A midi la Manche reste froide ,nette, c’est en cette saison du plomb liquide, un silence couvre le ciel d’une imminence orageuse au long de la côte. Vers Saint-Coulomb la mer se découvre avec ses minces lignes blanches , des vagues régulières s’affaissent derrière les pins .De longues traînées d’ algues goudronneuses forment de curieux ourlets sur le sable humide . Entre quelques rochers,une lessive un vaste nettoyage frénétique à l’eau savonneuse. La digue dégage l’odeur si prégnante du varech mêlé de vase et de quelque oiseaux de mer en putréfaction , souvent des cormorans, leurs plumages couverts d’un bleu pétrole huileux . Vers la pointe de la Varde , en prenant vers Cancale, le paysage marin, la côte se déchire : dunes, lande, sable, ajoncs , débris pierreux chaumières, et des déclivités vaseuses surnagent parmi les prairies inondées. Soudain, dans un virage, des grêlons noircissent la lisière d’un bois, noient le pare-brise de taches floues, c’est une immensité humide, quelque chose d’indécis et de flottant qui fait venir la nuit plus vite. On aborde les grandes lignes plates de sable gris , le quadrillage des marais plus noirâtres avec ses saletés qui croupissent sous l’eau, avec de puissants murs d’ombres nuageuses dressés vers Dol.. Quelques chemins caillouteux mènent à une ferme ou à des bâtisses plates ,veilleuses vaguement éclairées ,puis on croise d’interminables fossés avec des trouées vers la mer. Il y a des geysers de poussière d’écume vers la pointe du Grouin et ses escarpements aux longues flétrissures calcaires de fiente d’ oiseaux. Quand je reviens le soir dans le Bocage vers Dol par le Biez du Milieu, se déploie une immensité plate de terre et d’eau tremblante, une vaste solitude de marais avec passages d’étourneaux ;c’est exaltant cette solitude de chemins étroits et canaux qui se croisent à angles droits avec quelques maisons basses signalant un vague hameau à l’horizon. Les pluies évoluent comme des voiles. Impression enivrante de solitude et de lointains avec quelques bouquets de saules. C’est un endroit fait pour la tempête, l’océan, l’abandon, les farfadets, le diable solitaire, les messes de minuit dans une humble chapelle, ,les nuits balayées par le faisceau d’un phare. La lumière rase stagne sur les fossés et annonce les tempêtes d’équinoxe vers Dol. Plus loin, côté Baguer-Morvan un manoir désert se dresse vers un rideau de chênes , c’est quelque chose de sépulcral, cette belle ordonnance de fenêtres cachée par les grands arbres.
Le bâtiment de l’évêché se dresse solennel et intact avec de rares bribes de ciel qui traînent au couchant des vitres, sans oublier les rousseurs de fer au creux des murailles. Un chemin inondé au milieu d’une prairie mène à une cour fermée d’un côté par une colonnade avec une galerie italienne qui semble garder de l’obscurité épaisse et qui court d’une tour décrépite au corps principal du bâtiment et son perron. On se sent absorbé puis enseveli dans le passé par cette cour et ses mauvaises herbes et ses brassées d’orties.
Je retrouve des fantômes. Je me souviens que je somnolais vers Noël dans cet immense bâtiment aux charpentes qui craquent, souvent un livre sur le nez, je rêvassai, parfois une horloge tintait, grêle, des pluies crépitaient sur les hauts carreaux , des souris trottaient à l’étage supérieur. Puis le silence, ou le vent. Un bruit de moteur me faisait sursauter puis je retombais dans la torpeur de l’attente. Je feuilletais Gogol, Bernanos, je me réchauffais auprès des livres que j’aimais depuis mes années de pensionnat, ceux, en général, qui m’offraient une famille de substitution. Les Russes sont formidables dans ces cas-là ; notamment Tolstoï et son » Guerre et paix » mais aussi Tchekhov. Sans cesse, ses personnages gâchent leur vie, pleurent, aiment, parlent de se brûler la cervelle. Ils ont des sentiments trop vastes pour leur cœur étroit et ça me parlait tant. Je retrouve ici, dans cette cour pleine d’absences, ces nuits d’hiver aux candélabres éteints à grelotter sur un petit lit de fer avec une bougie qui fond et une flamme qui vacille dans les courants d’air venant des grands couloirs voûtés.
Sur les côtés de l’immense cheminée pourrissent encore des vieux magazines et des livres de poche moisis. Je retrouve le cabinet de toilette et son étroitesse qui faisait peur aux enfants, et sa lucarne colorée,et son maillage de plomb détérioré , et la ferraille d’un guéridon qui supporte toujours un essaim de fioles gluantes de poussière.Il parait que la vieille comtesse catholique faisait bouillonner les draps dans ses dernières fièvres.
