Le dortoir

Extinction des feux . Mon copain Frédéric compte les croûtes de son psoriasis sur son coude , puis il colle du sparadrap sur ses orteils écorchés . Ras le bol du sport dit-il. Il juge mes poèmes « bien moyen », ce qui est pire que tout. Je l’admire. Avec ses grands mains et ses poils roux il joue Liszt merveilleusement dans la salle de musique qui a un plafond bas et un air surchauffé poussiéreux. Un buste de Mozart placé sur un harmonium ressemble à du saindoux sculpté . Frédéric a le droit de jouer le jeudi par dérogation exceptionnelle du proviseur et je me demande par quel marché et tractation sournoise ses parents ont obtenu ce privilège.

Le pion regarde sa montre et répète  : extinction des feux ! Ténèbres. Chuchotements d’un lit à l’autre, soupirs, toux rauques, crépitement doux de la pluie, des pommes roulent sur le parquet, rigolades étouffées, lampes de poches sous les draps, balises dans l’obscurité. Luttes enfantines qui s’apaisent, quelqu’un cherche son sexe entre les draps, puis rien. Je pense au garage où mon père travaille. Une Buick parmi des Aronde et des 4CV. Puis le silence de la nuit commence. La pluie forme un étang sur le terrain de volley. Flaques d’eau frissonnantes dans la cour N° 2.Silence des sommeils alignés, à peine quelques soupirs, l’averse crépite faiblement dehors. Je pense à cet infini vert et salé de la mer qui n’exprime rien et nourrit mon imagination. Je pense à Anne, la fille si pâle du receveur des impôts. Elle est la première à venir vers moi chaque matin , sous le porche, apportant cet air vif et libre de la ville ; sa présence et son approche me donnent espoir qu’il y a une vraie indulgence chez les fille. Sa manière de m’abandonner une main nonchalante ,légèrement moite, ressemble à un aveu de tendresse. Anne, le visage blanc neigeux , assez enfoui dans ses cheveux a remonté aristocratiquement son grand col de manteau chiné et me laisse sa main molle et tiède avec une insistance qui me trouble. C’est comme un rêve intense et furtif .

Je revois mes parents qui chuchotent la nuit dans la 404 .La merveilleuse douceur à l’intérieur de la voiture, l’air chaud sur les chevilles, le faisceau pâle des phares qui fait surgir la route de Cabourg comme une allée blanche, la luminescence verdâtre du tableau de bord , le profil de ma sœur qui somnole et les ombres énormes des parents sur la banquette avant. Mon père se penche vers ma mère et chuchote longuement , ils sont comme deux fantômes qui complotent tandis que la route dévoile la ligne écumeuse d’un bord de plage. Dans le doux battement des essuie- glace , la 404 suit la route de Cabourg vers Houlgate, et dans les vitres viennent parfois trembler des silhouettes massives des villas à clochetons. L a chevelure de ma mère reste longtemps penchée vers le col de pardessus de mon père. Ils parlent à voix basse de manière à ce qu’on ne puisse pas comprendre. Méfiance. Un couple scellé dans ses histoires s’isole et ne saurai rien de leur intimité , même après leur mort. Ils s’abandonnent à leurs secrets et nous en privent.

La route côtoie la ligne de chemin de fer , la mer apparaît sous une grande clarté lunaire. Je me demande s’il est vrai que les parents , tous les parents complotent contre leurs enfants . Frédéric qui vit dans une famille décontractée, marrante, bordélique, m’assure que non, j’ai du mal à le croire. Quand mon père glisse une de ses mains dans le cou de ma mère, je suis persuadé que le complot a bien eu lieu devant moi, chaud, moite, dégoûtant. Heureuse sœur qui somnole et ignore tout de cette conspiration. L’entente entre mes parents contre nous deux subsistera en moi ,blessure ouverte, jusqu’à l’âge adulte. L’aiguille du compteur penche et oscille vers la gauche, tandis que la route rétrécit et que des bois touffus nous enfoncent dans une voûte de feuillage.

