Contrairement à ce qui a été écrit dans quelques articles, à propos de la réédition de deux « écrits » de Claude Simon , « Le tricheur » et « La corde raide » parus aux éditions du Sagittaire (en 1945 et 1947 ) et republiés en mars de cette année,aux éditions de Minuit (en un seul volume) l’auteur n’a jamais renié ces deux premiers romans. Il avait même eu l’intention de les inclure quand il a été question de publier ses œuvres complètes en Pléiade en 1994 .
Selon Mireille-Calle Gruber qui a fort bien présenté la réédition de « Le tricheur » et « La corde raide », Claude Simon a toujours considéré ses deux premiers romans comme une partie intégrante de son œuvre.
Découvrir ces deux textes est un vrai bonheur. Claude Simon est déjà tout entier dans son écriture puissante et touffue .
Dans « Le tricheur » il offre déjà des blocs de réalité, des fragments juxtaposés , des séquences aux descriptions ralenties, minutieuses, d’où émergent lieux, personnages, paysages qui seront sa marque. Il bouscule la continuité narrative classique , préférant la dissolution dans un flux de conscience avec ses stases. Il privilégie les sensations, le discontinu, souvenirs et arrière -monde dans une obsédante précision et intensité du regard. Jamais il ne quitte un monde concret.
Celui qui voulut être peintre le reste avec des mots. Chaque phrase possède sa couleur, sa surface, ses volutes et arabesques. Chaque sensation s’impose avec une présence neuve .
L’intrigue n’est pas passionnante. D’ailleurs Claude Simon donne le sentiment de s’y désintéresser soudainement C’est la fugue de deux jeunes amoureux dans un paysage de campagne . La jeune fille est sans doute mineure. Le garçon profite d’une sieste d ‘Isabelle pour repérer une gare d’où il pourra prendre le train avec elle. On ne sait pas trop si la jeune fille est consentante. Phrases surchargées, sensuelles, savoureuses, pour parcourir l’éblouissante surface du monde, avec savants changements de plans et perspectives , comme un cinéastes. Mais ici le temps n’est qu’ une suite d’instantanés. On trouve déjà dans « le tricheur »l’écriture exubérante qui désoriente par sa méticulosité, son foisonnement , et ce savant décousu qui déplaira à une catégorie de lecteurs, et critiques, mais en séduira d’autres…
Pïnget , Beckett et Claude Simon devant les Editions de Minuit
On voit déjà apparaître un thème essentiel : l’immutabilité des saisons et la beauté pastorale et virgilienne de la Nature opposée au chaos violent de l’Histoire.
La grande surprise vient de« La corde raide » publié en 1947.
Claude Simon au Stalag
Le texte offre une série de brèves épisodes autobiographiques rédigés dans une prose rapide, informative, qui n’a rien à voir avec le style fastueux auquel Claude Simon nous a habitué. Claude Simon revient sur l’évènement fondateur sur lequel se fonde son œuvre , cette journée du 17 mai 1940 telle qui l’a vécue: le massacre de son escadron en Belgique ,quand il quitte la route de Beaumont, et traverse un village saccagé et encombré de véhicules démolis et de cadavres d’hommes et de bêtes. Il décrit sèchement, presque en journaliste, sa guerre. La mobilisation, les séparations des soldats et de leur famille sur un quai de gare, la chevauchée de son escadron en rase campagne ,puis l’idiotie d’un chef , le carnage, la terreur, enfin l’ humiliation quand Simon est fait prisonnier puis envoyé ,dans des wagons à bestiaux, vers un stalag en Saxe, d’où Simon s’évadera.
A ces épisodes se mêle une réflexion sur la peinture et l’importance de Cézanne .Là il devient théoricien du regard, quand la vision ordinaire et réconfortante de la réalité cède à un effarement. Le traumatisme face à la mort immédiate change l a nature de ce qu’on voit et de qu’on ressent. S’affirme alors une discontinuité temporelle et spatiale. Ce 17 juin 40 a rendu dérisoire ce qui était le sentiment de sécurité dans lequel l’auteur avait baigné jusque là. On comprend mieux alors cet art fracassé, à la fois désenchanté et ébloui, ces formes, ces couleurs qui semblent avoir la puissance d’un écorché en peinture. Simon constate la faillite de l’humanisme, sa perte de foi dans les « avenirs radieux » et les consolations dérisoires de la religion. Impossible transcendance et bouffonnerie amère.
Quel texte ! On comprend que les illusions politiques idéalistes du jeune Simon furent ruinées par cet épisode; et dans le même élan, l’urgence de forger un outil romanesque neuf , qui soit à la hauteur de cette expérience traumatisante.