Une dernière robe aux lueurs d’un vieil or vénitien a été jetée au fond de l’alcôve dans la chambre ultime. Ce qui est caché sous l’apparence s’ entrouvre , et j’ accède aux révélations oniriques les plis sauvages du sommeil. J’ imagine dans l’hospice des complots derrière ces bâtisses aux couloirs si haut, nets, nus, salles condamnées, sinueuses allées d’herbes envahies de poules qui mènent au puits , affolement de cornettes dans la salle des grands gisants, et nonnes jetées au fond du puits sous la Révolution, qu’aucun aucun drap ne recouvrira . On croit entendre des pas de religieuses apportant un bassin, ou du linge souillé après le lavement d’un cadavre nu .
Jazzi, comme mon commentaire sur la place Saint Sulpice ne passe pas sur la RDL, voici, sur mon blog, ce que j’écrivais pour toi. Au cours de ses nombreuses ses promenades dans Paris, alors qu’il savait qu’il ne lui restait que peu de mois à vivre, donc dans ce « Dimanche m’attend »(1965) , Jacques Audiberti ,niçois fils de maçon, arpente la Rive gauche aussi bien que la Rive Droite. Il a les poches de son pardessus bourrées de carnets noircis de notes. Souvent il file vers la place Saint-Sulpice. Il aime cet endroit et précisément le tableau de Delacroix, perché dans l’église, ce Jacob qui lutte avec l’ange avec des mollets de footballeur. Il est placé pas loin de l’entrée. Mais il ne l’aime ce tableau que dans la pénombre. Les éclairages l’insupportent . Il écrit donc page 174 :
« En présence de Jacob et de son ange je griffonne.Deux jeunes godelureaux viennent d’entrer. Décidément on n’est jamais tranquille. Oh ! Ils touchent le mur à un mètre de moi.Désastre ! Aussitôt, en haut et à gauche de la fresque, juste à frôler les frondaisons bleu-vert des gros arbres du fond, des ampoules brillent. Sur le couple dansant-lutteur se répand une électricité qui, quoique assez douce, gâte notre triple intimité. Les godelureaux partis, je m’emploie à remédier à cet éclairage intempestif. A mon tour, je presse sur le bouton.La lumière persiste.Même, je me risque à abaisser, près du confessionnal, une manette. Au lieu d’éteindre, j’amorce une nouvelle lampe(..) Miracle ! La minuterie, d’elle-même, consent que retourne la douce pénombre. Jacob et l’Ange, après s’être, ironiques, penchés sur mon désarroi, reprennent leur pose.
Le froid me gagne. L’église se vide . Dehors la pluie lustre la place. «
Tout est à lire dans ce « Dimanche m’attend. Un de mes rares livres de chevet avec Stendhal. Je regrette que la plupart des œuvres d’Audiberti ne soient pas vraiment disponibles. Que fait Gallimard? Jacques Audiberti devrait être en pléiade depuis longtemps.
J’ouvre ce matin les fenêtres sur la terrasse .Journée radieuse, splendeur bleue de la baie de Paimpol qui scintille comme la Méditerranée. Impression que le temps ne bouge plus. Sur la table de jardin à la peinture écaillée une mouette se dandine entre le cendrier empli par l’eau de pluie de la nuit, et la soucoupe dans laquelle barbote un mégot.
Je monte au premier voir si la chambre d’amis est prête à recevoir mon couple préféré.
Gwenaëlle a tiré les draps du lit et agrémenté une table de chevet d’un bouquet de roses trémières .
Mon portable grésille. L’ ami André m’apprend qu’il reste finalement sur la cote normande, Jeanne est « patraque »..quel mot !Donc personne ne viendra ce week-end. Je remonte au premier. Les draps vont rester lisses, intacts, pour l’instant ils absorbent l’ombre d’un nuage qui passe .
Je me souviens être resté médusé , enfant, devant d’immenses draps étendus dans une cour de ferme, prés de Falaise, un matin d’été. Le soleil passait à travers et c’était comme si ces draps suspendus, immobiles, possédaient une faculté d’absorption de ce qu’il y a de plus franc dans la lumière matinale, comme si ces grands linges en train de sécher effaçaient leurs impuretés et leurs plis dans leur immobilité suspendue,pour revenir à une fascinante virginité. Ils retenaient les changements de lumière de la matinée mais effaçaient aussi les empreintes des corps qui s’étaient roulés dedans.Il y avait aussi quelques draps tendus au fond du verger ,entre les pommiers, taillés dans des toiles si grossières (du lin?) qu’en les longeant on avait l’impression de frôler des murs de chaux.