Les émotions de la journée clignotent de plus en plus faiblement .Les enfants dorment déjà, c’est l ‘heure de l’évasion. Tu rejettes le drap et la couverture et dans une belle torsion , tu grimpes sur le montant du lit, puis sur le radiateur, puis sur l’armoire métallique, tu atteins le plafond d’un blanc laiteux et tes doigts trouvent la trappe. Tu soulèves avec précaution ce carré de bois étonnement léger (isorel?) et par une traction qui te semble acrobatique tu accèdes à ces innombrables poutres qui jalonnent ce tunnel de ténèbres. Jacques et Frédéric te rejoignent. La charpente du dortoir nous engloutit dans un long espace sombre qui sent la poussière le vieux bois. . On se croirait dans l’entrepont d’un navire. Le vent et ses rafales apportent une note orageuse romantique à cet endroit. J’ai l ‘impression que tout le poids du ciel pèse sur la charpente qui craque . C’est la grotte prodigieuse, l’antre sacré de notre Club. Les Chiche Capon de Pierre Véry ne sont pas loin.

Nous nous réunissons et nous fumons sous cet enchevêtrement de poutres . Le danger vient quand on marche avec précaution : cette fine couche de lattes de bois et de plâtre qui forme le plafond est fragile. Il suffit d’un poser le pied dessus pour sentir la fragilité de ce réseau de fines baguettes saisies dans ce plâtre.

Nous avons frôle le drame un jeudi soir quand le pied gauche de Frédéric s’était appuyé sur le lattis au risque de crever le plafond et de réveiller le dortoir.

Quand nous braquons nos lampes de poche sur  » l’ îlot de camping » apparaît ,splendide dans l’obscurité. Le refuge est fait de deux couvertures kaki mal clouées sur une solive . Un jeu de fléchettes et sa cible de liège tricolore sont suspendues plus loin. Deux cartons à dessins forment notre table de jeu. De notre dernière rencontre il subsiste des épluchures de noix, des cendriers Byrrh pleins de mégots, un carnet avec nos gains, des morceaux de bougies, trois bouteilles de Muscadet dont deux vides, des verres Pyrex (fauchés dans les cuisines) un pot de rillettes, des lunettes Ray-bahn genre pilotes de ligne . La merveille des merveilles trône au milieu : un poste à transistors Philips, avec son clavier à touches.Il est couleur vert amande , cadran beige. Le tissu argenté de son haut parleur est orné d’un écusson rouge émail. Quand on l’allume, ça apporte des bouffées de crachotements, des sifflements, un crépitement de parasites. Frédéric manipule l’aiguille de son cadran carré. vivons alors des heures intenses dans cette clandestinité.

On revit chaque nuit des heures magiques dans notre refuge planté au milieu des poutres que l’obscurité agrandit. Nous sommes définitivement à l’abri des pluies qui tambourinent et des adultes qui se croient tout permis dans la journée. On apporte des camemberts, des paquets de Gitanes , souvent aussi une pochette d’Amsterdamer pour l’unique pipe recouirb ée façon Sherlock Holmes. Ce tabac nous fait baigner dans une fumée qui sent le miel et les grands ports. On garde d un tube de lait condensé et deux jeux de cartes dans une boite de pastilles Vichy piquetée de rouille. On commente les évènements marquants de la journée , les voix aiguës d’une dispute dans la salle des profs , les grotesques réprimandes du « surgé » contre un sixième complètement paumé qui a souillé sa culotte. On revient souvent sur le scandale des sardines imbouffables de de la semaine dernière et la distribution de cacahuètes en guise de dessert,comme si nous étions des singes. Frédéric remet son Lénine sur le tapis, et le marxisme qui va tous nous sauver. Et Jacques lui fait remarquer que, fils d’un négociant en «  vins et spiritueux » possédant un long magasin rutilant de la rue de la République une camionnette de livraison, un manoir pas loin de la route de Paris, avec un court de tennis, il serait privé d’héritage sous un tel régime. Jacques s’empare alors du poste à transistors , l’allume et faut pivoter la longue aiguille du cadran  : au milieu d’un concert de parasites et de voix étrangères lointaines surgit soudain le son pur, clair, stratosphérique , d’un violon.Une mélodie vibre vers les aigus. Ce fil d’or dans le silence nous ébahit.

