Retour à  » La Montagne Magique » de Thomas Mann

Pour la période de Noël, je propose qu’on retourne dans la neige, vers Davos, là où Thomas, Mann place son chef-d’œuvre « La Montagne magique ». Je republie donc mon travail sur ce roman . Je signale aussi la traduction revigorante de Claire de Oliveira publiée en 2016, chez Fayard ; sans renouveler complètement notre vision de Mann cette traduction a l’immense qualité d’être précise, pointue, serrant au plus prés la cadence de la phrase, ses intentions et ses nuances . Elle possède cette qualité  si particulière qui consiste -entre autres- à  nous faire sentir  la saveur et la brutalité des  grivoiseries des personnages, et leur vraie façon de parler, ce qui avait été parfois amorti ou très édulcoré   dans la précédente traduction de Maurice Betz datant de 1931.

Le sanatorium de Davos

Je signale aussi que cette année la publication du vaste roman biographique proposé par l’écrivain irlandais Colm Toibin, « Le Magicien, » est une excellente introduction à la vie familiale de Thomas Mann.. Comme l écrit le critique Pierre Deshusses dans son compte rendu du journal « Le Monde » , «  l’ambivalence d’une modernité écartelée entre progrès et barbarie, entre mondialisation et enracinement, se reflète d’ailleurs dans l’entreprise même de Toibin. »

Commencée en 1913, la rédaction de » la Montagne magique » s’achève en 1924.Ce qui est troublant dans cette œuvre (avec ce narrateur omniscient qui intervient à la première personne du pluriel) et si puissant,  tout au long de cette lecture c’est  qu’elle déploie un chant de l’ Ironie macabre sur paysage étincelant. Mort et pureté de neige. Des vivants en train de tous mourir dans le luxe.  Ce Sanatorium de Davos   est face à un ciel pur. Panorama sublime,  Nature splendide. Une lumière de cristal baigne des corps pourrissants. En haut, une aristocratie des malades, qui méprise  ceux d’en bas, avec ce   paradoxe si mannien dans son ironie que les gens de la plaine   sont vus par les tuberculeux  comme  des    malades qui s’ignorent…En haut, on médite en  s’empiffrant de rôtis  en sauce,  d’oies truffées  et de pâtisseries meringuées ; en bas, l’humanité ordinaire  se bat dans le brouillard d’évènements politiques troubles .En haut la philosophie  abstraite, la méditation, la vie horizontale scandée par des prises de température qui marquent autant les effets de l’amour que ceux  de la maladie. Dans ce faux roman nonchalant, presque mathématique dans son découpage du  Temps,  l’auteur note avec une précision clinique les conséquences de  l’oisiveté, du luxe, des jeux de société, les sinueuses sismographies du désir et   des  échanges érotiques,  les ragots, les promenades, l’inaction ; en bas on touille  la marmelade des vrais problèmes.

Dans ce sanatorium élégant, refuge quatre étoiles, phalanstère d’intellos,  domaine de la Mort  retardée  mais programmée pour de riches  grands bourgeois, un personnage central fait son éducation :  le jeune ingénieur Hans Castorp, à peine sorti de l’adolescence. Un malade qui ne va pas s’ignorer longtemps, lui qui  devait rester 7 jours pour une simple  visite à son cousin Joachim, et qui   y  séjournera  7 ans.

On  connaît l’origine du roman. Après la naissance de sa fille Monika vers 1910, Katia Mann, l’épouse de Thomas Mann, tombe malade – tuberculose selon le diagnostic de l’époque, mais que plusieurs études ultérieures des radiographies de l’époque permettent d’infirmer ce diagnostic . Katia souffrait  plutôt d’une maladie psychosomatique, dirions-nous aujourd’hui. Elle passe plusieurs mois  en sanatorium : l’atmosphère de cet établissement inspire à Thomas Mann  cette Montagne magique.et, pendant les années de rédaction, Mann n’a cessé d’interroger des médecins, de visiter des cliniques, et d’enquêter auprès de radiologues de l’époque.

Thomas Mann et une partie de sa famille

Le sanatorium est  à la fois une clinique, un couvent , hôtel de luxe , club intellectuel,  infusoire  de maladies psycho somatiques, et surtout une serre chaude où se développent les maladies pas seulement physiques . S’affrontent également les idéologies   de l’époque de la rédaction (la république de Weimar)n  les querelles théologiques. Mann  tricote aussi , avec son ironie à  facettes,  les plaisirs  et fantasmes des uns et des autres. Ainsi  prospèrent  dépravations de toutes sortes, plongée dans le bain irisé des mondes intérieurs blottis dans leurs préjugés,  satire des snobs dans leurs banalités et parfois leur évidente inculture.Il y a comme un trésor archéologique sur la haute bourgeoisie européenne, et un pessimismes impitoyable de toutes les observations sociologiques , et là Proust n’est pas loin, lui aussi, allongé dans ses fumigations.. Une  exception : Hans Castorp. Il échappe aux cancans, complexes de supériorité, gourmandises (on s’empiffre pendant  et entre les repas)   mépris  de classe dans cette forteresse en altitude pour « ceux de la plaine », ceux « d’en bas ». Il voit tout  avec intelligence.

