Octobre 1953, les horloges s’arrêtent. Les mois et les années ne passent plus. Dans le dortoir on entend la cloche à 6h30. Le pion arrache couverture et draps, les rêves de douceur avec. Les taches de rousseur de mon voisin de lit m’intriguent. Le gel blanchit les fenêtres. Le jeudi après-midi, sur la route de Trun, si droite et désolée, on découvre l’alternance des saisons. Des corneilles. Dans la forêt aux feuilles d’or on déterre des balles des fusils US, qu’on dévisse pour récolter une poudre encore sèche, versée dans des tubes d’aspirine. Fusées sifflantes dans le vide du ciel. Mon ami Jacques déterre des boites de munitions avec une croix gammée.
Sous un étroit pont de pierre envahi de roseaux on est trois à feuilletter Paris-Match : soldats en chapeau de brousse, visages creusés, regards fiévreux, l’Indochine. Plus tard, ce sera un album avec des photos des camps nazis, un type squelettique, on découvre le torse nu d’un spectre ,un peu de peau collé sur une cage thoracique. ce fantôme tient le bas de son pantalon rayé et nous regarde . L’album est caché sous un matelas dans le dortoir du premier.
Pendant des années le réfectoire et ses tables octogonales, le pot métallique au milieu et son odeur de café , la peau du lait frisonne . La baie vitrée ressemble à une véranda, elle donne sur les deux rangs marronniers de la cour numéro 2,celle des cours de gymnastique.
La cour numéro 1, celle de plein vent, offre la pauvreté des murs, le préau , les longs bâtiments mornes aux huisseries neuves . Toutes ces es fenêtres me regardent , innombrables, et , à force de les regarder je vois un long mur de plus en plus blanc qui m’absorbe. Le grillage qui protège les réserves de l’économat retient , suspendues, de minuscules carapaces blanchâtres des insectes. Je souffle sur les ailes transparentes.
Le froid s’est figé en moi,il y restera des années.

Je me réfugie dans le vieux pull rouge vineux en boule dans le casier de l’étude, dans aussi une carte postale d’une montagne suisse, envoyée par une fille que j’ai vu à peine à Noel. L’air glacé des couloirs . A propos de filles, elles passent en socquettes blanches tout au fond du couloir. Un mirage. Le Sacré Cœur. L’autel. Des bagues de fiançailles pour certaines d’entre elles. Déjà. Ma sœur a l’air tellement sérieuse que je ne la reconnais pas.
Peu ou pas d’amis. L’humus des feuilles pourries, blanchies de givre sont craquantes sous la paume des mains, quand je fais des « pompes »,voilà la vraie complicité , comme dans un cloitre qui offre au visiteur la tendre courbe de ses voûtes. Des refuges pendant les heures d’étude : la boite de compas et ses petits ustensiles métalliques qui brillent incrustés dans le velours noir, le Lagarde et Michard du XIXème siècle feuilleté, écorné, la couverture tachée de confiture, volume démantelé, re-scotché, avec de paperolles et notes diverses , et les pages Musset annotées au crayon Bic, celles de Hugo au stylo encre bleue . Le portrait de Stendhal tient à peine, il est dû au suédois Sodermark. Stendhal se présente en austère costume noir officiel. L’infime trait rouge de la légion d’honneur sur le revers de sa vareuse m’attire, c’est un signe secret , de quoi ? De sa blessure sentimentale jamais guérie ? De son ennui de vivre surveillé par les hommes du Vatican ? D’être déjà dans le flux de sa mort ? Il me suit partout ce portrait. Visage boursouflé , lèvres minces, regard aigu perçant, le Consul me fixe. Il m’accompagnera des années , dans les salles d’étude, caché dans mon porte-document de cuir brun tabac avec ses griffures du chat de la cuisinière .Ce portrait me suivra dans les pluies de la route de Paris, dans la penderie de la salle de sports, dans l’abri aménagé sous les combles, dans la salle 24 B où l’on projette les diapos de « Connaissance du monde », o les crocodiles m’ ennuient , le portrait est également dans l’odeur de copeaux de bois de l’atelier de menuiserie du mardi matin, dans la poche de mon duffle-coat jusqu’à cette miraculeuse année du bac quand tombe des nues la prof d’anglais, pin-up en jupe tweed dont la poitrine se tient si bien dans son chemisier.

Stendhal, je le dessine à la mine dure sur des carnets quadrillés, sur du papier Canson grenu , sur les feuilles translucide et gaufrées d’un papier japonais, je le retrace à l’encre de Chine pendant un cours de dessin . J’abandonne les fusains et le redessine à coup de gomme et de crayon gras. Le papier se déchire, j’entends les filles jouer au volley , leurs cris aigus dans la cour numéro 2, je les entends encore.