Les oreillers,le matin, affaissés, retiennent le creux des nuques.
Le peignoir de bain, avec ses manches vides et pelucheuses , suspendu contre la porte , ressemble à des alluvions de sable qui sèche.
Ma mère me demandait parfois de venir avec elle dans le jardin . Elle portait un large panier plein de linge et je devais l’aider à déplier les draps , à tirer dessus chacun à une extrémité, puis à les plier soigneusement en tendant bien le tissu. et j’avais vu un jour un grillon sauter dans cette cuvette de tissu blanc. Cet exercice des draps « tirés » ,c’était un étrange trait d’union entre elle et moi comme si, en l’assistant pour plier et ranger les draps j’atteignais enfin une égalité, une complicité , avec elle .En les lissant de la paume de la main, s’établissait une entente muette entre ma mère et moi, nous partagions les cristaux de silence qui glissaient entre le tissus plus ou moins rêches et nos doigts. .
Les matinées de grande lessive naissait alors dans le jardin une procession éclatante d’étendards craquelés sur fonds d’herbes d’un vert cru. Les draps ondulaient et parfois se gonflaient sous la brise. Le rideau de bouleaux frémissait argenté. . Le verger lui même prenait une profondeur de neige printanière suspendue.Je voyais derrière les branches une génération ancestrale heureuse et à table dans des costumes blancs, en train de lever de minuscules verres du trou normand.
Oui, je reviens donc dans la chambre d’amis pour ôter le bouquet de fleurs des champs que Gwenaëlle avait déposé sur une des tables de chevet et le placer sur la toile cirée de la usine.
Je me souviens être entré, vers douze ans, dans l’enceinte sacrée de la chambre de mes parents. La porte souvent fermée à clé, était ouverte ce jour là. J’approchai du cœur sombre de la maison. Le lit était lit ouvert, et ses draps bleu lavande .le couvre-lit de satin or était roulé sur le fauteuil . Je restai médusé devant ces draps tire-bouchonnés et quelques miettes de croissant dans le pli du milieu ; j’eus la sensation de humer quelque chose de torride et d’un peu dégoûtant, leurs ébats nocturnes ayant abouti à la naissance de ma sœur et à la mienne. J’étais là, déconcerté.Dans le cabinet de toilette ça sentait la poudre de riz . Sur la tablette de verre on avait disposé de vieilles cartes de Noël derrière un gobelet rose avec des coulées plâtreuses de pâte dentifrice.il y avait aussi un étrange objet chromé compliqué et assez rond qui ressemblait à une pince à escargot.Revenant dans la chambre, je tirai les stores et restai encore un instant devant tous cette multitude de plis désordonnés, comme si je voyais les décombres d’un brasier à peine refroidi. C’est donc ici que nous avions sans doute été conçus. Etait-ce dans la routine conjugale la plus morne ou dans des convulsions d’une haute intensité érotique ?
Tout à l’heure la femme de ménage viendra pour empoigner soudain ces draps, elle arrachera les taies aux oreillers comme on dépiaute un lapin , pour former un tas de roulé en boule sur un fauteuil Directoire .
Revenu dans cette chambre bretonne pimpante, dans le ciel clair et le bruit des cloches qui appellent à la messe, je contemple donc ce lit impeccablement fait la veille par Gwenaëlle.La perfection lisse de ce drap bien tiré au bord du traversin , aspire à l’horizontal des pensées frémissantes, presque hypnotiques sur l’absence des amis, qui se renouvelle chaque année. Bientôt la venue de l’automne et la baie qui perd toutes ses couleurs. Et l’impression de pureté et de calme qui se dégage alors de cette presqu’île. J’irai par le petit chemin et son sillon herbeux qui borde les rochers et regarderai le couple de chèvres d’un blanc sale, filandreuses, qui arrachent je ne sais quoi dans les broussailles.
En coupant les tiges vertes de quelques poireaux dans la cuisine je remonte vers mon enfance.J’entre avec mes parents dans la pénombre du couloir de la maison voisine. Une femme en noir nous fait accéder par un étroit escalier à une chambre étroite .Lueurs de bougies. Dans cette demi obscurité on ne distingue qu’ un drap immaculé sur un lit très haut. Il marque les reliefs d’une corps assez longs. Je devine les reliefs d’une ossature .Mon père m’explique tout bas que c’est une fillette morte d’une longue maladie. Dans cette endroit funèbre il émane une odeur de buis et d’« eau bénite, quelque chose de lourd, de sacré . Je voyais donc mon premier mort sous un linceul et ,je me demande si le corps est nu ou habillé.Le drap ne laisse voir qu’une poignée de cheveux collés .Sueur, suaire.