Le  paradoxe, c’est que  les malades perchés sur leur montagne,   méprisent les bien-portants  .C’est la  Comédie des vanités examinée avec cette ironie que Settembrini  condamne  dans une page  anthologique et qui subsiste  sans doute des conversations entre Thomas Mann et son frère Heinrich..  La prolifération de détails physiques ou moraux offre une étonnante galerie bouffonne .Dialogues  faussement amicaux,  congratulations mutuelles hypocrites, piété dégoulinante  d’insincérité .Il y a quelque chose de psychiquement  pourrissant  dans cette micro- société.  Chaque semaine, une luge emporte  un ou deux cadavres vers le cimetière, dans un curieux climat de soulagement collectif  car, enfin, ceux qui restent veulent déguster les nouveaux arrivants, en insectes.

 Donc sentiment de décadence d’une haute bourgeoisie  douillette, narcissique, désœuvrée, ravie  d’être auscultée et infantilisée par le corps médical. Ce dernier,  lui,  prospère financièrement sur le dos de  cette  haute bourgeoisie européenne  en multipliant les diagnostics  médicaux alarmistes afin  de rallonger le séjour et   alourdir  la  note mensuelle. Ce qui frappe au premier abord c’est la continuité de Mann  sur ses  thématiques.

 En 1912 il publiait « Mort à Venise », réflexion  sur un écrivain célèbre, Aschenbach,  pris dans la bourrasque de l’érotisme face à un adolescent, dans le cadre d’une Venise atteinte  par le choléra. Dans cette Venise funèbre Mann  déconstruisait la Raison et l’image sociale  convenue   d’un écrivain grand bourgeois, face  la torture  du Désir devant un  adolescent blond  croisé dans un palace.

Davos, le sanatorium

En 1924  -donc 12 ans plus tard, après une première  guerre mondiale-  Mann reprend le thème en l’inversant. L’écrivain  bourgeois célèbré Aschenbach, à Venise,   est remplacé par  un jeune bourgeois Hans Castorp, ingénieur, venu rendre visite  son cousin, le malade Joachim dans un sanatorium. Mais  c’est le même cadre d’un hôtel de luxe mais avec cette nuance capitale, c’est que -tous les clients  ici, simplement menacé de choléra à Venise, ici, à Davos, sont clmairementvoués à la mort. Le choléra vénitien devient ici tuberculose suisse exterminatrice. Aschenbach se  défaisait sous nos yeux  à Venise ; ici  Hans Castorp,  se construit sous nos yeux,  à Davos. Donc, roman de formation.

 Il s’édifie notamment grâce à deux professeurs, Settembrini et Naphta .Tous deux  veulent convertir Hans à leur idéologie. Settembrini   est le lumineux démocrate, l’humaniste voltairien, amoureux du progrès, de l’émancipation des peuples, des droits de l’homme, qui rêve d’une république universelle .Il est inspiré en partie par le frère de Thomas Mann, l’écrivain Heinrich (l’auteur  de « l’ange bleu » et d’une biographie magnifique d’Henry IV), démocrate, homme de Gauche ,défenseur d’une Europe de progrès social.

 Leo  Naphta, lui,  est le philosophe  sombre, le pessimiste schopenhauerien, le religieux, l’homme des tentations extrêmes en politique,    corps francs prussiens d’extrême droite, ou Spartakistes d’extrême gauche. Naphta représente les forces de décomposition,  les enragés des deux camps, de Gauche et de Droite,  qui  diviseront  et anéantiront   la  République de Weimar. Ces deux camps se livrant à des batailles  dans les rues de Berlin ou de  Munich, pas loin de la villa où Mann  écrit. Naphta, dans sa radicalité, aspire  à un régime totalitaire. Son idéologie combine des morceaux hétérogènes venus de toutes sortes de radicalités, avec une vision collectiviste. Naphta incarne un mode de pensée anti-humain et opposé aux Lumières. Ce qui pourrait apparaitre comme un roman à thèse dépassé, se révèle au contraire, aujourd’hui un roman profond, urgent à redécouvrir , examinant   la crise de notre Europe  contemporaine , tiraillée entre des Settembrini et des Naphta. Les populismes politiques  qui montent  dans les sondages  de nos journaux  sont déjà traités par Mann  comme des périls (voir aussi « Mario et le magicien » ciblant Mussolini) , avec  ce mélange d’ironie, de pessimisme lucide, et surtout une  souveraine liberté d’esprit.

Thomas Mann et Katia son épouse

                                            

Dans ce roman où l’action est rare, ce qui importe, c’est l’expérience intérieure. La plus surprenante, la plus exaltante  et la plus profondement  analysée  est celle de Hans Castorp et sa fascination   érotique pour Madame Chauchat. L’évènement qui le bouleverse n’est pas son début de tuberculose, mais la présence foudroyante, explosante-fixe,  de cette femme slave. Qui est  Clawdia Chauchat ?  Une belle russe aux  yeux en amande -de kirghize- à la nuque  troublante, aux gestes relâchés et surtout elle  ne porte pas de corset comme les autres ce qui lui permet des poses alanguies. Le corps vit et tressaille chez elle comme chez aucune autre.    Elle porte  nom français étrange (un Chaud chat ?)  et symbolise  la séduction érotique dans tout son vertige  et sa pente fatale (sommes-nous si loin de « l  ‘ange bleu » du frère Heinrich ?). La Chauchat  distille un parfum, une séduction féline, c’est la parfaite Fleur du mal baudelairienne. Exotique, câline, ensorceleuse, griffue, libre, souveraine.  Et c’est bien ce qui attire Castorp. Il est bouleversé, transformé, irradié, exalté, essoré  et illuminé par cette présence Cauchat. Mais il en est aussi malade puisque sa vue fait monter sa fièvre.  Castorp  ne vit que pour croiser le regard de Clavdia. Au milieu des jacasseries de l’insupportable madame Stohr, jacasseuse stupide, et son « exaltation d’une pitoyable inculture », et la pondération un peu fade du cousin  Joachim, Castor vit dans une  fièvre érotique de plus en plus intense. Castorp guette, surveille, rêve, rumine, s’exalte d’elle  pendant ses songeries et   ses siestes. La sensualité  devient un tourment, une obsession maladive .L’envoutement a quelque chose de wagnérien, Tristan et Isolde ne sont jamais loin.  

