Le café du matin

(Une salle de café banale. Un seul client, la soixantaine, Bertrand, il a un imperméable douteux, sale, et un pantalon pas repassé. Chaussures en mauvais état. Chapeau genre vieux galurin qui a subi les intempéries Il se passe souvent la main dans ses rares cheveux. Il a posé avec soin un vieux porte-documents usé sur la table. La serveuse Roxane, jeune, met la machine à café en marche , change la feuille du calendrier hippique, redispose certaines tables et chaises . Bertrand chantonne le premier mouvement Adagio molto de la symphonie N° 1 de Beethoven- .Il constate que sa table est bancale et tente sans succès de la stabiliser. Roxane va chercher un morceau de journal cale la table . )

Bertrand. ..merci Roxane…ça va ? Roxane ? ..ça va ?..

Y’a encore eu une fiesta hier soir ?

Roxane. Un karaoké.

Bertrand. (incrédule) Un karaoké ? Et vous ? Ça va ?

(long silence)

Roxane. Ça vaaaaa…

Bertrand. Ça n’a pas l’air d’aller si bien que ça..

(long silence) Roxane Je vous parle.Vous avez fait la fête  hier soir? Vous étiez là  au..karaoke ..(il se lève pour aller au comptoir)Y’a pas de journaux ce matin ?

Roxane. Je fais pas la fete. J’aime pas les karaoké.

Bertrand. Et Ouest-France ? Et le Télégramme ? Et l’ Équipe ?

Roxane. Plus de journaux avec le nouveau patron. Economies.

Bertrand Et le machin ,le globe en verre qu’était là?

Roxane. Le distributeur de cacahuètes ? Le nouveau patron l’a bazardé. Il a bazardé Fred en même temps.

Bertrand.Fred ?

Roxane. Viré. Viré sans indemnité.

Bertrand. C’est légal ? (silence)

Roxane. Légal ? Mais il s’en fout.. La légalité..

Bertrand. Pourquoi il l’a viré ?

Roxane. Il arrivait en retard. Il ouvrait avec vingt minutes de retard. Faut bien qu’il conduise sa gosse à l école non ? Quel salaud.

Bertrand. Quel salaud. Le nouveau patron c’est le type en survêtement ? Costaud ? Avec des cheveux gris? Pauvre Fred. Il faut qu’il se défende. Roxane je peux avoir mon café  ?Bien serré. (Il se regarde longtemps les mains) Quel salaud…

Roxane. Le nouveau patron a une sale réputation dans le coin. Il a déjà racheté deux crêperies.et viré l’ancien personnel. c’est un arnaqueur. (elle montre une facture) Il vient de commander 5O kilos du café robusta au lieu d’arabica. Le café passe à deux euros la semaine prochaine, pour la braderie.

Bertrand. C’est légal  tout ça ?

Roxane. D’où vous sortez ? D’un monde de bisounours ? Mais d’où vous sortez ? ( Roxane lui apporte un café,et un sucrier avec un curieux bec verseur qui semble bouché.Long silence. Bertrand examine son café et secoue le sucrier et son bec verseur)

Bertrand. Je sors du Conservatoire de Musique de Paris, promotion 1970. classe Nadia Boulanger. (un temps)

Roxane. On vous a pas appris à cirer les chaussures au Conservatoire de Paris 1970 .

Bertrand. Le problème avec les chaussures, c’est le cirage.Vous avez pâs un autre sucrier ? On vend des crèmes aujourd’hui, des crèmes nourrissantes comme pour la peau. Je préfère le bon vieux cirage Lion Noir . (un temps) Enfin je préférais. Tout ça.. maintenant… Où il est Fred  actuellement ? (il sucre son café) Fred il aurait jamais laissé passer ça.Un sucrier bouché . (un temps)

Qu’est-ce qu’il fait maintenant ? Où il est ?

Roxane. Il travaille sur la zone de carénage de Sablons. Il nettoie la merde qu’il y a sur les coques de bateau. Il nettoie au jet toute la merde sur les yachts à deux millions. Les algues pourries,les coquillages. Vous pouvez aller lui dire bonjour Il a une belle combinaison jaune et toute la matinée il nague en bottes dans les algues pourries Voilà où il en est. Et vous ? Qu’est-ce que vous faites de vos journées ? Hein ?

Bertrand. Je regarde la mer.(un long silence.Il se regarde les mains.)C’est difficile d’en parler. (silence) Je suis venu ici il y a six ans . Je suis venu avec les oiseaux.

Roxane. Du conservatoire de Paris ? Y’a un vol direct ? (elle rit,pas lui)

Bertrand. Je suis venu en Novembre avec les oiseaux.(silence) ça vous fait rire pas moi. (un silence) . J’ai repéré des peti-tes bernaches vers La Richardais. Il y a beaucoup de malentendus entre les hommes et les oiseaux, je le sais. Et ça me navre. Les grands vols de Novembre,les oiseaux et leurs migrations.Qui s’y intéresse ? Pas vous ?

Roxane. Mon fils. Oui. .

Bertrand. (silence) C’est inquiétant le soir la mer, en face chez moi  aucun oiseau: cette lumière sans fin,c’est lisse, argenté. Le rien. Pareil qu’autrefois et que demain.. comme autrefois, avant que mes parents soient nés et pensent à moi .. hier comme demain ,et ça continue.. le soir aucun poisson visible (silence) Mon Dieu. Je donnerai bien ,certains soirs, un peu d’argent pour voir un oiseau.. Une bernache.. Mais rien. certains matins devant la mer je suis saoul de lumière. (il marmonne plusieurs fois) C’est sacré..

Roxane. Vous exaltez pas. Bertrand. Quand je la regarde le soir il y a déjà l’idée de départ. (un silence) La mer…C’est inclus.Vous comprenez. On a à peine le temps de goûter deux plateaux de fruits de mer et vous on visse déjà le cercueil sur le crâne.

Roxane. Oh, quand vous partez comme ça.. j’aime pas trop….

Bertrand.Comme quoi ?

Roxane . Exalté. Ils sont tous comme vous à Paris ?

Bertrand. Je suis pas exalté.Dés qu’on parle pas comme vous,ici, on est exalté. J’ ai du caractère, une vision de la vie. C’est tout. Une vision claire et nette de la vie .

Roxane. Il vous arrive d’avoir mauvais caractère.

Bertrand. Il y a tellement de gens qui n’ont pas de caractère du tout. J’en ai connu tellement devant un clavier qui n’avaient pas de caractère. Rien. Même devant une partition de Schumann. Aucun caractère .(silence) J’ai connu

des pianistes ils se font des têtes de prophète ou de gendre sympa, smoking impeccable mais devant une partition de Schumann, rien.

(long silence,il boit)) Pas mal ce matin le café. Meilleur.Vous êtes en progrès Roxane. Et votre chignon est superbe.Ni trop haut ni trop bas. . C’est bien. (silence) La mer, c’est le de départ définitif Roxane.. Et quel éloge de nos vies vous ne trouvez pas ? Chaque vaguelette parle de nos vies. Il y a une vaguelette qui parle de vous. Qui ne nous deux disparaîtra avant d’avoir fait ouf ? Vous le savez ?moi pas. Vous m’écoutez Roxane ? …C’est pas fait poxur les gens ordinaires la mer , les avachis de la bedaine du mois d’août, ils se doutent de rien ,ils se tartinent de crème et fond des sudoku . complètements ravagés. Vous , vous avez compris certaines choses, à mon contact. A notre contact il se passe des choses. Et à celui de Fred. Avec vo,us deux, vous.. Vous felevez le niveau du quartier. A certains moments de la nuit je pense à vous . (un long silence) Il est vraiment royal ce café.Vous y avez ajouté quelque chose ? En quelques mois vous avez fait des sacrés progrès. Un café comme ça, ça sent Istanbul.. . Le Caire.. Venise.. Les grandes civilisations raffinées sont dans cette tasse. (silence) Je me sens heureux de vivre ,merci Roxane. Quand je suis arrivé de paris il y a six ans j’étais dans un sale t état.

Roxane. Ca se voyait.

Bertrand. On sent qu’il a été fait par une fille de la terre. Nous sommes de pauvres emmurés Roxane. Vous le savez ? ( ton confidentiel) Roxane, la mer. … elle épuise nos attentes.. elle ne devrait pas être permise à n’importe qui.. les gens normaux devraient s’en méfier…L’accès auix plages est trop facile..

Roxane. Des fois, je comprends pas bien  où vous voulez en venir. ..C’est quoi cette histoire de Conservatoire ?

Bertrand. Entre mon enfance et aujourd’hui il n’y a eu que ça. Piano. Six heures par jour. En 1972,pas d’enfance, pas d’adolescence. j’ai été Second au le Concours international de piano de Leeds, derrière Radu Lupu .(Il regarde longuement ses mains)Avec ça. J’ai conquis des foules. (il é »carte les doigts) Je peux faire des aprèges immenses.. Il paraît que j’ai les mains de Liszt. J’ai bien aimé jouer avec Perahia. Buenos Aires.Berlin. Belgradee Cracovie. Nairobi. Tachkent. Oui, j’ai même joué à Tachkent Interessant. Jusqu’au casino de Biarritz. (il étale ses mains bien à plat sur la table) Mes mains. Horszowski et Richter ont été mes maîtres.

J’ai connu dix ans d’âge d’ or. Entre 1972 et 1982.A mon dernier concert à Gaveau , j’ai joué Ma mère L’Oye et Frontispice. Ravel. Mon tempo a flotté paraît-il dans Frontispice. Normal je l’ai senti dés le départ : public médiocre. Dans ce métier il faut s’ habituer à affronter des publics médiocres. Richter le savait bien. Il a fini par jouer dans une grange.

Roxane. Aoprés Buenos Aires et Berlin ça doit vous faire drôle d’être ici. Ici dans ce café  ?

Bertrand. Je suis revenu ici parce qu’il y a la mer. Toute

mon enfance., tous mes étés ici quand j’ étais enfant. Les salles miteuses et les décalages horaires m’ont usé. Ici, avec vous, je suis bien.

Roxane.Oui, vous me le dites tous les matins.

Betrand. C’est large, c’est nu  la mer c’est immense c’est pas fait pour des humains. On ne peut pas s’y habituer, on ne peut pas s’en lasser. C’est tout ce qu’il me faut à mon âge. (Pause) J’ai même joué au Gewandhaus de Leipzig.Avec Sawallisch qui dirigeait en 1981.Il m’adorait.

Roxane . Qui ?

Bertrand. Wolfgang Sawallisch. Spécialiste des symphonies de Schumann. Remarquable. (il chantonne un thème de « La rhénane » ) Je peux avoir un autre café ? Essayez de faire encore mieux. Très serré.

(Un long silence. Roxane sert le café.Betrand lui attrape une main .) vous voyez ma main gauche. On dirait n’importe quelle main, elle a fait dezs merveilles dans Ravel. En fait elle est maudite. Des fois je me réveille en pleine nuit, j’allume et je regarde cette main posée sur l’oreiller.. Maudite. Je vais vous expliquer. Avec Radu Lupu à Belgrade on retapait une vieille Jaguar, on était chez lui , on démontait le carburateur et je me suis abîmé la main , le tournevis a dérapé .Au début,j’ai cru que c’était rien, mais le tendon était touché, plusieurs opérations douloureuses , ma carrière était foutue. On voit encore la marque (il agite un doigt. Il prend une main de Roxane.)

Touchez ! Vous sentez la cicatrice ?

Roxane. Je peux reprendre ma main ? Merci.Alors qu’est-ce ce que vous faites de vos journées ? Vous avez gardé un piano ?

Bertrand. Dans la journée c’est calme,la nuit tombe.il n’y a personne c’est encore plus calme alors j’enfile un gros chandail, je suis frileux. Je scrute le ciel. Pas beaucoup d’oiseaux. Il fait beaucoup trop froid là haut.

Roxane. J’ai remarqué.

(silence) Mais j’ai l’impression que vous me racontez ça comme si vous auriez voulu que quelque chose arrive entre nous quand vous parlez des oiseaux.. quelque chose entre nous.. arrive et.. ça.. ça.. (elle se trouble) Qu’est-ce qui me prouve que vous avez été un grand pianiste ? Que voous avez joué avec.. avec ces messieurs..

(Il sort de son vieux porte-document des partitions en lambeaux et crayonnées.. un article de journal vieux et jauni )

Bertrand. Lisez. Ça c’est moi.. France-Soir 12 novembre 1976. Lisez. Dernière page. Ivan Morvec triomphe dans Debussy et Ravel Regardez la photo. C’est moi .

Roxane. Ivan Morvec ? Vous vous appelez pas Ivan Morvec ? C’est nouveau ça. C’est pas vous !
Bertrand. C’était mon nom de pianiste. Bertrand Le Goellec, ça plaisait pas à mon agent. Il m’a dit Bertrand Le Goellec ça fera pas un rond ,c’est un nom de joueur de biniou Le Goellec . Prends un nom à consonance slave. Si tu changes de nom et de fringues, si tu vas chez le coiffeur je m’occupe de toi. Pour le reste c’est 12 %. A prendre ou à laisser.

Roxane. On vous reconnaît pas sur la photo. Tous ces cheveux noirs. Quelle tignasse vous aviez…

Bertrand .J’ai vieilli.la photo date de 1976. Mais regardez l’arête de mon nez..l’écart entre mes sourcils. Mes lèvres, ce sont mes lèvres,non ? Mêmes lèvres que ma mère. Sensuelles. Pleines de confiance dans la vie.

Roxane.Mouais. (elle lui redonne l’article pas convaincue) un type élégant ce Morvec.

Bertrand. Vous ne me croyez pas…

Roxane.Je sais pas..C’estt quand même curieux. Il y a une partie du visage.. le bas.. oui.. J’ai un beau-frere comme ça ..Il raconte qu’il a fait la guerre d’Algérie. Dans les djebels Mais les dates ça colle pas. On a appris qu’il y était dans la bibliothèque du premier RIMA à Toulon. (silence) Sur votre carte d’identité vous êtes qui ?

Bertrand. Sur…

Roxane.Oui, vous avez bien une carte d’identité.

Bertrand. Absolument.

Roxane. Vous me trouvez méfiante ?

Bertrand. Pas du tout 
Roxane ; Vraiment ?

Bertrand. Vraiment.

Bertrand(sort de carte d’identité) Vous voyez..C’est bien moi.

Roxane. Hmm. Ce Ivan Morvec, c’était qui ? Un ami ?

Bertrand. Parfois vous êtes un petit peu impertinente,non ? Vous êtes même une dr ole de fille. Est-ce que je vous demande vos papiers d’identité ?Non. Es-ce que je vous dis que vos mules rouges ne me plaisent pas ? Non. Vous les jeunes, dés qu’on raconte son passé, vous devenez incrédule.ça devient pénible à la fin. Il y a même une certaine grossièreté chez vous sous une allure assez avenante. Et même très avenante.

Roxane Les gens viennent pour se vanter.Dans ce café ? Les gens entrent et ç ç‘est parti ils se vantent. Alors maintenant je me méfie.

Bertrand. J ne pourrai pas mentir devant vous. Je n’ai pas quitté Paris pour venir vous mentir Roxane. Est-ce qu’il est possible de vivre dans la même pièce avec vous sans que la méfiance s’installe ? Sans que le.. ..la dissimulation.. le soupçon.. cette espèce de saloperie de méfiance n e débarque dans ce café que j’aime ? est-ce que c’est possible ? Dites moi ? Je suis Ivan Morvec ici. Bon dieu, j’aime cet endroit, je m’y sens bien avec vous. C’est le coin sur terre que je préfère quand vous y êtes .Vous entendez ? Vous êtes une partie de moi. (silence) Moi je vous crois dans tout ce que vous dites. Je veux à la fin de ma vie regarder une femme droit dans les yeux et tout lui Ne me faites pas ça. Je vous en prie . Sinon, tout est naufrage. Vous comprenez Roxane ? Je marche mal dans la rue je digère mal.. je ne peux plus fumer ..mes pensées sont déjà très au ralenti. Que j’ai au moins votre confiance dans la femme jeune et belle que vous êtes..Et ma vie.. et ma vie..(il sait plus quoi direb.Roxane est émue)

Roxane.(regarde de nouveau la photo de l’article ) Mais à cette époque vous étiez vachement bien habillé. Veston croisé. A l’italienne.

Bertrand. (Il fouille dans son porte-documents. Roxane range des tables) .Samson Francois a eu aussi sa période mocassins en daims.Tenez. (il reprend l’article,fouille dasn son prote document et suort une ppchette d’un vieux disque 33 tours) . Voilà. Samson François.C’est lui.Ert moi. Plus vieux. Vous me reconnaissez là.

Roxane. Absolument. Mais on voit pas ses chaussures.
Bertrand. J’étais là quand la photo a té prise. Studio Jenner. Il avait des mocassins en daim ce jour là.On a bu pas mal de Sancerre ce jour là.

Roxane. Quand je vous entends parler comme ça le matin je me dis que peut-être que vous n’avez trouvé personne à qui parler à un moment de votre vie..C’est tout ça va pas pmus llin. ; N on, je n’rai absolument rien contre le fait que vous soyez Ivan Morbec Morvec.(silence) Je peux être indiscrete ?..Vous avez bien eu… des femmes dans votre vie..Une grande histoire d’amour ?.. Au moins une femme importante dans votre vie ?..

Bertrand.Une anglaise .Sauvage.Magique.Leslie Howard -Davies elle s’appelait.   Très sensuelle. Elle ressemblait à Joséphine de Beauharnais. Un long cou, une nuque admirable.Cheveux relevés sur la nuque . C’est si loin. Ma vie est si loin.Je me suis éloigné de ma propre vie. Et de la sienne. .la musique a tout,tout pris. Ma vie ancienne s est détachée de mopi. comme une banquise. Mes parents flottent calmement dans le néant .Leslie aussi. Et j’ai pas pu leur dire .. leur dire quoi.. au revoir tout simplement..

Roxane. Revenons à votre grand amour. Elle ressemblait vraiment à Josephine de Beauharnais ?

Bertrand. Elle était alto.Excellente alto. Londonienne jusqu’au bout des ongles. Sur scène une longue tunique, hanche étroite,

bras interminables, petit chignon, dans sa coiffure un diadème avec motif d’abeilles. Un jour l’une d’elles m’a piqué. Finito ma vie, la vraie, celle qu’on cache. Elle m’a quitté .

Roxane. Elle vous a quitté ? ?

Bertrand. Je répétais Ravel, il devait être six heures du matin j’avais encore pas pris ma douche et elle est venue derrière moi et elle m’a enlacé et dit doucement : j’ai rencontré quelqu’un. J’ai dit:quelqu’un d ‘autre ? Elle a dit oui.

Roxane. Jamais revue ?

Bertrand.Jamais. ( long silence) La nuit elle me visite mais je ne la reconnais pas bien. Elle a changé. (changement de ton) Elle a foutu en l’air six ans de ma vie. C’est elle qui m’a offert cet imper.

Elle enlevait ses collants en plein concert. (un long temps) Roxane, c’est indicible. Ce que j’ai vécu alors. tout est devenu bizarre. Pendant des années je ne reconnaissais plus personne , ni mes amis, ni mes amis,ni les villes que je traversais.

Roxane ; Moi je vous connais .J’aime bien vous voir arriver le matin. (elle lui remet avec tendresse son col de chemise qui est de travers) Vous devriez mettre votre imper au pressing. Vous habiller plus léger. Je peux même le prendre voter imper et le donner à mon pressing. Par ce temps vous n’avez pas besoin d’un imper. Un polo noir, une jean, et vous seriez tres bien. Vous avez une belle silhouette.

Bertrand. Je vous assure, (il ressort l’article de journal) C’est moi. J’ai vraiment été adulé.

Roxane. Je vous crois.

Bertrand. (Il se lève et se dresse comme une statue du Commandeur) l’âme de la musique humaine est une chose de capable de.. de..

Roxane.Oui je sais vous me l’avez dit plusieurs fois..même hier..

Bertrand. Tenez, c’est moi.

Roxane.

Je vous offre un calva.

Bertrand. Merci. (il déguste le calva) .je ne mens pas.

Tenez. (il sort de son vieux porte-document une partition .) Pourquoi est-ce que je n’ai plus joué Schubert après 82 ? Parce que c’est le grand retour à l’enfance. Dans la D664 Schubert me prend par la main il emmène alors très loin Roxane. Il ramène à l’enfance mon enfance, Rue Albert Premier., Je suis dans le plasma de maman. On m’offre un nounours avec un œil de verre qui manque , on me talque(il s’exalte) on me tapote les fesses, tout le monde se demande à qui je ressemble, on essaie des petits chaussons en laine à mes petits pieds.. je jette mes couches sales dans le couloir, je vois un monstre dans le reflet de l’armoire, je cours vers papa qui me filme…Je hurle dans une barque ..je veux plus de lait en poudre je veux le sein de maman.. ses deux seins.. j’en veux beaucoup..(il a renversé la tasse et le verre de calva et le porte documents , il est tombé sur le carrelage.Roxane l’aide à se lever,ramasse les papiers et le reste, et lui rajuste son imper)

Roxane. Il faut rentrer chez vous.

Bertrand. Je savais que Beethoven et Schubert ca vous dirait rien. Les filles dans vote genre ça aime le reggae …Bob Marley… les Noirs qui sentent le rhum..Maintenant les jeunes générations ça danse avec le ventre …avec des cheveux tressés et.. on danse comme ça (Bertrand essaie de se trémousser)

Roxane.Non j’aime pas le Reggae(elle le mène avec douceur vers la porte alors qu’il essaie de danser) ) Je vais vous dire Roxane si j’avais eu 3O ans dans les années 50 on parlerait encore de moi aujourd’hui. mais voilà.. j’aurais connu Carl Schuricht.. c’est la la malédiction de la naissance.. C’est comme ceux qui ont fait leur service militaire en 1938 après -comme mon père- ils se sont coltinés 40 ,les Ardennes,la ligne Maginot, la défaite, les stalags ou pire.. la musique elle, elle déclinait déjà quand je suis arrivé à maturité.. les grands chefs étaient tous morts ..Pareil en Russie..

Roxane. (elle l’aide à boutonner son imper) .. C’est ça.. La Russie..Les grands chefs russes..

Bertrand. Vous les connaissez ? Vous connaissez Mravinski ..Evgueni Mravinski..Et Svletanov ? Evgueni si fougueux et austère hein.. il y a des gens ils prononcent Ievagueni..Ievagueni !je crois que c’est une erreur..

(elle ouvre la porte et lui cale bien son porte-document sous le bras) Vous, avec votre superbe morphologie et vos mollets c’est rasta et fandango.. la chair de l’âme des femmes c’est rasta …

Roxane. Bien sûr.

Bertrand. Vous me croyez ?

Roxane. Absolument.

Bertrand .J’ai oublié de vous payer.

Roxane. Non Bertrand. Je t’offre.. c’est moi qui vous offre

Bertrand(gentil) ah, vous m’avez tutoyé.. c’est gentil ça.. Vous serez là demain ?
Roxane.Oui.

Bertrand. Et après demain ?

Roxane. Aussi. Je serai Là.

Bertrand. Et dimanche ?

Roxane. Aussi .

Bertrand.Promis ?

Roxane. Promis.

Bertrand. Dimanche , c’est moi qui vous en offre un café . Je me suis bien habitué à vous. (il réfléchit)

Demain je vous apporterai mon paquet de café. C’est de l’arabica torréfié chez Giovanni Palati … una tazzina di caffé il caffé comunque è in polvere.. C’est Pollini qui me l’a fait connaître.. Pollini.Pollini.. Sacré Pollini

(il revient vers elle, en confidence ) Il avait encore ses cheveux. Moi aussi. Sacré Pollini. Avec sa tête de chauffeur de taxi. (Il sort péniblement du café et Roxane le regarde longtemps s’éloigner)

FIN

Ecrit sur une serviette en papier

Suis retourné après dix ans d’absence dans mon restaurant grec -ou plutôt crétois- de la rue Mouffetard. J’y déjeunais dans les années 80 avec deux amis écrivains. Des années auparavant, j’y dînais avec mon ex. Mais le plus souvent je m’y rendais seul, morose , seul en plein hiver, pour le décor pastoral. Avec les murs en pierre apparente, le vieux carrelage, ses chaises rustiques, les salières et leurs trous bouchés, j’avais l’impression de me réfugier dans un chalet de montagne. Sur le plus grand mur à gauche j’aimais cette crétoise collée sur un panneau de bois et dont la robe était constituée de petites cuillères. Avant que j’ai pu parcourir le menu les deux serveurs chaleureux, avaient déjà apporté quelques olives et débouché une bouteille de vin résiné Kourtaki avec son étiquette jaune de chrome. Les deux serveurs et le patron portaient des chemises blanches impeccablement repassées. . Je prenais soit une salade grecque soit une brochette de viande avec une grosse pomme de terre entourée d’un papier alu .Une petite cuillère était plantée dedans.