-Concerto en ré majeur de Beethoven,dit sobrement Frédéric .

Nous restons saisis d’admiration devant cette érudition. L’éther et la vaste nuit nous apportent , intacts, l’humanité chaleureuse de Beethoven. La musique nous recolle à la vraie vie. Ce violon qui s’envole vers un aigu limpide nous délivre de notre existence entravée, grise ,terne et répétitive de pensionnaire . Ce cadran Philips mal éclairé nous confie le message Sacré de l’Art. La musique cette nuit là me transporte vers l’univers élégant d’une salle de concert à l’ancienne, avec baignoires à moulures, nymphes au plafond, orchestre uni dans la solennité des smokings , invités à jabots, diplomates à rouflaquettes , têtes couronnées, princesses décolletées , cuivres rutilants et belles violonistes aux bras souples. Une salle obscure en train de communier.

-Les meilleurs chefs orchestre sont russes ! assène Frédéric. Et le meilleur violoniste au monde est David Oïstrakh !..Écoutez ce phrasé.

On écoute. Je sais où Frédéric va nous entraîner, nous expliquer une fois de plus la suprématie du monde communiste.

Autre sujet de fierté de notre club  : la pile des albums Buck Danny. Ils sont soigneusement rangés par numéro. On est tous fanatiques de ces récits de guerre : voix grésillantes des aviateurs américains dans le ciel de Corée, ils crient dans leurs cockpit,« Attention Tuckson !!!  Mig à 10 heures !!!!. » . Jacques préfère la bataille d’Angleterre avec Spitfire à cocardes, Focke Wulf à croix gammées sur le fuselage , et les longues traînées blanches gazeuses laissées par les bombardiers en haute altitude qui filent vers Londres. Notre groupe nage dans la mythologie des combats aériens. Nos villes détruites normandes y sont pour quelque chose. Pistes de décollage et herbe rase, baraquements et manche à air, gants fourrés , coups de palonnier, l’aile et sa cocarde qui bascule et pique vers les flots gris de la Manche un minuscule cargo en bas. Le père de Jacques est le héros , son fils a humé son courage dans la penderie, dans le tissu sombre et rêche et les insignes dorés du blouson accroché au cintre .Nos père resteront à jamais des « rampants ». Sur une photo découpée dans un journal Jacques l nous a montré un grand type maigre et blond, qui trimballe un harnais ou un gilet se sauvetage sur l’épaule. Il pose sur une piste de ciment clair. Son père, vraiment aviaterurt ? Nous en avons douté quand on a vu son vrai père, grassouillet, boudiné dans un costume Belle jardinière une cravate ficelle, et une chemise à col de nylon jauni , c’était quelqu’un de courtaud qui devait porter des bretelles et être frileux. Et puis, ces yeux pleins de bonté ,quand il nous serra la main, ça ne collait pas avec l’image que nous avions du héros de la bataille d’Angleterre.

Nos conversations ne portaient jais sur notre avenir, on s’en foutait. On souhaitait simplement l’arrêt de la guerre d’Algérie avant notre incorporation. Nous retions étions immergés dans le passé, nos familles habitant au milieu des ruines. Déjeuners interminables du dimanche en famille pour raconter l’Occupation et les bombardements du Débarquement tout en sirotant des ballons de Calvados. Le sang et la poussière de la rue Saint-jean traversaient encore la salle à manger.

-Ma grand-mère , dit Frédéric , a traversé deux étages le 7 juillet, au moment où elle prenait un cachet d’aspirine.

Nos parents entendaient encore les sirènes et le bruit de frelons des bimoteurs dans les nuages.

-Quand je pense que ce collège c’ était un ancien couvent. 

-Dans le couloir qui mène aux caves, dit Jacques il y a des phrases en allemand.

-Ouais, elles sont comme écrites au charbon de bois.

– En lettres gothiques, dis-je.

