Pour mes 24 ans , j’avais demandé qu’on m’offre une camera car j’avais depuis depuis l’adolescence la passion du cinéma ; j’avais même préparé en cachette le concours de l’Idhec alors que j’étais en propédeutique à la Faculté de Caen. A l’époque je me trimballais partout avec les deux épais volumes ( très techniques) de Jean Mitry traitant du montage cinéma. C’était ma Bible. J’avais pratiquement appris par cœur la théorie du russe Koulechov qui avait distingué deux sortes de montages ,le montage dit « réflexe », qui suit la logique narrative assez naturelle et le montage « d’attraction »,plus sophistiqué, plus fascinant, qui délaisse la banale logique narrative pour provoquer une réaction forte du public en rapprochant deux images inattendues qui font sens, symbole, polémique, ironie, si on les accole.
J’avais bien sûr été marqué par Eisenstein. Dans son film « La grève » le cinéaste avait utilisé le montage « d’attraction » en alternant un massacre d’ouvriers par la police du tsar et des plans d’animaux égorgés.

J’avais donc filmé mes parents au cours d’un pique-nique sur la plage de Langrune (les feuilles de salade s’ envolaient pendant les rafales de vent) et j’avais alterné cette scène de repas champêtre avec des plans de lapins broutant des herbes avec leurs petits tremblements marrants du nez .
J’étais devenu un fondu du montage parallèle. Mais le grand choc fut lorsque je vis au ciné-club cet « Homme à la camera » de Dziga Vertov. Je deviendrai l’homme, à la camera normand. Je demandai à un ami qui possédait un tandem, de sillonner les rues de Caen .Il pédalait, je filmais avec la Camex Ercsam 9,5mm au poing.Il fallait s’arrêter le tandem pour recharger et remonter la clé comme on remonte une pendule.
Je filmais les rues, passants, vitrines, églises, avenues à platanes,sorties d’églises, gare routière,terrains de foot et puis j’eus une période chantiers, pylônes,réseaux de fils électriques et nuages. Un étudiant de mes amis m’avait prête un projecteur et je m’enchantais dans ma chambre de voir la ville de Caen tourner sur elle même comme un disque , avec les murs, les toits, les fenêtres et les carrefours qui s’inclinaient. c’était un genre d’ivresse tranquille que ma sœur ne partageait pas. . Les longs travellings donnaient l’impression que la ville et les visages fuyaient en arrière. Ensuite, avec une petite colleuse , sur mon bureau, je mettais bout à bout ces petits films,travail minutieux car il fallait frotter avec une petite râpe en métal pour ôter la surface brillante de la pellicule perforée , passer un petit pinceau enduit de colle sur le fragment de pellicule poncé et ensuite bien appuyer sur les deux morceaux de film le temps que la colle séchât.

Ensuite, j’avais appris par « Les cahiers du cinéma » qu’il y avait à New-York, un cinéaste « underground « (j’avais du mal à prononcer le mot) qui avait filmé un comédien qui dormait pendant des heures. J’ai voulu forcer ma sœur à dormir dans une chaise longue au fond du jardin, prés des cabanes à lapins. Je ne voulais pas qu’elle fît semblant. Au bout de trois minutes, elle se leva, agacée et voulut jouer au ping- pong. J’essayai donc de filmer la balle rebondissant sur le vert épais de la table, mais ce n’est pas une de mes meilleures séquences. Enfin, comme tout bon cinéaste, j’eus une Théorie. Il ne fallait pas réduire le cinéma à du mauvais théâtre, avec des bavardages insipides et des histoires amoureuses bêtasses, toute une salade psychologique écœurante de sentimentalité. Le mauvais théâtre petit-bourgeois filmé ça suffisait. C’était un symptôme de décadence. Il fallait que le cinéma retrouve sa Vraie Voie et que je sois un Pionnier pour ma Génération :il suffisait simplement d’enregistrer et de célébrer la Réalité. Toute la Réalité. C’était un impératif phénoménologique et presque théologique, en tous cas ma Mission. A l’époque je parlais avec des Majuscules. Ces films qui bavassaient argent, sentiments, intrigues cul-cul ,ou violences oubliaient l’Immensité symphonique de la Réalité