Les draps, me dis-je, retiennent la journée, le soleil , les grands matins lumineux mais ils recouvrent et protègent aussi des personnes qui ont décidé de vivre autrement que nous.
Les draps restent dignement muets,intacts,patients, gardant des nuances qui nous échappent. Et hop ! On les jette en tas dans la machine à laver,cycle long 60°. Ni vu ni connu.
Je me demande si mes parents ont été enveloppés dans un drap avant d’être déposés dans les cercueils de chêne, capitonnés comme s’ils devaient voyager en wagon Pullman.
Enfant, avec un copain de collège , en classe de quatrième, nous étions intrigués par l’énigme du Saint Suaire de Turin, ce morceau de linge qui avait gardé l’empreinte du visage du Christ alors, pour vérifier « scientifiquement » nous nous étions noirci le visage avec un morceau de bouchon brûlé puis nous avions soigneusement plaqué nos visages sur un torchon propre volé dans les cuisines, pour savoir si ça ressemblait au Saint Suaire de Turin.
Maintenant je déplie les persiennes de la chambre, la pièce devient obscure .Ils ne viendront pas, une fois de plus…Les pans des rideaux battent tristement. Est-ce une chambre paisible ou une chambre vide ? Quelques livres de Pierre Loti prennent la poussière sur un rayonnage. Pour me distraire, je feuillette un album de photos. Un calvaire, le lieu-dit « la croix des veuves » toujours en plein vent, qui domine la baie, puis en tournant les pages, des vieux gréements, des Terre -Neuvas enrobés de fleurs comme des rosières, pour un Pardon, et aussi un couple de mariés en costume traditionnel.. Cet album me parle d’un monde disparu que je regrette .
De l’autre coté des fenêtres ,je sais que le monde coule, bouge , scintille. Et je revois ma mère qui tend à l’extrême les draps au milieu de cette si belle journée et me crie, » Tu plies vers la gauche ,fais comme moi !! ! »
J’avais connu Constance trois ans auparavant. Elle tenait un magasin de couteaux rue de la Grange-Batelière pas loin de chez moi. J’avais acheté deux couteaux de cuisine japonais et un couteau à huîtres. Son regard intense m’avait frappé.Elle était grande, belle, une taille mince et des hanches épanouies. Quand elle voulut ouvrir un tiroir coincé pour présenter les couteaux qui m’intéressaient , elle me demanda de l’aide et plaqua ses mains blanches sur les miennes.
Nous sommes d’abord sortis au cinéma, et je passais la séance en humant la négligente torsade de ses cheveux.Puis elle m’entraîna chez elle. Nous nous sommes aimés au milieu de vieux cendriers, et d’une montagne de collants , d’une paires de skis d’une longueur anormale, de photos d’équipes de base-ball.
Je sus plus tard que son frère et son ex-amant avaient pratiqué ces sports.
Ce qui m’avait séduit le plus, c’était son petit sourire penché quand je lui racontai mes cours de littérature et le fait qu’après l’amour elle m’ébouriffait les cheveux avec un grand rire.
La première fois qu’on fit l’amour, ce fut entre la baie vitrée et la paire de skis, de son amant , elle m’entraîna au soleil sur le parquet et me récita un vers de je ne sais quel poète (je me méfie des poètes comme si leur tonitruant amour des mots ressemblait à une forme d’inceste) donc un vers de douze pieds qui disait en gros que l’amour est une chose si magnifique qu’il ne faut jamais le faire dans l’obscurité. Puis elle inclina ma tête vers le plein soleil et me lécha l’oreille droite en desserrant mon col de chemise.
Quand je l’ai connue, je venais d’hériter d’une demeure datant de 1841 à Sorèze au pied de la Montagne Noire dans le Tarn. Je l’invitai donc à venir passer Noël dans cette grande demeure froide aux pièces nues.
Le tout premier jour de son arrivée dans le Tarn enneigé je sentis à sa manière de rester longtemps à errer dans les couloirs et dans le grand escalier en spirale éclairé par un dôme vitré, qu’elle était fascinée par l’endroit. Elle promenait ses doigts sur les vieux murs puis elle posa ses mains sur mon visage.
-.La maison sera bientôt à toi ?
-Elle est à moi.Constance, elle est à moi.
Un mystérieux orage grondait .Le vent d’autan faisant claquer un volet au premier.