Jacques tire sur sa bouffarde et regarde la fumée qui s’élève en un rond parfait qui erre sous la charpente .On entend le grésillement infime du tabac qui se consume.

-Il est deux heures vingt,dit Frédéric.

-Faut redescendre.

On dégringole avec précaution, par la trappe après avoir vérifié que les mégots soient bien éteints.

Pension

Octobre 1953, les horloges s’arrêtent. Les mois et les années ne passent plus. Dans le dortoir on entend la cloche à 6h30. Le pion arrache couverture et draps, les rêves de douceur avec. Les taches de rousseur de mon voisin de lit m’intriguent. Le gel blanchit les fenêtres. Le jeudi après-midi, sur la route de Trun, si droite et désolée, on découvre l’alternance des saisons. Des corneilles. Dans la forêt aux feuilles d’or on déterre des balles des fusils US, qu’on dévisse pour récolter une poudre encore sèche, versée dans des tubes d’aspirine. Fusées sifflantes dans le vide du ciel. Mon ami Jacques déterre des boites de munitions avec une croix gammée.

Sous un étroit pont de pierre envahi de roseaux on est trois à feuilletter Paris-Match : soldats en chapeau de brousse, visages creusés, regards fiévreux, l’Indochine. Plus tard, ce sera un album avec des photos des camps nazis, un type squelettique, on découvre le torse nu d’un spectre ,un peu de peau collé sur une cage thoracique. ce fantôme tient le bas de son pantalon rayé et nous regarde . L’album est caché sous un matelas dans le dortoir du premier.

Pendant des années le réfectoire et ses tables octogonales, le pot métallique au milieu et son odeur de café , la peau du lait frisonne . La baie vitrée ressemble à une véranda, elle donne sur les deux rangs marronniers de la cour numéro 2,celle des cours de gymnastique.

La cour numéro 1, celle de plein vent, offre la pauvreté des murs, le préau , les longs bâtiments mornes aux huisseries neuves . Toutes ces es fenêtres me regardent , innombrables, et , à force de les regarder je vois un long mur de plus en plus blanc qui m’absorbe. Le grillage qui protège les réserves de l’économat retient , suspendues, de minuscules carapaces blanchâtres des insectes. Je souffle sur les ailes transparentes.

Le froid s’est figé en moi,il y restera des années.

Je me réfugie dans le vieux pull rouge vineux en boule dans le casier de l’étude, dans aussi une carte postale d’une montagne suisse, envoyée par une fille que j’ai vu à peine à Noel. L’air glacé des couloirs . A propos de filles, elles passent en socquettes blanches tout au fond du couloir. Un mirage. Le Sacré Cœur. L’autel. Des bagues de fiançailles pour certaines d’entre elles. Déjà. Ma sœur a l’air tellement sérieuse que je ne la reconnais pas.

Peu ou pas d’amis. L’humus des feuilles pourries, blanchies de givre  sont craquantes sous la paume des mains, quand je fais des « pompes »,voilà la vraie complicité , comme dans un cloitre qui offre au visiteur la tendre courbe de ses voûtes. Des refuges pendant les heures d’étude : la boite de compas et ses petits ustensiles métalliques qui brillent incrustés dans le velours noir, le Lagarde et Michard du XIXème siècle feuilleté, écorné, la couverture tachée de confiture, volume démantelé, re-scotché, avec de paperolles et notes diverses , et les pages Musset annotées au crayon Bic, celles de Hugo au stylo encre bleue . Le portrait de Stendhal tient à peine, il est dû au suédois Sodermark. Stendhal se présente en austère costume noir officiel. L’infime trait rouge de la légion d’honneur sur le revers de sa vareuse m’attire, c’est un signe secret , de quoi ? De sa blessure sentimentale jamais guérie ? De son ennui de vivre surveillé par les hommes du Vatican ? D’être déjà dans le flux de sa mort ? Il me suit partout ce portrait. Visage boursouflé , lèvres minces, regard aigu perçant, le Consul me fixe. Il m’accompagnera des années , dans les salles d’étude, caché dans mon porte-document de cuir brun tabac avec ses griffures du chat de la cuisinière .Ce portrait me suivra dans les pluies de la route de Paris, dans la penderie de la salle de sports, dans l’abri aménagé sous les combles, dans la salle 24 B où l’on projette les diapos de « Connaissance du monde », o les crocodiles m’ ennuient , le portrait est également dans l’odeur de copeaux de bois de l’atelier de menuiserie du mardi matin, dans la poche de mon duffle-coat jusqu’à cette miraculeuse année du bac quand tombe des nues la prof d’anglais, pin-up en jupe tweed dont la poitrine se tient si bien dans son chemisier.