Le soir de mon retour, le patron vint me serrer la main. Ses deux mains entourent la mienne. Il n’a pas changé ,la chevelure ondulée, grisonnante, avec les traces des dents du peigne. Il réchauffe ma main les deux siennes, geste d’hospitalité que je lui ai toujours connu .Il me demande si je vais bien , comme si j’étais venu la veille.

Je m’installe pas loin du petit bar et ses bouteilles. Rien n’a changé. Les mêmes nappes,les mêmes serviettes, les mêmes verres, le même lustre en cuivre, le même panneau si attirant avec des vieux billets de banque des années lointaines, sans doute entre deux guerres, billets turcs, grecs, russes, aux couleurs passées comme ces vieux timbres qu’on trouve sur des cartes postales jaunies. Le podium minuscule est toujours au fond de la salle.

Le samedi soir , deux musiciens âgés, assis sur des petites chaises s’installaient les deux en chemisette blanche, ils jouaient de vieux airs, ou un même lancinant sirtaki avec parfois des sonorités aigrelettes qui me touchaient. Le visage creusé d’un des musiciens, le plus âgé, était intéressant par son air grave, concentré , absent, comme s’il était dans l’âme même de ce qu’il jouait, dans des collines râpeuses grillées soleil, bien éloigné des gens qui bavardent dans la salle.

Le serveur qui me verse du vin raisiné me chuchote toujours avec la même gourmande suavité  : » Sur la carte, il y a la célèbre spécialité de la truite à la crétoise,mais il n’y a jamais eu de spécialité de truites en Crète. Jamais ! »

Pendant le dîner, surgit une bande de jeunes sportifs arrogants, trois garçons athlètes à cheveux mouillés, l’un genre rugbyman roux et bouclé,les deux autres tenues de jogging lilas à bandes noires, bandana, sneakers argentés et trois filles, dont deux longues blondes genre basketteuses.L’une avec son fard à paupières violet faisaient penser à une belle esclave égyptiennes , et la brune au regard charbonneux portait des cheveux noirs tirés sur les tempes, à la Eva Peron. Tous s’installèrent à une longue table dans un raffut des chaises et de sacs à dos. Des affamées de vie.

Les serveurs, d’un calme solennel parfait ,alignent les verres, ajoutent des serviettes en papier et des coupelles d’olives et allument des bougies. . Je contemple les nouveaux venus : insolence des corps , débardeurs qui baillent sur des seins hâlés, voix rauques, éclats de rire, bourrades, la saine vulgarité. Le faux Brad Pitt , en claquant des doigts commande des Martini pour tout le monde.

Oui devant moi déferle une vague de jeunesse, verte,crue, dure glorieuse. Devant ces filles à dos nus, devant cette petite bande rigolarde et tonitruante, les autres clients, des couples discrets, prennent un air offusqué ou jettent des regards en coin . Deux femmes âgée, l’une avec un chignon,l’autre avec une tresse de cheveux gris, toutes deux enrobées de tricots et foulards achèvent calmement un curieux gâteau au chocolat qui leur laisse un peu de sucre au bord des lèvres. Retraitées laineuses, lentes,elles comparent leurs mains baguées,topaze et turquoise. Et leurs doigts deviennent de curieuses araignées sur le papier de la nappe.

Le vin aidant , le lent vertige des souvenirs m’envahit. Jours anciens, photos de famille, quand les filles écoutaient la mer dans un coquillage , quand Paul emmêlait les fils de nylon d’une canne à pêche rafistolée au bord d’un étang dans le Nivernais. Leurs enfances baignent dans des jours si limpides dans leur midi que j’ai du mal à les connaître, comme un filigrane, dans un contrejour qui éblouit. J’ai du mal à retrouver intacts ces petits inconnus qui bataillent, rieurs, ou boudeurs à l’arrière, sur la banquette de la Volvo tandis que les routes forestières du Morvan dispensent des bouffées d’air humides et boisées.

Je revois le corps dodu de Caroline, ce premier bébé qui braille, dans son bain bain mousseux . J’ignore tout d’eux désormais. De ces quatre petits chamailleurs il ne reste que ces trois grandes filles , sobres, élégantes, bien organisées perdues dans la la foule du samedi qui coule nonchalante dans les travées des grands magasins; et un grand garçon voûté, concentré sur plusieurs ordis, pâle, sérieux dans un polo noir, son bureau cerné de verre dépoli . Il achète mille trottinettes électriques à Shanghai d’un seul clic .

S’infiltre alors une immense tendresse rétrospective pour ces enfants d’autrefois, enfuis, fantômes malicieux sous la grande lumière des vacances bretonnes. Ils jouaient dans les rochers et sondaient avec une épuisette des flaques d’eau de mer ; ils avaient l’air de coïncider si fort à ce qu’ils faisaient qu’il y avait un parfum d’éternité heureuse. Rien ne pouvait vraiment les atteindre. Aujourd’hui, dans cet univers en dérive, n’importe qui peut les atteindre. Des affabulations savoureuses se glissent alors dans mon esprit, pour m’échapper; des opérations mentales cherchant des souvenirs s’affolent, calculs instantanés de photos Kodachrome , diapos saturées de mer bleu chimique ,vite, garçon un café : toutes ces années lointaines, passées comme un songe, comme un repas de communion après-guerre. On souffle huit bougies, la maison bretonne s’éteint, le grondement de l’orage roule longtemps sur la mer, les gamins rigolent. Le lendemain tout le monde ôte ses vêtements pour nager dans le coin sans algues. Folie, baisers chauds, villa confortable , bouquets qui rosissent et grésillent dans le beurre de la poêle. Les valeurs fluctuantes de la cohésion familiale finissent en reflets insaisissables aujourd’hui. Quand, à quel moment, le tissu a-t- il pu se déchirer ? Cette piscine là est sans fond.

La comète familiale réapparaît quand tu roules vers les Invalides, quand tu passes devant une terrasse pleine de lycéens , tu y cherches encore tes enfants, c’est le Jardin d’Eden derrière les grilles , face au lycée Duruy. Tu les as vu grandir tes lycéennes sans comprendre, sans en être à la hauteur. Et les chahuts de leur enfance ,d’un lit à l’autre, même s’ils t ont rassuré refusent encore de t’appartenir.

Non assistance à personnes en danger ? Froideur congénitale ? Tu vadrouilles dans ta perplexité si tardive et si bouffonne dans son inutilité Souvenir net : tu es allongé contre Aline, tu n’oses pas bouger ton bras ankylosé tant qu’elle n’ a pas gagné la zone calme de sa respiration régulière apaisée, après la crise d’asthme. À trente années de distance, tu lui tiens encore la main .La maturité n’existe pas.

Aujourd’hui encore à six heures du soir quand la nuit tombe, l’hiver, dans le creux désagréable de la journée, tu te forces à composer sur ton portable le numéro des filles, pour les rassurer, non, pour TE rassurer , car dans un moment de la matinée tu n’as vu soudain que des ennemis.

Aujourd’hui ce sont des grandes étrangères, tes filles, si matures, elles comprennent tes mots maladroits, décryptent tes silences, décodent ce petit ton persifleur qui ne trompe personne. Remarques ironiques fins de phrases inachevées qui sont tes chausse-trapes, tes cachettes, cachettes de quoi, au fond le sais-tu ? Tu confirmes, avec un entrain douteux que tout va bien ici en Bretagne.  Tout va bien, le chat est sur le balcon , il hume l’orage qui approche , la mer blanchit.

Pendant la conversation ton père boit son café à petites gorgées qui paraissent interminables et racle le sucre fondu avec une petite cuillère ornée d’un écusson de Savoie. Aux années cinquante , à ma ville bombardée, et aux baraquements à toits goudronnés,   se superpose la fille de la documentation et sa frange , ses coudes mignons, son air sage, ses cahiers bien rangés et ses crayons de couleurs, une vraie écolière en robe Vichy. Elle n’ose toujours pas avouer à ses deux enfants qu’ elle a une liaison torride depuis quatre ans mais elle croit qu’ils s’en doutent. Ma mère pliait longtemps les serviettes en pinçant les lèvres.

Le vent d’automne secoue toujours les persiennes ,les gouttes d’eau de la table de ping-pong ne sèchent pas sous le cerisier. Le raffut d’un camion de bois qui passe en pleine nuit route de Toulouse reste ton meilleur souvenir.

Le serveur me demande si je veux un autre café serré sans sucre «  comme d’habitude « ? Oui Alex, comme d’habitude. Avec le café il m’apporte la bouteille ambrée du cognac Grec Metaxa et la laisse sur la table, comme autrefois. Je vais doucement m’enrober dans le lierre de l’alcool, cher cognac ambré qui échauffe les extrémités du corps.

Tu dérives, tu largues ce restaurant crétois cette bande d énergumènes de bandes dessinées, tu rigoles eh banane avec le Consul, Yvonne, le ravin , le Volcan, la Cantina, file moi la Tequila, Ta Terre Promise , le Livre qui tu aurais dû écrire si tu n’avais cédé à une immense paresse qui masquait ta crainte de surprendre ta vraie valeur.

Tu enfiles ta veste, tu te lèves, tu te faufiles jusqu’au bar pour régler l’addition.

Quand tu sors une rafale de vent aigre traverse la nuit glacée. Des papiers tourbillonnent dans la rue Mouffetard.

Mademoiselle de Stermaria, l’énigmatique jeune bretonne de Marcel Proust

Qui est-elle ?

Mademoiselle Stermaria apparaît et fascine . Elle se révèle délicieuse, miraculeuse, quand le narrateur de « La Recherche » la découvre dans la salle à manger du grand hôtel de Balbec. Le narrateur est immédiatement subjugué, malgré le caractère désagréable de la rencontre qui a lieu n dans la seconde partie de «  A l’ombre des jeunes filles en fleurs » .

Nous sommes dans la salle à manger du Grand-Hôtel. »…à peine commencions nous à déjeuner qu’on vint nous faire lever(de table) sur l’ordre de M. de Stermaria,lequel venait d’arriver et sans le moindre geste d’excuse à notre adresse, pria à haute voix le maître d’hôtel de veiller à ce qu’une pareille erreur ne se renouvelât pas, car il lui était désagréable que des « gens qu’il ne connaissait pas » eussent pris sa table. »

Proust nous apprend que « un hobereau et sa fille » sont « d’une obscure mais tres ancienne famille de Bretagne » . Mlle de Stermaria dîne avec son exécrable père :  « C’était leur morgue qui les préservait de toute sympathie humaine, de tout intérêt pour les inconnus assis autour d’eux, et au milieu desquels M. de Stermaria gardait l’air glacial, pressé, distant, rude, pointilleux et malintentionné, qu’on a dans un buffet de chemin de fer au milieu des voyageurs qu’on n’a jamais vus, qu’on ne reverra pas, et avec qui on ne conçoit d’autres rapports que de défendre contre eux son poulet froid et son coin dans le wagon. «

 Mademoiselle Stermaria bouleverse le narrateur et il en livre les raisons.« Car j’avais remarqué sa fille, dès son entrée, son jolie visage pâle, presque bleuté, ce qu’il y avait de particulier dans le port de sa haute taille, dans sa démarche, et qui m’évoquait avec raison son hérédité, son éducation aristocratique, et d’autant plus clairement que je savais son nom. » Suit une métaphore étonnante de cette présence avec le feu magique de l’Or du Rhin de Wagner. On remarque d’ailleurs, à l’occasion la cristallisation sur une inconnue, chez Proust, est immédiate.

Proust précise : »La race » en ajoutant aux charmes de Mlle de Stermaria l’idée de leur cause les rendait plus intelligibles,plus complets. Elle les faisait aussi plus désirables , annonçant qu’ils étaient peu accessibles, comme un prix élevé ajoute à la valeur d’un objet qui vous a plu. Et la tige héréditaire donnait à ce teint composé de sucs choisis la saveur d’un fruit exotique ou d’un cru célèbre. »

J’ouvre une parenthèse pour avouer que nous avons dans cet extrait, avec cette « tige héréditaire » qui donne « la saveur d’un fruit exotique » un échantillon de ce charabia onctueux, snob , cette écriture artiste, ce chant si précieux et alambiqué , un exemple de cette prose décortiqueuse un peu décourageante. Revenons à Mademoiselle de Stermaria fait partie de ces nombreuses jeunes filles qui apparaissent, avec toute la force intacte du terme,et sa connotation religieuse, et qui mobilisent toute la puissance de l’imaginaire proustien,cet émerveillement qui explose avec force. Ces demoiselles éblouissent le narrateur avec une soudaineté bien particulière. Il les convoite dans une urgence qui chavire les points stables du temps et de l’espace. L’impact brutal qu’elles ont alors sur le narrateur déclenche des chaînes d’images qui ressemblent à une cristallisation stendhalienne accélérée.

Revenons à cette Stermaria. A chaque fois que le narrateur découvre une belle inconnue, une laitière, une jeune duchesse de Guermantes, une bande de jeunes filles sur un digue, une femme de chambre à Venise, le désir et l’avidité sexuelle allument la lanterne magique proustienne . Lumière dure. La chaîne d’impressions contiguës, se dévide, la phrase se surcharge ,se ramifie, la silhouette de la jeune fille s’enrichit de facettes qui vont la rendre phosphorescente, unique, inestimable, elle devient alors un bijou qui irradie sur le tissu banal de la vie ordinaire.

Mais l’apparition de cette Stermaria interroge . Ses deux apparitions, l’une dans « A l’ombre des jeunes filles en fleurs, » et l’autre dans « Le Côté de Guermantes » sont à la fois assez brèves mais , rayonnent d’un éclat particulier . S’y manifeste un curieux poudroiement autour de sa présence. Le narrateur est saisi d’ une avidité particulière comme si ce personnage aimantait des parcelles très profondes de sa sensibilité, sa silhouette agit comme un fragment de rêve nervalien arraché au papier peint général. C’est d’autant plus évident que ce personnage n’apparait que brièvement. Le rendez-vous manqué dans « Le côté de Guermantes » se colore d’un tragique absolu. C’est un pic de souffrance :impuissance et sentiment de vide s’étalent à nu. On peut affirmer que Mlle Stermaria se remarque par son don déstabilisateur .

Grace à ces fameux Cahiers Sainte-Beuve de 1909 , là où se marquent les pilotis de l’œuvre future, les universitaires retracent le chemin de sa création.

Les travaux de Georgette Tupinier (Cahiers Marcel Proust N° 6) permettent de mieux comprendre la nature de ce personnage à travers ses métamorphoses.

On découvre ainsi que cette aristocrate bretonne était promise à un rôle beaucoup plus important dans les premières approches. Dans « A l’ombre des jeunes filles en fleurs », elle devait jouer un rôle qui sera repris développé et confié à Albertine.

Qu’elles sont donc les qualités de cette jeune fille pour intéresser si fort l’ écrivain ?

1) Sa fraîcheur charnelle , sa verdeur, son côté apparition d’une « vierge »

2) Sa noblesse

3) La Bretagne. Cette région a toujours fasciné Proust puisque dans « Jean Santeuil », il y a une tempête à Penmarch et des vacances à Begmeil.

Le jeune homme de Balbec discerne la possibilité de goûter » à cette vie si poétique qu’elle menait en Bretagne(..) à laquelle elle ne semblait pas trouver grand prix,mais que pourtant elle contenait enclose dans son corps. » Le narrateur rêve d’un rendez vous dans son château breton. On remarquera que sur Albertine, Proust a un rêve assez parallèle puisqu’il parle d’une « fille des brumes du dehors ».

Cette rêverie bretonne est si puissante que le jour où il propose un rendez-vous parisien à Madame de Stermaria il choisit comiquement « les ténèbres de l’île des Cygnes » au Bois de Boulogne . Il a l’idée bizarre de ressusciter dans cette minuscule île du Bois de Boulogne un peu du charme et des solitudes des landes bretonnes autour duquel rodent les fantômes de la légende Arturienne. . . En comptant les heures et même les minutes qui le séparent de ce rendez-vous capital il se réjouit à l’avance des » ténèbres entourées d’eau » et du brouillard hivernal s’abattant sur Paris pour mieux rappeler les désolations du pays natal de la jeune fille !

4) Quand Mlle de Stermaria lui posera un lapin à la dernière minute, on voit que la vieille blessure de l’abandon, réapparaît. Brutal. C’est thème sans doute le plus profond, thème qui court d’un bout à l’autre de l’œuvre- – et qui commence par l’abandon du soir quand la mère tarde à venir l’embrasser . Puisque Madame de Stermaria ne vient pas Proust réussit magistralement à boucler sa thématique , à savoir que ses nombreuses velléités d’aimer qui jalonnent l’œuvre ( serial lover ?) suivent le même protocole : ça part de l’enthousiasme de la rencontre au vide de la séparation . Comme si l’œuvre reposait toujours sur la même déception devant la réalité. Il faut attendre « Le temps retrouvé » , pour que la madeleine, le pavé inégal de la cour des Guermantes, les clochers de Martinville fassent définitivement sortir le lecteur de cette gigantesque rhapsodie de l’abandon pour découvrir le Ciel de l’Art.

Dans les Cahiers de 1909 Proust revient beaucoup sur ce personnage. Il le transforme sans cesse comme un marionnettiste . Elle fairt partie de ce qu’il appelle « ses poupées intérieures » . Il l’appelle Mlle de Quimperlé(Cahier V), Mlle de Caudéran (Cahier XXXVI) puis de nouveau Quimperlé(Cahier XII,XXVI, XXXII) puis Mlle de Penhoët(cahier XXVI).

Dans le tout premier crayon de ce qui deviendra « A l’ombre des jeunes filles en fleurs », il y a un hôtel en bord de mer dont les spécialistes suggèrent qu’il s’agit d’une plage bretonne et non pas normande.
C’est dans le cahier XXXVI quand le narrateur prend la main de Mlle de Penhoët que le déclic capital se fait: «  .. en regardant le précieux visage pâle sous son feutre gris, je rêvais qu’elle me cachait dans la chapelle au fond des bois, de son château de Bretagne » et c’est dans ce même cahier XXXVI que se trouve rassemblés à la fois Melle de Cauderan et son père, la table de la salle à manger, mais aussi Gilberte Swann, une fête de charité dans l’île du Bois, et la femme de chambre de la baronne Picpus à Venise. Moment capital de fécondation littéraire. Cette galerie de personnages sera essaimée tout au long des volumes de « La Recherche ».

Dés 1909 Mademoiselle Cauderan-Quimperlé déclenche chez le jeune écrivain Proust une rafale d’images, de rêves, de décors, d’espaces ,de fantasmes, qui fera affleurer des nappes profondes de cet univers intérieur que le romancier va développer sur ses treize années de rédaction acharnée.

Ce qui ressort des recherches universitaires à propos de Mademoiselle Stermaria, c’est qu’il y a une infinité de corrélations et ramifications et cristallisations à partir d’elle. Elle est un point focal .Cette jolie bretonne concentre une obsession bien proustienne de l’aristocratie, une fascination pour les êtres lointains, les paysages légendaires( Brocéliande et la fée Viviane sont là) . Elle rappelle la « Sylvie » de Nerval par une subtile imprécision entre le passé et le présent, ce souvenir à demi rêvé, ce songe à demi éveillé qui délivre Proust de l’infernale temporalité. On note aussi le comique de Proust (qu’on oublie souvent) par des superpositions extravagantes et inattendues entre des étangs bretons chantés par des trouvères et notre narrateur essayant de trouver un restaurant d’un Bois de Boulogne hivernal une image qui devait faire revenir le passé légendaire d’une Bretagne aquatique ensorcelante.

Bref le goût de Proust pour les formes des vies frôlées qu’on ne connaîtra pas, les résultats littéraires d’un voyeurisme triomphant qui lui permet de franchir la paroi entre le monde visible du monde invisible , l’examen de ses méthodes de travail , le jeu des affinités et réminiscences biographiques et littéraires pour créer une quête quasiment mystique,l’analyse des étapes de la soudaine extase désirante dans une salle à manger à Cabourg, , le passage à la loupe des notes griffonnées dans d’ étroits carnets, tout ceci aboutit à connaître les dessous de la création d’un portrait de jeune femme dont la charge innovante rayonne.

.

Fouette cocher, vers le roman russe

Un aveu : quand je suis un peu las de ces piles de romans français proclamés chef-d’œuvre avec des petits post-it dans la vitrine de mon libraire je me tourne vers le roman russe du XIXème siècle, celui qui commence avec les précurseurs Pouchkine et Lermontov et s’achève avec la mort de Tchekhov en 1904 et celle de Tolstoï en 1910. Pendant les longues semaines du Covid, je me suis réfugié dans la Cerisaie de Tchekhov et dans les salons de la famille Rostov.

Comme l’ a écrit Nabokov, dans ses cours de littérature -que je recommande- malgré la monarchie absolue et la censure vigilante , il y eut une incroyable « rafale de talents ». Ce roman russe est à la fois mon pavillon de chasse, mon vieux pardessus, ma chambre d’amour, mon île refuge, ma datcha. Ouvrir un de ces romans, c’est comme retrouver sa famille, sa vraie famille, sur un quai de gare de campagne après des années de séparation. Bien sûr Tchekhov , Tolstoï, Dostoïevski mais aussi Tourgueniev , Gontcharov ou Gogol abordent la vie dans un esprit philosophique et religieux, mais ils nous offrent un bain d’humanité incomparable et nous chuchotent que cette vie immédiate, sensuelle, concrète, adossée à la mort à chaque instant porte à la fois son énigme et une intense et obscure promesse.

J’ai mes préférences : Tolstoï et Tchekhov d’abord. Et le problème religieux n’y fait rien..Les uns croient en Dieu : Tolstoï ou Dostoïevski, d’autres non : Tchekhov est matérialiste (« il y a plus d’amour du prochain dans l’électricité et la vapeur que dans la chasteté et le refus de manger de la viande », écrit-il).

Autre aveu : je me méfie un peu de Dostoïevski qui me donne l’impression de me pousser dans les couloirs dans une clinique mal éclairée , un soir d’orage, avec une aile où les agités Karamazov et le nietzschéen, Raskolnikov exigent pas mal de soins.

Avec Dostoïevski je préfère les récits courts ,« L’éternel mari » ou « Le joueur » ou « Écrits dans un souterrain ». Ils sont la perfection même. Dans ses romans fleuve Dostoïevski ne me fait jamais oublier qu’il fut payé à la ligne, qu’il manquait d’argent, et que le feuilleton exige un rebondissement toutes les vingt pages., comme les scénarios pour Netflix.

J’ouvre aussi régulièrement Gogol. Avec la troïka de Tchitchikov lancée dans les chemins boueux Gogol a réussi à acclimater la bouffonnerie et la bouse de vache, la plaisanterie de cocher et la mélancolie de l’exilé.Gogol ,vivant à Rome , et s’empiffrant de spaghetti et de parmesan découbre un étrange charme irisé aux mornes plaines russes et nous entraine sans effort apparent au bord du fantastique. Et puis cette escroquerie aux âmes mortes , ce jeu de comptabilité, annonce les modernes escrocs à la taxe carbone ou aux crypto-monnaies.

Avec Tolstoï, c’est le grand le grand jeu .

Ça fait je ne sais combien de fois que je relis « Guerre et Paix » sans sauter une ligne. Je ne rate jamais sur Arte une rediffusion du film en kinepanorama de Sergueï Bondartchouk , avec 45 minutes sublimes pour recréer la bataille de Borodino  .. On a parfois l’impression que la Russie fut envahie par Napoléon uniquement pour découvrir un le secret du raffinement des bals dans l’aristocratie moscovite sous le tsar Alexandre, avec débauche d’uniformes chamarrés et de jeunes filles gracieuses au bord des larmes.

