« La messe est finie » de Nanni Moretti

« Je n’ai jamais cessé de raconter mon milieu, ma génération, et toujours avec ironie. J’ai toujours préféré critiquer avec affection mon monde plutôt qu’avec mépris un monde lointain que je ne connaîtrais pas. » 

Je viens de visionner,une nouvelle fois, un de mes films préférés, « La messe est finie » de Nanni Moretti. Quand il tourne ce film rédigé,tourné et joué par lui, il a 32 ans ; il est déjà remarqué par les cinéphiles italiens. Militant post-soixante-huitard déphasé par le naufrage des idéologies, Nanni Moretti se moquait de la contre-culture, des tics des intellectuels, de l’échec du gauchisme dans ses films précédents « Je suis un autarcique »(1976) , « Ecce Bombo » (1978) et « Sogni d’or » (1981) tournés souvent en Super huit ou en 16 mm dan,s un complet amateurisme audacieux.

C’est en interprétant le rôle d’un jeune prêtre qui exerce dans une paroisse de la banlieue de Rome, que Moretti atteint un public plus large , obtenant l’ours d’argent du festival de Berlin en 1986.

Que voit-on dans ce film ? Un jeune prêtre , don Giulio, à la foi ardente , plein de bonnes intentions, de courage est nommé dans une église délabrée de la banlieue de Rome. Ce prêtre au sourire angélique, sportif, qui aime le foot, dit souvent la messe devant des bancs vides. Le prêtre qui l’a précédé s’est marié, a un enfant et vit en face de l’église, ce qui fait sourire les gens du quartier. . Mais le plus intéressant est que don Giulio constate à ses dépens le brutal changement de société italienne. Pas facile d’être prêtre dans un pays qui se déchristianise à grande vitesse. Non seulement les églises se vident, les curés quittent leur sacerdoce pour fonder des familles, mais les femmes veulent avorter, affranchir de toute tutelle, vivre leur sexualité en toute liberté .Quand il organise un cours prénuptial Giulio s’apercoit que c’est l’occasion pour un couple un premier rang de tourner en dérision le sacrement du mariage.Pire : ses anciens amis de lycée, souvent des ex-gauchistes  dépriment tous. Ils ruminent l tous leurs illusions perdues et leurs enthousiasmes de jeunes marxistes .

Il fauit garder en tête que Moretti a débarqué dans le cinéma italien à 23 ans, après les années de plomb, avec des films satiriques tournés en super-8 qui stigmatisaient l’impuissance politique de sa génération. Dans « la messe est finie » sa génération sombre. L’ un brade sa librairie pleine de volumes marxistes (les actes du Parti communiste alabanais…) .Un autre ferme sa porte à ses anciens compagnons ,dépressif, il sombre dans la misanthropie,l’aboulie et enfile son pyjama, au milieu de l’aprés-midi. Son ami homosexuel se fait agresser à la sortie d’un cinéma par des jeunes fascistes. Quand on lui demande de témoigner en faveur d’un ami devenu terroriste, il ridiculise à la fois les juges, son ami, l’avocat. »Vous tous appartenez à une époque que je veux oublier »

La violence s’est emparée de la rue,on le constate dans une belle scène , quand le prêtre ,pour une place de parking, est jeté dans l’eau d’une fontaine. Mais le changement de société atteint aussi don Giulio dans ce qu’il a de plus cher, sa famille . Là, c’est encore plus douloureux. Car sa propre famille est le refuge ultime contre la solitude qui le détruit. Son père quitte le foyer conjugal pour vivre avec une jeune femme.Sa sœur tant aimée, Valentina, ne veut pas épouser son petit ami écolo,qui lui reste éghoistyement à) observer un aigle royale dans les montagnes. Pire,Valentina enceinte veut avorter. Sa mère finira par se suicider, n’acceptant pas le départ de son mari. Bref, un désastre.

Comment réagit alors don Giulio-Moretti ? Par la fuite ,l’agressivité verbale, mais aussi par des gifles, des bousculades, des engueulades au téléphone, de mukltiples maladresses. Il allume,par exemple, la radio quand sa sœur veut confier ses tourments après avoir été secouée parce qu’elle se taisait. Il raccroche au téléphone quand lui demande de l’aide. Il sème la pagaille dans un procès par une ironie déplacée. Parfois, au lieu de fuir, il s’impose,notamment dans la famille du prêtre défroqué qui habite face à son église. Il a besoin de la chaleur familiale mais à certaines conditions : il se révèle exigeant, impatient. Un jour il reproche au couple qui se dispute d’être mal habillé, de faire de la mauvaise cuisine, de se laisser aller sur le plan physique et moral. Une autre fois il cogne sa sœur contre un meuble et fracasse une chaise.