Le vrai cinéma était voué -aussi- comme le Surréalisme, à chanter la beauté féminine. Je filmais les visages des copines de ma sœur et particulièrement les sourcils sous l’influence d’un film japonais dont j’ai oublié le titre.
Après avoir vu le film de Bunuel «le journal d’une femme de chambre »j’’eus également ma période fétichisme chevilles et sandalettes. Sur la plage de Cabourg je filmais les chevilles et les sandalettes des filles allongées sur leurs serviettes sous le regard soupçonneux des types du poste de secours. Enfin je m’offris une orgie de travellings . Je prenais le train pour Bayeux et plaçais la camera dans le dernier wagon, et par l’ouverture vitrée donnant sur la voie je filmais les deux épées étincelantes des rails qui filaient le long de talus herbeux.Je m’abandonnais à la grisante sensation de glissement. Ligne fuyante des petites gares de campagne et des passages à niveau m’exalta. le paysage dévalait ou quelques chênes balafraient la pellicule , paysage s’envolait ou s’éteignait au passage d’un tunnel.

Je piquais une crise quand on me demanda de filmer le mariage d’une vague cousine d’Alençon. Je préférais filmer un cendrier plein, une fourmilière en pleine activité plutôt que des gens endimanchés en train de se bécoter ou de se poivrer devant l’objectif de ma camera. ces cérémonies idiotes de films d’amateurs. La vérité m’oblige à dire que mes séances de projections ne soulevèrent pas vraiment enthousiasme, surtout auprès des filles. Un constat s’imposait:le public était trop terre à terre, déformé, il fallait former un nouveau public. Peu de les amis furent enthousiasmés par mes projections privées et encore moins par mes théories.
Pour bluffer mes amis je fis une tentative de film fantastique.Un soir d’hiver, je fils l’obscurité dans notre pavillon. Je posais à ras de terre la grosse lampe de bureau de mon père, genre Gestapo , ce qui formait une bande de lumière latérale intense. Ma sœur devait jeter du haut de l’escalier notre chat noir Celsius dans cette bande incandescente tandis que le visage de mon meilleur ami, devait surgir un gros plan, les narines vertes et les joues couvertes de farine et les deux yeux entourés de cercles charbonneux. Je dus multiplier les prises et le résultat fut décevant. On ne revit pas Celsius pendant plusieurs jours. Ma sœur m’insulta.

Nous en arrivons maintenant à la partie navrante de l’histoire. Mon père remarqua que mon travail à la Fac devenait médiocre. Cet été là mes parents partirent sur la côte d’azur. Je restais à tenir une petite boutique de livres soldés prés de l’église Saint-jean.il n’y avait pas grand-chose à faire alors je me mis à taper un début de roman sur une grosse machine Japy d’un vert armée. Et puis j’ai rencontré une fille qui vendait du matériel de jardin dans la même rue. Elle portait des robes moulantes d’un rose pâle et ses longs bras nus pendaient le long de son corps avec une nonchalance qui m’enthousiasmait.Elle faisait tout avec une lenteur qui me fascinait. Quand je voulus la filmer elle refusa,mais m’embrassa longtemps. De jour comme de nuit.
Les années passèrent. Je me mis à écrire dans des journaux sur tous les pauvres types qui devenaient célèbre un jour ou deux à la télé . La camera se couvrit de poussière dans mon studio parisien. Je la ressortis pour un voyage en Grèce. Dans le théâtre antique d’ Epidaure je fus si ému par cette vasque pierreuse et son ouverture sur le ciel que je me mis à filmer sans voir l’inégalité des dalles. Je me tordis la cheville. La Camex Ercsam rebondit sur les gradins et vola en éclats. Je récupérai les débris métalliques un peu comme Antigone récupère les restes de son frère. La plaisante familiarité des touristes en robe d’été, et shorts délavés, leurs bavardages rigolards , leurs manières de se filmer en se tenant par les épaules m ‘apparut comme l’image même de l’indifférence humaine.
Sur la route de Corinthe , je me débarrassai des restes de la camera sur une aire de parking, dans une poubelle contenant des boites de bière Heineken des noyaux d’olive, et des bouteilles d’Ouzo.
Quand je découvris les premiers films de Nanni Moretti, ceux tournés avec une camera d’amateur, « Je suis un autarcique », et « Ecce Bombo » Je fus saisi d’un immense regret, d’une immense désespoir, d’une immense jalousie.

