Aujourd’hui ma fille Constance fête ses 31 ans. Pour son anniversaire j’ai décidé de l’emmener voir une pièce d’Harold Pinter, que j’aime« Une petite douleur » au théâtre Mouffetard, dans un bâtiment modeste au fond d’une courette. Je me réjouis de passer une soirée avec elle. Pour un père, une soirée avec sa fille aînée, c’est une fête. Et dans le métro, je me pose toujours la question : qu’est-ce qu’un père ? Suis-je devenu un père ?

Depuis les naissances de mes trois filles, je n’ai toujours pas la réponse. Que doit dire un père à ses filles? Est-ce que j’étais , est-ce que suis un bon père ? Ayant subi un père violent, et une mère souvent absente, je me suis efforcé d’être présent, mais surtout tolérant et attentif. J’ai tâtonné. Est-ce que cela a suffi ? J’en doute.
La seule chose que je sais c’est que ma complicité avec Constance repose sur des silences complices , des non -dits sur lequel flotte quelque chose de tendre et d’enjoué. Cependant, parfois, aussi, j’ai l’impression que mes paroles touchent du verre et que nos paroles complices dissimulent un sens beaucoup plus lourd . Beaucoup d’humour passe dans nos mails ou dans nos conversations téléphoniques, l’humour allège notre relation comme une bonne tasse de café. Le déballage familial n’a jamais été notre fort.
Dés sa naissance, je ne savais pas comment m’y prendre, je n’avais pas pris de leçon pour ce nouveau rôle. Les pères qui proclament à la télé leur enthousiasme dans le couloir de la maternité me laissent perplexe.
J’étais terrorisé devant ce petit être écarlate et braillard avec des fesses minuscules curieusement fripées et violécées , j’osais à peine la prendre dans mes bras, persuadé que si je ne lui tenais maladroitement la tête, le bébé allait mourir dans la seconde.

Plus tard, je me souviens de scènes particulières Celle de l’école maternelle. J’emmenais Constance , elle me serrait une main trop molle très fort. On passait par un couloir carrelé avec des rangs de porte-manteaux auxquels étaient pendus alignés des petits vêtements colorés pour lilliputiens. comme si j’étais tombé sur une planète lointaine ou tout fonctionnait selon des règles que je ne connaissais pas.
Je me souviens:la cour de récréation. Un déferlement de cris et de bousculades, galopades,exclamations.Quand je lâchais le main de Constance pour la voir rejoindre un groupe j’avais peur qu’elle trébuche.
Autre scène. L’appartement est calme, je suis seul, Constance est à à l’école,en CE1, c’est le milieu de l’après midi. J ‘arrête de taper à la machine et regarde le cendrier bourré de mégots en équilibre sur le bras du fauteuil, puis je me glisse dans la chambre de ma fille ; j’ouvre le placard et je palpe les tissus rêches des pulls ou le velours doux d’un col de son manteau préféré vert bouteille avec des gros boutons noirs., C’est l’heure où il y a une flaque de soleil qui se pose sur l’oreiller de son lit, et je me demande à quoi elle peut bien rêver .Rêve-t-elle ? De quoi ? Je me souviens de la merveilleuse douceur la première fois où Constance découvrit des petits flocons de neige voltigeant dans le puits de la cour. La douceur aussi quand, après lui avoir raconté une histoire abracadabrante, qui fait un petit peu peur, j’éteins la petite lampe de chevet et je lui dépose un baiser sur son nez qu’elle plisse.
Autre scène. : c’est la tombée du soir, elle a onze ans , reste assise sur son petit lit Ikea, les jambes ballant, le regard fixe, sombre, elle est si concentrée que ses yeux agrandis fouillent dans on ne sait quel vide .Je m’approche d’elle, elle se décale. Enfermée, bouclée, cloîtrée , inaccessible. Je tente une deuxième approche, même écart. Elle ne veut pas de ma tendresse.
Je suis surpris, je fixe la courbe de ses bras frêles, stupéfait de sa capacité à se boucler sur elle-même. Je parle à son chien en peluche préféré ,Achille. Je blague avec lui, mais elle ne sort pas de son mutisme.Je quitte la chambre avec le sentiment d’une défaite.
De retour dans mon bureau, je guette la la fin du jour quand une pellicule sombre flotte dans les pièces et sur les meubles. Rien ne bouge dans l’appartement, il devient une chute lente vers l’obscurité. Et ce matin comme elle a refusé que je lui serre les brides de ses chaussures, j’essaie de l’imaginer adolescente. Deviendra-t -elle une grande fille rousse et sportive comme sa mère qui adore le ski ? Rien ne s’est passé ainsi.
Je la revois triomphante à 17 ans, au lycée jonglant avec le ballon de basket, dans la cour, au milieu de la mêlée, esquivant les obstacles .Elle a des ailes, elle cueille le ballon, flotte , court, évite, et le loge dans le panier. Net. Elle devient pendant un an, une vedette du lycée.
Les années passent . Constance est devenue une ado qui a pris l’habitude non pas de s’asseoir sur le canapé,mais de se jeter dedans, baskets délacées,bras en crois.. Elle adore lancer ses vêtements dans le panier à linge de la salle de bain comme si c’était un panier de basket. Devant un miroir grossissant elle redessine sans cesse ses sourcils avec un crayon et garde longtemps la bouche ouverte, sa vivacité enfantine a disparu au profit d’une gravité. .Pendant les week-ends elle émerge de sa torpeur vers midi.Elle n’embrasse plus, elle effleure la joue.Elle essaie plusieurs types de chignon. L’appartement est régulièrement envahi par sa bande de copines délurées, provocantes, malicieuses, elles pillent le frigo , s’entassent dans la salle de bain puis s’esquivent en claquant la porte d’entrée laissant une traînée joyeuse suspendue dans l’air du salon et une odeur sucrée de parfums mélangés.
J’entends encore leurs rires, leurs exclamations quand elles traversent la cour, ça laisse une curieuse queue de comète d’un temps évanoui qui reste figé en moi , buée de mélancolie quand j’y repense. C’était l’époque où j’essayais d’écrire sec, laconique, menaçant, blessant, à la manière d’Harold Pinter.