Pendant notre dîner de celeri rémoulade pris dans la cuisine glaciale je lui parlai de l’immense foret qui couvrait cette Montagne Noire et qui avait enchanté mon enfance.Constance m’écoutait distraitement en piquant des cornichons dans le pot. Puis elle descendit vers le jardin , s’installa sous le magnolia et se mit à allumer une cigarette. Une balançoire pendait sous une des plus grosses branches de l’arbre et elle s’y installa en m’écoutant parler de mes grands parents qui avaient habité là et surtout de l’ancêtre juriste qui avait fait construire la maison qui était devenu un haut magistrat du temps de Louis Philippe. Tandis que je racontais elle fit le tour du jardin enneigé , essaya d’ouvrir la porte d’une espèce de remise à bois, puis elle racla un peu de neige laissé sur un appentis et me lança une boule qui s’écrasa sur mon manteau. Alors toute la délicatesse du monde enfoui de mon enfance me revint.Je retrouvai l’énorme sapin fuselé que mon père installait avec difficulté, en s’écorchant les mains, dans l’ancien salon pour l’entortiller des guirlandes électriques. Me revint aussi ce temps où ma mère m’entraînait joyeuse dans sa vieille 404 .Ma mère conduisait vite avec une précision un peu trop énergique à mon goût. Je me souvins d’un épisode particulier. La 404 filait dans le chaos hivernal de la Montagne Noire, pour atteindre une vue dégagée , là où les champs d’herbe rase plongeaient vers la vallée avec un panorama magnifique sur les Pyrénées. C’était là que la voiture avait calé et bien que le moteur toussât, ronflât,rugît il s’éteignit définitivement.
Nous sortîmes en plein vent. Des sapins bruissaient derrière nous.Je n’oublierai jamais la lumière si limpide de ce plateau enneigé. L’espace exaltant s’ouvrait vers la chaîne des Pyrénées. J’avais l’impression qu’ici la vie était pleine de promesse. Après avoir tourné autour de la 404 et soulevé le capot ,ma mère me montra une volute de fumée qui sortait d’une maisonnette grise sur la gauche, à la lisière de la foret.:
-Nous sommes sauvés, il y a quelqu’un dans cette maison.
Un vieil homme courtaud apparut, cheveux en tignasse, clignant des yeux dans la lumière si intense de cette fin de matinée. Il portait une couche de paletots et lainages sur le dos,un pantalon de velours de curieuses sandalettes d’été .Sans parler il glissa la tête sous le capot et examina les bougies et marmonna quelque chose. Ma mère répondit que ce genre de panne ne lui était jamais arrivé. L’homme resta longtemps courbé au dessus du carburateur , sortit un chiffon de sa poche et remua quelques pièces du moteur. Quand ma mère demanda ce qui se passait, il fit un geste qui voulait dire : »Chutt.. »
Dix minutes plus tard , après quelques toussotements, le moteur ronflait. L’homme dit en traînant sur la dernière syllabe :
«-Voilààààà.. »
Il nous fit signe de monter et demanda à ma mère d’essayer quelques accélérations. Sans mettre le starter. Le moteur toussa, puis ronfla ,il tournait bien. L’homme fit quelques pas en arrière comme pour contempler ce couple,une mère et son enfant dans une voiture , comme si nous étions un tableau . L’air tiède envahit de sa luxuriance l’habitacle et fit rétrécir les zones de buée de pare-brise tandis que ma mère vérifia que les essuie-glace fonctionnaient. L’homme avait disparu.Ma mère regretta de ne pas avoir eu le temps de le remercier.
La 404 dévala la route forestière ma mère semblait saisie d’une totale euphorie. D’où venait l’exaltation de ma mère ? Je ne le sus jamais. Cette panne en plein champ, en plein vent , avait-elle débloqué quelque chose chez elle, ou ramené un souvenir délicieux ?
Quand nous atteignîmes la petite ville de Revel, elle ébouriffa mes cheveux en garant la voiture. Je confiai à Constance ce souvenir si précieux.
-Ah bon ? Dit-elle, d’un air vaguement distrait.
En faisant visiter les chambres du second étage à Constance je découvris charmé les vieux papiers peints décolorés ,j’examinai les écorchures dans le plâtre qui venaient des angles de meubles déplacés,une manie de ma mère. Dans le jardin, les feuilles du magnolia, larges, craquantes, entassées prés des cabanes à lapins ressemblaient à des ailes de papillons desséchées.
-C’est ici que je cachais mes billes,à la sortie de l’école dis-je en ouvrant la porte grillagée d’un clapier .
Je poussais du pied le tas de feuilles mortes et c’était un peu comme si je re- trouvais des moments disparus.
-Tu viens ? dit Constance.