« Guerre et paix » (ou « La guerre et La paix » selon les traducteurs) est un de ces romans qui peut remplir une vie de lecteur et d’écrivain : complexité des intrigues, mouvement fluvial de l’Histoire, moments d’euphorie et percutant des catastrophes, foule de personnages plus vrais que nature et plus sensibles que ma concierge., et moins désinvoltes que mes enfants. Chez Tolstoï il y a un émerveillement cosmique délicieusement enfantin comme si le romancier débarquait ot dans sa premier matinée dans le grand monde. Ajoutez à cela la panoplie complète des sentiments possibles dans les liens familiaux, des surcharges d’images sensorielles à chaque page , un enchevêtrement des subjectivités d’une virtuosité confondante (avec des monologues intérieurs à foison bien avant Joyce).

Je jubile en découvrant les paysages panoramiques des théâtres de bataille, de Schoengraben à Borodino . L’ incrustation de personnages historiques au milieu des personnages de fiction est admirable. Koutouzov,le commandant en chef des amrées russes , ce somnolent dans les pires désastres , reste le plus réussi des grands loufoques On a le sentiment d’une splendeur et d’une plénitude de l’architecture globale . Tolstoï ou la Vastitude .

Ajoutons aussi une habileté(comme chez Tchekhov) pour analyser des sentiments négatifs et volatiles comme l’ennui, la neurasthénie , l’oisiveté, sans nous ennuyer un instant. Car dans ce roman les défauts ne nuisent pas à l’ensemble . Je veux dire les sermons moralisateurs , les considérations militaires des état-majors russes, autrichiens et français, les éternels descriptions de soldats de plomb , d’une bonhommie exemplaire , capables de plaisanteries lorsqu’ils sont fauchés par la mitraille, sans oublier les invocations à la Providence , le mécanique mélange d’enthousiasme patriotique et d’ exaltation religieuse . Le manuel de conjugalité a vieilli .Mais les points forts sont inoubliables : le rigodon des fiancées coquettes et sournoises , les confidences entre le Prince André et Pierre Bézoukov, Natacha qui tente de se voir dans toutes les glaces pendant un bal, et la ronde de ces ces jeunes épouses déçues nous entraînent dans les couches profondes de la féminité. Les défaillances de hommes à l’égard des femmes forment aussi un catalogue étonnant .

Tolstoï demeure le spécialiste incontesté des familles. Famille malheureuse avec Anna Karenine, famille longtemps heureuse chez les Rostov. L écrivain les cultive comme un botaniste. Voyez comme il jubile à classer, étiqueter, les différents types d’enfants, d’ adolescents, de vieillards, personnages qui embarrassent en général les romanciers modèle courant. La femme enceinte languissante ,s assez casse peids, est une de ses spécialités, mais Tolstoi nous cingle dans le tragique quand l’accouchement se passe mal et dévaste un domaine entier. L écrivain ,dans chaque grand évènement, joue le double aspect. Cette double face est particulièrement évidente dans n les soirées mondaines. Exemple : le banquet en l’honneur de Bagration au Club anglais de Moscou.C’est étincelant de faste , de luxe, et de détails succulents,mais en même temps on nous révèle la cruauté du jeu entre les maîtres et serviteurs, la frivolité ,les commérages, les mesquineries, l’insolence et la puissance des appétits élémentaires chez les invités. Tolstoï aime surprendre avec des situations bizarres , inattendues , comme ce capitaine français Ramballe gai, aimable, qui ouvre une bonne bouteille pour remercier Pierre Bézoukov de lui avoir sauvé la vie alors que Moscou se transforme un brasier . Parmi mes plaisirs bien particuliers, à la lecture, ,j’aime bien essayer de comprendre où est la frontière chez lui entre la (Sainte) Nature et les créatures végétales, animales et les créations humaines. Tolstoï ne sépare rien. Il me fait comprendre que tous les sentiments sont transitoires et j’admire que son talent ne s’enlise jamais dans les analyses de ces transitions et métamorphoses. Quand je compare les personnages de « Guerre et Paix » avec les personnages des romans d’aujourd’hui, je vois bien qu’il n’y a pas photo,que nous ne sommes plus dans la même échelle. Les personnages d’Emmanuel Carrère ou de Camille Laurens paniquent devant une carte bleue perdue,une panne sexuelle d’un soir , ou des moules marinières services trop froides, alors que le Prince André reste impassible en plein carnage de Borodino. Oui Tolstoï rassure. La succession d’ évènements effroyables qui s’abat sur le peuple russe dans son roman n’entame pas une espèce de confiance absolue dans le Destin de son peuple. Les battements cardiaques précipités de Natacha quand elle s’apprête à danser ou le balancement des vieux bouleaux dans le parc de la propriété à Lyssy Gori affirment un une mystique de la Vie

Enfin, il y a chez Tolstoï une virtuosité pour inclure dans un même paragraphe, dans un même mouvement des plans de nature très différentes, une sorte de vision anthropomorphique ascensionnelle religieuse. Ce zoom métaphysique revient plusieurs fois à des moments clé.

George Steiner dans son « Tolstoï et Dostoïevski » cite le célèbre passage de bascule quand le Prince André est gravement blessé pendant la bataille d’Austerlitz :« Oui : tout est vanité, tout est mensonge excepté ce ciel infini.Il n’y a rien, rien que cela.Mais même ce ciel n’existe pas, il n’y a rien que le silence et la paix.Dieu merci ! » Il y a un autre passage, dans le livre XIV du Livre IV 2° partie , de « Guerre et Paix » qui reprend le même mouvement ascensionnel . C’est au cours au cours de la captivité de Pierre il est emmené par le corps d’armée de Davout. Pour être fusillé : »Au delà du camp, les forets et les champs, qu’on qu’on ne distinguait pas auparavant, étaient maintenant visibles au loin. Et plus loin au-delà de ces forets et de ces champs, les profondeurs brillantes,mouvantes, infinies vous lançaient leur magique appel. Pierre regardait le ciel et les étoiles qui étincelaient dans ses lointain abîmes. « Et tout cela est à moi cela, c’est moi, et tout cela est en loi , et et tout cela est moi ! » se dit Pierre. Et tout cela ils l’ont pris et enfermé mettent dans un enclos de planches ! » Il sourit et alla dormir prés de ses camarades. »

Là encore Tolstoï réussit un mouvement vertigineux -proche de la prière- qui va du moindre brin d’herbe, de l’humus d’un bois, à un espace sans borne, comme si notre monde n’était qu’une encoignure bizarre, où l’on peut sentir à la fois la mort et l’ immortalité dans l’odeur de fougères après la pluie.

Un coin tranquille en Bretagne

Des buissons de pourpiers argentés bordent la route étroite de la presqu’île. Ce matin là le ciel sans nuages avait quelque chose de brumeux l’autre côté de la baie.

Quand j’avais besoin de solitude, je quittais la maison et me réfugiais dans cette enclave sableuse et herbeuse, une sorte de cratère de silence, de broussailles, sous la route étroite qui menait aux ostréiculteurs.

A chaque marée l ‘eau écumeuse recouvrait une bande de galets gris et les rochers plats. Plus loin,vers une villa à l’abandon, des traînées d’algues sèches ressemblaient à des amas de feuillages carbonisés . Le samedi soir des jeunes venaient sans doute s’amuser ; ils laissaient un espace de cendres avec des branches consumées et noircies et des boites de bière tordues. Je venais donc là m’étendre. Il passait quelquefois un chalutier d’un blanc blanc éclatant se dirigeant vers le large .

Il suffisait d’ôter ses espadrilles, de s’étendre sur le sable moelleux ,et de fixer le ciel sans nuages pour être saisi d’un léger vertige. Où est la limite ? Et qu’y a-t-il au-delà de la limite ?

A intervalles réguliers le calme absolu de l’endroit était comme profané par le bruit de moteur d’ une fourgonnette de mareyeur .  Le subtil gargouillis des eaux autour des rochers me donnait la sensation de sentir l’ éternelle usure vivifiante du monde. La courbe muette du soleil raccourcissait les ombres et s’accordait à ma torpeur tandis qu’un petit arbuste épineux, avec de minuscules fleurs blanches, avait les branchettes couvertes de pucerons.

Derrière moi, une levée de terre jaune craquelée était percée de trous de terriers.

Vers la gauche une étendue marécageuse , miroitante à midi, était bordée de roseaux..L’ espace incurvé de sable, de cailloutis et de coquillages écrasés prenait une blancheur saline . J’y trouvais des puces de sable , et pas mal de coquilles d’huîtres aux reflets nacrés.Je ne sais pas pourquoi mais cet endroit me faisait penser à une immense tombe de dieux mésopotamiens comme si le plateau immense de la baie devenait une offrande aux disparus.

Plus loin, mêlé à des débris marins trônait un broc émaillé mangé de rouille qui ressuscitait dans mon esprit toute la pauvreté de l’après-guerre. J’ avais aussi remarqué des minuscules tessons de faïence qui me rappelaient la touche jaune vernie de quelques tasses épaisses d’un service à café chez ma grand-tante. Ces tasses garnissaient un plateau de cuivre posé sur une commode de bois sombre. La demeure, immense, sépulcrale avec ses portraits d’ancêtres , était cernée de vergers .La grande salle restait enfouie dans une perpétuelle obscurité derrière des volets toujours clos qui suggéraient une protection contre un perpétuel été grillant les plantes du jardin. Des chiures de mouches salissaient un cadre de bois noir et la plaque de verre protégeait une photo ovale de la petite Thérèse de Lisieux . Ce visage lisse , trop blanc, son ovale parfait, enfantin, m ‘interroge encore.

Quand la marée revenait avec ses nuances orageuses j’étais hypnotisé par les reflets argentés de ces vagues si régulières qui semblaient absorber la lumière.

J’avais l’habitude de glisser mes pieds dans ce sable fin,-une vraie farine tiède- jusqu’à  ce que mes orteils touchent un sable rugueux et humide. Le remblai avec ses broussailles, ses cavités terreuses ocres, ses plantes épineuses, ses asters, était surmonté par les couches d’air qui coulaient comme de l’eau .

L’immensité du ciel , son bleu violent, le calme de la mer, le bruit du ressac ,l donnaient l’impression que le monde était toujours en train de se refaire. Les cassures et les strates des rochers régulièrement couverts d’une eau pale suggéraient une étrange proximité avec des Temps Originels.

Je me demande souvent s’il y a une une scène primitive,une sorte de Conférence Originelle , au cours de laquelle de minuscules créatures rudimentaires,genre amibes, s’étaient adressées , face à Dieu,directement, pour le remercier de la générosité de son geste créateur qui permet à d’ innombrables organismes uni-cellulaires d’organiser de joyeuses baignades et parties de volley-ball dans la moindre flaque d’eau de mer…Je comprenais ,allongé sur ce matelas de sable, les béatitudes de mon ancien prof de Sciences Nat qui, en suçotant ses branches de lunettes nous demandait toujours « Mais pourquoi le mystère de l’Univers serait-il ailleurs ? Il est tout autour de nous.Nous devrions en être émerveillés.  » Et il nous donnait l’exemple enthousiasmant d’une araignée qui file sa toile en toutes saisons, selon une implacable géométrie.

Mon meilleur ami ,en classe de troisième s’interrogeait, lui ,sur le phénomène complexe de l’extase érotique . Je me demandais comment les premières particules de Temps avaient pu naître et dans quelle conscience assez complexe pour que naissent des sentiments aussi indéfinissables que la mélancolie ou la nostalgie, Au fil des minutes dans cette torpeur bienfaisante de engourdissement mental, j’étaius en train de pousser ces portes d’ivoire et d’or n dont nous parle Nerval avec une si émouvante tendresse. Je devenais un artiste des questions qui permettent de quitter nos lourds habits terrestres et me demandais si la mission d’un écrivain , délivré de la gravité terrestre de mes contemporains,  n’était pas de gâcher du papier avec des dessins confus qui se veulent l’équivalent des brouillons aux multiples traits traits de plume de Léonard de Vinci rêvant à une machine volante. Mon but :rejoindre les populations bizarres de notre Inconscient., avec un mouvement de dévotion pour les premiers Surréalistes.

Au fond, cet endroit tranquille , quasi désert, avec sa houle, faisait accéder mon esprit à des visions parfaitement agréables,inutiles , excitantes car elles accaparaient peut-être des souvenirs de quelqu’un d’autre , exactement comme on pénètre en maillot de bain par effraction dans une propriété privée. La transparence de cette eau qui chatoie entre les coquillages favorisait ce demi sommeil, et je laissais mon vaisseau mental dériver vers des côtes peu fréquentées où la pression des gens disparus se fait sentir. l

Je regrettais d‘avoir été si négligent pendant les cours de mon prof de physique-chimie, et j’avais envie de savoir ce qui flambait autour de moi ,et pourquoi, dans cette petite crique, entre ciel et mer, le fort courant de la Création battait contre moi avec sa densité cosmique.

La mer me berçait avec son efflorescence végétale marine , ces verdures épaisses d’algues,couleur d’oseille fraîche, tandis qu’un d’âne au poil dru, rêche, un peu poussiéreux broutait avec humilité derrière un débris de clôture. J’aimais aussi particulièrement une carcasse de barque qui pourrissait inclinée vers les roseaux dans l’ eau stagnante du marais. Les courbes lattes de bois de ses varangues étaient dressées vers le ciel comme les côtes d’une immense cage thoracique délabrée .Penchées sur les galets blancs, ces membrures osseuses portaient des traces de goudron, d’inscriptions salaces et s’ornaient de moisissures vertes .Ça ressemblait à des restes du squelette de géant.j’imaginais cette immense cage thoracique à l’abandon se redresser péniblement.Je voyais une sorte de Job se défaisant de ses détritus pour venir marcher au milieu de la route,la nuit pour s’encadrer dans le pare-brise d’une fourgonnette en pleine nuit , effrayer le mareyeur .

Si je m’attardais au-delà de midi je voyais surgir un homme long, étroit.Il était vêtu d’un e sorte de gandoura qui laissait voir un pantalon de lin beige flottant et des sandales poussiéreuses. Pas rasé, l’œil fiévreux, son visage maigre faisait penser à une sorte de Christ. Il tenait en laisse un chien-loup avec une énorme muselière et disparaissait dans le soleil derrière les roseaux , telle une apparition. Marchait-il sur les eaux du marais ? Sa silhouette biblique me remettait en mémoire les noms magiques  venues des lointaines années de catéchisme:Antioche, Césarée,Hiram,  Holopherne,Tibériade, Samarie, Ectabane , Élie,comme si le mélange de lumière sur les eaux et de voyelles hébraïques mouillées sur fond de ciel immense devait ouvrir un débat vertigineux entre souffrance et rédemption.

Rafales de silence,d’autres appelent ça prière.

 Je me demande aujourd’hui si c’est la lumière aveuglante de la Vie Éternelle, si convoitée par des millions de gens, qui m’ a effleuré de son aile ou si c’est le début d’un affaissement mental dû au sournois effet de l’âge et du solstice.

Aujourd’hui sur une autre plage bretonne je vois galoper , courir et bondir dans l’eau, des tas d’enfants turbulents d’une colonie de vacances .Les adolescents aux os saillants s’enfoncent avec volupté dans le vert cru d’un bassin de pierre ; certains ressortent ,dégoulinants, laqués, rieurs, en bousculades. Ils remontent dans un sentier et s’évanouissent les uns après les autres par un escalier formé de rondins .Le soir, quand je reviens fumer une dernière cigarette, les oiseaux de mer viennent poser leurs pattes sur le rebord de pierre du bassin ou sur la machinerie rouillée de l’écluse . Hiéroglyphes sur la pellicule d’eau qui tremble.

Une belle matinée

Personnages

Ghislaine, plus de soixante ans

Alain, plus de soixante ans

Décor

Une villa en bord de mer ,un matin de printemps .Un salon large et démodé avec un bureau ancien encombré ,un fauteuil et un canapé . Beaucoup de livres usagés, des paperasses, des piles de vieux journaux, quelques tableaux .Une table basse.

Au fond, à travers la porte-fenêtre, on distingue un jardinet puis la digue et la mer.

Alain boit son café à son bureau et Ghislaine boit un thé à la table basse.

Alain. L’hiver est passé.

Ghislaine.Quel soulagement.

Alain .On va bien dormir cette nuit. La marée est haute , 101,les vagues vont nous bercer. Toutes ces nuits de printemps où on va bien dormir., où les vagues vont nous bercer.

Ghislaine. Pendant lesquelles on va bien dormir.Pendant lesquelles les vagues vont nous bercer. Fais un peu attention tu n’aurais jamais fait ce genre de faute il y a dix ans.

Alain. On dort tellement mieux en vieillissant,on dort tellement mieux quand vient le printemps, on dort tellement mieux quand on est seul et vieux.

Ghislaine.Cet été sera chaud. Ils viennent de le dire à la radio. Tu imagines la porte-fenêtre grande ouverte ,le ciment brûlant sous les pieds,le sable dans les espadrilles, la légère brise, la mer.. Le chant des volleyeuses au loin sur la plage..

Alain.Les cuisses.. .Le chant des cuisses des volleyeuses. …(il se verse du whisky dans sa tasse à café et boit d’un coup sec)

Ghislaine.Si tu veux… le chant des cuisses des volleyeuse. (Pause)

Jamais nous n’aurions profité de ces moments là au début de notre mariage. Jamais.

Alain. Nous ne profitions de rien.(Un long temps) Tu étais toute jeune, toute dodue. Quand on y pense quel couple déplorable nous formions. Un si jeune couple déplorable. Empotés. Toutes les chose que nous avion envie de faire et que nous ne faisions pas .

Ghislaine C’est normal, il faut un temps d’adaptation.

Alain.. Tu étais désirable dans ta jupe droite. Et je te désirais .Tu as raison il faut un temps d’adaptation pour embrasser une inconnue, ce n’est pas si évident que ça.

Ghislaine. Embrasser et pénétrer. Les films mentent beaucoup. Les romans aussi. L’Art aussi ment . Tes mains sur moi. C’était Jamais au bon endroit.

Ghislaine. Au fond, c’est incompréhensible , si on y réfléchit bien, un jeune corps qui entre dans un autre. (un temps) Il a fallu un voyage en Italie et un voyage au Mont Saint Michel pour que tu oses me toucher.. Et ce n’était pas au bon endroit.

Alain. A cette époque tes lèvres étaient toutes molles. Chaudes le matin. Tes mains si froides.


Ghislaine .Il nous a fallu un temps d’adaptation c’ est normal.

Alain. Nous restions assis sur le bord du lit dans les hôtels. Au Mont Saint Michel nous étions frigorifiés. Il pleuvait tout le temps. Tu couvrais tes mains dans les manches de ton grand pull jaune. C’est ce que je préférais. Ton air frigorifié.Tes mains cachées par ton pull. Avec ce geste je retrouvais la lycéenne que j’avais aimé.

Ghislaine. Tout ce que ne nous disions pas, tout ce qu’on gardait pour soi..Effarant. On ne parle pas assez de solitude des jeunes couples. Pauvres jeunes couples. J’ai pitié de nous.Nous étions si coincés, si peureux.

Alain. Au fond, il faut une bonne dose de vulgarité pour bien baiser.

Ghislaine . Je me souviens à Toulouse, un matin, nous sortions de l’hôtel dans une une grande avenue et des platanes ,il faisait très chaud , nous prenions un café face à un cinéma..tu m’as dit « le café n’est pas si mauvais que ça pour une ville du Sud » Il y avait des putes sur le trottoir en face ,en bas résille, il faisait un temps radieux. Tu étais radieux. Tu venais d’acheter trois bouquins dans une belle librairie.Elles étaient toutes débraillées en bustiers dans la ruelle , tu étais sauvagement intéressé… il y en avait plusieurs c’était le matin , une femme de ménage nettoyait les vitres du hall du cinéma.C’était un matin chaud, un matin de juin radieux, tout le monde avait l’air à l’aise, uine époque radieuse les putes buvaient dans un café en face et fumaient radieusement  et plaisantaient avec le patron et la patronne. Nous.. (un temps) nous étions encore un jeune couple.

(Un temps) Comment elle s’appelait cette gare ? A Toulouse.

Alain. Matabiau. Toulouse Matabiau.(un temps) Tu es sûre que j’ai dit : » le café n’est pas si mauvais que ça pour une ville du Sud »

Ghislaine. Absolument. Ça m’avait frappé. .

Alain. Tu m’étonneras toujours. (un long silence) Dans le train toute la nuit,à partir de Limoges. En gare de Limoges même, j’avais convoité tes genoux et tes cuisses. Les autres types dormaient. (un temps)Je te convoitais. Sans cesse. J’étais épuisé de te convoiter. A quoi ça rime tout ça ? Toutes ces émotions… Elles sont passées où ces émotions ? C e matin à Toulouse il est où ? Les émotions de ce matin là, de cette nuit là elles sont ou ? Tu étais si affriolante si dodue..

Ghislaine  Tu parles de qui ?

Alain. De toi.

Ghislaine. On ne dirait pas. On dirait que tu parles d’une autre. Je suis là.

(Long temps) Tu as connu d’autres jeunes femmes avant moi ?

Alain. Ma maîtresse d école.Une antillaise sensationnelle. J’étais épuisé à force de la regarder. Et puis l’ infirmière dans la salle commune de l’hôpital à Sétif.

Ghislaine . Ah.

Lui. J’allais fumer pendant des heures dans le couloir . Voilà, c’est tout ce qui me reste de la guerre d’Algérie. Des heures à fumer dans le couloir avec elle sans rien dire. Ma jambe m’élançait. Elle se lavait les mains dans un petit lavabo. Elle se frottait les mains avec une eptite brosse. Les reflets de l’eau sur le mur, sur ses mains. voilà mon meilleur souvenir de la guerre d’Algérie. Les reflets de l’eau sur ses mains. (il est ému)

Elle. Tu ne m’en a jamais parlé.

Lui. Je ne parlais pas. (long temps) Je ne parlais plus. Ça faisait des saloperies partout. Franchement je n’ai jamais vu autant de saloperies qu’à cette époque. A l’époque,mon père était absent. Ma mère restait immobile dans son fauteuil, immobile devant la télévision. Elle regardait Gilles Margaritis. La piste aux étoiles. Gilles Margaritis. C’était la génération Gabin Arletty, (il chantonne) ah le petit vin blanc qu’on boit sous les tonnelles.. ah le petit vin blanc qu’on boit sous les bombes.. merde. Quelle génération… Mon père et ma mère je ne les ai jamais vu s’embrasser .Ni même se frôler. C’était intenable.

Ghislaine. Moi les miens aimaient le sexe.

Alain. Ni même se toucher. Se toucher franchement. Ma chambre était à côté de la leur, quand ils se couchaient j’attendais un long moment, je sortais en douce dans le couloir . Je sortais de ma chambre pour écouter à leur porte. Et rien.

Ghislaine  . Et alors ?

Alain. Rien.(il se verse du whisky dans sa tasse de café)Ils ne faisaient aucun bruit. Aucun bruit. Comme s’il n’y avait pas de lit, pas de meubles, comme s’ils étaient partis. Parfois l’hiver ma mère toussait. J’entendais le dernier bus de nuit passer. Le clocher de Saint-Jean sonnait les demi et les quart mon père toussait, là lumière s’éteignait le dernier bus passait ,puis rien.

Ghislaine. Et tu te recouchais ?

Alain. Oui. Depuis quelque temps l’idée m’a effleuré qu’ils n ‘on pas eu de vie privée. Quand je vais sur leur tombe, je me dis qu’ils n’ont pas eu de vie privée.

Ghislaine. Ou bien ils ont eu chacun de leur côté une vie privée. Lui,la sienne, et..

Alain…. Et elle la sienne? Non. J’ai du mal à regarder leur tombe. A rester un moment devant leur tombe sans avoir cette idée là.

Ghislaine. Les miens parlaient longtemps dans le noir .(Un temps). Tu aimes que je te parle dans le noir ?…

Alain. . Beaucoup. (un temps) .Tu ne le fais pas assez.

Ghislaine. Ça reviendra.(un temps) Quand m’as tu remarqué pour la première fois ?

Alain. Au lycée Malherbe, en classe de première. Tu avais une jupe grise étroite.C’est la première fois que je te voyais en jupe. Une jupe qui découvrait tes genoux.Tu étais prés de la fenêtre et le soleil filtrait à travers ta jupe .Tes genoux ronds, parfaits, des genoux dodus. Tes genoux comme je n’en ai plus jamais vus .