Correction : à partir de 1: 10: 10
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Revoir à partir de 1:50:40 éventuellement, si le lien fonctionne.
https://archive.org/details/blow-up.-1966.1080p.-blu-ray.
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Yes indeed. Avec un peu de patience, de la bouteille, la faim au ventre (very important), dear PaulEdel faisait du Mekas.
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Yes dear Bouguereau, we know Kenneth Anger. Comment se faisse ici chez le distinguished Pauledel ?
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https://www.deepl.com/translator?share=generic#fr/en/J'ai%20achet%C3%A9%20un%20appareil%20photo%20%C3%A0%20focus%20manuel.
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Il fallait un témoignage et vous l’ avez donné, Paul.. Tout en ne pesant pas . Cela dit, la question demeure: combien d’émissions en tchèque écoutait journellement couple si francophile ? MC
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En direct du festival des Vieilles Charrues, ou à peu près
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Le texte parait dans le numéro du monde daté de vendredi. Texte bref .pas du tout une critique ou analyse de l’œuvre de Kundera ,mais quelques brefs souvenirs de nos rencontres.
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J’aime beaucoup qu’on me raconte des histoires. Bien tes petites histoires d’été :-)
Suite à mort de Kundera, suis passée sur la RDL étant sûre que Pierre Assouline écrirait un billet (billet que je n’ai pas encore eu le temps de lire cela dit … travail oblige …)
Pour information : Le lien que tu as mis en ligne sur la RDL conduit à un article réservé aux abonnés du Monde … or moi, pas abonnée, dommage 🙁
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@Chantal dit: à
Je me demande si Kundera qui a un temps lointain gagné sa croûte en faisant des horoscopes avait prévu son départ.
Je n’ai pas accès au site du Monde, j’aurais aimé, souhait de fin d’après midi molletonneux, lire l’article à paraître de Paul Edel.
Cela me changerait poétiquement parlant du tribunal d’experts de LCI qui nous broie les foies depuis des mois avec l’Ukraine.
Sur ce coup, je me fierai davantage à Pujadas qu’à Pierre Assouline ou à Jacques-Pierre Amette ; merci Chantal
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En effet, il y a des gradations, des machines immobiles à celles’ déchainées, de la dernière partie, ce sont les mêmes, et des linéaments d’intrigue. Rarement folie aura été plus construite sous des airs d’improvisation. Par exemple la camera est montrée aussi comme surveillant également la ville de très haut, ce qui passe dans le climat d’apparente folie du film, en fait très contrôlé par son auteur. MC
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« On connaît le dessin satirique russe où un hippopotame, dans la brousse, montre un zèbre à un autre hippopotame : “Tu vois, dit-il, ça, c’est du formalisme.” » (Robbe-Grillet)
Il y a aussi, omniprésente (& à plusieurs niveaux), dans L’Homme à la caméra une dimension auto-réflexive : le film se donne à voir comme un artefact. Qu’on ne vienne pas me dire « il se regarde filmer » (si ce n’est lui, c’est donc son frère) ; on constate que ce n’est pas aux dépens de la beauté formelle du film, ni au détriment de l’aspect documentaire — ni des émotions du spectateur, y compris devant les spectateurs « internes », filmés, enfants ou adultes.
Le film ne « tombe pas du ciel », n’émane pas non plus (malgré sa dimension collective), directement & comme par magie, du peuple, de la terre, etc. C’est pourquoi,pour ma part, je préfère parler d' »effets » plutôt que de trucages (il me semble que l’on peut truquer/manipuler bien davantage en prétendant à la transparence sans poser le problème de l’angle).
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Ce qu’on appelait pour la Musique, la poésie des bielles chères aux Années 1920, mais pas que…Les mannequins, les arrêts sur image, vont en effet vers un tout autre but. Merci Elena.
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Merci elena/nescio car je ne connaissais pas cette version complète et sa sonorisation. C’est d’un bout à l’autre époustouflant, cadrages, trucages, montage, tout est inventif réussi. on voit aussi que Dziga Vertov a influencé l’Aragon du » paysan de paris » et une grande partie du surréalisme Français et une partie de la photo européenne de cette époque.
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J’aime bcp l’autodérision…
Dziga Vertov, plein les yeux :
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Il existe, au moins, ce Dziga Vertov????
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Bien.
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