Ce fut aussi la saison des cachotteries et de bouderies ; les garçons se faufilaient vers sa chambre en douce. Tout devenait hypersensible, écorché . Dans nos dialogues il y avait d’invisibles tessons de bouteille. Je la regardais partir avec un jeune inconnu au profil maigre à la Cocteau aux cheveux soyeux et aux jeans déchirés, alors pendant quelques minutes l’air devenait blanc ; et en même temps, j’avais la certitude que je restais son refuge. Enfin je remue tout ça entre les stations de métro jusqu’à la station Monge.
Constance m’attend dans la courette mal éclairée du petit théâtre Mouffetard. Elle a la mine renfrognée,les yeux un peu rouges. Les poings dans les poches de sa parka. Je connais cette mine défaite des mauvais jours.
Je demandez:
-Qu’est-ce qu’il y a ?
-C’est rien…ça va passer.
On rejoint la file d’attente pour pénétrer dans la petite salle en pente.
La soirée fut morne. Les trois comédiens jouaient pesamment des dialogues légers. J’avais un peu honte d’avoir entraîné ma fille dans un spectacle banal c qui caricaturait mon auteur préféré. Je guettais parfois dans la pénombre le profil de ma fille comme on interroge une statue grecques dans un musée.
A la sortie, je lui propose de se rendre a la taverne « La Crète, » ou nous avions eu nos habitudes quand elle était toute petite.