Le passé me revenait comme une glace trouble qui se brise et laisse voir la cristalline chasteté d’un passé endormi .Ces émotions recelaient aussi une ambiguïté sournoise car il s’y mélangeait une longue culpabilité à l’égard de mes parents que de récentes bouffées de remords ne pouvaient effacer.
.La nuit était tombée. Nous sortîmes pour quelques courses vers la supérette de place du Marché. Des volets claquaient sous le vent d’autan. J’indiquai à Constance un salon de coiffure et sa publicité lumineuse pour des cosmétiques en lui précisant que c’était là que se situait jadis le magasin d’électro-ménager que tenait mon père. Je revoyais dans l’eau sombre de la vitrine sa blouse blanche impeccable comme on voit un saint dans un vitrail . Mais Constance avait disparu dans une rue adjacente pour admirer une maison à colombages .
Plus tard, sous la treille du jardin nous bûmes un bouteille de Chablis. Constance m’écoutait en regardant ses genoux.
Revenue dans ma grande demeure, elle après une longue douche, s’abattit dans le grand lit à colonnes pour étaler sa beauté svelte et tendue.. Tandis que j’écoutais les bruits de ruissellement de l’eau dans les gouttières, elle avait ouvert un vieux volume dépareillé tout jauni, une histoire des insectes du Languedoc par Monsieur Fabre. Elle me demanda si j’avais déjà vu des scorpions.
-Non.
Je fis le tour de toutes les pièces du rez-de-chaussée, découvris des murs couvert de salpêtre . En ouvrant une longue série de placards gris je tombai aussi sur quelques quelques objets religieux tels que Missels aux vouivertures rigides cartonnées, deux crucifix en ébène avec un christ en ivoire, des images de communion d’une de mes sœurs, et surtout dans une boite en fer une vingtaine de feuillets.On avait tapé à la machine un texte . Je lus une première phrase : « « Nous sommes nus, dit Saint-Paul, si le Christ n’est pas ressuscité ; et pour nous, les vivants, combien est acceptable, scandaleusement acceptable la mort des morts. Quelle ingratitude, si nous ne sous souçions plus de nos morts…. » C’était un début de sermon.
Il devait s’agir de la prose de mon arrière grand oncle, celuiu qu’on appelait « le cardinal », qui s’était illustré pendant la guerre 14, car il avait menacé d’ex-communier les soldats du front des pires flammes de l’enfer, s’ils s’adonnaient « à la débauche » pendant leurs permissions.
Je redescendis les feuillets à la main et j’en parlais à Constance pendant le dîner. Et j’expliquai maladroitement à mon invitée que les précédents occupants de cette maison, en remontant les générations, avaient sans doute ,en bons cathos, sombré dans des comptabilités de leurs péchés, pour éviter d’être expédiés en enfer le jour même de leur mort. S’étaient -ils tous débattus, ces chers ancêtres, dans une poisseuse culpabilité ? Avaient-ils sombré dans un absolu respect des consignes d’un vieux catholicisme pour lequel les choses marrantes de la vie étaient le signe même de la luxure ou même de la pornographie ? Est-ce que mes ancêtres avaient pu manger du Pain et bu du Vin qui ne soit que des symboles mais du bon vieux pain à croûte tiède et du Chablis qui ne soit pas du vin de messe? Je demandai à Constance :
-Est-ce que tu crois que ça aidait mes grands-parents à vivre ?
-Quoi ça ?
-La religion. Leur catholicisme.
-C’était du racket.
Elle déboucha une seconde bouteille de Chabis et s’en versa largement sans m’en offrir.
-Du racket pour attardés,dit-elle.
Moi j’étais en train de manipuler un vieux Missel noir avec des pages qui collées par l’humidité.
– Du racket.
-Au fond, dis-je , est-ce que ça les a vraiment aidé à vivre tout ce catholicisme ?
– Pas du les aider à baiser.
-Tu le crois vraiment ?
– Se sentir coupables toute leur vie ? Horrible. Dégueulasse.
Constance glissa dans la cuisine . Je la rejoignis et commençai à déboutonner son chemisier. Est-ce que j’avais établi un contact trop direct, toujours est-il que Constance entassa quelques soucoupes dans la bassine et fit couler de l’eau.
J’allongeai les bras pour oter les pans du chemisier et détacher le soutien gorge lorsque Constance s’écarta.
-Ecoute, l’ hétérosexualité m’emmerde de plus en plus… Vous nous draguez,vous les mecs, uniquement pour vous repaître de nous. Et on est obligé de hennir pour vous calmer…
Le reste de la soirée fut morne. Il y eut des longs silence et quand l’un glissait dans une pièce,l’autre la quittait.
