Ce soir, le courant est fort dans la baie. Et je me dis : le temps, le temps, le temps !… Cette eau grise qui coule sur moi et mes amis.. L ‘un est mort avant 1968 , Querlin. Nous partions dessiner des lignes de peupliers le long moi du canal de Caen à la mer. Il voulait suivre les cours de l’IDHEC et avait annoté plusieurs manuels sur le montage,les optiques, et l’éclairage au cinéma, mais à peine dix jours après la signature des accords d’Evian, la gendarmerie lui avait appris par téléphone que sa mère avait été retrouvée dans un charnier sur les hauteurs d’Alger. Oh, il n’avait rien dit, il s’était absenté en laissant ses croquis et ses carnets sur sa table.

Querlin n’est pas revenu,Querlin n’est jamais revenu.
Il n’avait pas importuné ses proches, il s’était absenté et avait laissé la clé de sa chambre sous le paillasson. En son absence, j’avais feuilleté carnets, cahiers, feuilles volantes. Inusables petits croquis à la mine de plomb, avec des grains de sable incrustés; sur la table à treteaux,une simple planche de pin: un verre propre, des bidons d’huile, les saletés bitumeuses que rejette la mer après les grandes marées. Il dessinait des petits danseuses , et la fille du syndicat d’initiative trop poudrée, trop ronde, potelée, si bien serrée dans un ensemble rose. Ses cheveux châtain moyen coupés ,si bien lissés, tombaient sur ses épaules,une jolie poupée sortie de la cellophane.Ses yeux trop bleus, trop fixes, intimidaient Querlin. Ce fut toute sa vie… un peu de la mienne…
Je me souviens, la vaisselle était restée dans l’eau trouble de l’évier en inox.
Puis ce fut l’été. Juillet passa, puis début août. Un lundi, je fus appelé par une vendeuse de la librairie Sébire. Lui qui vivait dans une vieille maison à colombages s’était jeté par l’ouverture étroite de sa mansarde, une lucarne avec des carreaux colorés. Je revins de la plage. Il n’y avait plus trace de sa chute sur le trottoir, simplement de la sciure sur une tache sombre..
Que s’était-il passé ? J’ai essayé de reconstituer. D’après ce que je sais, un mystérieux capitaine du 2ème RIMA lui avait annoncé que le corps de sa mère avait été trouvé mutilé sur les hauteurs d’Alger.
J’imagine. Il s’envole seul pour Alger. La mer, une villa aux murs blancs. Le corps de sa mère nu sur une table d’autopsie, le dallage, le corps bleui.
D’après ce qu’on m’a dit il a enveloppé le corps dans deux draps. Il a emporté sa mère dans un village près de Sétif. L’arène de pierre, le soleil qui tape, la prière, les herbes sèches. Il voit des femmes algériennes au loin.
Il revient à Caen. Il monte sur le bord de la fenêtre. La main fébrile sur le carreau… il saute…Nous étions quatre à ton enterrement, tes amis de lycée.Je te revois,un soir d’hiver, devant ce lycée Malherbe, tu viens d’avoir ton bac tu aides un garçonnet à construire un bonhomme de neige .
Au cimetière, nous étions cinq, le prêtre nous a promis d’un ton sentencieux que tu serais admis dans l’au-delà comme on entre dans un club de première division.
Pendant quelques jours, une sensation engourdissement, dans les cafés, un monde hostile, bruyant, un gâchis. L’inaudible essoufflement du monde devient une évidence. S’endormir la tête contre le mur au milieu des voix familières. La dernière chose que tu m’as fait remarquer: – Où sont hannetons Boulevard Bertrand ?
A la sortie du cimetière j’ai retrouvé mon frère Joachim. Et nous sommes partis vers Arromanches par la route de Douvres-la-Délivrande ; le temps s’est mis brusquement au froid en pleine journée, le vent a soufflé, la plaine de Caen prit cette couleur brune et terne de désolation, et à perte de vue, la ligne d’horizon. La limite de sa propre vie est là, égale, morne, désespérante, une éternelle plage un soir d’hiver …Enfin, la voiture est arrivée en bord de mer, des nappes d’eau d’un gris sale. Des clartés jaunes au loin, tous les caissons métalliques installés par le génie militaire américain le 6 ,7 et 8 juin 44. Tout est là. Nous descendons de la voiture avec l’attirail pour la pêche et nous embarquons dans une embarcation à moteur. Nous sommes restés la nuit à danser sur ces caissons avec les énormes vagues qui ondulaient et se heurtaient au béton. Nous sommes restés assis sur le guano plâtreux, dans des rigoles de sable, des odeurs de varech remontant des anfractuosités marines .Joachim grelottait. Les caissons geignent et grincent sous les vagues. Nous étions des petits garçons transis en train de faire semblant de pêcher en songeant à tous les bateaux coulés, à tous la ferraille engloutie dans ce mois de Juin libérateur sous couverture nuageuse . Nous avions jeté des lignes comme si nous devions enfin nous laver de quelque chose. Le déroulement sans fin des vagues qui blanchissent dans la nuit, pénètrent dans les caissons avec un raffut. On distingue les points blancs des phares le long de la côte, et seulement des plages comme des trous noirâtres. .On pêche, on entend le raffut marin, on est là, on a abouti là, détachés de tout, surpris par tout, l’air froid, humide, les vagues, le sous-les vêtements trempés , la haute mer et ses monticules blanchâtres , les semelles glissent , un paquet de cigarette oscille dans l’eau, l’océan fouille dans les caissons.

Chacun s’enfonce lentement dans le froid, recroquevillé. De l’angle où je suis, j’aperçois Varennes, Joachim , Gusewski -fils- de-mineur,et Morel parlent un peu,puis pas du tout. On échange des cigarettes puis des mégots , on s’apelle d’un bout du caisson à l’autre. Joachim signale une luminescence bizarre:banc de poissons ? plaque métallique dégradée ?Varennes raconte qu’il a trouvé quelques cervicales sur le sable de Ouistreham ,face au casino, et qu’on pouvait jouer aux osselets avec. Elles sont dans la boite à gants de la 4L
Jason, dans un minutieux travail de précision se sert de son canif comme d’un crayon pour graver son nom dans la ferraille. Gusewski prépare des hameçons. Nous, les amis si proches du mort, nous sommes réduits à un rôle de témoins impuissants, nous devenons un groupe écrasé par ce qui est arrivé, la mort de notre ami éveille en nous des peurs, comme si tout le négatif de nos vies futures pouvait appraitre, là, dans un petit cercle de lampe de poche, là où on prépare des hameçons. On boit un peu de calva, on reste dans le creux de la nuit, avec un bout de cigare éteint, les yeux fixés sur l’obscuritéL’assaut des vagues, les tourbillons de pluie qui s’alternent en sens inverse, tout ça nous rince, nous essore, des nappes blanches d’écume surviennent en fracas et firlent des espaces laiteux dans la nuit.. Nous sommes repartis au petit jour, avec peu de poisson, nous tous démolis de fatigue, trempés , transis. Sur le petit teuf-teuf qui nous ramenait vers la côte, on ne s’est pas beaucoup parlé.
Beau, déchirant. Silence…
J’aimeJ’aime