Tout ce qui avait été dans l’enfance, pulsions sexuelle refoulées (voir l’épisode Hippe si important) ,  grandit et s’étale ici grâce à cette femme mi-Circé, mi sirène. Là Mann se montre un maître. Il y a un équilibre assez bluffant entre ce que la Chauchat inhibe et désinhibe chez Castorp. Elle l’émancipe et l’emprisonne, C’est celle belle malade  qui introduit la féerie, le Venusberg , ouvre un infini  de vitalité dans  ce lieu clos, disons-le :ce mouroir. « C’était oppressant d’avoir cette main si près des yeux :bon gré malgré, on était bien obligé de la contempler, d’étudier comme à travers une loupe toutes les imperfections  et les caractéristiques humaines qu’elle comportait. Non elle n’était nullement aristocratique, cette courtaude main d’écolière aux ongles taillés à la va-vite –on était même en droit de se demander si le bout des phalanges était vraiment propre ; les cuticules étaient rongées, à  n’en point douter. Hans fit la grimace mais sans détacher ses yeux de cette main et il repensa vaguement à ce que le docteur venait de dire sur les résistances bourgeoises qui s’opposaient à l’amour…Le bras était plus beau, ce bras mollement plié sous la nuque et à peine vêtu, car le tissu  des manches, cette gaze aérienne, était plus fin  que la blouse et sublimait d’un simple nuage vaporeux le bras qui, sans aucun voile, eût sans doute été moins gracieux. Il était à la fois délicat, plein, et on le supposait bien frais.Il excluait toute espèce de résistance bourgeoise. »

On voit dans cet extrait que Castorp se défait du statut moral qui le corsetait et de sa nature  haute bourgeoise qui l étouffait. L’armure des convenances  s’évanouit. Et ce n’est pas un hasard si le mythe du Docteur Faust revient sans cesse, leitmotiv  comme si  il y avait un pacte diabolique entre l’Eros  et le jeune personnage bourgeois. Hans est  soumis, hypnotisé, transformé  par    l’ébouriffante initiation à l’ivresse sensuelle de la Chauchat.  C’est la partie superbe de cette Montagne que le vernis d’une prose d’une miraculeuse précision rend dans sa diversité et sa bousculade d’émotions.

Enfin et surtout,  on remarquons ce « on » !… du narrateur qui associe Thomas Man a son héros et forme , tout au long du roman, un fond de tendresse détachée. Les jeux de couleurs, les tournures délicates qui ne cessent de qualifier la Chauchat se retrouveront sans doute, filtrées par un autre sensuel, le Nabokov de « Lolita ».

Thomas Mann en 1939

Thomas Mann, avec son ironie diaprée, ciselée, qui bat régulièrement la mesure dans ses paragraphes , toujours omniprésente là où on ne l’attend pas, et virant parfois à la bouffonnerie masquée, nous chuchote cette vérité : l’Art est à la fois vision d’une comédie humaine , et son  commentaire érotique, critique, narquois, posé sur tout , aussi bien les êtres humains comme les paysages et notre Temps intérieur et nos rêves profonds. Le macabre lui aussi, participe de cette danse qui devient avec ce roman la fresque macabre d’une Europe malade.

Une fois le roman, refermé, on a le sentiment puissant d’avoir vécu une expérience hors-norme. Le lecteur a navigué à travers 800 pages dans un monde de malades, qui est aussi une classe bourgeoisie européenne sans volonté , symbole d’une époque en glissement vers la guerre 14. Le paradoxe de Thomas Mann est d’avoir placé un jeune homme sain dans un monde à l’agonie dans ce sanatorium-Titanic placé au milieu de glaces étincelantes cerné de massifs neigeux et forestiers dans un climat qui n’a plus les repères habituels. … Mann place un garçon sensible qui cherche à se construire dans une société qui se déconstruit. Un héros en formation dans un monde en destruction. Un individu en quête de repères est jeté dans un univers qui les perd, les repères, moraux, les uns après les autres .L’auteur, implacable, fait la minutieuse comptabilité des pathologies de ce milieu en désagrégation. Doublement mouvement. Distorsion géniale d’un personnage en quête de sagesse et d’équilibre dans un monde de fous. D’où ce côté d’humour noir cet aspect grinçant, cette séduction ironique si particulière ,cette acidité grivoise qui va jusqu’au malaise dans ce bal des tuberculeux. livre diagnostic, livre parodique, livre avertissement. Bal avec figures de cire, et marionnettes folles. Et comme pour en rajouter dans les distorsions, Man choisit de chanter n paysage si immaculé, son harmonie si magnifique, ce décor grandiose des Alpes suisses, avec ses journées d’ensoleillement. Panorama et décor en scope de luxe pour une comédie grinçante, avec personnages grotesques, triviaux, médiocres, burlesques, souvent touchants, mais avec un drame amoureux wagnérien qui se réduit vers la fin à une histoire petite bourgeoise vaudevillesque ,avec l’irruption de Peeperkorn. Certains personnages guidés,comme Naphta par de sombres fantasmes une passion morbide antihumaniste, annoncent les membres des gouvernements totalitaires . . Les médecins eux-même demeurent d’inquiétantes blouses blanches avide de pouvoir qui entretiennent certains malades dans une trompeuse progression de leur mal, doublée d’une escroquerie financière. Hans Castorp, au fond, n’avait qu’une grosse bronchite chronique, rien de plus. Sans cesse, sous un récit chronologique faussement linaire, Thomas Mann nous enfonce dans un monde noir où l’on entend sans cesse le glissement métallique du bobsleigh qui emporte des cadavres vers la vallée .Cette société d’oisiveté, de malades en glissement continu vers l’inertie douceâtre cède à n tourbillon d’immoralité devenue banalité et innocence. femmes vieillissantes, ou jeunes vierges anémiées, l’analyse de Mann, offre l’image d’ un enfer froid. La surprise c est que écriture ,avec une fausse objectivité documentaire , suspend en définitive les jugements.les fourberies, les mensonges, les situations équivoques, les lassitudes, la farandole des égoïsmes, finalement, multiplient les interrogation sans réponse. Grande leçon mannienne dans un monde actuel qui n’aime que le manichéisme médiatique et les jugements expéditifs/La montagne magique est un chef-d’oeuvr d’intentions cachées, un peu comme la gravure allégorique de Dürer , « Melencolia » .