A chaque étape de son sacerdoce, il butte contre les autres, dans un mélange inimitable d’agressivité blessante ,de tension intérieure, d’humour cinglant , d’angoisse mal retenue, de colère infantile , de taquinerie, de geste inattendus de compassion. Après l’ incommunicabilité tragique et lancinante du couple chez Antonioni, Moretti invente l’incommunicabilité vibrante ,pudique, décalée, folle, d’un seul face au reste de la société.

Sans cesse il réagit en porte-à-faux, à côté, déçoit ceiux qui viennent demander de l’aide et,finalement il se déçoit lui-même,conscient de ses faiblesses, conscient d’être lui même tyrannique et impuissant devant cette nouvelle société égoïste. On est sidéré par le nombre de portes claquées, de coups de téléphone interrompus, de visites sacerdotales qui tournent mal, d’amis rabroués sans ménagement (notamment celui qui voudrait devenir prêtre). Ce comportement pourrait être odieux, amer , et construire un personnage cynique .Mais non, Moretti est un funambule charmeur . Il garde un ton de légèreté. face aux familles éclatées, aux amis devenus des étrangers. Même déprimé, trop seul, il ne cède pas au désespoir ni à une bigoterie amère, il a recours au foot, à la, nage, et surtout il se réfugie dans l’image idyllique qu’il a gardé de son enfance.Il est resté bloqué sur le rivage du monde disparu de son enfance et de l’image d’une famille unie. Le charme du film, sa vibration profonde, son originaioté est dans cet acte de croyance absolue dans le fait qu’il a connu le paradis en tenant la main de sa mère et de sa sœur en sortant de l’école. C’est le cœur névralgique du film, sa source, son irradiation si troublante. Aussi désemparé et maladroit soit-il , il garde cette force vive originelle de la parcelle d’enfance préservée qui joue comme une grâce.Chez lui cette enfance n’est pas une obsession narcissique, mais la possible source d’une future paix intérieure. Avoir été aimé , enfant, dans sa famille -cette trinité- ressemble à un acte de foi qui explique peut-être la naissance de sa vocation.Las mais pas désabusé, notre prêtre revient toujours se ressourcer dans l’appartement familial et.

Il cherche dans le couloir de l’appartement ,dans sa chambre d ‘enfant, des morceaux de ce paradis perdu. C’est la balle rouge qu’il lance sans cesse contre les murs du couloir, ou dans une chanson italienne qu’il fredonne et qui parle de retour .

Il cherche dans le couloir de l’appartement ,dans sa chambre d ‘enfant, des morceaux de ce paradis perdu. C’est la balle rouge qu’il lance sans cesse contre les murs du couloir, ou dans une chanson italienne qu’il fredonne et qui parle de retour .

Ce qui aurait ou être un drame bernanossien déchiré d’ombre et d’angoisses ténébreuses d’un prêtre se débattant dans une paroisse morte baigne au contraire dans une évidente beauté rutilante du monde,.C’est son paradoxe. Ce film d’un pretre en difficulté reste printanier, collectionne des moments épiphaniques. Moretti offre la lumière d’un monde romain ressuscité chaque matin. Vues panoramiques de Rome, d’un lac, touffeur des belles lignes de platanes, bleu pur de la mer tyrrhénienne, étincelants éclats de lumière au fond d’un couloir, tiédeur des murs, ombres bienfaisantes des ruelles, jardins brillants après la pluie, sorties de vacances pour les élèves du catéchisme dans un vieux train déglingué, robes légères des filles, gaieté des enfants visitant une chocolaterie spécialisée dans les œufs de Pâques , fluidité sensuelle des plans et des travellings, tout ceci compose et propose une subtile note aérienne à cet itinéraire d’un prêtre dans une banlieue monde qui oublie le catholicisme. Sans oublier nudité tendre de certains visages, dans la droite ligne d’une église catholique romaine qui a toujours fait appel aux meilleurs peintres et sculpteurs pendant la Contre-Reforme.