Ghislaine.En cours de grec tu m’as demandé de te passer un crayon .

Alain. c’était en cours de dessin. Pas de grec. Je me souviens, nous dessinions des boites allumettes pour étudier la perspective. Chaque élève avait sa boite d’allumettes. Le prof nous demandait de dessiner cette boite d’allumettes « en respectant la perspective ». Il fallait apprendre les lois de la perspective. J’aimais beaucoup ce prof. Les autres profs faisaient dessiner des pommes et des bananes, parfois une salière ou une banane ,quels cons. moi j’avais envie de dessiner tes genoux . J’ai dessiné tes genoux. Et puis il y a eu la guerre d’Algérie.

Ghislaine. Où il sont ces dessins ? Les dessins de mes genoux.

Alain. Ils doivent être quelque part.

Ghislaine .Tu me regardais d’un air bizarre, étrange. Tu étais étrange. Tu étais inquiétant, j’en parlais avec mes copines, elles aussi te trouvaient inquiétant.

Alain. A l’époque, je me réfugiais à la piscine. La piscine était mon refuge. L’eau tiède. Les reflets qui bougent sans cesse. L’eau qui bouge jour et nuit. Je vois encore la ligne noire peinte au fond du bassin. Je pouvais regarder l’eau pendant des heures.Mes parents sont morts,les tiens aussi,mais l’eau bouge toujours.Il y a toujours des reflets qui bougent, il y en aura jsqu’àla fin des temps, ça me rassurait quand je fixais l’eau en sortant du lycée. les reflets nuit et jour. Il y avait des petits morceaux de moi qui se reconstituaient . Et le vert de la pelouse artificielle dehors.

Ghislaine . Tu pensais à ton infirmière de Sétif ? Celle qui se lavait les mains. ..

Alain. Non, ça c’était avant la guerre d’Algérie.

Elle. Quand est-ce qu’on est devenu un couple normal ?

Lui. Quand tu m’as avoué que tu détestais mon père.Il voulait toujours te faire des cadeaux bizarres. Dans les coins. Ça nous a fait rire. Ça nous a rapproché. Et.. Et puis il y a eu l’alcool. La meilleure période heureuse. À Paris. Nous allions dans ce petit restaurant de la rue des Canettes. Spécialité saumon Gravlax et vodkas… toutes sortes de vodkas…. polonaises, finlandaises, russes, suédoises..lettones.. entassées un immense frigo. La condensation sur les bouteilles qui sortaient du frigo. . Notre table étroite contre le frigo.Nous étions serrés. On avait largué les enfants. Le froid de l’alcool gras sur les lèvres.Sur tes lèvres,sur les miennes. Nous sommes nés là. Il y avait uner nounou dans la chambre des enfants. j’ai découvert dans cet étroit restaurant en forme de couloir combien la vie pouvait être être harmonieuse et formidable avec toi. Dans l’alcool. Avec l’alcool;a surgi la beauté du monde, comme une brume de chaleur.. il,suffit de changer de verre, on change de monde, on change..tout change.. nous buvions comme des trous . La baby sitter gardait les enfants, elle devait en baver dans la chambre des enfants.

Ghislaine.Oui, c’était un moment agréable.

Alain. Oui, tu changeais à chaque verre. C’était tres agréable de voir ton visage changer, devenir encore plus jeune, plus détendue  ton corps se laissait aller contre le mur.. plus doux, contre le mur, à cette table atroite . La patronne, cette petite dame maigre, avec une permanente atroce, changeait nos verres, elle apportait du saumon. Elle sortait les verres du comportement des glaçons, tout fumants. Et ca repartait.. Quand on change de verre ce cher vieux monde de putasserie s’en va, il suffit de et de changer de verre et ca repart , un verre propre et ça repart. On repartait tous les deux comme ça. On raffolait du sexe à cette époque. (un long temps) Quand je bois du Pur Malt je gagne le match contre le monde . Un à zéro. Non, deux à zéro. Toujours la même journée qui revient. Toujours la même matinée toujours la même soirée. Et toujours ma mère qui regarde Gilles Margaritis la piste aux étoiles. (un long temps) Dis moi : ce matin je suis d’une foudroyante sincérité.. (un temps) c’est si rare, un couple aussi sincère que nous. Tu vois ce matin en me levant, je n’avais aucune idée que nous alliions avoir une si grande sincérité , que nous reculerions les limites à ce point là. Qui aurait pu penser ce matin, au réveil, que nous irions aussi loin (Une pause) C’est bien de vieillir. De se connaître. Nous sommes sincères ,depuis quelques temps on ne se chamaille plus, on ne se désire plus, on est sincère.

(un temps) c’est si rare, un couple aussi sincère que nous.

Tu vois hier matin en me levant, je n’avais aucune idée que nous alliions avoir une si grande sincérité , que nous reculerions les limites de la sincérité. à ce point là. On ne se cache plus rien. Qui aurait pu penser ce matin, au réveil, que nous irions aussi loin (Une pause) C’est bien de vieillir.De se connaître. (un très long silence).

Ghislaine. Qu’est-ce que tu vas faire aujourd’hui ?

Alain. Je ne sais pas encore. Peut-être téléphoner à Camille; Ca faut longtemps que je l’ai pas eu au téléphone.

(il regarde le baromètre) Il va pleuvoir.

Ghislaine. (Elle prend des clés sur le bureau) Je prends la voiture.Essaie de t’ habiller correctement.

Alain. (seul, boit doucement) L’hôpital, ce n’était pas Sétif ! C’était Oran ! Bien sûr. Oran.

Fin.

(Les illustrations sont d’Antoni Tàpies)

Je suis un cinéaste raté

Pour mes 18 ans , j’avais demandé une camera car j’avais depuis des années la passion du cinéma. Mes parents m’offrirent une Camex Ercsam pour des films 9mm /5 à perforation centrale. Secrètement j’avais le projet de me préparer au concours de l’Idhec . A l’époque je me trimballais partout avec les deux épais volumes ( très techniques) de Jean Mitry traitant du montage cinéma . C’était ma Bible. J’avais pratiquement appris par cœur la théorie du russe Koulechov qui avait distingué deux sortes de montages ,le montage dit « réflexe », qui suit la logique narrative assez naturelle et proche du romanesque traditionnel et le montage « d’attraction »,plus sophistiqué, plus fascinant, qui délaisse la banale logique narrative pour provoquer une réaction forte du public en rapprochant deux images inattendues qui, si on les accole, font sens, symbole, polémique, ironie ,surréalisme, choc émotif.

J’avais bien sûr été marqué par Eisenstein. Dans son film « La grève » le cinéaste avait utilisé le montage « d’attraction » en alternant un massacre d’ouvriers par la police du tsar et des plans d’animaux égorgés.

J’avais donc filmé mes parents au cours d’un pique-nique sur la plage de Langrune .L’intérêt de cette séquence vint des rafales de vent qui firent s’envoler les feuilles de salade et les serviettes en papier vers les vagues. Je me servis du montage d’attraction en alternant cette scène de pique-nique champêtre avec des plans des lapins qui broutaient des herbes avec leurs petits tremblements marrants du nez .

Le grand choc fut lorsque je vis au ciné-club cet « Homme à la camera » de Dziga Vertov. Je deviendrai « l’homme à la camera normand. « Je demandai à un ami qui possédait un tandem, de sillonner les rues de Caen .Il pédalait, je filmais camera avec au poing. Il fallait arrêter de rouler pour recharger la camera et remonter la clé comme on remonte une pendule.

Je filmais les rues, passants, vitrines, églises, avenues à platanes,les mariages du samedi, la gare routière, les terrains de foot, la Prairie, et puis j’eus une période chantiers, pylônes,réseaux de fils électriques et nuages.et la période locomotives et train,s de marchandisez. Un étudiant de mes amis m’avait prête le projecteur de son père . je m’enchantais dans ma chambre de voir la ville de Caen tourner sur elle même,pivoter comme un disque sur le papier peint de ma chambre , avec les murs, les toits, les fenêtres, et les carrefours qui s’inclinaient avec leurs passants et leurs bus.C’était un genre d’ivresse tranquille que ma sœur ne partageait pas. . Les longs travellings donnaient l’impression que la ville et les visages fuyaient en arrière dans un vaste mouvement de nostalgie. . Ensuite, avec une petite colleuse , sur mon bureau, je mettais bout à bout ces petits films,travail minutieux car il fallait frotter avec une petite râpe en métal pour ôter la surface brillante de la pellicule, passer un petit pinceau enduit de colle sur le fragment de pellicule poncé et ensuite bien appuyer sur les deux morceaux de film le temps que la colle séchât.

Enfin, comme tout bon cinéaste, j’eus une Théorie. Il ne fallait pas réduire le cinéma à du mauvais théâtre, avec des bavardages insipides et des histoires amoureuses bêtasses,toute une salade psychologique écœurante de sentimentalité. Le mauvais théâtre petit-bourgeois filmé ça suffisait.C’était un symptôme de décadence. Il fallait que le cinéma retrouve sa Vraie Voie et que je sois un Pionnier pour ma Génération :il suffisait simplement d’enregistrer et de célébrer la Réalité, toute la Réalité, rien que la réalité Le Néo-Réalisme italien m’ouvrit des portes. A mon goût il y avait encore trop d’intrigues et de sentimentalité. Je m’étais donné un Impératif Phénoménologique et presque Théologique, en tous cas ma Mission. C’était l’époque où je parlais avec des majuscules. Ces films qui bavassaient argent, sentiments,intrigues oubliaient l’Immensité de la Réalité nue.

Je prenais le train pour Bayeux , plaçais la camera dans le dernier wagon. Je filmais par l’ouverture vitrée étroite donnant sur la voie , je filmais la campagne qui fuyait le long des rails ,ces deux lames étincelantes toutes droites qui divisaient le bocage et perçaient le brouillard . Je m’abandonnais à la grisante sensation de glissement : lignes fuyantes, secousses des aiguillages, feuilles sèches qui tourbillonnent au passage du train, reflets de lumière qui vibrent dans le verre, lourds trains de marchandises qu’on croisait, danse des fils du téléphone et des pylônes, grelot insistant des passages à niveau, petites gares de campagne qui rapetissent comme des jouets, et la sonnerie des passages à niveau m’exalta. Le noir soudain au passage d’un tunnel.

Exaltant.

Je piquais une crise quand on me demanda de filmer le mariage d’une cousine à Alençon. Je préférais filmer un cendrier plein, une fourmilière en pleine activité plutôt que des gens endimanchés en train de se bécoter ou de se poivrer devant l’objectif de ma camera. Je méprisais ces films d’amateurs, en vrai pro que j’étais. . La vérité m’oblige à dire que les séances de projections , surtout mes vues répétitives d’un wagon de queue ne soulevèrent pas vraiment l’enthousiasme, surtout auprès des filles. Un constat s’imposait: le public était trop terre à terre, déformé, il fallait former un nouveau public.

Pour bluffer mes amis je fis une tentative de film fantastique.Un soir d’hiver, je fis l’obscurité dans notre pavillon. Je posai à ras de terre la grosse lampe de bureau de mon père, vasque métallique genre Gestapo , et je l’ orientais de manière à former une bande de lumière latérale intense. Ma sœur devait jeter du haut de l’escalier notre chat noir Caton dans cette bande incandescente tandis que le visage de mon meilleur ami, devait surgir un gros plan, les narines charbonneuses et les joues couvertes de farine et la bouche hideusement ouverte . J’eus beau multiplier les prises , les réglages, l’éclairage le résultat fut décevant. Caton resta caché dans le jardin au moins une semaine. Ma sœur m’insulta.

Nous en arrivons maintenant à la partie navrante de l’histoire. Mon père remarqua que mon travail au lycée devenait médiocre. Cet été là mes parents partirent sur la Côte d’Azur. Je restais à tenir une petite boutique de livres soldés prés de l’église Saint-Jean.il n’y avait pas grand-chose à faire alors je me mis à taper un début de roman sur une grosse machine Japy d’un vert armée. Et puis j’ai rencontré une fille qui vendait du matériel de jardin dans la même rue. Elle portait des robes moulantes d’un rose pâle et ses longs bras nus pendaient le long de son corps avec une nonchalance qui m’enthousiasma. Elle faisait tout avec une lenteur qui me fascinait. Quand je voulus la filmer elle refusa, m’embrassa sur la joue et partit dans les Vosges avec un « type qui savait nager » .Depuis je hais les Vosges.

Les années passèrent. Je m’installai à Paris . La camera se couvrit de poussière dans la penderie .Je la ressortis pour un voyage en Grèce. Dans le théâtre antique d’ Epidaure je fus si ému par cette vasque pierreuse et son ouverture sur le ciel bleu parfait que je me mis à filmer sans voir l’inégalité des dalles. Je me tordis la cheville. La Camex Ercsam rebondit sur les gradins et vola en éclats. Je récupérai les débris métalliques un peu comme Antigone récupère les restes de son frère. Je réussis quand même à s faire développer cet ultime film. On y voyait la plaisante familiarité des touristes en robe d’été, et shorts délavés, leurs bavardages rigolards , leurs manières de se filmer en se tenant par les épaules et cela m’apparut comme l’image même de l’indifférence humaine face au drame d’un grand cinéaste dont la carrière s’achève sous le regard des Dieux Grecs.

Sur la route de Corinthe , je me débarrassai des restes de la camera sur une aire de parking, dans une poubelle contenant des boites de bière Heineken des noyaux d’olive, et des mignonnettes d’Ouzo.

Quand je découvris les premiers films de Nanni Moretti, ceux tournés avec une camera d’amateur, « je suis un autarcique », et « Ecce Bombo » Je fus saisi d’un immense regret, d’une immense désespoir, d’une immense jalousie.

Une soirée au centre de la France

Dans un train qui m’emmenait vers le Limousin ,je feuilletai la Bible que mon frère Joachim m’avait offert pour mon 50ème anniversaire. Il m’avait demandé d’essayer de la lire « sans esprit de moquerie ». Je lui avais promis.

Les champs brillaient sous un ciel d’un bleu parfait,et dans le roulis ensommeillant du compartiment vide, défilaient des vallées et leurs rangs de peupliers , les méandres d’un cours d’eau ou quelques fermes lointaines isolées dans la pente d’une colline. L’opulence de cette campagne pleine d’ombrages me rendait joyeux . Elle me rappelait mon enfance et ses vergers.

Je baissai une vitre , des rafales de vent tiède s’engouffraient dans le compartiment. Je feuilletai cet Ancien Testament,vite rebuté par ces généalogies interminables et ces chapelets de noms barbares .

Toutes ces tribus et leurs batailles perdues aux confins du Temps… L’éclair du couteau luisait à chaque page. Je me demandai quel intérêt pouvait trouver mon frère Joachim à ces palais vidés par certaines nuits d’horreur.

Quant au Nouveau Testament,  j’ imaginais un lac calme, le Christ ,seul, appliquant son visage contre un immense drap propre en train de sécher au soleil, les apôtres, plus loin, discutant paisiblement avec quelques femmes et leurs enfants. Je me demandai si cet homme seul n’était pas un peu lassé par ces villageois et ces apôtres réclamant sans cesse de nouveaux miracles. Bandes d’incrédules.

Parfois, une phrase me serrait le cœur, quand le Christ dit aux apôtres : « Je suis encore avec vous pour un peu de temps,puis je m’en vais vers celui qui m’a envoyé ». Le train ralentissait, je refermai cette Bible. Je descendis dans une petite gare déserte avec une allée de tilleuls.Je me dirigeai vers le centre du bourg  et longeai quelques commerces aux stores baissés. Je contournai une église massive, austère, avec un clocher carré. La chaleur stagnait sous les feuillages de quelques platanes.

Je pris la route de Limoges et déposai ma valise dans un petit hôtel modeste, en fait simple pavillon récent posé à un carrefour plein de vent . A la réception un vieil homme maigre à la respiration difficile et au crâne laineux  regardait un écran de télévision suspendu prés du plafond. La chambre était un simple cube nu avec une fenêtre coulissante garnie de cretonne. Un tube au néon bourdonnait et diffusait une lumière blanchâtre et vibrante .

Je me rendis dans la salle des fêtes où se donnait le soir une représentation d’un Marivaux avec un comédien célèbre sur le déclin. Il n’y avait personne , les portes vitrées étaient closes.Dans le hall,j’aperçus une petite table de bois peinte en noir avec dessus un paquet d’affichettes. En ce milieu d’après-midi, le village était oppressant de silence .

Je descendis quelques ruelles étroites comme des gorges pour aboutir à une rivière somnolente dans laquelle ondulaient de longues herbes. Elle était bordée de tristes saules Il y avait une curieuse auberge à ma gauche avec des moellons jaunes et un porche surdimensionné couvert de lierre, et une espèce de tour qui ressemblait à une gravure dans un vieux livre d’aventures sous Louis XIII. Le banc sur lequel j’étais assis dégageait une odeur de résine. Au delà de la rivière , la campagne s’ouvrait, plate avec ses champs surchauffés .

Vers six heures je remontai vers le centre-ville , longeant les séries de volets clos. La devanture d’une agence de voyages m’attira, avec sa vitrine poussiéreuse  offrant un unique présentoir de carton décoloré qui vantait les Seychelles et un palmier.

Cette somnolence de gros bourg provoquait un curieux sentiment de malaise comme si cette tranquillité trompeuse cachait quelque chose qui devait m’être révélé plus tard. Derrière la devanture d’une banque j’aperçus une femme assise derrière un bureau genre administratif, il y avait des classeurs derrière elle. Elle semblait jouer avec quelque chose car je voyais ses mains s’agiter.

J’achetai un journal et m’installai devant la mairie, sous la fraîcheur d’un tilleul. Le chuintement continu de la brise dans le feuillage, les piqûres de lumière qui jouaient entre les feuilles accompagnaient ma lecture nonchalante . Longtemps, j’observais la crête des toits sur un ciel devenu gris comme si cherchai un signe.

Je repensais à Joachim, j’éprouvais de la tendresse pour ce frère habité par une certitude religieuse , je l’enviais . Je me demandai comment il se débrouillait avec ses désirs sexuels et s’il tenait une comptabilité morale que j’imaginai oppressante entre bonnes et mauvaises actions de sa journée . J’étais persuadé que sa foi l’aidait à vivre bien mieux que moi. Quand il me parlait- de sa voix monotone je me demandai d’où il tenait ce chant de certitude et s’il jouait un rôle. Était -il en proie à des doutes  ? Savait-il prier  avec ferveur où était-il sclérosé dans une habitude marmonnante  ? Avait-il en lui une lumière inaltérable , subissait-il des moments d’ angoisse à l’état pur ? Se sentait-il parfois vide comme moi, c’est à dire comme une demeure à l’abandon après un déménagement ? Dieu était-il une présence écrasante à certains moments de sa journée  ou était_il la source cachée de sa naturelle compassion dont il aspergeait ses fidèles avec tant de générosité ? Pourquoi avait-il un accès à un univers invisible (et si bien fréquenté) qui m’était refusé ? Nous avions pourtant vécu la même enfance , avec les parenthèses enchantées de longues promenades en foret de Balleroy quand nos parents étaient jeunes , et quelques rares pique-niques au pied des falaises de Longues -sur-mer. Lui possédait le don de gagner l’intime des êtres, tandis que moi je demeurai flottant à la surface du monde comme un mégot dans un cendrier plein d’eau .

Lui était dans les pensées intimes des autres, et moi j’effleurai tout sans rien saisir .

J’étais à un moment de ma vie peu glorieux, avec des doutes sur mon métier de journaliste en fin de carrière , et une vie de célibataire sans relief, une solitude indécise. Par conscicene professionnelle je m’efforçai de relire le programme de la soirée,les intentions révolutionnaires du metteur en scène. Je me dis bêtement que la vie ressemblait à ce » stérile promontoire » dont parlait Shakespeare, puis j’entrai dans la salle et cherchai une chaise à mon nom. Quelques notables découvraient leurs places dans les deux premiers rangs et se faisaient des courbettes.

La salle se remplissait lentement. On bavardait d’un rang à l’autre. Je m’interrogeai sur cette mystérieuse présence du public qui s’éventait, blaguait, somnolait, devant l ‘épais rideau rouge fermé.D’où venaient-ils ? De fermes lointaines ou de proches demeures des maisons à colombages, ou d’antres de notaires  tapissés de livres à vieilles reliures ?

Les appliques sur les murs atténuèrent leur luminosité, le noir se fit, on chuchotait. Le rideau s’ouvrit sur un faux jardin à la française avec un éclairage cru et brutal qui ratatinait les couleurs pastels des personnages de Silvia et Lisette.

Pendant la représentation j’eus du mal à m’intéresser à ces personnages tout en minauderies. stratagèmes et ruses invraisemblables . Le comédien à la célébrité sur le déclin, dans un costume d’Arlequin brassait l’air pour pas grand-chose.

Quand les comédiens revinrent saluer , se tenant tous par la main, souriants, courbettes mécaniques , certains visages plâtreux encore barbouillés de leurs fards. J’avais conscience d’avoir vu trop de spectacles et d’être devenu blasé.
De ces milliers de spectacles auxquels j’avais assisté, il ne me restait que les minuscules bouts de papier tombant au ralenti du haut des cintres de l’Odéon ,dans un silence parfait, et représentant de la neige, tombant sur un Campiello de Venise ,dans une pièce de Goldoni montée par Strehler. Le reste avait disparu.

Dehors, je goûtai cette humidité de l’air après la pluie.

Des petits groupes de spectateurs bavardaient et confrontaient leurs opinions.Je fus saisi par un de ces moments du soir d’où il émane quelque chose de si paisible et d’ancestral. Je fus abordé par une jeune attachée de presse rousse, visage fin,jupe courte, bras nus, qui voulut me donner un second programme et m’inviter à rejoindre la troupe, ce que je déclinai. Je m éloignai en cherchant mon paquet de cigarettes puis me calai sur un parapet pour prendre quelques notes sur le programme.

L’évènement se produisit vingt minutes plus tard. Je marchais au milieu de cette route droite et lugubre, pour rejoindre l’hôtel . Un amoncellement de nuages formait comme une foret noire suspendue dans le ciel. Endroit sauvage.  C’est alors que je chavirai.Effroi ? Chaos ? Même pas. Une dérive. Un vertige nauséeux. Ma nudité révélée. Ma vie comme une défroque. Je coulai dans une vie sans ampleur, sans direction qui se défaisait . Je n’avais aucune protection de ces choses familières,je n’avais même plus la dérisoire protection de mon orgueil et mes anciennes certitudes de critique dramatique dans l’éclat brutal de sa jeunesse. Plus rien.

Tout ce qui s’était amassé d’évidences au fil des années s’était dilué. J’en étais réduit, depuis quelques mois à la répétition de gestes quotidiens, au confort de se préparer un café devant la fenêtre de la cuisine en regardant un chien tournicoter au bout de sa ficelle. Tout ce en quoi j’avais cru s’était dissipé .J’étais comme un enfant abandonné sur une immense plage effrayé devant la puissance de la mer.

J’allais mourir pour rien.

Il y a déjà longtemps que père et mère sont morts, ils me manquèrent soudain. J’entendais encore la voix blanche et détimbrée d’un ami de Bruxelles mort récemment. Il me parlait du « feu follet » le film de Louis Malle.

Je me souvins alors du ton hautain, méprisant que j’avais pris ,un soir d’hiver, sur un parking envahi de neige sale, face à une attachée de presse transie de froid devant le hall vitré.

Et j’aurai tout donné pour que cette scène n’eût jamais lieu.

Et je me souvins alors que Joachim, qui m’avait demandé de m’asseoir à côté de lui, pas loin de l’autel, dans sa petite église bretonne , dans cette paroisse dont il venait d’avoir la charge, pour me confier ceci : « Etait-il possible de faire un geste, de parler, d’écouter , sans que le Mal s’empare de nous ? »

Quand la critique littéraire allemande avait un Pape.

Mort à 93 ans, le 17 septembre 2013 , Marcel Reich-Ranicki était surnommé « le pape » de la critique littéraire en Allemagne. Il a régné pendant plus de quarante ans, d’abord avec ses articles, puis à la télévision. L’hebdomadaire hambourgeois « Die Zeit » l’embauche comme critique littéraire entre 1960 et 1973. Sa réputation grandit grâce à ses jugements tranchés , des formules assassines ,des articles argumentés, et des citations bien choisies. De 1973 à 1988, Marcel Reich-Ranicki gagne encore en célébrité à la  « Frankfurter Allgemeine Zeitung ». Le milieu littéraire attend chaque semaine son feuilleton.