Thomas et Katia Mann à Zurich

Comme « Melencolia » , cette « montagne magique »(de magie noire faustienne) intègre, de manière synthétique, une multiplicité d’éléments symboliques. Ces objets symboliques se parent également d’éléments affectifs qui renforcent les contrastes destinés à susciter notre fascination. l’auteur n’annonce-t-il pas aussi toutes les maladies qui seront attachées à une société de loisirs  qui va se s’auto dévorer dans une sorte de pente dionysiaque?

Le Temps est le thème principal, affirme Mann, dans une conférence à Princeton. Ce temps s’émiette, se dilue tellement que, hors des montres et des calendriers, de telle sorte que chaque instant abrite une éternité. C’est Philippe Lançon dans « Libération » qui a le mieux résumé : » On plonge avec eux tous dans la maladie comme en enfance, dans la littérature comme en maladie, dans l’amour comme dans un rêve interdit et dans l’Histoire comme dans un cauchemar autorisé. C’est un manège en altitude qui enchante l’univers de ce patient si particulier, prenant tout à corps et à cœur, qu’est le lecteur. Il le fait baigner dans une matière fluide, collante et incertaine, une matière à laquelle échappent par leurs activités et leurs agendas les bien portants, les actifs, ceux qui croient toujours qu’un «retour à la normale» est possible, ceux qui ne lisent pas. Cette matière – cette lymphe – est au cœur du livre. Elle fait l’objet de réflexions volontairement répétées. C’est le temps. »

« Combien de fois Hans Castorp s’était-il entretenu avec feu Joachim de cette grande confusion qui mélangeait les saisons, qui les confondait, qui privait l’année de ses divisions et la faisait paraître brève avec lenteur, ou longue dans sa rapidité, de sorte que selon une parole de Joachim avait prononcé voici fort longtemps avec dégoût, il ne pouvait plus du tout être question de Temps. Ce qui en réalité était mélangé et confondu dans cette grande confusion, c’étaient les impressions ou les consciences successives d’un « encore » ou d’un « déjà nouveau » , et cette expérience compliquée était une véritable sorcellerie par laquelle Castorp ait été séduit … »

Mais la nuit ?
« La nuit était la partie la plus difficile de la journée, comme Hans se réveillait souvent ; il lui arrivait de rester des heures sans pouvoir s’endormir, soit que sa température corporelle excessive lui donnât de l’entrain, soit que ce mode de vie entièrement horizontal altérât son envie et sa capacité de sommeil. En revanche, les heures de demi-sommeil étaient animées de rêveries pleines de vie et de variété auxquelles il pouvait repenser, une fois éveillé. Et si, le jour, le fractionnement et la diversité du programme faisaient passer le temps, la nuit, l‘uniformité diffuse des heures qui s’écoulaient avaient le même effet. ».Plus loin Mann écrit : »

« A l’approche du matin, il était toutefois distrayant de voir la chambre s’éclaircir et réapparaître peu à peu, les choses ressurgir et se dévoiler, et le jour s’embraser, dehors, dans un sombre rougeoiement ou une joyeuse flambée ; c‘était alors le retour inopiné de l’instant où le masseur frappait énergiquement à la porte, annonçant l’entrée en vigueur du programme de la journée. »

Est-ce un roman de formation dans la tradition germanique classique ? oui dans la mesure où Hans Castorp est constitué sur le modèle du roman « Aus dem Leben eines Taugenichts ,cette célèbre »Vie d’un propre à rien » du classique Joseph von Eichendorff.

Autre thème faustien puissant  : la lutte pour posséder une âme d’écolier vierge par deux pédagogues. Le jeune Hans Castorp,qui ne connait rien que de la technique(il est ingénieur promis aux chantiers navals de Hambourg ) est vierge philosophiquement ,c’est pourquoi il est l’objet de toutes les manœuvres de séduction par le méridional et Franc-Maçon Settembrini, et ce Naphta à odeur de soufre lui aussi , tant il représente cette notion germanique de « Unform » « absence de forme » , de néo-romantisme , mélange de volonté de puissance nietzschéenne, de jésuitisme retors et fanatique, de désespoir schopenhauerien, auquel s’ajoute un évident sadisme tiré de la « généalogie de la morale ». Donc, les soubassements philosophiques et idéologiques du roman sont typiquement germaniques et reflètent les aspirations contradictoires de cette Allemagne post bismarckienne qui marqua le jeune Thomas Mann… Mais le personnage assez tardif de Pepeerkon, despote, hâbleur, alcoolique fascinant tous ses auditeurs, prets à les entrainer dans une beuverie infernale et à les soumettre à ses caprices par son charisme brutal est sans doute une autre principale figure faustienne la plus inquiétante puisqu’il a conquis et soumis la Chauchat.

