pas à ça ? Ça ne te fait rien de nager en plein vide spirituel ? Tu ne crois même pas en toi. Comment tu arrives à vivre comme ça ? Ça te suffit d’aller te poivrer chaque matin à onze heures avec du mauvais rosé en parlant du prix de l’essence avec un employé de mairie et un prof de gym à la retraite qui fait son tiercé ? Au fond d’un bistro crasseux ? Ça te suffit ?
-Oui.
-Je crois en Jésus Christ.
-Ça ne t’a pas empêché d’abandonner ta famille pendant plusieurs mois pour une retraite religieuse qui a foiré..
-Paul aussi fut un grand pécheur.
Il ajouta :
-Dieu ne nous aime pas parce que nous sommes bien et que nous faisons tout bien , mais pour que nous devenions meilleurs. Il nous sait pécheurs. Il nous aime comme ça.
-Mon pauvre Berti,épargne moi ton baratin. Comme si tu étais l’entraîneur d’une équipe gagnante. Et, en plus, tu me méprises.Mégot.Je ne sus pas un mégot.
Il me semblait que la Foi de Berti lui donnait un sentiment hypertrophié de son ego. Bien que nous partagions la même chambre et le même lavabo il se sentait meilleur que moi.
La pluie commença à nous atteindre. Berti fut pris d’une quinte de toux et descendit dans le salon Myosotis, là où les pensionnaires jouent au scrabble en écoutant Jean Sablon.
Berti ayant quitté le toit terrasse, je regardai l’endroit où il s’était assis, avec le Ouest-France froissé ayant gardé la forme incurvée de ses fesses. Je notai que le rebord de ciment humide et moussu gardait un minuscule bouton de nacre, sans doute de son col de chemise . Tout en bas ,dans le vertige de l’air limpide, la vie du quartier poursuivait son irréelle familiarité. J’étais surpris tout à coup du calme de la matinée , comme un terrain de foot soudain vide après un match enfiévré.
Mon cœur battit à la pensée qu’un jour , Berti sera seul, ou bien ce sera moi. Je n’arrive pas à voir cette Terre promise qui lui donne parfois un air béat d’intimité radieuse. Moi je n’ aperçois que le froid des étoiles chaque soir. Parfois m’effleure la pensée qu’une sagesse divine existe quelque part, qui sait.
Mon frère Berti mourut dans son sommeil, sans le moindre soupir, à mes côtés ,le 6 janvier dernier. Je lui ai posé sa Bible sur l’oreiller. Irina l’embrassa sur le front.
Je reviens souvent me réfugier sur le toit-terrasse, là où nous discutions. Je lui parle. A onze heures tapantes je vais dans mon bistro crade boire u mauvais rosé avec le prof de gym à la retraite.Il est devenu obsédé par les appareils ménagers qui tombent en panne. Je me dis que la foi de mon frère ressemblait à une belle charpente de bois ,odoriférante et robuste, sentant encore la foret, et que l’usure du temps n’attaque pas. Et cette charpente l’a protégé . Quelle chance. Elle lui a caché le vide abyssal et noir dans lequel patauge notre humanité oublieuse, assaillie de brutalité à chaque génération.
Au fond, je l’envie.