Au lit, Constance éteignit la lampe de chevet, j’essayais de l’approcher.
Ma main caressa une partie de son dos et j’entendis dans le noir.
-Si tu veux me caresser, trouve au moins les parties froides de ma peau.
Ensuite, Constance tira mon oreiller vers elle et roula sur le ventre pour se vautrer dans le sommeil . J’écoutais dans l’obscurité le tumulte de ma digestion. Je sentais tout mon sang murmurer dans mon corps. Puis sombrai. Le lendemain matin, des aboiements dans la rue me réveillèrent. Constance avait quitté le lit. L’oreiller avait été jeté sur le canapé. La valise ouverte sur la lingerie ne s’étalait plus sur le sol carrelé près de la porte. Les produits démaquillants n’encombraient plus la tablette de verre de la salle de bain,mais on avait placé en évidence mon verre à dents avec mon rasoir.
Je descendis à la cuisine. Elle était impeccablement rangée. Et sur la toile cirée de table, posée bien en évidence une page arrachée à un carnet à spirale . D’une écriture tout en boucles que je reconnus et mots tracés par un crayon feutre rouge, il était écrit :
« Je te laisse vivre dans ton bocal du Passé et y macérer comme un cornichon dans un vinaigre catho. Baise avec Saint Paul.
Moi je retourne dans le Présent. Inutile d’essayer de me revoir.
La nuit tombe sur la terrasse.A peine le temps de voir par les fenêtres du salon disparaître deux chalutiers avec leurs feux fixes qui oscillent , ils ressemblent aux lumières d’arbres de Noël, ils se balancent sur l’eau sombre de la baie disparaissent entre les vagues ; déjà les amis arrivent.
Dans la chaleur de la terrasse Ariane allume les bougies posées sur la longue table . Les papillons de nuit viennent se brûler les ailes auprès des flammes . Le Roi Marc parle de son voilier de douze mètres devant nous, ses vieux amis. J’ajoute que les sourires de ces femmes autour de la table que le déclin du jour a rendu légèrement ténébreux et cuivré, me rassure car je les trouve belles, en vieillissant, comme des poteries étrusques. Tandis que Le Grand Peintre Marc nous explique combien un pilote automatique est fragile je regarde sa haute silhouette voûtée,ses cheveux qui se mettent à grisonner . Je me souviens de ses crayons gras ou fusains qui dépassaient de la poche de sa blouse blanche quand nous dessinions des nus rue de la Grande Chaumière.
Il m’en imposait. Maintenant je suis devenu plus célèbre que lui dans les galeries parisiennes ou new-yorkaises et il a du mal à réprimer un ton narquois quand il se tourne vers moi.
Je me souviens de ses grands formats du début des années 80 et 90 , les longues bandes d ‘un jaune acidulé qui crevaient ses toiles avant qu’il entame sa janséniste décennie gris acier qui me rappelait son passage dépressif après sa rupture avec Louise.
Et je me demande combien d’étés il nous reste. Combien à nous tous réunis ?
Je revois l’ époque de nos vacances communes sur le bassin d’Arcachon, les odeurs pénétrantes et sèches des pins, nos soirées alcoolisées, nos révoltes, nos énergies piaffantes, nos insolentes critique des générations précédentes, notre goût pour des peintures toujours plus grandes et monochromes pour nous rapprocher des grands abstraits américains.
Et nous avions conscience de vivre quelque chose d’extraordinaire parce que nous utilisions de la couleur pure. C’était l’époque où, avec me fusains je charbonnais des dos et des nuques de nos amies communes, parfois un gras décolleté et sa médaille d’or.
Il y eut cette querelle à propos d’une bretelle tombante sur l’épaule de Louise, que je repris tant de fois, quand j’écorchais le papier pour tracer la torsade mouillée de ses cheveux d’un noir intense.Le Grand Peintre Marc était jaloux, il ne supportait pas ce qu’il devinait de concupiscence dans ce travail. Il n’avais pas tort.
Soirée lagunaire moite, lumières bleues sur la baie, ligne scintillante des hameaux sur la rive d’en face, fragile équilibre de ma propre vie confrontée à celle des autres autour de la table. Je glissais un œil vers sur la gauche ,l’infini champs de choux et de pommes de terre tandis que nous tous, étions pris dans la taxidermie d’une célébrité qui nous était tombée dessus trente ans auparavant . Elle s’étiolait notre célébrité.Agonie.Nous sommes désormais, autour de cette table, tous signalés par quelques lignes dans les récentes encyclopédies ou dans Wikipedia. Petite pierres tombales en corps Garamond 10 pour résumer nos vies en dix lignes.