Rien n’avait changé. Je reconnus les murs avec pierres apparentes, la fresque brunâtre sur la gauche avec une crétoise dont la robe était formée de cuillères, et aussi les chaises rustiques, et aussi les boiseries sombres du côté du bar. Je retrouvais inchangé ce panneau poussiéreux sur lequel on avait punaisé des billets de banque anciens de tous les pays d’Europe.
En ôtant sa parka, Constance me dit :
– Tu te souviens des deux petits vieux qui jouaient des airs folkloriques grecs sur des instruments bizarres.J’adorais.
-Oui, c’était le vendredi et le samedi. Ils portaient des gilets rayés et avaient l’air complètement absents quand ils jouaient. L’un était penché sur son instrument comme s’il cherchait un insecte caché dans la caisse de résonance. Ils saluaient timidement quand les clients, aux tables, les applaudissaient. Enfant, Constance ,puis mes deux autres filles était fourrées derrière le bar. Le patron les laissait jouer , remplir des verres d’eau et planter des pailles comme si elles préparaient des cocktails.
Nous commandâmes deux agneaux à la crétoise et une demi de blanc résiné. Le personnel avait changé, sauf un vieux serveur voûté, avec une veste pleine de taches, et un ouvre-bouteille accroché à une poche. Il me reconnut.
-Alekos!! C’est Alekos !!!!…dit Constance.
C’était lui qui parlait avec un accent bizarre qui consistait à détacher les syllabes. Il nous recommandait toujours la truite à la crétoise en nous confiant le secret qu’il n’y avait jamais eu de truites en Crète. Lui même était originaire d’Héraklion et avait épousé une institutrice française. C’ était sa fierté. Il avait joué avec mes trois filles pendant tant de saisons. Je me souviens qu’il avait fait semblant de me gronder le jour où j’avais appuyé sur une petite cuillère posée sur une soucoupe pour la faire voler en l’air. Maintenant, c’était un vieillard qui marchait avec une étrange raideur en contournant des obstacles invisibles entre les tables. Quand nous bavardâmes sur le bon vieux temps, je remarquais ses mains avec de bizarres cloques violettes sous la peau et des veines apparentes. En nous écoutant, il déglutissait.
A la fin du repas il nous offrit des glaces.
Enfin, quand je sentis Constance plus détendue, je lui demandais :
-Alors pourquoi tu pleurais ?.. dans la cour du Théâtre?
– Je ne pleurais pas.
Il y eut un long silence. Elle regardait Alekos.
-Tu ne veux pas me parler ? tu veux qu’on parle d’autre chose ?..
Une odeur de brochettes venait de la cuisine. Je me sentais englouti par les nombreux souvenirs de mes filles dans cet endroit.
Enfin, Constance dit :
-Cet après -midi, en allant faire visiter un appartement ,je suis passé devant mon vieux lycée. La façade n’a pas changé. J’étais dans ma voiture,j’attendais le client. J’observais le trottoir en face, je n’étais pas venue depuis au moins sept huit ans Les fenêtres et leurs briquettes avaient toujours le même air ancien, années trente. Il y avait une classe de filles qui revenait de la piscine . Elles chahutaient avec leurs sacs de sports devant le portail.Elle allumaient des clopes, se bousculaient.
-Et ?..
– Elles avaient l’air si légères, si libres, si dégagée.. elles étaient dans une bulle d’allégresse.,je me suis dit à ce moment là que j’avais définitivement quitté ma jeunesse ou plutôt, c’était ma jeunesse qui m’avait quitté sans que je m’en aperçoive. Ma jeunesse.Elle est ou ?… Ces filles légères chahutaient et blaguaient. Jamais je ne pourrai blaguer et chahuter comme ça.
Je lui emplis son verre de blanc résiné.
-Et puis ? Demandai-je.
– Je me souviens, je jonglais avec le ballon, je mettais autant de paniers que je voulais, j’étais en apesanteur, je me sentais si légère à cette époque, je faisais gagner mon équipe,je n’étais jamais essoufflée.
Elle remuait la petite cuillère dans sa tasse de café vide pour écraser le sucre fondu.
-Un soir tu es venu me voir jouer , un seul soir, j’étais si heureuse.
-Oui, dis-je bêtement.

Plaisant scenario pour un film forcément mal joué aujourd’hui parce que « genré ». Bien plus agréable à lire. Machen Sie sich keine Sorgen, lieber Paul Edel, les générations successives, père fils fille, n’ont jamais « communiqué », lisons Balzac.
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Non Paul. Pierre Assouline vous apprécie beaucoup. Il y a des trucs aléatoires dans la modération de son blog.
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Merci Rose et merci pour ce rabin.. J’ai voulu remercier Jazzi de son éloge de mon texte, sur la RDL, mais désormais, je crois que je suis interdit de séjour. Passou susceptible?
Par ailleurs ma jolie libraire de Saint-Malo m’a conseillé de lire un roman de la Rentrée Littéraire. Le roman est très bien noté dans plusieurs journaux.. L’auteur? Sylvain Prudhomme, titre: « L’enfant dans le taxi ».
Epouvante.
Horreur et damnation. Texte mal fichu, mal cousu, plein de conjonctions de coordination qui ne coordonnent pas grand chose..et une fausse enquête interminable. .c’est irrespirable. Les critiques sont tombés sur la tête? je crois aussi que l’effet couverture « éditions de Minuit, impressionne encore, comme ceux qui achètent du Chanel les yeux fermés. cette couverture blanche avec le passé prestigieux.. le sur-moi Beckettien, et Claude Simon et la génération Toussaint-Echenoz fait prendre aujourd’hui des petits maitres pour des grands seigneurs. j’ai arrêté page 60 et suis descendu de ce p… de taxi.. en maudissant ma charmante libraire. C’est la deuxième fois qu’elle me plante complètement. désormais je n’irai acheter que des classiques chez elle.
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Paul,
Ai trouvé votre récit léger et tendre ; respectueux et pudique.
Dans son cours, rabin Benchétrit dit que si nous avons une chance de changer c’est grâce à nos enfants, qui nous mettent en mouvement.
Constance est un prénom à mes yeux magnifique, je ne sais s’il est le réel d’une de vos filles.
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Merci pour ce récit personnel, ces souvenirs si lourds, si forts, si pesants, si riches.
Chacun a les siens, tous différents, tous semblables, tous splendides avec le temps. .. Je bénis le ciel d’avoir trois garçons heureux et beaucoup de petits enfants !
J’ai fait de mon mieux, Source de joie et soucis bien naturels. Comme tout le monde.
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