Il a représenté une espèce en voie de disparition : le Grand Critique Littéraire qui fait la pluie et le beau temps sur la littérature en train de s’écrire. En France, à cette époque, nous n’avions pas de « pape » de la critique littéraire mais deux grands cardinaux flamboyants : François Nourissier et Angelo Rinaldi , qui vient de disparaître la semaine dernière et qui officiait à L’Express grande époque , puis au Point, au Figaro littéraire. Il nous manque.

Ces deux Français ,chacun à leur manière, faisaient partie de cette espèce en voie de disparition: le critique littéraire qui tient son éminence et son aura non seulement pour ses jugements qui font autorité , mais surtout pour le plaisir de savourer un morceau de prose fastueux. pour fins gourmets.

Outre Rhin , Marcel Reich –Ranicki a influencé trois générations de lecteurs mais s’est en même temps mis à dos un grand nombre d’écrivains allemands parmi les meilleurs, et chose rare, certains qui furent, à leurs débuts, ses amis.

Pourquoi donc cette célébrité hors- norme ? Pour plusieurs raisons : d’abord une érudition sans faille qui permettait à Reich-Ranicki de citer un poète du XVI°, siècle, un petit maître baroque, aussi bien qu’un Lessing, un Heine ou un Schiller, ou à bon escient, sans jamais se tromper de cible.

Ensuite, un talent d’écriture couplé à des qualités d’analyse des textes remarquable.

Ensuite, aucune tricherie : il ne cachait jamais ses références, sa préférence pour ligne classique qui allait de Goethe à Thomas Mann, sans oublier Kafka et Bertold Brecht. Chez lui aucune trace de jargon universitaire, et aucune analyse marxiste venue d’Allemagne de l’est.

Pour ce juif d’origine polonaise les années nazies ont joué un grand rôle dans sa conscience aiguë qu’il fallait renouer avec la grande littérature allemande du XIX°siècle , de Heine à Fontane. Retisser les liens humanistes.Cet homme- encyclopédie-vivante est persuadé que les strates superposées de l’héritage littéraire ne décrivent pas seulement un passé enfui mais nous restitue des réalités sociales , philosophiques ou religieuses enfouies dont nous avons besoin. Enfin, il convainc le lecteur de base par un mélange d’humour, de dérision,  de vacherie épanouie,conquérante, ingrédients qui forment le fond même de son talent.

Il cultive ce venin noir qui, appliqué à la critique littéraire, attire les lecteurs nombreux comme les peaux mortes des serpents attirent les fourmis. Rinaldi était de cette famille qui écrit avec un fouet mais lui s’exprime dans une prose Grand Siècle . Tout lecteur de journaux aime voir les stars de la littérature poser un genou à terre sous le trident du critique-gladiateur.

Pour comprendre le prestige de Reich-Ranicki il faut également remonter a la fin des années cinquante . A cette époque une génération d’écrivains née sous le nazisme s’acharne à reconstruire une littérature allemande morale, démocratique, qui liquide les terribles années du nazisme. Ces jeunes gens s’appellent Günter Grass, Heinrich Böll, Uwe Johnson, Martin Walser, Hans Magnus Enzensberger, Siegfried Lenz, Arno Schmidt et d’ autres. Ceux là vont publier des romans ou des proses, qui réveillent la conscience démocratique des jeunes allemands. Leurs débuts sont éclatants .C’est le best-seller « Le tambour » (1959)de Günter Grass, fabuleuse machine à la fois rabelaisienne et grinçante, jusqu’à cette exemplaire « La leçon d’allemand »(1968) de Lenz. « Le quadrille à Philippsbourg« de Martin Walser  annonce aussi une œuvre décapante sous le signe de l’ironie et du persiflage par rapport non seulement au nazisme mais également au faux confort du « miracle économique allemand » naissant. Ces écrivains ont entre trente et quarante ans, ils ont connu une enfance et une adolescence sous Hitler ; les autodafés de livres, ils n’ont pas oublié . Pour reconstruire une nouvelle littérature engagée, cette génération se réunit dans « le groupe 47 ». Moment capital. Chaque année, ces écrivains se lisent leurs œuvres devant un parterre de connaisseurs, de critiques, d éditeurs, de directeurs litéraires , d’intellectuels. Les débats sont passionnants et Reich-Ranick les suit.

C’est au cours de ces réunions que se discutent les problèmes théoriques de cette littérature nouvelle ; on y aborde les problèmes du réalisme, de la littérature engagée, du Nouveau Roman (« l’école de Cologne » avec Wellershoff), du féminisme (avec Ingeborg Bachmann notamment), du formalisme, de la place du catholicisme (Böll et Hochuth) et de la possibilité décrire après Auschwitz. . Sans oublier le problème urgent de la division de l’Allemagne .Dans ce domaine c’est Uwe Johnson domine le débat avec son œuvre impressionnante « Conjectures sur Jakob » -sous titré en francais « La frontière » publié en 1959 et traduit en France aux « Lettres Nouvelles » en 1965 .

Ces rencontres,(ces « jeux olympiques littéraires » vont remodeler le paysage littéraire pour des décennies.

Donc parallèlement au « miracle économique allemand », il y a bien eu un « miracle littéraire » dans les années 60 avec ce groupe « 47 ».

Reich-Ranicki apprendra beaucoup et nouera des liens avec nombre d’écrjivains, avant de se fâcher avec eux. Car tres vite on le désigne dans le milieu littéraire comme « Der Verreissere », le « démolisseur » .

Tout le problème de Reich-Raniciki c’est qu’au fil des années il multiplie les éreintements et les démolitions en règle du haut de son, feuilleton, hebdomadaire puis dans son émission de télévision populaire « Quartett ». Ainsi au fil des années, Reich-Ranicki deviendra le bûcheron de la critique littéraire qui abat des forêts d’auteurs. Plus il « démolit » les écrivains de langue allemande (les autrichiens ne sont pas épargnés) plus le public applaudit . A son tableau de chasse , on remarque a peu prés tous les grands écrivains, dont,notamment, ceux qu’il avait contribué à rendre célèbre à leurs débuts .C’est ainsi qu’il finira par démolir le plus emblématique,car le plus politiquement engagé (aux côtés de Willy Brandt d’abord, puis du côté des Verts..)«Günter Grass », la grande gueule de l’époque , celui qui bat du tambour pour les grandes causes de Gauche et en particulier celle l’ouverture à l’Est. Reich-Ranicki qui a aimé avec quelques réserves la « trilogie de Danzig » de Grass pulvérise « La ratte » (1987), « un livre catastrophique » selon lui. Depuis le « Turbot » (1979) jusqu’à « Pelures d’oignon »(2006) le critique tape de plus en plis dur dur sur le moustachu kachoube aux gros tirages.

Si aujourd’hui, on fait le bilan de son travail critique entre 1960 et 1995 ,on doit reconnaître qu’il démoli les meilleurs écrivains de son temps, au lieu d’accompagner intelligemment le renouveau des générations. Non pas qu’il les ait négligé, ou ignoré ,au contraire : il les a analysés avec une percutante précision, mais il a cédé à la pente facile de la destruction jubilatoire.

La critique littéraire doit garder et préserver ce fragile palais de justice, ce temple sacré, la Littérature qui se fait. Reich-Ranicki a transforme sa tribune en chantier de démolition. Ivresse de son pouvoir ? Trop de facilité d’écriture ?Trop de confiance dans son jugement ?  Narcissisme ? Il y a un peu de tout ça. Son érudition, sa réelle culture, sa verve, sa passion pour le remuement intérieur de chaque œuvre, lui ont permis de briller, en mettant parfois la barre si haut, dans une tradition humaniste orgueilleuse ,presque muséale, qu’il est passé à côté des auteurs les plus originaux. Les écrivains en quête de nouveaux territoires en ont fait violemment les frais.

Par exemple, les deux grands autrichiens Peter Handke (qualifié d’« infantile ») et Thomas Bernhard ( il titre son article sur lui par « On liquide les cadavres ») en savent quelque chose.

Les Allemands de l’Est ne furent pas épargnés, d’ Anna Seghers à Stefan Heym . Chaque année la liste des victimes de sa férocité s’ allongeait:Peter Weiss le grand auteur dramatique, l’excellent Dieter Wellershoff et son école littéraire de Cologne , Horst Bienek, ou Peter Härtling (à qui nous devons un sensationnel « Hölderlin ») , Enzensberger,à la fois poète, critique sarcastique des médias, essayiste de grand talent furentr vraiment incompris et maltraités.

C’est avec Martin Walser qu’éclata la plus retentissante des polémiques. En publiant « Mort d’une critique » en 2002, Walser trace du critique un portrait au vinaigre . Walser si subtil ( lire « La licorne » de 1969) s’en est hélas maladroitement pris au « pape » de la Critique en tenant des propos ambigus qui firent accuser l’écrivain d’antisémitisme.Souvenons nous que Reich-Ranicki et sa femme Teofila réussirent à fuir le ghetto de Varsovie en 1943.

Une autre polémique fit grand bruit . En 1997 la Une du célèbre hebdo « Spiegel » montre Reich -Ranicki en train de déchirer un exemplaire de « Toute une histoire », roman de Günter Grass  qui aborde le traumatisme que fut la réunification du pays pour certains Allemands de l’Est . Règlement de compte politique ou simple jugement littéraire ? Personnellement je trouve que Reich- Ranicki eut grand tort d’avoir laissé publier cette « une » et, ensuite, de n’avoir pas réagi violemment contre ce photo-montage . Ce n’est pas la vocation d’un critique littéraire de déchirer un livre dans un pays où les souvenirs d’autodafés nazis sont encore si présents.

Quand il présenta l’émission de télévision « Das litterarische Quartett » de 1988 à 2001Reich-Ranicki devient aussi populaire que notre Bernard Pivot et son émission « Apostrophes ». Il se révèle à l’aise , enjoué, habile, bon débatteur.Il devient l’arbitre et le juge suprême de ce qui s’écrit.,;pour des millions de téléspectateurs.

Celui qui, dans les années 6O, se laissait photographier déjeunant et trinquant en compagnie de Grass, de Böll, ou de la jolie Ingeborg Bachmann , qui suivait , carnet de notes à la main, les rencontres du groupe 47 ,celui qui déambulait dans les foires du livre est devenu un pape solitaire .Ses jugements tombent comme des « bulles « papales. Si son intelligence brille, elle se révèle de plus en plus corrosive. Qu’il ait adoré débattre, ferrailler, revendiquer, polémiquer, expliquer, convaincre, griffer, pourquoi pas ? La critique littéraire vit de coups d’éclats, de colères, de passion libre, et meurt du ronron promotionnel.C’ est un genre griffu qui devrait avoir un chat. Ce qu’on peut lui reprocher c’est qu’il s’est tant méfié des innovations formelles qu’il est passé à coté de territoires entiers et d’ écrivains de première grandeur. Il a raté une part de l’originalité de son époque, la part si vive et si excitante des écrivains qui renouvellent le genre romanesque , de Helmut Heissenbüttel à Arno Schmidt ou de Peter Handke à Dieter Wellershoff , là, on peut parler de faute professionnelle caractérisée. Heureusement, il y avait d’autres feuilletons et d’autres journaux et de multiples revues qui ont corrigé le tir. Et puis, les livres ne sont -ils pas des pièces à conviction?

Arno Schmidt, l’insurgé des landes du Lüneburg

Arno Schmidt est vraiment un cas à part. Cet écrivain allemand (Hambourg 1914-Celle, Basse-Saxe, 1979) est devenu célèbre avec « Scènes de la vie d’un faune ».

Publié en 1953, ce roman d’un misanthrope athée, voltairien, est une charge contre le comportement des allemands sous Hitler qui, aussi, revendique «  l’ imbécillité » du christianisme. Le livre se présente dans des séries de paragraphes plus ou moins longs pour raconter les aventures de Düring. C’est un fonctionnaire de sous-préfecture. Ce père de famille d’une cinquantaine d’années pousse d’énormes colères contre le fanatisme de ses concitoyens. Le cœur du texte-et son morceau de bravoure- décrit le bombardement des Alliés vers Hambourg qui oblige Düring à se réfugier dans une cabane dans les landes avec une jeune voisine, dont il s’est épris. Avec pas mal d’ironie Schmidt nous explique qu’au au XIXème  siècle, cette cabane a servi de repaire à un déserteur de l’armée napoléonienne, dont Düring a patiemment reconstitué le périple. Ici, Schmidt autodidacte en profite pour étaler son érudition immense et parfois inventée .Dans ce texte on a déjà toute l’originalité de cet écrivain ,archiviste halluciné, collectionneur de fiches et de photos. L’œuvre dénonce la fondamentale bestialité de ses compatriotes et de toute l’espèce humaine. Il sait de quoi il parle , il a été enrôlé 5 ans sous l’uniforme de la Wehrmacht. Pour aborder cette œuvre , déconcertante à première vue, il convient de commencer par ses « romans courts » , »Les Enfants de Nobodaddy, ». Ce triptyque écrit entre 1951 et 1953, composé de « Scènes de la vie d’un faune », de « Brand’s Haide » et « de Miroirs noirs » vient d’être édité en un seul volume que je recommande. On a là une vue emblématique et assez complète de cet art iconoclaste .Il y a chez Arno Schmidt un mélange percutant de monologue intérieur, de maximes improvisées, de message intempestifs, de descriptions de paysages expressionnistes, hallucinés, de (mauvaises) humeurs totalement assumées et de réflexions inattendues, d’allusions historiques , géographiques ,étymologiques. Ajoutez à cela des capsules de citations, des perspectives utopiques, des jeux sur la langue parlée, des références à l’Antiquité la moins connue , des images qui semblent arrachées à l’enfer de Dante.

Les lecteurs français ont pu découvrir cet iconoclaste en 1961 grâce à deux éditeurs, Maurice Nadeau et Christian Bourgois. Mais son introduction en France fut particulièrement lente.

Un homme s’est merveilleusement acharné à le traduire, à le commenter, et à l’éditer avec soin , c’est bien Claude Riehl, aux éditions Tristram. Bien que cet auteur soit considéré comme un classique après-guerre en Allemagne, il reste en France lu par un petit cercle de fanatiques, les « happy fews ».

Claude Riehl a affronté les grandes difficultés de traduction puisque tous les tons sont mélangés, collés, imbriqués, par Schmidt. Le trivial et le noble, le conformiste et l’allumé, le culinaire ou l’érotique. Le montage (au sens cinématographique) des textes est virtuose, tout en digressions et dérapages amers, diaboliques, moqueurs, volontiers méchants. On passe du message faussement publicitaire, aux dialectes régionaux de l’Allemagne du Nord, au ton conférencier, aux parodies de commandements militaires , à une dénonciation du militarisme et des conformismes ,bref Schmidt assemble , désosse, déconstruit son époque, son pays, ses habitants. Mosaïques de textes et réflexions de toutes sortes où les jeux de langage, les confidences, les photos décrites, des éclairs de conscience, des prophéties instantanées, ou de fausses notices explicatives sont convoqués pour s’accumuler dans une même page.

Claude Riehl a réussi cette gageure de traduire cette prose expérimentale dont certains disent qu’elle doit beaucoup à James Joyce- sans que j’en sois bien convaincu .

Ce qui est évident, c’est que Schmidt a fait disjoncter la langue allemande. Il a balafré la littérature d’après guerre de couleurs violentes , de lunes , de brouillards, de nuits froides, d’aubes violettes comme jaillis d’un tableau de Nolde. Il a cassé la douceâtre torpeur de l’ère Adenauer. Ses incessantes inventions verbales, ses italiques, ses incidentes, ses digressions, empêchent toute lecture apaisée. Virtuose dans l’imprécation (« Rien ! Je ne sais rien !Je ‘me mêle de rien(Mais il y a une chose que je sais: Tous les politiques , tous les généraux, tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre , commandent, donnent des ordres, sont des pourris ! Sans exception ! Tous ! Je me rappelle encore très bien les grands progroms.. » écrit-il dans « Scènes de la vie d’un faune ».

S’il est un texte qui m’a particulièrement frappé, c’est bien « Miroirs noirs ». Schmidt met en scène une troisième guerre mondiale nucléaire (une de ses obsessions en temps de Guerre Froide) qui a ravagé les trois quarts de la planète. Les survivants retournent à un barbare état de nature. Le narrateur à vélo pédale comme un dératé et traîne une petite charrette ,sorte de Robinson Crusoé dans un paysage plat et vitrifié.« Bombes atomiques et bactéries avaient fait du bon boulot ».C’est un manuel de survie par un acharné de l’errance , hache à la ceinture et grande barbe, volontiers alcoolique, qui donne son avis sur tout, aussi bien sur Heinrich Heine que sur un vieux résultat de match de foot sur un terrain de sports dévasté. Il y a une rencontre, ce sera Liza, qui enfièvre le récit. Cette jeune personne a quasi réussi un tour de l’Allemagne dans la solitude la plus totale. Le plus étrange c’est que Schmidt, sur des données sinistres, arrive à composer une poésie délicate, étrange, décalée : « …si clairs et vides le monde et des grands espaces au pur et froid jeu de couleurs. Du haut des larges ponts de bois, on voyait les rails du chemin de fer qui, dans un excitant manque de mansuétude, couraient droit vers le ciel pâlissant ; les champs retournés s’étiraient à perte de vue dans l’azur ; dans les buissons d’épines – figés barbelés – des alizés pendaient tel du feu en grappes ; des gerbes isolées, comme des fagots de fils d’or dodelinant dans les champs ; partout du feuillage s’envolant couleur de magie et du vent cornant d’entre des branches rouges. le long des routes nues des faubourgs, des villas blanches reposaient derrière des jardins aux grilles dissuasives ; les pas bruissaient dans l’or froid du soir. Et lorsqu’on ramassait une de ces grandes feuilles jaunes, qu’on la tenait par la tige molle et froide, se découvrait dessous un étincelant marron rouge : noble demeure pour tel esprit déliré au manteau de soie rouge. Alors s’en venait une brève bourrasque glaciale qui retournait les feuilles traînaillantes, et l’on savait que c’était un genre de créatures à part, dont un grand nombre habitaient ce vaste faubourg mugissant. » »

Dan, un ancien article du journal Le Monde, à propos de la « scène de la vie d’un faune », le critique littéraire Eric Chevillard avait bien défini cet auteur : » C’est dans ce roman que Schmidt formule la clé de son œuvre : « Ma vie ? ! : n’est pas un continuum ! » Mensonges, donc, que la linéarité, le récit bétonné par une syntaxe qui ne doute de rien, la conscience du réel comme d’un bloc infrangible et figé. Tout vole en éclats dans cette langue incroyablement sensuelle, réactive, sensible à tous les souffles du monde, où la lune est tantôt un « crâne rasé de Mongol », tantôt le « visage émacié cuirassé d’argent » de Don Quichotte

Il ne faut pas non plus négliger les 28 « Histoires » , recueil de récits brefs, ou histoires macabres, avec des considérations sur l’astronomie et la géodésie se placent régulièrement, proses qui déconcertent le lecteur moyen, d’autant plus que l’ironie de l’auteur consiste à détourner des textes classiques comme Friedrich de la Motte Fouqué ou Ludwig Tieck .

Parus dans divers journaux allemands assez peu connus, ils furent souvent publiés avec des fautes. Claude Riehl les a réuni aux éditions Tristram. Nous sommes dans les années 50, dans la période noire de l’auteur . A cette époque de vaches maigres le grand éditeur Rowohlt avait refusé son texte « Cœur de pierre ».Par chance, Schmidt trouve des soutiens, d’abord l’éditeur Ernst Krawehl publie « Cœur de pierre » .C’est un tableau des habitants de l’Allemagne de l’Ouest jetés dans le chaos de l’après-guerre, tous saisis d’une angoisse névrotique devant la menace de l’Est. L’éditeur et écrivain renommé Alfred Andersch le publie dans sa revue. Enfin Heinrich Böll, l’écrivain catholique de Cologne, futur Nobel, l ’aide également à un moment où Schmidt , déprimé, songe à s’exiler en Irlande. On découvre aujourd’hui ces morceaux pleins de verve.

Schmidt traite aussi bien de la division de l’Allemagne, que de la manière dont les « nouveaux allemands » passent leurs vacances. Il réussit des coupes sociologiques en observant,par exemple, les discussions des routiers dans un bistrot. Il réussit une véritable critique de la vie quotidienne, qui prend aujourd’hui un relief étonnant.

Je ne cacherai pas,non plus, ma perplexité devant certains textes. Je pense en particulier à » La République des savants, » roman d’anticipation à la Jules Verne, prétendument traduit de l’anglais. Schmidt imagine(le texte est de 1958) qu’en 2008, un journaliste américain, Charles Henry Winer, arrière arrière-petit-neveu d’un obscur écrivain, un certain Arno Schmidt !…. publie un reportage sur ce qui reste d’une région du monde après une conflagration atomique.

Le reportage est si apocalyptique qu’il n’est autorisé à le publier dans aucune langue vivante. C’est pourquoi il demande à un érudit de traduire son reportage en allemand , une langue devenue morte après la disparition de l’Europe. J’avoue que je suis resté fermé à ce texte.

Quoiqu’il en soit, même si certaines proses comme « Alexandre » , roman historique fabriqué à partir des parcelles et fragments de citations de textes antiques – ou plus récents (il y a même Hölderlin) -sont plus faibles, hermétiques, cet autodidacte furieux nous offre une œuvre bourrée de causticité. Il oppose aux tragédies historiques contemporaines, un humour ravageur salutaire. Cet individualiste farouche  -qui annonce l’autrichien Thomas Bernhard dans l’art de l’imprécation- oppose sa lucidité coupante, tranchante, sa culture énorme et sa lucidité hargneuse à l’hystérie populiste de son époque.  

***

 « Ma vie ? ! ; n’est pas un continuum ! (pas seulement qu’elle se présente en segments blancs et noirs, fragmentés par l’alternance jour, nuit ! Car même de jour, chez moi, c’est pas le même qui va à la gare ; qui fait ses heures de bureau ; qui bouquine ; arpente la lande ; copule ; bavarde ; écrit ; polypenseur ; tiroirs qui dégringolent éparpillant leur contenu ; qui court ; fume ; défèque ; écoute laradio ; qui dit « monsieur le Sous-préfet » : that’s me !) : un plein plateau de snapshots brillants.
Pas un continuum, pas un continuum ! : tel est le cours de ma vie, tel celui des souvenirs (de la façon qu’un spasmophile peut voir un orage la nuit) :
Flash : une maison nue de cité ouvrière grince des dents dans la broussaille d’un vert toxique : la nuit.
Flash : des faces blanches qui zyeutent, des langues dentellent au fuseau, des doigts font leurs dents : la nuit.
Flash : membres d’arbres dressés ; gamins poussant leur cerceau ; des femmes coquinent ; des filles taquinent à corsage ouvert : la nuit.
Flash : pauvre de moi : la nuit !! « 

Extrait de « Scènes de la vie d’un faune

Les désarrois d’une jeune fille dans la RDA de 1961

Le roman « Une fratrie » de Brigitte Reimann,traduit par Françoise Toraille (éditions Métailié) raconte les déchirements d’une sœur,Elisabeth vivant dans la République Démocratique Allemande, en 1961 et de son frère adoré Uli qui veut gagner la RFA. La date est capitale puisque c’est l’ année de la l’édification du Mur de Berlin. Uli est un ingénieur spécialisé dans la construction de tankers ; il veut quitter la RDA pour être mieux payé et vivre à Hambourg loin de l’idéologie soviétique ,tandis qu’Élisabeth , sa sœur une artiste peintre,respecte les consignes du Parti jusqu’à un certain point. Son militantisme a consisté à rejoindre un Combinat , Schwzarze Pumpe , pour amener la classe ouvrière à la culture . Elle anime un atelier de peinture.,mais les difficultés bureaucratiques vont s’accumuler.

Au cours du roman , elle va se heurter aux consignes les plus bureaucratiques et strictes de la RDA avec la personne d’Ohm Heiners,vieux communiste.Il n’accepte pas la liberté artistique de la jeune génération revendiquée par Elisabeth, d’autant que celle-ci a la raillerie facile,la fougue de la jeunesse, et avoue avec une franchise suicidaire détester les peintures d’Ohm Heiners alors que ce dernier a pour lui les instances du Parti.