Tout ce qu’on cache aux autres.
Mon Dieu.
Ma soudaine indifférence soudaine à la politique avait aussi choqué le Marc . C’était l’époque où je lançais des piques à mes amis devenus tous enthousiasmés par Les Grandes Idées Totalisantes Socialistes. Ni fièvre, ni ardeur chez moi pour l’homme de la Nièvre. J’étais donc malade ? Mitterrand- parait-il- nous ouvrait enfin les portes du Paradis.L’argent allait ruisseler sur les classes défavorisées. On avait beau me répéter que nous avions quitté la Vallée terrifiante du Capitalisme sauvage, je n’arrivais pas à partager la ferveur générale de mes amis peintres .
Marc s’approcha de moi, le jour où Laurent Fabius devint premier Ministre et me dit que ma tristesse avait tourné à l’amertume morbide , à la résignation, au ressentiment.Je ne comprenais rien à mon époque.
-Et tes foutus cocktails au rhum arrangé ne vont pas dissoudre ton putain d’individualisme . Ce n’est pas parce que tu as un alcoolisme concupiscent face à Louise que tu vas devenir Jackson Pollock !
Louise elle-même me confia un soir que si je ne brûlais pas de quelque chose d’intense sous le Mitterandisme, c’est que j’étais entré définitivement dans le racornissement de la vieillesse.
Mon vrai souci était ailleurs. Je comprenais que la cohésion de mon noyau familial était menacé par mes deux plus grandes filles ,entrées sur les terres ingrates de adolescence avec du hasch fumé avec délice devant une baignoire remplie de spaghetti à la tomate. Comment les protéger ? Les aider,les aimer, les comprendre ? Je me sentis fossile.Je n’ai jamais trouvé la réponse .
La chaleur moite de ce soir assiège notre petite forteresse humaine buveuse de champagne. . Louise accumule les mégots dans une brique de verre,Marc d’un air hautain me regarde en coin, Ariane avec son profil de Néfertiti a l’air désolée.Je me souviens de ses poils de pubis,lustrés, si doux dans une maison forestière des Landes.
Tandis qu’on ouvre de nouvelles bouteilles, en contrebas de petites fleurs blanches d’écume naissent et s’épanouissent le long des rochers .Est-ce que nous fûmes vraiment jeunes ?Ai-je rêvé ? Ou bien allons nous le devenir des silhouettes fragiles sous la flamme d’un briquet ?
Je songe à un retour de journées anciennes perdues, dans les herbes luxuriantes d’un vert invraisemblable de nos étés de jeunes peintres, la dernière chose que je cherche désormais dans mes toiles en appuyant sur un tube de couleur.
Je ne sais quel secret oublié de ma génération subsiste dans le sombre clapot de la baie ce soir. Le mirage d’une obscurité argentée me parle d’autres rivages. Oui, peut-être que nos tendres ancêtres sont là quelque part cachés vers la zone de carénage du port et même dans la ferraille des chaluts.A nous attendre.
Louise écoute le Grand Peintre parler de cet art après-guerre américain, cet âge d’or si dynamique, passionné, parfois grandiose, avec Mark Rothko comme si tout avait été créé un matin d’été limpide dans des marais.
Les lueurs vacillantes des bougies dansent de moins en moins sur ces visages venus des années 70 et 80, quand nous discutions passionnément de Peter Handke, de Wim Wenders. de Joseph Beuys ou de Liza Kreuzer car nous étions tous passés par Berlin.
Et cette épaule dénudée de Louise pour mieux garder un secret intérieur. Bouffée d’une tendresse si soudaine pour ce versant obscur d’une vie féminine qui m’échappe.
Au moment où je m’éloigne pour fumer un cigarillo, le roi Marc , comme on offre un cadeau de Noël, apporte un grand format d’une de ses toiles, écarte les verres et assiettes de la table, et l’enflamme avec un briquet spécial dont les flammes bleues ressemblent à un chalumeau. La toile commence à roussir, à cloquer, à être rongée puis les boursouflures brunes gagnent avec lenteur le reste de la toile.
Puis, d’un geste large, il balance la toile enflammée vers la noirceur des vagues en contrebas.L’eau de la baie, met un temps infini à engloutir le morceau qui brûle .D’un geste mélodramatique, le roi Marc dit :
– L’odeur des cadavres de marins en décomposition, des poissons, des méduses, va enfin sacraliser l’ imbécillité de mon œuvre !
Nous restons honteux, muets, sidérés, comme si nous avions reçu la première pelletée de terre sur notre cercueil à nous tous !
Depuis cet hiver la neige tombe avec son doux murmure sur la terrasse.