Route de Trun . Le morne paysage des champs dévastés par l’hiver jusqu’à l’horizon . Promenade obligatoire. M’sieur ! On peut fumer ?
Dans l’enfermement hivernal, le soleil n’émerge plus qu’à peine au dessus du préau, j’oublie les les bêtes, les foules, les fetes, je n’ai n’ain plus aucune idée des bords de mer, ni des bals de campagne. Dans la salles d ’étude sous les globes pâles , mon meilleur ami somnole, les jambes trop grandes et les pieds dans des tennis sans lacet. Ses bras repliés attendent la prochaine Révolution d’octobre. Allongé sur un banc de bois de la piscine , dans les fragments lumineux des reflets de l’eau, il se regarde les testicules, il me parle de Lénine et me confie qu’il volé la 404 vert pâle de son père. un week end entier. Je suçote ma lèvre inférieure gercée.
En classe de première, je peux sortir le jeudi. Suis reçu par une « correspondante » qui doit me surveiller. Belle demeure bourgeoise. Grandes pièces, hauts plafonds. Rayonnages de bibliothèque, papier peint à reflets argentés ,un piano fermé la baie, le jardin. Sur la commode , trône une de ces pendules sous globe avec un balancier à quatre boules d’or qui pivotent tandis que je caresse le coude de la jeune fille de la maison. La délicieuse anxiété, les pas de la mère qui marche à l’étage supérieur. La piquante odeur d’encaustique. Quand je caresse la blonde Agnès ,elle renverse la tête en arrière, ferme les yeux, toute molle, j’ose à peine toucher ses lèvres pleines. Je ne me souviens que de mon anxiété. C’est déjà l’heure. La mère du haut de l’escalier crie : c’est l’heure Agnès !… Raccompagne ton ami !..La jupe , alors, avec le tissu remonté quand elle se lève, révèle la blancheur de deux genoux trop lisses et trop blancs pour être vrais.
A nouveau, tant de fenêtres alignées, la crinière noire d’une fille venue de Grèce qui zozote le Français comme une langue étrangère et balance des hanches quand on bavarde avec elle au milieu de l’escalier . Guerre d’Algérie, encore et toujours, le mince volume blanc de « La question » d’Henri Alleg glisse sous les lits. Pauvres camarades envoyés dans les djebels.
La journée se répète au son de la coche dans la cour. Les externes garçons, bien fringués, passent prés de nous avec leur arrogance si facile , leur blousons et rejoignent les filles à la sortie. Pétarades de leurs mobylettes. Moi je compte les éraflures du mur. Je rejoins la salle de physique chimie, guette longtemps un verre d’eau laissé sur une étagère car une tache de soleil se projette au milieu du liquide et le reflet bouge à peine . Je renverse le verre et pense aux années avant ma naissance. Courir dans les étages en renverser toutes les chaises. Le sentiment que quelqu’un d’autre vit en moi, ma chair aboie et va tout saccager.
Au milieu de la nuit, dans le complot de ceux qui ne dorment plus, avec une bouteille de Muscadet entre les jambes , on rêve à quatre, dans la céramique des douches, sur des magazines pornos. Tempête au dehors. La densité de la nuit, alors, nous comble. On reste en extase. Le doux capitonnage des filles . Leurs lèvres molles, l’ombre douce entre leurs seins . Comment font elles ? L’azur est pour elles, tout est pour elles, le portail ouvert sur la ville , les flirts, leur manière de tirer sur leurs jupes. Nous, on a l’automne, la Toussaint, la Nouvelle année, les Rameaux, la merde quoi.
Oh, c’est déjà fini ? J’avais envie que ça dure encore longtemps… J’y étais presque, ailleurs, dans ce temps, dans cette peau de garçon, dans ce froid de l’internat, dans cette découverte des genoux blancs des filles et de leurs lèvres molles. Et ce livre soudain, ce Lagarde et Richard tout écorné. Et Stendhal. Ses préférences, déjà. Sont-ce ses rêves ou les miens ? On se reconnaît entre pensionnaires… Nous, ce sont les garçons qui nous faisaient rêvasser pendant les longues études avant les envolées chahuteuses dans les couloirs.
Ce texte est tellement alchimique… Il est fait de mots et pourtant c’est l’or fiévreux d’une adolescence qui nous submerge en le lisant. Quel voyage… Merci à qui ? à l’homme qui se souvient ou à l’enfant dégingandé, tout moite de désirs qui feuillette une revue pleine de filles nues qui est revenu le surprendre pour l’entraîner là-bas ou ça a été ? Ça tremble de lire ces lignes. Ce n’est pas du toc.
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