Stendhal, je le dessine à la mine dure sur des carnets quadrillés, sur du papier Canson grenu , sur les feuilles translucide et gaufrées d’un papier japonais, je le retrace à l’encre de Chine pendant un cours de dessin . J’abandonne les fusains et le redessine à coup de gomme et de crayon gras. Le papier se déchire, j’entends les filles jouer au volley , leurs cris aigus dans la cour numéro 2, je les entends encore.

Route de Trun . Le morne paysage des champs dévastés par l’hiver jusqu’à l’horizon . Promenade obligatoire. M’sieur ! On peut fumer ?

Dans l’enfermement hivernal, le soleil n’émerge plus qu’à peine au dessus du préau, j’oublie les les bêtes, les foules, les fetes, je n’ai n’ain plus aucune idée des bords de mer, ni des bals de campagne. Dans la salles d ’étude sous les globes pâles , mon meilleur ami somnole, les jambes trop grandes et les pieds dans des tennis sans lacet. Ses bras repliés attendent la prochaine Révolution d’octobre. Allongé sur un banc de bois de la piscine , dans les fragments lumineux des reflets de l’eau, il se regarde les testicules, il me parle de Lénine et me confie qu’il volé la 404 vert pâle de son père. un week end entier. Je suçote ma lèvre inférieure gercée.

En classe de première, je peux sortir le jeudi. Suis reçu par une « correspondante » qui doit me surveiller. Belle demeure bourgeoise. Grandes pièces, hauts plafonds. Rayonnages de bibliothèque, papier peint à reflets argentés ,un piano fermé la baie, le jardin. Sur la commode , trône une de ces pendules sous globe avec un balancier à quatre boules d’or qui pivotent tandis que je caresse le coude de la jeune fille de la maison. La délicieuse anxiété, les pas de la mère qui marche à l’étage supérieur. La piquante odeur d’encaustique. Quand je caresse la blonde Agnès ,elle renverse la tête en arrière, ferme les yeux, toute molle, j’ose à peine toucher ses lèvres pleines. Je ne me souviens que de mon anxiété. C’est déjà l’heure. La mère du haut de l’escalier crie : c’est l’heure Agnès !… Raccompagne ton ami !..La jupe , alors, avec le tissu remonté quand elle se lève, révèle la blancheur de deux genoux trop lisses et trop blancs pour être vrais.

A nouveau, tant de fenêtres alignées, la crinière noire d’une fille venue de Grèce qui zozote le Français comme une langue étrangère et balance des hanches quand on bavarde avec elle au milieu de l’escalier . Guerre d’Algérie, encore et toujours, le mince volume blanc de « La question » d’Henri Alleg glisse sous les lits. Pauvres camarades envoyés dans les djebels.

La journée se répète au son de la coche dans la cour. Les externes garçons, bien fringués, passent prés de nous avec leur arrogance si facile , leur blousons et rejoignent les filles à la sortie. Pétarades de leurs mobylettes. Moi je compte les éraflures du mur. Je rejoins la salle de physique chimie, guette longtemps un verre d’eau laissé sur une étagère car une tache de soleil se projette au milieu du liquide et le reflet bouge à peine . Je renverse le verre et pense aux années avant ma naissance. Courir dans les étages en renverser toutes les chaises. Le sentiment que quelqu’un d’autre vit en moi, ma chair aboie et va tout saccager.