L’autre grand thème est faustien,( non pas parce que Thomas Mann multiplie les références directes ou indirecte au texte de Goethe) c’est la conduite de la belle russe Clawdia Chauchat qui signe un pacte de chair diabolique, tyrannique, pour envouter le héros et enfermer dans l’Eros. La Chauchat à la fois l’émancipe et l’emprisonne. Hans est hypnotisé, subjugué, totalement livré à l’initiation érotique .c’est bien plus important que les leçons de Settembrini et Naphta. Tout ce qui avait été dans l’enfance, pulsions sexuelle refoulées (voir l’épisode ave l’écolier Hippe si important) , grandit et s’étale ici grâce à cette femme -Circé. Dans l’extrait suivant nous découvrons cette femme tout contre Hans quand sa main soutient son chignon tressé: «Non, elle n’était nullement aristocratique, cette courtaude main d’écolière aux ongles taillés à la va-vite – on était même en droit de se demander si le bout des phalanges était vraiment propre ; les cuticules étaient rongées, à n’en point douter. Hans fit la grimace, mais sans détacher les yeux de cette main, et il repensa vaguement à ce que le docteur venait de dire sur les résistances bourgeoises de l’amour… Le bras était plus beau, ce bras mollement plié sous la nuque et à peine vêtu, car le tissu des manches, cette gaze aérienne, était plus fin que la blouse et sublimait d’un simple nuage vaporeux le bras qui, sans aucun voile, eut sans doute été moins gracieux. Il était à la fois délicat, plein, et on le supposait bien frais. Il excluait toute espèce de résistance. » Admirable pacte. Vertige à la fois de l’éros et de la mort, exactement comme dans « la mort à Venise ».La beauté fatale, un être androgyne et étranger, tel un Ange du mal , entraîne le héros vers l’abîme. On remarquera aussi que ce héros, dans les deux textes, est entouré de bavards pompeux,de personnages grotesques,vulgaires, ou pitoyables que l‘atmosphère maladive déforme et rend trouble.

Tout au long du roman , on admire aussi le fin paysagiste et l’écrivain qui, avec une forme si apparemment si sereine aborde des ambiances troubles avec le subtil trait de fusain du morbide. Et aussi l’ondoyante et féconde suggestion d’une gémellité impossible qui nous renvoie aux éternelles confrontations idéologiques des frères Mann. Extrait : »Hans Castorp et Joachim Ziemssen, en pantalons blancs et en vareuses bleues, étaient, après le dîner, assis au jardin. C’était encore une de ces journées d’octobre tant vantées, une journée à la fois chaude et légère, joyeuse et amère, avec un bleu d’une profondeur méridionale au-dessus de la vallée dont les pacages, sillonnés de chemins et habités, verdoyaient encore gaiement dans le fond, et dont les pentes couvertes de forêts rugueuses renvoyaient le son des clarines, ce pacifique tintement de fer-blanc, ingénument musical, flottait, clair et paisible, à travers les airs calmes, rares et vides, approfondissant l’atmosphère de fête qui domine ces hautes contrées. Les cousins étaient assis sur un banc, au bout du jardin, devant un rond-point de petits sapins. L’endroit était situé au bord nord-ouest de la plate-forme enclose, qui, surélevée de cinquante mètres au-dessus de la vallée, formait le piédestal de la propriété du Berghof. Ils se taisaient. Hans Castorp fumait. Il en voulait secrètement à Joachim parce que celui-ci, après le dîner, n’avait pas voulu prendre part à la réunion dans la véranda, et, contre son gré, l’avait obligé à venir dans le calme du jardin, en attendant qu’ils reprissent leur cure de repos. C’était tyrannique de la part de Joachim. En somme, ils n’étaient pas des frères siamois. Ils pouvaient se séparer si leurs penchants n’étaient pas les mêmes ! Hans Castorp, après tout, n’était pas ici pour tenir compagnie à Joachim, il était lui-même un malade. »

Ce qui étonne le plus dans la fin du livre, c’est l’accélération du malaise qui s’empare du sanatorium et du héros Castorp.

Le docteur Behrens: »Castorp mon vieux, vous vous ennuyez !.Vous faites la gueule, je le vois tous les jours, et la morosité se lit sur votre front. Vous ‘êtes qu’un gamin blasé, submergé d’impressions sensationnelles, et si l’on ne vous offre pas tous les jours une nouveauté de première, vous râlez en permanence. Est-ce que je me trompe ? » Hans garde le silence « tant l’obscurité régnait en lui » précise le narrateur.