Elle devient donc une artiste « suspecte »  et reçoit la visite d’un représentant de la Stasi. On sent que les utopies politiques du communisme confrontées aux réalités de la difficile vie quotidienne sont en train de perturber la jeunesse et de diviser les familles. En outre le fossé entre les générations s’agrandit.

Ce qui traverse ce roman, c’est d’abord le lien passionné et amoureux entre une sœur et un frère. La délicatesse dans les émotions, la franchise des sentiments, les dialogues qui sonnent authentiques,  l’allant du récit, font vibrer certaines pages. Et c’est d’autant plusieurs prenant qu’on assiste à une déchirure idéologique dans cette fratrie .Le drame arrive quand Uli fait vraiment sa valise dans le pavillon familial et va définitivement quitter Elisabeth , son quartier, ses amis, son pays pour travailler à l’Ouest. Avec Brigitte Reimann tout est concret pour décrire combien il est difficile d’harmoniser les exigences d’une socialiste de bonne volonté avec les valeurs très masculines du gouvernement Ulbricht , constitué de communistes pour qui la violence, la domination, et la hiérarchie sont les principes mêmes de cette idéologie marxiste . Sans lyrisme, mais avec un frémissement révolté qui s’accroît au milieu du texte, la romancière fascine par la finesse de ses analyses, la sincérité du propos, la sismographie de ses élans du cœur, et la manière dont le « moi » féminin découvre la difficulté de vivre dans un univers si codé et masculin. La douleur vive qui traverse Élisabeth , le tragique des déchirures familiales, n’empêche jamais l’auteur de multiplier les images ironiques et de multiplier des accents amusés pour décrire ce monde complètement soumis au conservatisme obtus des dirigeants.

Chaque chapitre est souvent coupé par des souvenirs d’enfance, des flash-back , cette technique narrative peut, dans les premières pages, légèrement perturber la lecture.

Brigitte Reimann décrit admirablement les saisons, les jeux d’enfance, sa ville ancienne, confrontée aux perspectives du Plan et en quelques traits précis nous plonge dans le chantier charbonneux où elle travaille .

Rédigé entre 1960 et 1961, ce roman, autobiographique est aussi clair, net, intelligent, que ceux rédigés par Christa Wolf à la même époque, en particulier ce best-seller   « Le ciel partagé », qui donnait également une idée riche et vraie de cette génération émergente , pleine d’enthousiasme.

Aujourd’hui on imagine mal que, jusqu’en août 1961, les citoyens de RDA pouvaient venir déjeuner à Berlin-Ouest,chez Kempinski sans aucun problème et revenir le soir en RDA après s’être promené dans les grands magasins illuminés sur le Kurfürstendamm , flâner parmi les rutilantes Mercedes des bourgeois de Berlin-Ouest , pour revenir le soir par le métro dans les rues quasi désertes de Berlin-Est.

L’intérêt aussi, c’est de comprendre quelles conversations pouvaient avoir les familles, avec d’un côté les jeunes qui subissaient l’éducation marxiste face aux parents et grands-parents,souvent considérés comme des petits-bourgeois irrécupérables,contaminés par des années de nazisme . Là encore, le roman est précis, mais il apporte une sorte de chaleur humaine,de vibration féminine , une vitalité, vraiment singulières.

On comprend les sentiments des grands-parents, qui passent chaque matin devant leur entreprise familiale qui fut florissante , dont ils ont été privés à l’arrivée des russes.

Les scènes qui montrent comment une jeune fille à la parole libre peut devenir en quelques minutes , avec un simple échange sur l’art, un ennemi du peuple.

Selon la fiche wikipedia ,Brigitte Reimann née 1933 à Burg, près de Magdebourg est l’aînée d’une famille de quatre enfants. Après son baccalauréat, obtenu en 1951, elle travaille en tant que professeur pendant deux ans. La mission dont elle et la plupart des collègues de sa génération sont chargés consiste à appliquer la loi sur la démocratisation de l’école allemande, adoptée en 1946 dans les Länder d’occupation soviétique.

Elle commence à écrire en 1955, publie  Der Tod der schönen Helena en 1956. Elle participe alors au très officiel comité regroupant des auteurs de RDA (Association des écrivains de la RDA ) et devient alors très active dans le domaine culturel du SED, parti communiste au pouvoir. Ça ne va pas la mettre à l’abri de grandes difficultés.

Si on lit la postface de Nicole Bary, la traductrice qui connaît bien la littérature est-allemande, on apprend que lorsque « Une fratrie « parait en 1963 en RDA, le roman suscite des polémiques (parler de la Stasi et montrer une femme en pleine émancipation idéologique sont interdits) et les autorités exigent des coupures dans le texte.L’éditeur transmet la nouvelle à l’auteur qui écrit alors dans son journal intime : »Les propositions de modification du manuscrit sont arrivées:suppression de la scène de la Stasi et des discussions sur l’art, de même que tout ce qui est d’ordre sentimental et qui évoque le lit.. »

Un accord est trouvé , le roman paraît avec des coupes. Le lecteur d’aujourd’hui se demande ce qu’il reste d’intéressant si on supprime le cœur même de la problématique du livre: les désarrois d’une jeune femme qui n’accepte plus les consignes et le jdanovisme en Art, cette sorte de couvre feu intellectuel, et qui ,de plus, comprend les raisons que donne son frère Uli pour quitter le pays. Toujours est-il que le roman paraît en 1963.

Brigitte Reimann meurt d’un cancer en 1973, à 40 ans.

Personne en 73 ne sait alors où se trouve le manuscrit original complet. C’est en 2021 dans une maison qui fut occupée par la romancière ,au cours de travaux de rénovation que le manuscrit est retrouvé : il était dissimulé dans un placard, au grenier. En 2023 ,les éditions Aufbau publient le texte intégral.Triomphe.

Aujourd’hui, je regrette que les autres romans et le journal intime de Brigitte Reimann ne soient pas traduits en français car la presse allemande est particulièrement élogieuse sur l’ensemble de cette œuvre.

Précisons enfin que « La fratrie » de Brigitte Reimann fut couronné du prix Heinrich Mann en 1965, et que sa mort prématurée ne lui permit pas d’achever son roman, » Franziska Linkerhand » commençé en 1963, et inachevé.

***

Dan,s cet extrait, la narratrice raconte une escapade qu’elle a fait,parmi d’autres, venant de l’austère Berlin-Est, pour voir un ami, Gregory, qui lui, étudie dans Berlin -Ouest.Il l’invite pour quelques heures, avant la construction du Mur. Et la prose dit bien le sentiment d’irréalité que Berlin-Ouest provoque chez la jeune citoyenne de RDA .

«  A la station Bahnhof Zoo* il ne se passait pas encore grand-chose à cette heure-là. Quelques années auparavant, j’avais souvent, venant de D. fait le crochet par Berlin-Ouest pour voir un ancien camarade de classe étudiant à la Freie Universität,l’Université libre.Il se faisait appeler Gregory.Nous allions voir un film sur la Steinplatz ou au cinéma Wien, et ensuite nous flânions sur le Kudamm, le long de vitrines resplendissantes dans lesquelles une unique robe s’étendait sur un fond de velours gris, sans indication de prix, juste à côté un sac à main, quelques rameaux fleuris, et Gregory achetait à l’un des stands odorants des amandes grillées brûlantes et très sucrées.

Par les soirs d’été, pas un souffle n’agitait l’air entre les immeubles, nous buvions du jus d’ananas et de pamplemousse, installés à une terrasse, sous des marquises en toile rayée ; les petites chaises rouges et jaunes rappelaient les gracieuses constructions en fil de fer que l’on voit sur des images représentant les cafés parisiens des Grands Boulevards. Le feu d’artifice silencieux des réclames jaillissait des toits et ruisselait sur les visages, les capots des voitures et l’asphalte, répandant ses encres bleues,vertes et dorées ; sur les murs frémissaient des signes flamboyants qui s’allumaient et s’éteignaient, et tout en haut, dans le ciel rougeâtre, étrangères, comme étouffées, scintillaient quelques étoiles.
La nuit venue Gregory me raccompagnait jusqu’à la S-Bahn**. Il me donnait toujours deux ou trois petits fascicules de chez Rororo***, des oranges, un rouge à lèvres français.Il déposait un baiser sur ma main puis restait immobile sur le quai,pas très grand, frêle, épaules tombantes, et par la portière, je voyais son profil de lévrier et l’ombre de ses cils longs et fournis. Il ne faisait jamais signe, il se tenait là, immobile, suivait le train du regard, il ne levait même pas la main.(..)

J’aimais ces soirées comme extérieures au monde qui était le mien, et leurs couleurs brillantes, les reflets de la lumière dans le fleuve noire de l’asphalte, la mélodie du Rififi**** qu’en ce temps là on pouvait entendre à tous les coins de rue, et les mains fines de Gregory sur la nappe- même une impression indéfinissable d’irréel émanait de tout cela, comme si je m’étais trouvée sur une scène, devant le décor d’un paysage exotique, et que ni Gregory ni sa rue n’avaient eu de rapport avec ma vie. « 

 

*Bahnhof Zoo:gare ferroviaire de Berlin qui accueille les ligne régionales et grandes lignes.Cette gare pendant la période de la division de la ville a permis de gagner la gare de Friedrichstrasse,point de passage pour les voyageurs non motorisés.

** S-Bahn:métro aérien urbain

***Rororo collection de poche très populaire de la maison d’édition Rowohlt publiée en République fédérale.

****Rififi : musique du film « Du rififi chez les hommes » de Jules Dassin.

Rencontres au bord de la mer

Depuis une semaine , chaque matin vers huit heures , je guette ma baigneuse préférée. Elle nage au milieu de vagues courtes entre les rochers.Quand elle revient vers la plage la nonchalance de sa démarche sa silhouette gracile d’adolescente me plaisent. Je l’avais aussi remarquée lundi dernier sa gaieté pour aider un petit garçon de huit neuf ans à finir de construire son château de sable.J’avais aimé sa patience pour décorer les tours avec des coquillages roses ou bruns.La nuit tombait,la plage était désertée, mais tous les deux , seuls, tranquilles, achevaient leur travail sans se soucier de l’heure.

Chaque matin, donc, je la guette. J ’y repensais hier alors que je prenais un rosé de Provence au Bar des Mouettes .

Je sais par Fred ,le garçon de café qui me sert des ballons de rosé, que cette jeune femme s’appelle Constance ( Constance de quelque chose …) et qu’elle a un fils , Marc-Florian , qu’elle mène à l’école de voile en début d’après-midi. Il m’a également dit avec un air entendu qu’elle était « à la colle » avec Jérôme Lehanneur « un ponte de la radio ».Il ajouta «  Europe 1  je crois ».

J’appris aussi que ce patron de radio avait l’habitude de siroter des Martini au bar de l’Hôtel d’Angleterre avec ses amis golfeurs.

Fred avait ajouté :

– Ses potes de golf ont l’habitude de vider les soucoupes de cacahuètes pour les donner à manger au perroquet, Arsène, qui répète « T’as payé ?!! », « T’as payé ?!! » dés qu’un client sort du bar.

-Vous en savez des choses Fred.

-C’est mon job. 

Il avait ajouté :

-Ils sont tous dans les assurances, la banque, la restauration haut de gamme,la grande distribution . Il y en a deux qui dirigent des chaînes hôtelières. Ils se retrouvent au Golf.Mais au PMU ils jouent leurs propres chevaux.

Je sais aussi par Fred que Constance et Jérôme occupent la villa à colombages, Ker Villette , de style normand. Elle est à cent mètres de chez moi. Sur le portail, on remarque une discrète camera. Dans le jardin et ses allées cerné de buis il traîne toujours un vélo d’enfant, et deux ou trois balles de tennis . Chaque matin, je vois une femme de ménage en blouse bleue déplier quatre chaises longues face a à la mer. Elle baisse les stores rayés de toutes les chambres à onze heures pile , même quand le ciel reste incertain. J’ai vu également un soir le « compagnon «  de Constance sur la terrasse, un type massif avec une crinière de cheveux gris mal débroussaillés.Il portait un polo rose pale sur un pantalon clair tout mou en lin froissé et des espadrilles délavées. Il avait saisi une paire de jumelles pour scruter le ciel à la recherche d’un drone dont on entendait le bizarre ronronnement au dessus des toits des villas

J’en étais à mon deuxième verre de rosé au Bar des Mouettes lorsque ma nageuse préférée débarqua sur la terrasse avec une raquette de tennis sous le bras. Elle se dirigea droit vers ma table, s’assit tranquillement à ma table,comme si elle me connaissait depuis longtemps.

-Bonjour, dit-elle,je m’appelle Constance.C’est vous qui logez dans la maison blanche avec des roses trémières  ?

-Oui, la toute maison blanche à toit plat .

-Vous aimez bien me regarder .

Elle mordillait une branche de ses lunettes de soleil.

-Passionnément.

-Vous n’êtes pas un peu voyeur ?

-Absolument.

Elle commanda un verre de lait à Fred.

De prés, elle avait un visage plus rond , un nez tout petit,une bouche étroite rouge cerise destinée sans doute à débiter des remarques impertinentes.

– Vous ne vous baignez jamais ?

-Jamais.

Un enfant de sept ans en ciré jaune marchait sur le muret de la digue en étendant les bras.

-Votre fils ?

-Non,Marc-Florian est le fils de Jérôme… Sa mère est antillaise.

Je penchai mon verre de rosé pour surveiller un moucheron. Constance se pencha sur la pile de journaux posée sur la table.
-Vous lisez tout ça ?

-Oui, ligne à ligne.Chaque matin.

-Vous êtes journaliste.

-C’est ça. Je suis journaliste.Un journaliste c’est un type qui lit les journaux.

– On, m’a déjà dit ça.

-Jérôme ?

-C’est mon compagnon. Il a une théorie sur les journalistes: ce sont des cannibales, ils se mangent les uns les autres.

-Ah.

-Oui, je veux dire qu’ils se copient les uns les autres. Ou bien ils recopient la presse étrangère. Ils se mangent quoi.
-Ah.

-Vous n’êtes pas bavard.

-Je réfléchis aux vertus intellectuelles du cannibalisme.

Fred apporta le verre de lait.

-Vous travaillez pour quel journal ?Ouest-France ? Le Télégramme ?

– Le pays Armoricain.

-Et vous m’observez chaque matin ?Sans vous lasser?

– L’eau est votre élément. Vous êtes Ondine.

-Alors venez nager avec moi.

-Je ne sais pas nager.

-Moi je ne sais pas conduire.

Un nuage passa devant le soleil .

-Vous jouez au golf ?Au tennis ?

-Non plus.

Je m’aperçus que Constance attirait les regard de deux types en survêtement et en sueur, assis devant leurs chopes de bière.

– Nager procure des sensations formidables.On se sent léger comme les types qui marchent sur la lune.

-Vous connaissez Buzz Aldrin ?

-Pourquoi ?

-Lui a marché sur la lune.

-Vous ne voulez pas apprendre à nager ?

-L’eau est trop froide, il y a des trucs mous qui vous passent entre les jambes , et puis tant de chiens pissent dans la mer.

Pour qu’un silence ne s’installe pas et devienne gênant je dis :

-Vous vous occupez bien de cet enfant..

– Marc-Florian n’est pas mon fils.C’est le fils de Jérôme.

-Qui n’est pas votre mari.

-C’est ça.

-Qui ne nage pas.

-C’est ça.

Elle examinait le pourtour de sa raquette de tennis.

– J’ai envie d’en avoir un.

-Un mari ?
-Non, un fils.

Elle posa sa raquette sur mes journaux.

-Mais je n’ai pas encore trouvé le père.

-Je vous ai vu un soir construire un château de sable. Avec cet enfant c’était un spectacle charmant.

J’ ajoutai  :

– Quand le Covid a commencé et que tout le monde s’est terré chez soi,la côte est devenue vide et merveilleuse , les plages désertes à perte de vue  avec des cormorans filant droit au ras de l’eau, et des goélands. Il y eut même un héron cendré qui venait à marée basse , il est devenu mon ami.J’aimais aussi les bernaches , en file indienne. Aucun humain,le rêve.

Elle porta à ses lèvres une cigarette fine avec un léger tremblement dans la main. J’approchai un pavé de verre qui devait être un cendrier.

– Pendant longtemps j’ai été grand reporter.

-Oui ?

-Spécialisé dans les concours des châteaux de sable.

Je crois que ma mauvaise blague est tombée à plat .

Je saisis le tas de journaux posé sur la table et me mis à les replier soigneusement.

-Vous ne lisez que des journaux ?

Je tirai de la poche de ma veste un livre de poche écorné.

Elle se pencha et lut :

« Herzog » de Saul Bellow.

-Fascinant.Moi mon personnage préféré c’est Ramona.

Elle feuilleta et découvrit de nombreuses pages noircies par mes notes.

– Vous avez lu « Herzog » ??!

-Ça vous surprend ?

-Que quelqu’un puisse lire Saul Bellow ici ,oui..

-Il n’y avait pas, un million de chances sur..

Elle suspendit sa phrase.
-Vous vouliez dire : » il n’y a pas une chance sur un million que vous rencontriassiez un fou de Saul Bellow sur cette plage , et même sur toute la côte.

Constance feuilleta le livre de poche longtemps. Je trouvai à ses gestes une grâce adolescente. Elle fit tomber une petite photo carrée dentelée en noir accolée à une vieille feuille de papier carbone. Elle ramassa la photo.

-Mes grands parents. Irma et Auguste.

J’ajoutai :

-Ils s’éloignent .Plus je je vieillis, plus je pense à eux,plus je les aime.Ils me manquent.

Elle replaça avec soin la photo au milieu du livre.

-Je crois que leur génération aimait davantage les petits enfants,les enfants, la vie en général , que ma génération.

-A quoi ça tient ?

-Je ne sais pas. Les guerres…Leur ville a été rasée.

Elle referma le livre.

– Mon livre préféré ça reste « La planète de Mr Sammler. » Vous savez, quand le grand noir montre sa queue dans un bus.

-Ah oui. La sauvagerie urbaine américaine.

Des nuages s’étendaient uniformes sur la mer qui n’avait plus de couleur. Marc-Florian et son ciré jaune avait disparu. On entendait des exclamations venant de la plage , sans doute des volleyeurs vers le casino.

– C’est vrai que tous les journalistes rêvent d’être écrivains ?

-Absolument .

J’ajoutai :

-J’écris toutes les nuits et je déchire le matin ce que j’ai écrit avec enthousiasme au cours de la nuit. Je suis comme Pénélope, la femme d’Ulysse.

-Je sais qui est Pénélope.

Il y eut un froid  Elle baissa ses lunettes de soleil sur le nez  :

-Je sais qui est Pénélope.

Elle alluma une cigarette étroite avec un curieux briquet laqué noir qui datait des années 6O.

-Votre travail consiste en quoi ?

– Des articles sur les pots de départ en retraite d’un gendarme, l’anniversaire d’une centenaire frisottée dans son Ehpad , l’ado qui flanque la voiture de son père dans un fossé en sortie de boite,les variations du cours du cochon et de la queue de lotte ,l’ouverture d’un salon de coiffure, le nouveau point de deal devant la Poste, la fête du blé, la réunion houleuse du conseil municipal , etc etc..

– Emmerdant.

-Pas du tout. C’est la vraie vie, les vrais gens. Simples. Je les aime.Ils ont souvent beaucoup de dignité. Ils vivotent avec des petites retraites, ils préparent la fête du quartier avec beaucoup d’entrain , ils organisent des tournois de belote, enfilent des bottes et grattent le sable aux grandes marées pour trouver des coques. Ils s’occupent des enfants des autres. Oui, je les aime vraiment beaucoup.

Elle leva ses yeux d’un vert translucide.

-Vous les idéalisez.

-Pas du tout.Il ne faut pas les mépriser.

-Je ne méprise personne.

Le malaise s’accrut entre nous.

Pour rompre le silence, Constance dit :

– Jérôme passe sa vie au Golf .

-C’est lui qui a la Porsche gris métallisée ?

-Non, il a la Jaguar café au lait.

-Il dirige vraiment Europe 1?

– Depuis trois ans.

-Et avant ?

-Dans les Assurances.

L’atmosphère changea un peu.La lumière devint plus vive. Les balcons des villas alentour se mirent à briller, des moineaux sautillaient sous une table.

Enfin il se passa quelque chose : un caisson d’acier à couvercle bleu s’envola dans les airs, suspendu par un bras métallique d’un camion des services municipaux. C’était le jour des poubelles. Constance était délicate et charmeuse en jupe plissée .Sa peau était d’une pâleur étonnante. Elle avait plusieurs grains de beauté sur le bras gauche  et une minuscule cicatrice dans le creux du cou.

-Je dois aller au Centre Leclerc.Vous m’accompagnez ?

-Non, je finis mon rosé de Provence .

Elle écrasa sa cigarette dans le pavé en verre.

-Vous devriez venir ce soir. Jérôme donne un petite fête pour ses amis golfeurs . Une cocktail partie.Ils ont gagné une coupe . Je vius in,vite officiellement. Vous avez un téléphone ? Et vous savez vous en servir ?

-O6 98 43 44 13…

Je cherchai un stylo dans les poches de ma veste.

– Pas la peine, j’ai une bonne mémoire.

-Vers quelle heure ?

-A partir de sept heures.

-Vous êtes sûr ? Je peux venir ?

-Oui, si vous cachez soigneusement votre goût pour Saul Bellow.

Le soir même, le ciel avait blanchi avec quelques nuages gris bien parallèles. Le temps devenait lourd  avec des moucherons.

Quand je traversai le jardinet,j’avais changé de chemise et enfilé un blouson de daim, brossé mes baskets . J’entendis de loin des voix graves,puis une cascade de rires venant de la grande pièce .
Quand j’entrai dans le grand salon cette antre obscure me parut pleine d’hommes d’éclats de voix et de fumée. Des silhouettes ventripotentes, des quinquagénaires rigolards,des femmes mûres trop maquillées,papotaient en buvant du champagne rosé. Deux longues tables aux nappes blanches damassées étaient garnies de plateaux avec pas mal de toasts au saumon , aux crevettes et avocats.Il y avait aussi de curieux hamburgers qui débordaient d’une pâte gluante couleur moutarde. Les coussins sur des chaises Empire au dossier éraflé étaient imbibés de poils de chat. Deux pieds de lampes Art Déco en pâte de verre orange supportaient des abat- jours genre champignons phalliques.

Trois serveurs en veste lie de vin, galonnés d’or aux épaules , circulaient avec des plateaux garnis de flûtes de champagne.

Quatre invités en blazers avec écusson étaient debout ,tous presque chauves, groupés autour d’une cage avec un perroquet qui sifflait » T’as payé ?!!..,  T’as payé ?!!.. « 

Près de la cheminée ,une jeune femme avec une chevelure châtain coupée tres court se détourna d’un un homme aux joues rouges, imposant , dans une chemise saumon . Grace à sa coiffure grise, assez crinière de lion, je reconnus l’homme aux jumelles , le patron d’Europe 1, le compagnon de Constance.

Il s’adressa à une femme assez âgée, le visage nu,cheveux gris mal taillés. Elle tenait sa tête en arrière , sa robe de bure raide cachait ses formes .Elle portait de curieuses sandales aplaties et usées ce qui la faisait ressembler à une religieuse retournée à la vie courante. Elle écoutait froide, énigmatique ce Jérôme qui racontait qu’il ne voulait plus de ce « crétin qui présente la météo comme on présente un match de foot ».

Prés du couple , les fumeurs à blazers étaient en train d’échanger ce qui ressemblait à des cartes bancaires. L’un d’eux rajusta son nœud papillon.

Je cherchai Constance du regard .Pas de Constance. En revanche, une femme à ample chevelure noire à reflets gras, habillée d’une chemise d’homme savamment déboutonnée, de manière à découvrir sa peau, allant de sa gorge généreuse à son nombril, était en train de déchiffrer quelque chose de dessiné sur une balle de tennis. Elle portait aux oreilles de grands anneaux d’or style gitane . Je lui trouvai une vague ressemblance avec Constance. J’appris plus tard que c’était sa sœur jumelle.

Un grand type à tête carrée énergique et coiffure gris en brosse , en chemise hawaïenne, me tendis la main et marmonna un nom qui était compliqué et d’assonance anglaise. Il me tendit une flûte de champagne escamotée dans le plateau qui passait entre nous .