Au milieu de la nuit, dans le complot de ceux qui ne dorment plus, avec une bouteille de Muscadet entre les jambes , on rêve à quatre, dans la céramique des douches, sur des magazines pornos. Tempête au dehors. La densité de la nuit, alors, nous comble. On reste en extase. Le doux capitonnage des filles . Leurs lèvres molles, l’ombre douce entre leurs seins  . Comment font elles ? L’azur est pour elles, tout est pour elles, le portail ouvert sur la ville , les flirts, leur manière de tirer sur leurs jupes. Nous, on a l’automne, la Toussaint, la Nouvelle année, les Rameaux, la merde quoi.

Les grandes marées


Les grandes marées sont revenues. L’estuaire de la Rance prend des reflets d’étain . Aucun vent. Luminosité douce. Les voix parviennent de loin, claires, serties dans l’air froid vers la cale et la tour Solidor. Dans le promontoire rocheux d’Aleth, et sa pinède, la matinée est flottante et indolente .Place Saint-Pierre garçon de café aligne bien les chaises de rotin le long des tables, en clignant de l’œil pour voir si la perspective est bonne.

Quand je descends vers les Sablons, l’eau du port ressemble à une surface de plomb avec, parfois un imperceptible gargouillis proche des pierres mouillées. La marée de 109 a apporté ce matin un paillasson d’algues brunes, semé par des éclats blancs d’os de seiche et aussi pas mal de carcasses d’araignées de mer qui ressemblent à des débris calcaires. Pas mal de pattes éclatées d’un curieux rose délavé jonchent des amas d’algue. Tout au long de la digue, de fines colonnes de bulles montent d’une eau trouble.

Quelques mouettes se balancent au gré du flot mou comme des jouets en plastique. Deux cormorans, ailes déployées, préfèrent les balises.

Sur la zone de carénage des retraités en shorts décolorés et tongs aspergent les coques de leur voiliers avec une eau sous pression qui crépite et s’éparpille en nuages brumeux vers d’autres coques sur cales ou les carrosseries du parking . Il y en a un assez âgé, voûté, cuisses maigres à faire peur, anneaux aux oreilles et catogan, qui pousse son voilier dans l’écume poreuse puis sautille maladroitement pour monter à bord. Ses jambes , curieuses branches mortes, sont brûlées et noircies par le soleil.

A la terrasse du café « Les filles d’Aleth », une tablée de retraités en polos et pantalons larges d’un rouge passé commente le procès de Cedric Jubilar et se divise en deux camps, ceux qui croient à son innocence et les plus nombreux qui ont la certitude de son crime et regrettent l’abolition de la peine de mort.

Les cigarettes écrasées s’accumulent dans les cendriers. Un grand type crâne rasé, abrité derrière les pages de « Ouest-France » annonce qu’il a acheté « ses premières coquilles saint-jacques de la saison » tandis qu’un autre, en veston de tweed, un visage mou sous une chevelure argentée parfaitement peignée, obtient le silence autour de la table.il prophétise que lui, ancien banquier, tient l’information secrète et le bon tuyau : une partie de l’épargne française va être transformée en « obligation d’état » .Consternation autour de la table.Les flux et reflux du silence s’emparent de la tablée.L’un essuie ses lunettes en formant de la buée sur les verres. Apparaît alors chancelante, une petite vieille perchée sur des hauts talons. Elle vient serrer cérémonieusement les mains de ces messieurs en accordant que l’extrémité de ses doigts comme une princesse de sang. Elle porte toujours la même robe de dentelle qui ressemble à une vieille combinaison fripée sortie du lave linge. Cette pauvresse qui marche par de curieuses saccades se dirige vers le bar pour remplir une grille de PMU. Le temps défile à vide tandis que l’un tapote sur son téléphone et qu’un autre grommelle « Tiens,  Faye Dunaway » vient plut tôt ce matin.Tu connais son mari ? »  Un autre décide de commander un grand crème, comme pour rompre la pesanteur de cette table rendue muette par la prophetie du banquier.

Les verres de rosé tremblent au soleil pâle.

Je remonte vers la Mairie, en savourant ces promenades sous un ciel serein ,en train de devenir d’un gris mat épais sous une fine couche de nuages.