Le film tient sur ce chant sensuel. Le jeune et beau prêtre joué par Morettti parcourt des rues ensoleillées de son quartier romain, son visage frôle des chèvrefeuilles , sa main caresse les feuillages des magnolias comme si ce monde ressemblait à un inépuisable jour de vacances toujours recommencé…Ce n’est pas un hasard si la première image du film divise l’écran entre bleu figé du ciel et bleu effervescent de la mer qu’on pourrait lire comme une référence biblique au premier jour de la création . Le prêtre remarque quand un appartement est sinistre, quand un dispensaire est mal tenu, comme si le mpnde devait être aussi bien tenu qu’une cuisine hollandaise comme si le monde visible était mystérieusement de la même substance qu’une une joie invisible, spirituelle, cachée .On notera avec quel soin Moretti revêt les vêtement sacerdotaux dans la sacristie ,prêtre vêtu de blanc sure fond de fresque naïves aux teintes pâlies et douces.

Conscient de ses terribles faiblesses,de son impuissance à changer ses amis, sa famille, ses paroissiens, il se ressource dans des ruelles aux vieux murs éclaboussés d’ombre et de soleil, en jouant au train électrique comme un gosse, en dansant soudain avec sa sœur.A chaque scène, il comptabilise l’échec de sa génération gauchiste et marxiste, l’échec en parallèle, du catholicisme Que lui reste-t-il ? Il le dévoile à la fin du film devant la dépouille de sa mère, en évoquant une journée de son enfance : »La journée avait été longue, belle,éclatante de lumière, une journée de printemps qui n’en finissait pas(..) ce jour là j’ai été heureux ». L’intérêt du film c’est qu’il nous approche cinématographiquement et sensuellement de cette lumière radieuse, fine, légère de son enfance et qui nourrit sa difficile maturité.

Le film est plus grave qu’il n’y paraît et Moretti n’a pas enfilé une soutane comme on ajoute un rôle à sa filmographie. Moretti a précisé à un journaliste de « Positif » J’étais intéressé par la difficulté qu’il y a à faire quelque chose pour les autres. » Et il pourrait dire comme Pasolini : »L’odeur de toute ma vie:l’odeur de ma mère.. »

Le saut de Querlin

Ce soir, le courant est fort dans la baie. Et je me dis : le temps, le temps, le temps !… Cette eau grise qui coule sur moi et mes amis.. L ‘un est mort avant 1968 , Querlin. Nous partions dessiner des lignes de peupliers le long moi du canal de Caen à la mer. Il voulait suivre les cours de l’IDHEC et avait annoté plusieurs manuels sur le montage,les optiques, et l’éclairage au cinéma, mais à peine dix jours après la signature des accords d’Evian, la gendarmerie lui avait appris par téléphone que sa mère avait été retrouvée dans un charnier sur les hauteurs d’Alger. Oh, il n’avait rien dit, il s’était absenté en laissant ses croquis et ses carnets sur sa table.

Querlin n’est pas revenu,Querlin n’est jamais revenu.

Il n’avait pas importuné ses proches, il s’était absenté et avait laissé la clé de sa chambre sous le paillasson. En son absence, j’avais feuilleté carnets, cahiers, feuilles volantes. Inusables petits croquis à la mine de plomb, avec des grains de sable incrustés; sur la table à treteaux,une simple planche de pin: un verre propre, des bidons d’huile, les saletés bitumeuses que rejette la mer après les grandes marées. Il dessinait des petits danseuses , et la fille du syndicat d’initiative trop poudrée, trop ronde, potelée, si bien serrée dans un ensemble rose. Ses cheveux châtain moyen coupés ,si bien lissés, tombaient sur ses épaules,une jolie poupée sortie de la cellophane.Ses yeux trop bleus, trop fixes, intimidaient Querlin. Ce fut toute sa vie… un peu de la mienne…

Je me souviens, la vaisselle était restée dans l’eau trouble de l’évier en inox.

Puis ce fut l’été. Juillet passa, puis début août. Un lundi, je fus appelé par une vendeuse de la librairie Sébire. Lui qui vivait dans une vieille maison à colombages s’était jeté par l’ouverture étroite de sa mansarde,  une lucarne avec des carreaux colorés. Je revins de la plage. Il n’y avait plus trace de sa chute sur le trottoir, simplement de la sciure sur une tache sombre..

Que s’était-il passé ? J’ai essayé de reconstituer. D’après ce que je sais, un mystérieux capitaine du 2ème RIMA lui avait annoncé que le corps de sa mère avait été trouvé mutilé sur les hauteurs d’Alger.

J’imagine. Il s’envole seul pour Alger. La mer, une villa aux murs blancs. Le corps de sa mère nu sur une table d’autopsie, le dallage, le corps bleui.

D’après ce qu’on m’a dit il a enveloppé le corps dans deux draps. Il a emporté sa mère dans un village près de Sétif. L’arène de pierre, le soleil qui tape, la prière, les herbes sèches. Il voit des femmes algériennes au loin.