-Tout se passe bien ?

-Parfaitement bien.

-Vous étiez au Golf ce matin ?

-Non.

-Il m’a semblé vous y voir.

-Je n’y étais pas.

– Vous êtes sur ? J’ai fait un parcours sympa, cent huit. J’ai eu quelques coups potés chanceux. Heureusement ,j’en suis à ma 79ème leçon.

Un portable sonna. Mon interlocuteur fouilla dans ses poches fébrilement.

– Quelqu’un vous appelle pour vous féliciter.

– Il parait que Constance vous a séduite.  

Je n’eus pas le temps de répondre. La chemise hawaïenne avait disparu dans le grand jour de la terrasse pour écouter ce qui devait etre un long message.  

Je déambulais dans la pièce . Plusieurs vases en pâte de verre étaient soigneusement alignés dans un niche avec deux spots qui diffusaient une lumière trop intense à mon goût.

Une table basse supportait un service à café de porcelaine aux formes géométriques. Il y avait de la poussière au fond des tasses. Une jeune fille à la chevelure châtain coupée à la garçonne , pull ras du cou prune, me dit :

-C’est une table en orme massif signée de Pierre Chapo. Une fortune.Le service est Bauhaus.

– J’aime . Le service.

Elle s’esquiva avec un pas de danse et une ondulation parfaite. Les canapés modulables dans l’angle offraient de beaux gris. Et sur le mur, une tapisserie genre Aztèque suggérait quelque chose de sanglant. Deux fauteuils Chippendale, étaient occupés par des femmes plantureuses avec des robes à grandes fleurs exotiques.J’essayais d’imaginer l’époque quand elles étaient les jeunes filles fluettes en bleu pensionnat. Leurs mains disparaissaient sous des bagues.

-Depuis quelques jours, je n’arrive pas à contrôler me genou gauche,dit l’une.

-Manque d’omega 3,dit l’autre.

Quelqu’un posa ses mains sur mes épaules et murmura .

-Ne bouge pas. C’est moi.

C’était Constance.

Elle portait un curieux ensemble rayé blanc et bleu qui ressemblait à ces anciennes toiles à matelas.

-Tu veux voir ma chambre à coucher ?

Ce soudain tutoiement ce fut comme si elle m’avait embrassé à pleine bouche devant tout le monde.

-J’ai un petit Marquet. Les quais de la Seine. Au dessus de mon lit.

-On dort mieux avec un Marquet dans sa chambre ?

– Viens.

Elle me saisit fermement la main.

-Je préfère pas.

-Pourquoi ?

-C’est une claire invitation sexuelle. Je refuse.

Elle m’entraîna vers une table pleine de bouteilles et de types qui se goinfraient de minuscules sandwichs.

-Viens Je vais te présenter.

La plupart étaient bronzés artificiellement comme s’ils revenaient tous de Miami ou des Seychelles ,sauf un, maigre,glabre, aux pommettes aiguës. Une longue barbe en pointe, lui donnait une allure un peu Méphistophélique.  On aurait dit un Greco  . Constance me présenta.

-Monsieur Gilles de Kermassat, il possède les deux plus beaux bowlings de la Côte.

-Vous êtes ?

-Jacques, dis-je sobrement.

-Et dis lui Gilles comment tu as fait fortune ?

– Je n’ai pas fait fortune.

-Gilles est d’une famille modeste, il a vendu, pendant 40 ans, des homards à tous les restaurateurs de la côte. Aujourd’hui il a une des plus belles villas de Saint-lunaire.

-C’est vous le journaliste ? J’ espère que vous n’êtes pas en service commandé. C’est privé ici.

Je ne répondis rien.

– Vous êtes déjà célèbre , Jérôme et Constance m’ont parlé de vous il y a deux minutes. Je vais vous dire, les canards du coin répètent tous que mes bâtiments ne sont pas aux normes. Parfaitement faux.

Il parlait les mains dans les poches, l’air à la fois évasif et fatigué en agitant ce qui devait être un trousseau de clés.

Il salua de loin une femme boulotte avec un caniche.

-Il y aurait beaucoup à dire sur la presse régionale.Excusez moi.

Il nous quitta alors qu’ un fracas cristallin fit cesser les conversations. Il y eut un remous du côté des gros blazers. J’aperçus une jeune femme enceinte, avec un chignon en désordre, dans un robe d’un rose dragée, elle s’essuyait un bras couverts de vin rouge avec un minuscule mouchoir en papier.

Derrière moi j’entendis une voix traînante et grasseyante  :

-….Vous savez cette histoire de… « détail de l’Histoire ».. si on y regarde de près, dans une certaine perspective.. c’est pas faux du tout..le vieux père Le Pen n’était pas si fou que ça…

L’homme parlait à une femme en robe violette tricotée(elle ressemblait à la princesse Anne d’Angleterre) qyuu lui serrait la poitrine. Ses yeux étaient soulignés de cernes lourds.Elle tenait serré un sac à main à chaînette dorée. Lui, il avait côté trapu, un visage slave et pâle avec des cheveux d’un blond blanc clairsemé qui tombaient en mèches rares sur ses oreilles. Il avait noué un pull blanc sur sa chemise Arrow.

Il reprit :

-Comparée à la seconde guerre mondiale..et à ses enjeux énormes… il faut ramener ce qu’a dit Jean-Marie… à ses vraies proportions… « un détail de l’Histoire ». ..je dis bien dans une certaine perspective.. dans un certaine perspective…

Il se mit à toussoter .

-Et.. et.. Roosevelt n’avait pas tort..il a clairement dit que bombarder les camps nazis n’était pas une priorité…Le vieux Jean -Marie…je le comprends…Pas vous ?..

Comme la femme ne lui répondait pas , il se mit à tourner sa chevalière.Il s’adressa à Constance :

-Vous savez que j’ai rencontré Eric Ciotti la semaine dernière… A la buvette de l’Assemblée… eh bien il gagne à être connu.. physiquement il en impose…

Constance intervint :

-Ciotti ? Il vous en impose ? Il devait faire nuit.

Elle se tourna vers moi.

-Il ne faut pas avoir peur des fous.

-Si, quand ils deviennent très nombreux.

L’autre reprenait :

– Ciotti parle juste …il est étonnant ….Il voit loin… Au fond il m’a agréablement surpris..Je crois qu’il faudra compter avec lui dans les années qui viennent…

– Il est temps qu’il rentre chez sa maman, dit Constance.

-Voilà qui est franc  ! nota un homme élégant qui s’était approché et avait posé son menton sur les épaules de Constance.

Il me fit penser à ces italiens charmeurs, souvent milanais ,à crinière argentée, costume légèrement cintré, qu’on rencontre dans les inaugurations prestigieuses au Grand Palais.Ils approchent leurs lunettes demi-lune pour regarder un Turner ou un Caravage,comme pour humer le fond du tableau. Son air onctueux, son regard bleu naïf, son sourire en coin indiquait qu’il ne partageait pas le point de vue de l’admirateur de Ciotti. . D’ailleurs, il dit  :

-Je suis très heureux que vous ayez trouvé quelqu’un qui va sauver votre cher pays.

Il se tourna vers une femme de la quarantaine radieuse , bronzée dont la robe argentée semblait avoir été mise de travers.

-Comment vas tu Osiris ?

-Écoute Frank, ne m’appelle plus Osiris

-Mais tu as l’élégance même d’ une reine d’Égypte.

Je m’éloignai .Dans une niche éclairée par un spot bleu  il y avait de minuscules personnages d’ivoire. En les examinant de plus prés, je vis qu’ils multipliaient des postures érotiques.

Constance me rejoignit et saisit une figurine emberlificotée.

-Ça vient de Siam.

Elle ajouta :

– C’est le cadeau d’adieu de l’ex de mon prochain ex…

– Vous pouvez répéter ? Votre phrase est bien alambiquée.

-Non, c’est une bêtise, je suis un peu pétée. Tutoies moi.

Un type en T shirt rouge brique, avec un bonnet de marin kaki sur le haut du crane saisit Constance par le bras.

-Laquelle des positions tu préfères ? Quand une nana noue ses jambes autour de mes reins moi je jouis.Même mal réveillé. Et toi, tu jouis comment ?

-Va finir ton Martini sur la terrasse Andy.

Il saisit la main de Constance pour en isoler son index.

-J’aimerais sucer toutes ces jolies petites choses.

-Ça suffit Andy !

Il tenta une révérence mais faillit renverser un plateau de verres sales.

-Fous moi le camp !

-C’est mon anniversaire.

-Ça suffit .

Tandis qu’il vacillait entre les invités, je demandai :

-Qui est-ce ?

-Un ami de lycée de Jérôme ,il a mal tourné. Il monte des crêperies dans des endroits où personne ne va.Il n’a plus un rond. Il a fait un AVC à Noël .

Je me rapprochai de la baie vitrée. La plage me parut noire. J’eus, sous l’effet de l’alcool, l’impression que le groupe d’hommes à polos et blazers était en train de s’évaporer dans le miroitement pâle de la mer. Le contre- jour le soir me rappelle de sombres évènements et m’annonce toujours la fin du monde, ou, simplement, l’inexorable approche du grand abîme.

Je scrutais cette génération d’hommes qui avaient « réussi » comme on dit.Ils avaient été trop jeunes pour la guerre d’Algérie et peut-être un peu vieux pour Mai 68. Ils étaient donc dans un trou, un trou générationnel  , comme les trous de leurs parcours de golf. Avaient-ils tous des coachs sportifs, des maîtresses à Boston ? Ou ne pensaient-ils qu’à doser leur swing pour expédier une minuscule balle blanche par dessus un bunker ?

Ce qui me frappa c’est qu ‘ils parlaient en écartant les jambes. J’imaginais les collines vertes , joli petit claquement de la balle qui s’élève et fond dans un ciel bleu . J’essayai de les imaginer, jadis, ces braves quinquagénaires,du temps du dernier Chirac. Tous très jeunes,brillants,sortis des leurs écoles, héritiers de leurs grandes familles, brillant d’une suffisance sarcastique. Tous dotés de jeunes épouses enceintes. Je les voyais aussi dans des bars tamisés pas loin de l’Etoile, avec des petites aguicheuses écervelées, qu’ils entraînaient dans des cabriolets Triumph à Pâques ,ou pendant les ponts du mois de Mai vers des Hostelleries cachées au fin fond du Limousin. Baises et viandes en sauce. Je savais que succombais à une jalousie médiocre pleine de clichés. Plusieurs d’ entre eux, s’étaient affalés dans les canapés ,ils goûtaient des glaces aux noix de pécan.

Je retrouvai la femme à ample chevelure noire , habillée d’une chemise d’homme savamment déboutonnée.

Elle me tendit une verrine et sa poudre de cacao

-Je suis la sœur de Constance. Amandine. C’est vous le fou de Saul Bellow ?

-Oui .

– Vous avez impressionné ma sœur.C’est assez rare.

La petite cuillère écartait la poudre de cacao pour atteindre la couche de Chantilly.

-Ne révélez pas vos goûts littéraires . Pas ici.

-J’ai entendu une conversation horrible sur « le détail de l’Histoire » et Jean Marie Le Pen.

-On va vous poignarder ici si on s’aperçoit que vous êtes un intello. .

Elle s’empara d’un verre ballon et l’emplit de vin blanc.

-C’est un de Chateauneuf du Pape blanc.

Elle fit claquer le mot « blanc ».

Il y eut un mouvement bizarre vers les fauteuils Chippendale  : une haute femme en robe moulante carmin et ,décolleté profond , fendit la foule pour rejoindre Jérôme qui mimait quelque chose comme un swing. Cette cariatide couleur feu ,chevelure noire en cascade dégageait quelque chose de plein, de charnel, de sain. Ses lèvres très ourlées exprimaient aussi quelque chose d’affamé.

– Albertine Schwieller !Elle fait toujours son petit effet.

-Connais pas.

– Elle débuta chroniqueuse scientifique à France-Culture puis spécialiste de l’Amérique latine, devint directrice des programmes à Radio Bleue. Elle fait le siège de Jérôme depuis des mois, pour devenir numéro 2 de Europe 1.

Amandine prit un ton confidentiel.

-Elle se colle à Jérôme depuis des mois.

-Il résiste ?

– Elle l’assaille de ses seins dressés. Vous devriez aller voir de prés.

-Sûrement pas.

-Ses cils enduits de mascara ne vous plaisent pas ?

Elle ajouta :

-Dans son salon, il y a une toile de Tamara de Lempicka. Elle croit qu’elle est l’image resplendissante de la luxure charnelle.
-Vous êtes dure. –

– Allez lui dire bonjour. C’est une braillonnée

-Une quoi ?

-Une « braillonnée. »… Vous ne connaissez pas cette expression ? Ce sont les coureurs et coureuses de plateaux TV , on les voit sur toutes les chaînes de télé.. de LCI à BFM ou C dans l’air .. Ce sont spécialistes de tout, criminologie, wokisme… bobologie… cuisinologie… connologie…Ils se plaignent qu’on ne les remarque pas assez nos chers rebelles installés , ils nous inondent chaque soir de leurs prétentieuses certitudes.

C’est alors qu ‘éclatèrent à nouveau les intonation du dingo de Ciotti.

-Vous recevez vraiment n’importe qui dis-je.

-Fuyons ,dit Amandine.

En descendant les marches, j’entendis quelqu’un dire  :

-J’ai raté mon deuxième putt…

Nous posâmes nos deux verres sur une table de jardin en fer toute perlée de gouttes d’eau. Ça sentait bon .Amandine sentait bon. Ce beau temps,l’éclaircie du soir après la pluie, la présence d’Amandine, la mer immobile et nostalgique, je les recevais comme une bénédiction.

-Vous êtes sérieux avec ma sœur ?

-Il ne s’est rien passé.Il ne se passera rien.

-Soyez gentil avec Constance .

La digue et les villas brillaient après l’averse.

Jacques Rivière, ou la résurrection d’un critique littéraire

On a failli perdre le souvenir du grand critique littéraire Jacques Rivière(1886-1925). Il fut également critique d’art,de musique, génial découvreur et passeur d’écrivains majeurs, romancier, et éditorialiste politique. C’est lui qui donna le grand élan à cette revue , la NRF, qui devint (avec André Gide) le foyer incandescent de la meilleure littérature de l’époque, et qui devait se regrouper sous la la couverture blanche de Gaston Gallimard.

Rivière est mort à Paris il y a cent ans, le 14 février 1925, de la fièvre typhoïde.Grace à la superbe édition dans la collection « Bouquins /Mollat » on redécouvre celui qui fut l’ami de Marcel Proust, au moment où ce dernier avait des difficultés pour être publié par la NRF. Grâce à cet épais volume de plus de 1100 pages, avec une préface de Jean Yves Tadié, cette édition établie avec grand soin, par Robert Kopp et la collaboration d’Ariane Charton (qui précise bien les domaines où il excella), on mesure l’étendue de ses talents et sa très précoce maturité.. On découvre le sourcier qui sait où se trouve, en germe, dés les premiers textes, le grand écrivain.Il sait quelles sont les tendances de sa génération avec un goût sûr et une analyse raffinée. En feuilletant cette édition on découvre émerveillé ce qu’il écrit sur le tout jeune taureau Claudel, qu’il repéra dés ses premières pièces « Tête d’or » et « La ville » : »Pour considérer ce caractère du Lyrisme sous un aspect plus proprement littéraire ,la foison des métaphores reforme autour du drame une atmosphère de plein air, et rétablit la circulation, du vent et de la lumière.Elle nous fait sortir de l’alcôve, du salon, du jardin d’hiver , où s’étiole le théâtre contemporain. Par elle nous nous sentons replacés au milieu du vaste monde et nous en respirons avec des sens rafraîchis la virginité. Je n’ai peut-être jamais éprouvé de sensation aussi pure, aussi salubre .Rivière cite alors ce passage de l’Echange :

J’étais empêtré dans le chaud, j’étais emmêlé dans les draps

Et je suis sorti tout nu, et des pins

Les gouttes d’eau me tombaient entre l’oreille et l’épaule.

Et d’un coup je me suis jeté, la tête en avant ,

Dans la mer, telle que le lait nouvellement trait. » Conférence prononcée à Genève le6 février 1918.

A propos de Rimbaud : »Quelque chose de débordant, encore que d’invisible, émane de tout son être.Il y a dans son apparition un -je-ne-sais-quoi de flamboyant et de saturé qui décèle les personnes surnaturelles. Il est le messager terrible qui descend dans l’éclair, tout debout, l’exécuteur d’une parole inflexible,le porte-glaive.

Si l’on consent à reconnaître ici l’image du véritable Rimbaud, tout devient clair dans son attitude.Et d’abord son intolérance, l’impossibilité à « être au monde » dont il souffre.Car il n’est pas fait pour demeurer ici-bas ; il n’est pas disposé pour ses questions, il ne les entend pas et celles qu’il pose n’ont pas de réponses en elles.(..)Il n’est pas en dessous de la vie;mais au contraire il la déborde, il ne peut s’y réduire, y rentrer, s’y tasser. »

Valery Larbaud :  « Fermina Marquez n’est donc qu’une ébauche de roman.Mais déjà d’une exquise qualité;Sans qu’on puisse savoir comment, bien que la scène se passe à deux pas de Paris, on se sent transporté dans un monde infiniment étrange et lointain.Le conflit de ces cœurs adolescents ,leurs appels les uns vers les autres,leurs luttes contre eux-mêmes, contre leur naissant caractère ; tout cela est exprimé avec cette vérité, avec cette naïveté, qui nous arrachent à nous-mêmes et nous donnent la sensation des reconnaître ce que nous n’avons jamais vu. »

Avec Gide( qui l’installa définitivement à la tête de la Nrf) il n’est pas complaisant.Dans une conférence de février 1918 sur le jeune Gide, il garde la distance critique :

 »Au moment où il écrivait « La Tentative amoureuse » , Gide menait encore cette vie de salon, toute factice, toute désœuvrée sous les dehors d’une activité trépidante, qui n‘était que le prolongement , sous une forme nouvelle, de son enfance un peu cloîtrée ; il ignorait tout du monde extérieur.Vint la maladie, et surtout vint la convalescence.(..)Cette renaissance, Gide l’a contée deux fois : dans  Les Nourritures terrestres d’abord, en 1898,puis dans L’immoraliste, en 1902.Par le style,par la composition, par toutes les qualités techniques, la première de ces deux confessions s’apparente étroitement aux œuvres que nous sommes en train d’étudier, c’est dire aux œuvres de facture symboliste.Les Nourritures terrestres sont un des plus beaux livres de Gide, un des plus étranges et des plus séduisants que connaisse notre littérature. Comment le définir ? Est-ce un hymne,un cantique ? Est-ce encore un traité de morale ? Est-ce un catalogue ? Le catalogue de tous les plaisirs terrestres ? Ou mieux, de toutes les impressions,plaisirs et douleurs confondus , qu’il est possible de goûter ici-bas ? L’incertitude où nous voici plongés pour en donner une idée simple et précise remplirait Gide de joie.Car il n’aime pas les œuvres trop définies et de n’agir sur ses lecteurs que dans un sens. » Ici, tout est clair, fluide, exprimé avec goût, sans jargon. Il indique la bonne filiation,fait sentir de manière concise la sensibilité gidienne avec les nuances qui conviennent. Exemplaire !

Exemplaire aussi son intérêt pour les poèmes envoyés par Antonin Artaud. Un échange de lettres a lieu entre Mai 1923 et Juin 1924.Le refus circonstancié des poèmes d’Artaud par Rivière incite Artaud à s’expliquer .Ce dernier dévoile avec brio ses objectifs et son originalité (« le cri même de la vie » ).Jacques Rivière lui répond, fasciné,et sans doute profondément ému. Leur échange , est si passionnant, direct, lumineux que Rivière propose à Artaud de le publier . Ce qui fut fait. Et surtout, on sent que, de part et d’autre, les épistoliers se comprennent, s’estiment .I Dans une lettre,  Rivière répond à Artaud qui a utilisé l’expression « évanouissements de l’ âme » ..

«   Évidemment il y a des , à ces évanouissements de l’âme, des causes physiologiques, qu’il est souvent assez facile de déterminer. Vous parlez de l’âme « comme d’une coagulation de notre force nerveuse », vous dites qu’elle peut être « physiologiquement atteinte ».Je pense comme vous qu’elle est dans une grande dépendance du système nerveux .Pourtant ces crises sont si capricieuses qu’à certains moments je comprends qu’on soit tenté d’aller chercher, comme vous faites, l’explication mystique d’une « volonté méchante », acharnée du dehors à sa diminution.

En tout cas, c’est un fait, je crois, que tout une catégorie d’hommes est sujette à des oscillations du niveau de l’être. Combien de fois, nous plaçant machinalement dans une attitude psychologique familière, n’avons nous pas découvert brusquement qu’elle nous dépassait, ou plutôt que nous lui étions devenus subrepticement inégaux ! Combien de fois notre personnage le plus habituel nous nous est-il pas apparu tout à coup factice, et même fictif, par l’absence des ressources spirituelles ou « essentielles », qui devaient l’alimenter ! »

Plus loin, dans la même lettre, Rivière revient sur un point abordé par Artaud , celui d’une  « Un âme physiologiquement atteinte ».

Jacques Rivière :

« C’est un terrible héritage. Pourtant je crois que sous un certain rapport, sous le rapport de la clairvoyance , ce peut être un privilège. Elle est le seul moyen que nous ayons de nous comprendre un peu, de nous voir, tout au moins. Qui ne connaît pas la dépression, qui ne se sent jamais l’âme entamée par le corps, envahie par sa faiblesse, est incapable d’apercevoir sur l’homme aucune vérité ; il faut venir en dessous, il faut regarder l’envers ; il faut ne plus pouvoir bouger , ni espérer, ni croire, pour constater. Comment distinguerons- nous nos mécanismes intellectuels et moraux, si nous n’en sommes pas temporairement privés ? Ce doit être la consolation de ceux qui expérimentent ainsi à petits coups la mort qu’ils sont les seuls à savoir un peu comment la vie est faite ».

Jacques Rivière fut aussi un critique d’art perspicace.

A propos de Cézanne, en mars 1910 ,moins de quatre ans après la mort du peintre , il écrit :

« Non moins que leur situation, de ces toiles m’émeut la durée. La même pesanteur maintient les choses dans;le temps qui les maintenait dans l’espace:elles subsistent, elles sont attachées à leur propre permanence.La couleur en effet n’est pas celle que la lumière parsème,répand comme une eau sur les choses ; elle est immobile, elle vient du fond de l’objet, de son essence ; elle n’est pas son enveloppe,mais l’expression de sa constitution intime ; c’est pourquoi elle a la dense sécheresse de la flamme et garde dans l’apparence cette intériorité de ce qui se nourrit de soi-même.. »

Il ne cache pas sa désapprobation devant le mouvement cubiste :

« Parce qu’ils ajoutent- trop de choses, ils ne peuvent que les placer les unes auprès des autres, que les entasser sans les combiner.Ils posent l’addition,mais ils n’arrivent pas à faire la somme. » 

Côté musique, Rivière fut marqué et impressionné par Debussy,Ravel,Franck et aussi Wagner. Il commente « Tristan et Isolde » , après avoir assisté le 7 novembre 1910 à une représentation à l’Opéra de Paris , sous la direction d’André Messager.

« Parmi cet étouffement les voix montent sans relâche, travaillées par l’effort de la volupté. Elles commencent dans une sorte de délire sourd ; elles semblent avoir à soulever toutes les ténèbres;elles s’arrachent à l’ensevelissement ; elles grandissent avec un malaise immense.Elles sont une invocation qui rend au bas de l’âme; elles naissent comme une parole si sombre qu’elle nous était à nous-mêmes inconnue.Quand il touche les mornes limites de la sensualité,l’être, égaré, ne trouve plus à donner que sa mort:la mort en lui, devient une sorte de sentiment démesuré,informe comme l’ombre, et qu’il essaie pourtant de saisir et de présenter. Le chant entreprend cette offrande formidable,il bénit la dissolution avec une solennité violente, il s’élève ainsi qu’une prière noire, il est l’évasion des grandes eaux funèbres, cachées au fond du cœur. »

Les deux œuvres d’imagination de Rivière, -dont l’une est inachevée- qui complètent le volume. Ces récits tirés à quatre épingles ressemblent bizarrement au Jacques Chardonne des années 30 ces œuvres qui s’attachaient à la psychologie du couple dans une austère rigueur qui ressemblait à une autosurveillance, sous le regard des grands psychologues classiques dont le modèle déposé inusable reste « la princesse de Clèves ». de Madame de Lafayette.Quand la galanterie passe pour le comble du raffinement littéraire…

Mais ce qui est passionnant dans ce volume, c’est que la critique littéraire est ici le contraire d’un comte rendu de lecture passif, ou une une annotation expéditive façon copie de prof, encore moins un jugement hâtif et péremptoire. Avec Jacques Rivière c’est une audace intellectuelle, un enthousiasme argumenté sans aucune négligence de style. Il entretient un dialogue complet de compréhension avec l’auteur sans une seule petite nuance d’arrogance. Sous l’écriture sobre, surveillée, il cache des élans vrais et sincères.