On se demande également pourquoi ce récit nu, irrépressible, comme écrit au sein des ténèbres. On a une partie du mystère résolu quand on sait que ce texte est dédié à cette Renée, la jeune femme aimée, qui choisit la mort le 7 octobre 1944 . « La corde raide » irradie d’une curieuse blancheur de ton avec ces drames vécus. Le chagrin ,pudiquement, se dessine en filigrane tout au long de cette une prose dans une sorte d’urgence d’un homme qui v se voit coupé de son passé .C’est un récit secret, un récit de minuit. Un homme jeune découvre, dans sa chair, le fond noir de la nature humaine.
Plus tard il développera dans « La bataille de Pharsale », dans « Les corps conducteurs » , « Les Géorgiques », ou »l ‘Acacia » ce chant à la foi funèbre, célébrant, et somptueux pour détailler des épisodes de sa vie, de celle de ses ancêtres, dans leurs demeures méridionales obsédantes , ces pièces qui gardent une odeur de fleurs fanées et de plâtre moisi, et une odeur de cierges éteints après une inhumation.
Claude Simon jeune devant une de ses peintures
On découvre la naissance d’un homme neuf, brûlé, dans lequel l écriture joue le rôle d’une renaissance secrète. La beauté immédiate du monde, le chant du monde , dans sa lumière vibrante , ses pluies, ses nuages, ses saisons, avec le miracle d’être vivant, soulève les dernières pages du livre, dans la continuité de la réflexion sur la peinture Cézanne. L’éloge de la chair féminine – à travers l’image des putains- boucle le texte dans une pirouette ironique émouvante
Voici les dernières lignes de « La Corde raide » : »Immobile, dans la nuit, à regarder la hasardeuse disposition des fenêtres allumées, rectangles peints en jaune orangé, écoutant le bruit d’un pas sur les boulevards, écoutant une femme qui rit quelque part, une musique, , écoutant l’arbre palpiter et s’ouvrir, pousser ses ramures à travers moi, m’emplissant les mains de ses feuilles , m’emplissant de sa voix chuchoteuse, les voix de ceux qui n’ont pas encore vécu, celle de ceux qui ont fini de vivre, les mêmes voix, les mêmes présences , toutes celles qui m’ont tellement donné, celle qui m’a donné une vie, celles qui m’ont donné la bouleversante tendresse de leurs chairs, celles qui m’ont aimé, celle qui m’a trop aimé .Les branches passent à travers moi, sortent par les oreilles, par ma bouche, par mes yeux, les dispensant de regarder et la sève coule en moi et se répand, l’emplit de mémoire, du souvenir des jours qui viennent, me submergeant de la paisible gratitude du sommeil. »
Pendant tout l’été, une des chaînes de OCS a rediffusé régulièrement « L’Avventura »(1960) d’Antonioni. J’ai revu ce film stupéfait.
Une occasion de redécouvrir ce film capital. La copie restaurée surprend dans la haute définition de l’image . Par exemple le travail d’Antonioni pour mettre en évidence la beauté minérale, les strates, les linéaments, les différences de densité des paysages siciliens. La passion du cinéaste pour les paysages gris sur gris dans leur dure minéralité, sur cette ile caillouteuse de Lisca Bianca (elle fait partie du groupe d’îles volcaniques des Éoliennes) permet au cinéaste de rappeler le vieux coeur indifférent de la terre qui couve jour et nuit, dans les ravins, les pentes caillouteuses, , préserve les choses secrètes -comme le ressac des vagues sur les rochers- qui nous fascinent, nous inquiètent depuis notre enfance ,comme si, dans ces images, quelque chose de sombre, d’oublié, passait entre les personnages pour leur rappeler leur caractère éphémère et leur errance , que renforce la disparition d’Anna, jouée par Léa Massari.
Toute la gamme des gris s’étale donc, se superpose sur cette île rocheuse. Les gris râpeux,ou le gris lisse et monotone de la mer , le côté éternellement inquiétant et morose d’une côte sauvage.Il met aussi en évidence la dérision des bavardages mondains des riches bourgeois sur leur yacht , un monde visiblement décrit comme superficiel avec des liens corrompus. Dans cette société d’ennui qui n’a pas besoin de travailler pour vivre, la disparition d’Anna va renvoyer chacun à sa solitude, sa nudité. Déjà Antonioni avait abordé ce thème de la défaillance des rapports humains de la bourgeoisie ultra riche (ici à Turin )avec « Femmes entre elles » (1955) avec son film adapté d’une nouvelle de Pavese « Entre femmes seules « publié en 1949 .