Il revient à Caen. Il monte sur le bord de la fenêtre. La main fébrile sur le carreau… il saute…Nous étions quatre à ton enterrement, tes amis de lycée.Je te revois,un soir d’hiver, devant ce lycée Malherbe, tu viens d’avoir ton bac tu aides un garçonnet à construire un bonhomme de neige .

Au cimetière, nous étions cinq, le prêtre nous a promis d’un ton sentencieux que tu serais admis dans l’au-delà comme on entre dans un club de première division.

Pendant quelques jours, une sensation engourdissement, dans les cafés, un monde hostile, bruyant, un gâchis. L’inaudible essoufflement du monde devient une évidence. S’endormir la tête contre le mur au milieu des voix familières. La dernière chose que tu m’as fait remarquer: – Où sont hannetons Boulevard Bertrand ? 

A la sortie du cimetière j’ai retrouvé mon frère Joachim. Et nous sommes partis vers Arromanches par la route de Douvres-la-Délivrande ; le temps s’est mis brusquement au froid en pleine journée, le vent a soufflé, la plaine de Caen prit cette couleur brune et terne de désolation, et à perte de vue, la ligne d’horizon. La limite de sa propre vie est là, égale, morne, désespérante, une éternelle plage un soir d’hiver …Enfin, la voiture est arrivée en bord de mer, des nappes d’eau d’un gris sale. Des clartés jaunes au loin, tous les caissons métalliques installés par le génie militaire américain le 6 ,7 et 8 juin 44. Tout est là. Nous descendons de la voiture avec l’attirail pour la pêche et nous embarquons dans une embarcation à moteur. Nous sommes restés la nuit à danser sur ces caissons avec les énormes vagues qui ondulaient et se heurtaient au béton. Nous sommes restés assis sur le guano plâtreux, dans des rigoles de sable, des odeurs de varech remontant des anfractuosités marines .Joachim grelottait. Les caissons geignent et grincent sous les vagues. Nous étions des petits garçons transis en train de faire semblant de pêcher en songeant à tous les bateaux coulés, à tous la ferraille engloutie dans ce mois de Juin libérateur sous couverture nuageuse . Nous avions jeté des lignes comme si nous devions enfin nous laver de quelque chose. Le déroulement sans fin des vagues qui blanchissent dans la nuit, pénètrent dans les caissons avec un raffut. On distingue les points blancs des phares le long de la côte, et seulement des plages comme des trous noirâtres. .On pêche, on entend le raffut marin, on est là, on a abouti là, détachés de tout, surpris par tout, l’air froid, humide, les vagues, le sous-les vêtements trempés , la haute mer et ses monticules blanchâtres , les semelles glissent , un paquet de cigarette oscille dans l’eau, l’océan fouille dans les caissons.

Chacun s’enfonce lentement dans le froid, recroquevillé. De l’angle où je suis, j’aperçois Varennes, Joachim , Gusewski -fils- de-mineur,et Morel parlent un peu,puis pas du tout. On échange des cigarettes puis des mégots , on s’apelle d’un bout du caisson à l’autre. Joachim signale une luminescence bizarre:banc de poissons ? plaque métallique dégradée ?Varennes raconte qu’il a trouvé quelques cervicales sur le sable de Ouistreham ,face au casino, et qu’on pouvait jouer aux osselets avec. Elles sont dans la boite à gants de la 4L

Jason, dans un minutieux travail de précision se sert de son canif comme d’un crayon pour graver son nom dans la ferraille. Gusewski prépare des hameçons. Nous, les amis si proches du mort, nous sommes réduits à un rôle de témoins impuissants, nous devenons un groupe écrasé par ce qui est arrivé, la mort de notre ami éveille en nous des peurs, comme si tout le négatif de nos vies futures pouvait appraitre, là, dans un petit cercle de lampe de poche, là où on prépare des hameçons. On boit un peu de calva, on reste dans le creux de la nuit, avec un bout de cigare éteint, les yeux fixés sur l’obscuritéL’assaut des vagues, les tourbillons de pluie qui s’alternent en sens inverse, tout ça nous rince, nous essore, des nappes blanches d’écume surviennent en fracas et firlent des espaces laiteux dans la nuit.. Nous sommes repartis au petit jour, avec peu de poisson, nous tous démolis de fatigue, trempés , transis. Sur le petit teuf-teuf qui nous ramenait vers la côte, on ne s’est pas beaucoup parlé.