.Que lui reprocher ? Sans doute un sérieux de bon élève de khâgne , mais avec l’avantage d’ignorer le flou, les conventions du Milieu, le ton cérémonieux, l’égotisme gidien vite insupportable, la familiarité goguenarde,le ton triomphant du premier traîne-patin de salle de rédaction,le militant moraliste bêlant. Il se tient calme et droit.

Jamais, chez lui, quelque chose de sarcastique, de jargonnant, ou de pompeux universitaire. Chez lui, tranquillement, posément, ni censure politique et morale, ni longs discours théoriques ,ni linguistique. Dans le ton, dans chacune de ses interventions il y a presque du journal intime de sa sensibilité dans chaque critique.Fait prisonnier dés le 24 août 1914, il restera longtemps au nord de Brême, sera transféré en Suisse le 16 Juin 1917,comme prisonnier de guerre interné. Sa famille s’installe à Genève. Il ne rentrera en France qu’en juillet 1918. J’ai essayé de lire ses essais politiques du  : »D’une utilisation modérée de la victoire », ou des « notes sur la nationalisme allemand » et même  s’il a de bonnes vues sur les dégâts et périls du nationalisme germanique , cette prose grise me tombe des mains. Mais ça doit être sûrement précieux pour les historiens .

Revenons au grand critique. Il saute sur un écrivain bien déconcertant pour le bourgeois, Rimbaud ou Claudel, et lui lui donne les bonnes clés. Au fond lire bien ça s’apprend comme le piano ou le jardinage. On lit, bien sûr, en filigrane, qu’il mène un sournois combat contre les paresses du Milieu littéraire, ou évite les guéguerres politiques, avec la Droite du clan Maurras et contre le moisi idéologique d’une époque. Approche mesurée, exigeante , professionnelle de la lecture. Freud le marque et l’influence -comme il a marqué Virginia Woolf à la même époque car il cherche dans les meilleures œuvres ce substrat psychique qui le fascine et qu’il a abordé avec Artaud.

Nous sommes loin de cette approche assez commerciale, expéditive, que proposent la plupart(pas tous, heureusement..), des journaux actuels. Fascinés par les chiffres des best-sellers, ils réduisent la critique en panurgisme commercial et réduisent la voilure.

Jacques Rivière fut comme Léon Daudet, un sourcier, un prophète qui repèra les grands auteurs, dès leurs premiers textes. Et les commenta avec brio, aisance, justesse.

Actuellement la critique littéraire manque de Jacques Rivière. Mais la lecture, et pas seulement la critique se porte mal actuellement.

« Les Français lisent de moins en moins », peut-on lire dans les journaux. Selon une étude du CNL menée par Ipsos et publiée mardi 8 avril, seuls 45 % des Français déclarent lire quotidiennement, sur format numérique ou papier, un chiffre jamais atteint depuis la création de l’étude, il y a dix ans.

Autre chute vertigineuse, les Français lisent en moyenne dix-huit livres par an, quatre de moins qu’il y a deux ans.Il y a ceux qui lisaient,mais ne le font plus. Les « décrocheurs », comme les appelle Etienne Mercier, directeur du pôle opinion d’Ipsos, ce sont les 50-64 ans qui battent des records. Leur part de lecture quotidienne baisse de 15 points par rapport à la dernière étude du Centre National des Lettres qui date de 2023

On apprend aussi dans « Le Monde » que les liens entre les auteurs et les éditeurs se détériorent. On note que les problèmes de diffusion se multiplient .Le système des têtes de gondole a atteint ses limites et détourne du reste de la production. Les contrats apparaissent de plus en plus léonins , indéchiffrables pour l’auteur, défavorables en pourcentages accordés et en à-valoir. Dans certains secteurs (BD ou livres pour enfants) la rémunération ne cesse de diminuer. Enfin trop de maisons d’édition disposent d’ une comptabilité curieusement « défaillante », mal tenue ou absente, pour rémunérer les auteurs, ou simplement leur donner une comptabilité fiable tenue à jour chaque année.

Selon une enquête menée par la société des gens de lettres près d’un tiers (31 %) des écrivains interrogés considèrent en effet que leur relation avec leur éditeur s’est « dégradée » au cours des trois dernières années.

Enfin retour de la censure . Aux États-Unis, la censure des auteurs gagne du terrain, jusqu’à concerner « Le Journal d’Anne Frank », retiré de certaines bibliothèques publiques. On caviarde certaines pages, on modifie des titres . Le politiquement correct vise à débarrasser les bibliothèques publiques de certaines œuvres considérées comme racistes, misogynes, ou donnant des images des minorités humiliantes. L’IA fait peser sa menace sur le travail des traducteurs.

Le critique littéraire est donc une espèce menacée, comme les éléphants de Sumatra, le gorille des plaines orientales,le marsouin aptère du Yangsté.

Ce magnifique volume « Jacques Rivière, critique et création » nous ramène à un âge d’or de la lecture, de l’analyse littéraire, un âge des enthousiasmes pour ce qui s’écrit de mieux et fonde la sensibilité et la philosophie d’ une époque.

En fermant ce volume, je me demandais ce qu’aurait écrit Jacques Rivière à propos de Le Clézio, d’ Annie Ernaux, de Houellebecq, de Kamel Daoud, d’ Amélie Nothomb, ou de Jean Echenoz.

La guerre en attente

 Je regardais hier à la télévision la ville de Kiev vidée de ses civils, ses esplanades et boulevards déserts, ses rues vides, et ses feux clignotent orange aux carrefours. » Le silence de la ville étonnait l’oreille, comme si du ciel de grisaille il fût tombé de la neige. » Une capitale attend « donc l’arrivée des troupes russes. Je me demandais : à quoi peuvent bien penser ces soldats ukrainiens qui attendent les soldats Russes ?
  Un récit de 140 pages est consacré à cette attente du choc avec l’ennemi, c’est « Un balcon en forêt » de Julien Gracq , décrivant les émotions et les sentiments de   l’aspirant Grange   qui attend   l’armée  allemande  avec quelques hommes dans une maison forte dans les Ardennes , entre l’automne 1939 et Mai  40. Gracq décrit ce qui empoisse et ronge dans cette attente.       Premier extrait » : Ce qu’on avait laissé derrière soi, ce qu’on était censé défendre, n’importait plus très réellement ; le lien était coupé ; dans cette obscurité pleine de pressentiments les raisons d’être avaient perdu leurs dents. Pour la première fois peut-être, se disait Grange, me voici mobilisé dans une armée rêveuse. Je rêve ici — nous rêvons tous — mais de quoi ?
                                   
Tout, autour de lui, était trouble et vacillement, prise incertaine ; on eût dit que le monde tissé par les hommes se défaisait maille à maille : il ne restait qu’une attente pure, aveugle, où la nuit d’étoiles, les bois perdus, l’énorme vague nocturne qui se gonflait et montait derrière l’horizon vous dépouillaient brutalement, comme le déferlement des vagues derrière la dune donne soudain l’envie d’être nu. »     Dans ce second passage du récit, les soldats français qui entourent Grange   sont réveillés tôt le matin  par le bourdonnement d’une escadrille d’avions anglais qui survole la forêt des Ardennes. C’est la première  alerte  de l’arrivée de  guerre. Voici comme Gracq l’exprime :  


« La nuit du 9 au 10 mai, l’aspirant Grange dormit mal. Il s’était couché la tête lourde, toutes ses fenêtres ouvertes à la chaleur précoce que la nuit même de la forêt n’abattait pas. Quand il se réveilla au petit matin, il lui sembla d’abord qu’il avait beaucoup rêvé : sa tête était pleine d’un bourdonnement anormal, insistant. Il avait conscience d’un vif courant d’air frais et mouillé qui coulait sur lui de la fenêtre toute proche, mais cet air glissait sur son visage avec un toucher particulier, musical et vibrant, comme s’il était issu d’un crépitement d’élytres. Il eut un moment dans son rêve confus, le sentiment purement agréable que les heures s’étaient brouillées, et que l’aube de la forêt se mêlait à un midi torride, tout électrisé de cigales. Puis l’impression se localisa, et il comprit qu’une vitre de sa fenêtre, dont le mastic était tombé, tout contre sa joue tremblait et tressautait sans arrêt dans son cadre. « C’est ma vitre, se dit-il en replongeant sa tête dans l’oreiller, il faudra que j’en dise un mot à Olivon. ». – cependant, du fond de sa demi-nuit, sans la relier du tout à ce tressautement, il sentait en même temps dans l’air du matin une note aiguë d’urgence panique qui s’enflait de seconde en seconde, une espèce de grossesse fulgurante de la journée- il prenait aussi conscience, étrangement, de la légèreté, de la minceur grotesque du toit au-dessus de lui qui paraissait s’envoler : il se recroquevillait dans son lit, mal à l’aise, nu et exposé au cœur du grondement qui coulait du ciel et s’élargissait. Deux coups frappés à sa porte le réveillèrent cette fois complètement.

-ça passe, mon yeutenant, fit Olivon derrière le portant.

C’était une curieuse voix de gorge, d’une indifférence un peu étranglée, posée quelque part entre l’incrédulité et l’affolement.

Les hommes étaient déjà aux fenêtres, nu-pieds, ébouriffés, bouclant à la hâte la ceinture de leurs culottes. Le jour n’était pas encore levé, mais la nuit pâlissait à l’est, ourlant déjà de gris le vaste horizon de mer des forêts de Belgique. L’aube mouillée était très froide ; la plante des pieds se glaçait sur le béton cru. Un énorme bourdonnement qui montait lentement vers son zénith entrait par les fenêtres ouvertes. Ce bourdonnement ne paraissait pas de la terre ; il intéressait uniformément toute la voûte du ciel, devenu soudain un firmament solide qui se mettait à vibrer comme une tôle : on pensait d’abord plutôt à un étrange phénomène météorique, une aurore boréale où le son se fut inexplicablement substitué à la clarté. Ce qui renforçait cette impression, c’était la réponse à la terre noyée dans la nuit, où rien d’humain ne bougeait encore, mais qui s’inquiétait, s’informait çà et là confusément par la voix de ses bêtes ; du côté des Buttés, dans la nuit froide où les sons portaient très loin, des chiens hurlaient sans arrêt comme à la pleine lune, et par moments, sur la basse du grondement uni, on entendait monter des sous-bois tout proches un caquettement d’alarme étouffé et cauteleux . De l’horizon, une nouvelle nappe de vrombissements commença à sourdre, à s’élargir, à monter sans hâte vers sa culmination paisible, à coulisser majestueusement sur le ciel, et cette fois, brusquement, les chiens se turent : il n’y avait plus qu’elle. Puis le grondement s’abaissa, perdant de son unisson puissant de vague lisse, laissant traîner derrière lui des hoquêtements, des ronronnements rôdeurs et isolés, et des coqs éclatèrent dans la forêt vide, sur la terre stupéfiée et vacante comme une fin d’orage : le jour commençait à se lever.

Ils se sentirent soudain transis, mais ils ne songeaient pas à fermer les fenêtres : ils guettaient, l’oreille tendue, les bruits légers que le vent commençait à promener sur la forêt. Olivon fit du café. Il s’ouvrit une discussion assez chaude. Olivon, seul, de son avis, soutenait qu’il s’agissait d’avions anglais revenant d’Allemagne.
– C’est à la flotte à Hitler qu’ils en veulent, mon yeutenant. Les Anglais, ils ne comprennent que ça, le reste ils s’en foutent.

Grange était toujours frappé du clin d’œil affranchi qu’échangeaient les soldats quand il était question de la politique anglaise. C’était pour eux le fin du fin du coup en dessous, un mystère exemplaire de fourberie sournoise.
– On verra ça dans les journaux, conclut Gourcuff qui, dans le doute, débouchait de bonne heure une bonne bouteille de vin rouge.

Mais il fut clair assez vite que la journée ne se remettrait pas de sitôt dans ses gonds. Un vrombissement de nouveau s’enfla vers sur l’horizon, moins fort cette fois-ci, sensiblement décalé vers le nord, et brusquement la traînée assez lente de points noirs qui glissait au ras de la forêt dans le ciel plus clair commença à cabrioler : deux, trois, quatre grosses explosions secouèrent le matin et, du ventre de la terre remuée, vers les cantonnements lointains des cavaliers, monta le hoquet rageur des mitrailleuses. Et cette fois, dans le carré, il se fit un silence. Une mèche de fumée grise, mesquine, presque décevante après tant de vacarme, se tordait et s’effilochait lentement, très loin au-dessus des bois. Ils la regardèrent longtemps sans rien dire.





« La messe est finie » de Nanni Moretti

« Je n’ai jamais cessé de raconter mon milieu, ma génération, et toujours avec ironie. J’ai toujours préféré critiquer avec affection mon monde plutôt qu’avec mépris un monde lointain que je ne connaîtrais pas. »  Je viens de visionner,une nouvelle fois, un de mes films préférés, « La messe est finie » de Nanni Moretti. Quand il tourne ce…

Le saut de Querlin

Ce soir, le courant est fort dans la baie. Et je me dis : le temps, le temps, le temps !… Cette eau grise qui coule sur moi et mes amis.. L ‘un est mort avant 1968 , Querlin. Nous partions dessiner des lignes de peupliers le long moi du canal de Caen à la mer.…

Que devient Roger Nimier?

Que devient Roger Nimier 63 ans après sa mort le 28 septembre 1962 sur l’autoroute de l’ouest ? La publication d’un Quarto de 1200 pages nous permet une réévaluation de notre insolent en chef des jeunes gens de Droite d’ après-guerre. N’oublions pas, à l ‘occasion que ce brillant cadet sortit du vieux vestiaire Collabo Jouhandeau, Morand,…

De Paris à Rome avec Michel Butor

Rarement, un début de roman a aussi efficacement embarqué le lecteur. Le voici.

.« Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant.
Vous vous introduisez par l’étroite ouverture en vous frottant contre ses bords, puis, votre valise couverte de granuleux cuir sombre couleur d’épaisse bouteille, votre valise assez petite d’homme habitué aux longs voyages, vous l’arrachez par sa poignée collante, avec vos doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu’elle soit, de l’avoir portée jusqu’ici, vous la soulevez et vous sentez vos muscles et vos tendons se dessiner non seulement dans vos phalanges, dans votre paume, votre poignet et votre bras, mais dans cotre épaule aussi, dans toute la moitié du dos et dans vos vertèbres depuis votre cou jusqu’aux reins.
Non, ce n’est pas seulement l’heure, à peine matinale, qui est responsable de cette faiblesse inhabituelle, c’est déjà l’âge qui cherche à vous convaincre de sa domination sur votre corps, et pourtant, vous venez seulement d’atteindre les quarante-cinq ans »

 Ce « vous » sera utilisé tout au long du livre avec habileté.  Le narrateur, parisien, 45 ans, agent commercial, représentant en machines à écrire, monte gare de Lyon dans un train qui se rend à Rome, pour retrouver sa maitresse, Cécile. Il a le projet de quitter son épouse Henriette pour s’installer à Rome avec Cécile. Entre Henriette son épouse parisienne et Cécile, sa maitresse, le narrateur fait les comptes de sa vie passé, présente et future. Le voyage est l’occasion d’un bilan de sa vie : échecs, perspectives, doutes, souvenirs heureux ou souvenirs tristes de décomposition d’un mariage, multiples doutes sur l’avenir, ponctuent les heures, les gares, le passage des villes ou hameaux, derrière la vitre du compartiment car le sommeil ne vient pas.

Avec ce « vous « le narrateur dialogue avec lui-même et avec le lecteur. Voyage à la fois bien réel dans les détails si minutieux du compartiment(grille chauffante, photos sous-verre, banquettes à motifs en losange ,filets pour les valises etc..) et la présentation des voyageurs(« Il y avait deux autres personnes dans le compartiment, qui dormaient la bouche ouverte, un homme et une femme, tandis qu’au plafond, dans le globe, la petite ampoule bleue veillait ; vous vous êtes levé, vous avez ouvert la porte, vous êtes allé dans le corridor pour fumer une cigarette italienne. »)   Sans oublier la circulation dans le couloir de ceux qui se dirigent vers le wagon-restaurant ou en reviennent.  C’est aussi un lieu symbolique.

Donc, au fil des pages et des gares la   vie du narrateur se modifie   comme un train passe sur un aiguillage et dévie de  sa trajectoire  .Au  fil des heures et de la nuit  le train  devient  le lieu de toutes les « modifications ».

Modifications de la vie sentimentale, modification des teintes du passé, modification du paysage mental qui se double des modifications du paysage réel, et   scène revécues ou imaginées à Rome ou à Paris, avec Cécile ou avec Henriette. Il y a donc un effet « cartes postales » romaines ou parisiennes, procédé que Claude Simon reprendra dans « Histoire » (1967) autre représentant du « Nouveau Roman », lui aussi publié aux éditions de Minuit.   Tout ceci dans le huis clos digne du théâtre classique avec cette unité de lieu parfaite : un compartiment de troisième classe surchauffé qui parcourt la terre et la nuit (« le train ne fait plus le même bruit que dans le tunnel »)

 En vingt heures de voyage ferroviaire, le climat psychologique, et le déplacement géographique se renvoient pour former en contrepoint un pèlerinage. Le monologue du représentant de commerce se combine, s’échafaude, se corrige, hésite, se reprend, comme si le narrateur était lui-même soumis, dans ce no mans land (entre deux villes) aux caprices d’une Sybille ou des dieux romains antiques qui jouent aux dés avec   le destin du voyageur.   C’est un livre de solitude et de monologue avec soi-même. Le héros découvre qu’il est une énigme à lui- même et s’aperçoit que son passé est plus complexe et moins déchiffrable qu’il l’imaginait.  Son avenir avec Cécile, à Rome, reste flous et s’annonce   plus trouble et fragile qu’il ne l‘envisageait. Le rythme si lancinant du train se calque parfois sur sa rumination dans lequel il entre de la prière et des vœux. Il éprouve tantôt des moments d’euphorie (quand il pense à la ville de Rome et aux flâneries avec Cécile) ou au contraire subit des moments anxieux quand il se remémore l’asphyxie lente de sa vie conjugale dans le quartier du Panthéon.

Les gares défilent : Dijon, Chalon, Mâcon, Bourg, Culoz, Aix–les-bains, Chambéry, Modane, Turin, Gênes, Pise, enfin Roma Termini. On passe des grisailles ardoises parisienne aux champs de neige, puis  au lever du soleil  sur   des collines et enfin la  brutalité solaire et les immeubles bruns orangés de la banlieue romaine.

Ah, les villes ! Quel hommage superbe chez ce Butor-là ! Il aime la Ville Eternelle comme on aime une femme. Les deux se confondent. Cécile et Rome, condensent le sentiment amoureux.

On   comprend que le narrateur aime Cécile à travers le décor romain. . La pierre, le baroque, les palais, les églises, les   hôtels, la piazza Navone ou le Corso Vittorio Emmanuele   forment des musiques célestes   qui annoncent un avenir radieux et une nouvelle vie.

 On respire les odeurs de Rome. Comme l’Italie, chez Stendhal, a été l’oxygène, la délivrance et la liberté de la passion après les désagréments d’une jeunesse étriquée à Grenoble et Paris, cette Rome vibrante, poreuse et aérienne délivre notre voyageur.  Avec une remarquable économie e moyens, Butor suggère   une joie sensuelle à fleur de peau. Chemises légères et plus de fatigue dans les jambes dans le labyrinthe des ruelles à petites échoppes. 

 Rome , écrit-il« vous y avez développé toute une partie de vous-même à laquelle elle n’avait point de part, et c’était à cette lumière qu’elle désirait être introduite par vous. »

La Rome à embouteillages , affairée, rutilante se glisse au fil des pages dans la prose et ça imprègne la sous-conversation d’un « tremblé » particulier. C’est rigoureusement élaboré et réussi.  Eternelle jeunesse vibrante, païenne, de cette ville que domine le dôme du Vatican. Dolce Vita et mythologie des couples saisis dans l’allégresse romaine.  Nous sommes dans les escarpements feuillus qui bordent le Tibre, on savoure le tendre silence d’un quai en contrebas et le léger bruissement de l’eau, puis on remonte au niveau des embouteillage et des klaxons et pétarades des Vespa ; on plonge dans les bavardages nonchalants des touristes sous des parasols. Le soir les trattorias s’allument avec leurs voutes blanchies à la chaux. Aucune ville n’embarque comme celle-ci vers les nuits. Obélisques, archanges de marbre, lourdes portes d’église   voici un sanctuaire de repos, un autel et son linge blanc, quelques dorures, silence d’obscurité que rompt le tintement d’une pièce de monnaie qui tombe dans un minuscule boitier qui éclaire soudain une sculpture du Bernin. L’architecture baroque   exalte le sentiment amoureux dans les volutes de sa beauté enveloppante. En découvrant ce roman, on revit ses vacances romaines. Les réussies comme les ratées.    

 Ecrit   en 1956 et publié en 1957, ce roman de Butor a installé dans le grand public l’image d’un « Nouveau Roman » réussi. ce voyage intérieur  avec régulier balancement du train, pose les questions :« Qui êtes-vous ? Où allez-vous ? Que cherchez-vous ? Qui aimez-vous ? Que voulez-vous ? Qu’attendez-vous ? Que sentez-vous ?». J ‘ai aimé ce roman , découvert en 1968, tandis que les CRS chargeaient mes potes  étudiants   lanceurs de pavés sur le Boul’ Mich’ (j’étais  alors dans un bureau  terne  de l’Ecole Militaire).

    En le relisant 54 ans plus tard, je retrouve la même émotion, mais chargée de tous mes multiples   voyages à Rome.  Le magnétisme de cette écriture faussement réaliste aux phrases longues et ondulantes, serpentant dans le psychisme tourmenté d’un homme de 45 ans questionne toujours autant.

 Extrait :« Tout d’un coup la lumière s’éteint : c’est l’obscurité complète, sauf le point rouge d’une cigarette dans le corridor avec son reflet presque imperceptible, et le silence sur cette base de respirations très fortes comme dans le sommeil et du bourdonnement des roues répercuté par l’invisible voûte. Vous regardez les points, les aiguilles verdâtres de votre montre ; il n’est que cinq heures quatorze, et ce qui risque de vous perdre, soudain cette crainte s’impose à vous, ce qui risque de la perdre, cette belle décision que vous aviez enfin prise, c’est que vous en avez encore pour plus de douze heures à demeurer, à part de minimes intervalles, à cette place désormais hantée, à ce pilori de vous-même, douze heures de supplice intérieur avant votre arrivée à Rome. »

Deuxième extrait :

« Il était quatorze heures trente-cinq : le soleil entrait par la gauche de la Stazione Termini ; il est impossible qu’il fasse aussi chaud, aussi clair, demain, après-demain et lundi. C’était une dernière oasis d’été, magnifiant, dorant encore le superbe automne romain qui va pâlir.

Comme un nageur qui retrouve après des années la Méditerranée, vous vous êtes plongé dans la ville, allant à pied, votre valise à la main, jusqu’à l’Albergo Quirinale où vous attendaient les sourires empressés des garçons. « 

Enfin méditons le conclusion de la dernière interview de Michel Butor, l’année de sa mort (2016): « Au XXe siècle, j’attendais beaucoup du XXIe siècle. Seulement le XXIe siècle a commencé si mal et continue si mal que je crois qu’il faut attendre le XXIIe siècle. Pour l’instant… si on ne s’aperçoit pas que les choses vont mal, c’est qu’on est vraiment aveugle. »