Deux pages plus loin : »A en croire les impressions de Hans Castorp,il n’était pas le seul à rester au point mort, il en allait ainsi du monde entier, de « toutes choses » ; autant dire qu’en l’occurrence il avait du mal à distinguer le particulier du général ». depuis la fin excentrique de sa relation avec une personnalité et la deuxième disparition de Clavdia Chauchat, Castorp est démuni. «  Le jeune homme avait le sentiment de ne plus être très à l’aise dans ce monde et cette vie qui, d’une certaine façon ,l’angoissaient de plus en plus et allaient de travers ;il lui semblait qu’un démon avait ris le pouvoir, un démon mauvais et bouffon qui, après avoir longtemps exercé une influence considérable, usait de son empire avec un aplomb énorme, fort susceptible de vous inspirer un effroi mystérieux et de vous insuffler des idées de fuite :ce démon avait pour nom l’inertie. » le narrateur ^lisus tard insiste sur le caractère démoniaque, et l’horreur au sens mystique. «  Castorp regardait autour de lui… Il voyait des choses fort inquiétantes et pernicieuses, et il savait que ce qu’il voyait là : c’était la vie hors du temps, la vie sans souci ni espoir, le dévergondage à l’activité stagnante la vie morte ». le suicide si inattendu de naphta, les paroles séances assez halucinées de spiritisme, ,la vulgarité des pensionnaires et leurs disputes grandissantes annoncent une « ère de la masse » et des mouvements politiques menant à des déferlements d’énergies inquiétants par leur brutalité . L’antisémitisme est déjà en évidence dans un chapitre prophétique. C’est une de grades leçons de »la Montagne magique », achevé en 1922 :au lieu de décrire si admirablement un monde sur le déclin, comme Proust, T.Mann montre à la fois un déclin de la haute bourgeoisie européenne avant 1914 mais il annonce des « temps déraisonnables » , des fanatismes à venir et l’antisémitisme déjà présente dans l’Allemagne de 1920… Il expose aussi des préoccupations psychanalytiques, et surtout surtout met au centre de tout, le corps !!

Le corps et les relations avec l’esprit, dans ce qu’on appelle aujourd’hui le psychosomatique, si bien que chaque malade se promène avec dans un de ses poches une « photo d’identité », miniature, réplique d’une radio des poumons. Humour parfait.

Richard Wagner en compagnie de Liszt

Enfin ,la musique ! On la trouve , -on le mesure mieux en allemand- dans une prose fluide,souple, avec de délicieuses remarques narquoises enchâssées dans une certaine solennité, ou une soutenue précision clinique(Mann aurait voulu être médecin) .Les jeux de langage et allusions à tant de maitres allemands sont très difficiles à traduire : ses envolées lyriques symphoniques (voir « la tempête de neige »)ses allitérations, ses métaphores (le chapitre « la nuit de Walpurgis ») et toutes les références au Venusberg, au Tannhäuser, dans l’épilogue. La traductrice Claire de Oliveria a raison de souligner « le dernier chapitre comporte plusieurs allusions à cet opéra Wagnérien dont le héros, toujours subjugué par la déesse et désespérant d’obtenir l’absolution de ses péchés, meurt alors qu’il tentait de regagner « le mont de Venus ».C’est le résumé des tentatives de Castorp approchant les cuisses de la Chauchat. Enfin un des plus beau moments, c’est dans le chapitre «  ampleur de l’harmonie » quand Castorp découvre un superbe coffret de bois d’un phonographe avec des multiples disques qui l’accompagnent. C’est la Révélation des révélations au milieu d’une oisiveté et d’une vulgarigté de plus en plus destructrice. Mann déploie un prodigieux savoir sur les fonds de l’âme allemande et de la musique. Castorp s’immerge et s’abandonne comme un bain d’harmonies et d’écoute solitaires .Il écoute tout, de l’opera bouffe aux lieds , et de « Carmen » de Bizet au « Tilleul » de Schubert. même temps fascination, vertige, révélation d’un outre-monde morbide et enchanté, bois sacré et ultime refuge d’un héros que la musique ré-enchante au bord de l’illimité et de la souffrance solitaire .

Les historiens et critiques littéraires ont mis des noms sur certains personnages :de la Chauchat à ce camarade d’école, Hippe, qui symbolise les tentations homosexuelles de Mann.A cet égard , il semblerait que c’est le peintre Paul Ehrenberg,i de longue date, fut « la » tentation homosexuelle. Et dans une lettre à son frère Heinrich, Thomas nous livre un clé à propos de la la frémissante et ambivalente profondeur de son œuvre : »Il ne s’agit pas d’une histoire d’amour, pas du moins dans un sens ordinaire, mais d’une amitié, une amitié-ô surprise- comprise, partagée, récompensée, qui, je le confesse, revêt à certaines heures, surtout dans les moments de dépression et de solitude, n caractère un peu trop douloureux (..) Mais pour l‘essentiel, c’est une surprise joyeuse qui domine devant une rencontre telle que je n’en attendais plus dans cette vie ».

Katia Mann mit Frido Mann, Thomas Mann mit Toni Mann.

Claire de Oliveira à qui l’on doit une nouvelle et superbe traduction de la Montagne Magique en 2016, avec des notes et une post-face indispensable.

Extrait du roman. C’est Hans Castorp qui parle :

 »Je suis ici, depuis assez longtemps, depuis des jours et des années, je ne sais pas exactement depuis quand, mais depuis des années de vie, c’est pourquoi j’ai parlé de « vie » et je reviendrai tout à l’heure sur le destin. Mon cousin, auquel je voulais rendre une petite visite, un militaire plein de braves et de loyales intentions, ce qui ne lui a servi de rien, est mort, m’a été enlevé, et moi, je suis toujours ici. Je n’étais pas militaire, j’avais une profession civile, une profession solide et raisonnable qui contribue, paraît-il, à la solidarité internationale, mais je n’y ai jamais été particulièrement attaché, je vous le confie, et cela pour des raisons dont je ne peux rien dire, sauf qu’elles demeurent obscures. Elles touchent aux origines de mes sentiments (…) pour Clawdia Chauchat (…) depuis que j’ai rencontré pour la première fois ses yeux et qu’ils ont eu (…) déraisonnablement raison de moi. C’est pour l’amour d’elle et en défiant Settembrini, que je me suis soumis au principe de la déraison, au principe génial de la maladie auquel j’étais, il est vrai, assujetti depuis toujours, et je suis demeuré ici, je ne sais plus exactement depuis quand. Car j’ai tout oublié, et rompu avec tout, avec mes parents et ma profession en pays plat et avec toutes mes espérances, (…) de sorte que, je suis définitivement perdu pour le pays plat et qu’aux yeux de ses habitants je suis autant dire mort. »