Certains matins, l’estuaire est lisse comme un lac Léman, d’autres jours ce sont des vagues courtes qui multiplient à l’infini les entailles d’argent vers Dinard et la ligne fine du cap Frehel. De curieux canaux d’eau noire serpentent vers le barrage de la Rance. Il m ‘intriguent d’autant qu’ils charrient des bandes étroites d’ écume sale d’une mousse pisseuse qu’une brise écrête.

Quand, vers midi, j ‘accède aux remparts qui dominent le Grand Bé , aucun chalutier à l’horizon, ni voile, ni ferry, le vide ,la solitude, le désert d’eau. Il y a deux ans vers les Thermes je m’étais installé sur un banc et , dans une curieuse moiteur laotienne , je lisais chaque après midi « Barrage contre le Pacifique » de Duras, en voyant défiler tous les couples à chiens. Bel été.

Hier, j’ai lu   une bio de François Nourissier, « Au cœur des Lettres françaises », d’un universitaire François Chaubet. Pendant toute la lecture de cet ouvrage dont le sérieux ressemble à quelque chose d’une patience scolaire, je me dis qu’il est paradoxale, presque comique, de construire une biographie sur un écrivain qui a labouré dans tous les sens sa propre vie. Nourissier est unique pour avoir réussi une vaste biographie qui sonde jusqu’à l’infinitésimale ses malaises. Il a tout sondé, parcouru, vérifié depuis sa prime enfance, orphelin de père très vite, élevé dans un milieu pauvre et aigre, jusqu’à s a réussite de grand Bourgeois devenu le grand Connétable des Lettres et l’arbitre des élégances dans la critique parisienne entre 1970 et 2000.

Ce fut édifié et construit avec un tel mélange de talent, de minutie, de sincérité écorchée, d’acharnement -pour écouter toutes les voix secrètes de sa mémoire- que la tentative Chaubet est presque indécente.

François Nourissier jeune, au temps d’ « Un petit bourgeois »

Nourissier a réussi (et qui d’autre ? Michel Leiris?) à remonter les sentiers qui accèdent à la secrète misère qu’on éprouve quand on est lucide sur soi pendant les insomnies  et les heures froides de sa vie .Notons qu’il n’est pas si aisé que ça de se familiariser avec soi même quand on a un stylo à la main, d’autant que cet examen de soi se déroule dans une période un peu mollassonne et prise dans des fatras de bavardages qu’on appelle « les trente glorieuses » ,période papelarde et pompidolienne, favorable aux promoteurs immobiliers et aux agences de voyages…. Notre Nourissier n’est pas particulièrement attiré par la politique, soucieux bien davantage de traquer les impressions fugitives, la volubilité, les retours, les corrections, les remords, et la souplesse de ce monologue intérieur qu’il se tient à lui-même et qu’il finit par nous faire partager, sans rien dissimuler de ses déchirures familiales , de ses propres lâchetés, ou bien brisant parfois l’omerta avec un certain culot de ce que les mœurs littéraires de Saint Germain-des-Prés répugnent à dévoiler. Voir « Le bar de l’escadrille ». Il y réussit sur plus de quarante ans…

Chapeau l’artiste!

Il y a toujours chez ce prosateur (avec la fluidité d’un beau gris Drieu La Rochelle, un blessé qui fascine) un côté confession de minuit en plein midi . Il y faut de la grâce, et surtout un opiniâtreté hors du commun. La tentative autobiographique Chaubet tourne court. Il finit, résigné, par ne plus concurrencer les sincérités et les aveux de son sujet d’étude, et multiplie des extraits des correspondances qu’entretenait Nourissier avec ses fidèles , dont je fus.

De toute façon les biographes s installent toujours dans une zone policière

J’éprouve bien sur quelques piqûres de vanité quand je retrouve deux ou trois passages de mes lettres à celui qui fut mon mentor au journal « Le point ». Cet homme fidèle fut présent dans les bons et surtout les mauvais moments de ma vie . Parfois, j’ai lu « Un petit bourgeois » et «  « La crève » , troublé que son passé ressemblât au miroir de ma vie. Je le relis régulièrement pour savoir où j’en suis.