Traduction de Caire de Oliveira

Rimbaud et la Commune?…

Jazzi, à propos de Rimbaud et la Commune , question posée sur la RDL , on peut affirmer avec  Jean Jacques Lefrère, biographe de Rimbaud qui fait désormais vraiment autorité dans sa biographie de 1200 pages parue chez Fayard en 2001, il n’y a aucune preuve que Rimbaud f it le coup de feu avec les Communards. Ni sa sœur Isabelle ni le récit de Delahaye sur le 4èeme voyage à Paris de Rimbaud au moment de la Commune -avec séjour à la Caserne Babylone ne font état d’une quelconque participation du poète à l’insurrection. Ce qui est le plus convaincant c’est que Rimbaud , dans sa correspondance de l’époque avec Izambard et Demeny en mai et Juin 1871 n’en dit pas un mot. Ceux qui tiennent à ce que Rimbaud ait fait partie des Communards s’appuient sur Paterne Berrichon, , qui a beaucoup trafiqué la vie de Rimbaud, et surtout le rapport d’un mouchard de la police française de 26 juin 1873, adressé de Londres à Paris, qui présente Rimbaud comme se vantant d’avoir appartenu aux communards dans une réunion d’un groupe de communards exilés. Selon Lefrère au cours de sa quatrième fugue parisienne, Rimbaud avait rejoint Paris non pour faire le coup de feu mais pour visiter les salles de rédaction et les librairies et les maisons d’édition pour faire publier ses poèmes.

En revanche qu’il y ait eu une « adhésion » intellectuelle enthousiaste de Rimbaud à ce mouvement , c’est une évidence notamment dans le poème « Chant de guerre parisien » et aussi « Les mains de Jeanne » , hommage aux pétroleuses arrêtées par les Versaillais.

« Elles ont pâli ,merveilleuses,

Au grand soleil d’amour chargé

Sur le bronze des mitrailleuses

A travers Paris insurgé ! « 

On note aussi que dans « Bateau ivre » « attaqué par des Peaux rouges, il y des allusions à ces pontons où les Communards avait été déportés dans d’horribles conditions. Donc, oui, Rimbaud est clairement du coté de la Commune puisqu’il se rendait régulièrement aux réunions londoniennes des Communards exilés. Là où le mouchard de la police française l’a remarqué.

Dans le Palatino vers Rome

J’ai retrouvé un vieux carnet de 1998.Voici ce que j’y ai noté.

« Dans valise ,emporté l’« Éducation sentimentale » de Flaubert. Lu dans le wagon-lit sous une ampoule faible. Le roman donne l’impression de visiter une crypte d’un siècle disparu avec des personnages découpés dans du carton. Dans l’aéroport de Fiumicino, je me suis précipité à la cafeteria et demandé un ristretto. Enfin, le goût de l’Italie dans la bouche. Du caramel, du jus de café et goût tabac macéré. Des chiens policiers reniflent des bagages le long des tapis roulants .Une femme grande, brune, attend sa valise à roulettes ,elle porte un boléro de velours pailleté rouge avec des rayures noires sur les manches. Non, impossible de vivre avec une femme qui porte ça. Je roule taxi vers le centre de Rome entre les murs d’immeubles avec façades ocres, orange sableux, les rues s’emplissent de foule à la sortie de la Stazione Termini, des bâtisses vieux rouge écaillé. On tourne à un vaste carrefour avec la pyramide blanche dans le bain lustral de la matinée devant la gare Ostia; puis l’agitation populeuse et les embouteillages de la Piazza Argentina. Constance déplie un plan de Rome : tournent obélisques, cascades, tritons, jets d’eau, éclaboussures, feux, platanes, piazza del Popolo

Le Tibre et ses remous verdâtres lents glissant sous les arches de travertin..

Après une courte halte à l’hôtel Flavia, nous gagnons la Via du Tor Pignattara. Je retrouve la plaque qui signale que Domenico Bovone et Angelo Pellegrino avaient tenté de tuer le Duce le 17 juin 1932. Tandis que je note ça, une jeune femme à la peau laiteuse , les cheveux noirs mouillés, tirés en chignon s’installe à une table proche et ouvre son ordinateur. Constance note sur le papier gaufré de la table quelques adresses puis déchire le morceau de papier et me regarde avec insistance. La voisine mâchonne du chewing-gum :belles épaules et poitrine qui emplissent dans un chemisier blanc au décolleté ouvert. Quand elle plonge la main dans un grand sac de toile pour y prendre des feuillets la brillance soudaine d’un pendentif lance un éclat d’or :la matinée romaine s’étale, blanche et bleu avec quelque chose de poussiéreux en altitude Des halos solaires sur des fantômes de voyageurs creusent les vitres sales des tramways qui passent en grinçant. Églises, chapelles, petits bars ombreux fuient docilement sous les feuillages de platanes. Nous pénétrons dans la basilique San Pietro-in-Vicoli et dans la nef droite, le tombeau de Jules II ,ce grand Moïse , athlète de marbre aux luisances usées.

Vide des travées, chuchotements dans un confessionnal , et je m’empêtre moi aussi à plier ce plan de Rome. Vers la gauche un groupe de personnages vêtus de clair écoute le murmure d’ un prêtre chauve qui bénit un amas de dentelles blanches et roses .On baptise un enfant et dans la douce fermeté monotone et blasée de la voix du prêtre, la culpabilité, et la honte vont-elles quitter ce baptisé pour enfin laisser la place à un univers doux, transparent, ensoleillé ? Les étoiles vont-elles protéger cet enfant, même s’il va aux sports d’hiver pour s’y casser la jambe ? Va-t-il attendre la Résurrection en vieillissant ? Plus loin une femme assez âgée, la tête couverte d’un fichu noir prie devant un autel illuminé de cierges et dont les flammes vacillent. Je me dis que nous sommes là, peut-être dans une histoire éteinte qui nous laisse démuni devant ces croyances ,ces saints, ces martyrs, ces madones, qui nous veulent du bien.

En me dirigeant vers la sortie, parmi les piliers j’essaie en vain de retrouver les pliures de cet infernal plan de Rome au papier rigide et trop vaste. J’attends Constance sur le parvis dans la foule flâneuse , et le soleil du plein midi qui flambe.Je revois les deux genoux neigeux de Constance qui dépassent de sa jupe en lin rugueuse. Cette nuit, dans l’incroyable compartimentent surchauffé du Palatino, dans le grondement de ferraille et de secousses régulières, je regardais les tas enchevêtrés de voyageurs endormis sur des banquettes étroites, le bras nus et souple d’une femme sorti d’un manteau de laine, contre les paillettes de quartz de la pluie qui balafrent la vitre. Tas d’humains nageant dans les profondeurs du sommeil , tous emportés dans le raffut monotone du long train glissant dans la nuit à travers les Alpes. .

Ces deux genoux si clairs, si ronds qui rayonnent la pénombre du compartiment, deux astres dans la nuit, parfaits de blancheur ,leur luminescence jumelle me fascine au milieu de ce fouillis des voyageurs assoupis, certains sous les couvertures feutrées.

Le Palatino ralentit et aborde une longue courbe , crissements métalliques. Le voyageur corpulent en face de moi ,remonte son imper de nylon bleu froissé vers sa tête comme pour se couvrir dans ce geste qui me rappelle celui des sénateurs romains quand on leur esclave préféré les tuait d’un coup de glaive .Souvenirs de versions latines. Je suis alors sorti dans le couloir pour retrouver et voir grandir dans la vitre obscure mon double, mon visage en reflet dans les gouttes de pluie. Le point d’une cigarette, minuscule braise, rougit et s’éteint dans le marbre noir du verre, cette femme seule , en tailleur brun tabac , au fond du couloir, avant-bras appuyés sur la barre .Je remarque les dentelles de son chemisier, en jabot, et la douce protubérance de ses seins. C’est étrange comme les femmes entrevues dans les trains de nuit éveillent le désir, il suffit d’un chignon flou, d’une épaule nue, d’ un pied vaguement sorti d’un haut talon , de lèvres dont le modelé est parfait pour que les fonds marins de la Libido se lèvent de leur couche de sable sous-marine. .Une brèche surgit, vive comme une blessure, et soudain quelque chose naît et flambe sur la silhouette de cette inconnue. Le Désir à l’état pur, inéluctable, faim sexuelle renouvelée à chaque saison.

Même en plein soleil, devant la foule et les bruits de l’esplanade et sa réverbération si intense, la forme pâle des deux genoux de Constance me revient ,lancinante, en pleine ville, avec son morceau de nuit comme ces bribes de rêves inquiétants qui reviennent nous perturber dans le travail de la journée.

Constance. Elle dort ou fait semblant. La chaleur moite du compartiment, les odeurs lourdes et âpres des corps, le grelot de gares inconnues qui fuient, toutes le proportions faussées de ces voyageurs en manteaux enfoncés dans le sommeil, lavés de leurs expressions ordinaires, gisants de pierre recroquevillés dans leurs miraculeuses imperfections. Luisance des fils et courbes des lampadaires. Parfois le rubans brumeux mal éclairé d’un quai de gare s’étire et disparait dans les broussailles, la veilleuse bleue au fond du couloir.

Neuf ans ans que tu n’es pas revenu à Rome. La même lumière aérienne sur les bâtiments o u dans les pins. . Et la nuit dernière dans le clair obscur du compartiment deux genoux ronds te révèlent une inconnue, ,celle que tu appelles Constance par distraction. Au creux de cette nuit toute familiarité a disparu, tu découvres une femme sans nom, une statue de silence, une épaisseur charnelle qui s’offre extasiée au monde charnel et aérien de Rome, avec sa paire de lunettes ovale qui la transforme en star anonyme . Tu découvres une passante inconnue, légère, une femme qui sort seule, conquérante, une démarche légère, insolente, que tu ne connais pas et qui frôle les hommes avec suavité.

Oui, pendant ton séjour, elle se promènera seule, ne sera plus la grise présence familière de Paris quand on s’endort chaque soir dans le même lit, mais une absence fantasque, inquiétante, inconnue, en fuite, délivrée. Constance devient une silhouette inaccessible, légère, narquoise, une redoutable marcheuse, l’inconnue brûlante, une touriste dans la foule et qui disparaîtra au bout de la rue, ou s’ évanouira dans un grand magasin. »