D’emblée, Antonioni entraîne le spectateur vers une terre nue au milieu duquel évolue un couple marqué par un désir perturbé et inassouvi. Dés que le groupe de riches romains quitte le yacht pour aborder sur une île , la parole abondante, le bavardage libertin, le marivaudage se tarit lentement, la conversation se transforme en appels lointains et cris sur les pentes venteuses de l’île. La disparition soudaine d’Anna (, qui restera une énigme ce qui choquera beaucoup les spectateurs du festival de Cannes..) ) fait prendre conscience au couple principal, Sandro (Gabriele Ferzetti) et Claudia (la blonde Monica Vitti) que la parole avait été jusque là gaspillée et dévalorisée. C’est une premier découverte capitale du film: la revanche du silence. Ce n’est plus la parole abondante et dévoyée du quotidien qui permet la communication, c’est au contraire le silence, il devient écoute, il devient énigme. Et comme par hasard le théâtre des visages ,si important chez Antonioni reprend de sa signification . Sandro et Claudia savent mieux se taire que les autres pour communiquer.
Et d’emblée, dès les premières scènes, Antonioni nous avait prévenu que Sandro ,comme tout italien bellâtre et dragueur,comme tout séducteur utilise la parole comme une stratégie de séduction bien rôdée .
Séquence dans un appartement romain, au bord du Tibre , :on voit Sandro (Gabriele Ferzetti), vaguement fiancé, faire le joli cœur sur un ton faux .Ce discours ironique décalé n’a aucune valeur auprès d’ Anna ((Léa Massari). Pour y couper court, Anna se déshabille. Sans un mot.
Seconde surprise :c’est le monde qui entoure le couple,les collines, mais aussi plus tard dans le film (ce road movie sicilien) les routes désertes, l’approche des villes ,les églises baroques de Noto, les bâtiments cubiques d’une ville nouvelle déserte , ces paysages qui exacerbent la solitude, ces horizons dégagés , ce vent , Noto vue d’un clocher, mettent le vide et le silence au centre du couple. Ces déplacements en train, en voiture, en taxi, à pied, font enfin respirer et vivifient le couple Sandro-Claudia.
La camera inspirée d’Antonioni écoute le paysage comme elle écoute les visages-paysages de Monica Vitti et et de Gabriele Ferzetti. Les deux personnages se cherchent d’abord entre les éboulements rocheux d’une île puis se séparent et se retrouvent, oscillent dans des sentiments mêlés, contradictoires , saisis par le cinéaste souvent dans leur énigmatique complexité, mais la disparition d’Anna qui scelle la quête dans sa vérité . Ce qui était mondain, ironique, sarcastique, second degré , superficiel s’évanouit . En cherchant la disparu,la fugitive Anna , le silence et inquiétude révèlent ce qui se cachait sous le train -train de la vie ordinaire ,qui n’est plus possible. Antonioni filme au plus prés cette détresse et cette recherche de vérité qui lie Sandro et Claudia juqu’à l’ultime image . Mais il y a davantage dans la manière de filmer Antonioni .Parfois, quand ce couple est dans une voiture, quand il marche l’un à coté de l’autre , quand il se trouve en face à face dans un chambre d ‘hotel soudain ce moment sir particulier, fugace, où l’un des deux semble se trouver face à un ou une inconnue., une soudaine hésitation à le reconnaître. Un saut du regard et Sandro se demande fugitivement »mais qui est cette étrangère ? Cette personne blonde au visage ovale lisse et opaque ?» ? comme si Sandro avait perdu toute idée de familiarité. Ce moment où l’un des membres du couple ne se souvient plus de l’autre reste un des apports les plus plus originaux d’Antonioni. Il y a tellement de films fondés sur l’exploration du couple qui s’enlise dans une sorte de familiarité ronronnante qui affadit l’histoire et ne se contente que ce mouvement cardiaque de déchirures et de réconciliations entre deux êtres qui ne mettent jamais en cause leur familiarité.Avec Antonioni l’ovale même du visage de l’Autre,proche du masque blanc , semble venir d’une autre année, d’un souvenir oublié, d’une matinée ou d’un réveil avec une autre personne dans une autre vie.
Léa Massari et Gabriele Ferzetti
Cette disparition d’Anna est un déclencheur pour Sandro et Claudia. Antonioni rejoint ce qu‘écrivait Pavese dans « Le métier de vivre » : » »On se tue parce qu’un amour, n’importe quel amour, nous révèle dans notre nudité, dans notre misère, dans notre état désarmé, dans notre néant. » La vérité , la misère, le néant habitent et déchirent le film au rythme des routes, des places de village, des brèves rencontres (un journaliste de Palerme , un couple de pharmaciens, une réunion mondaine dans un Hôtel de Taormina, des policiers fatigués qui interrogent des marins ) pour nous rappeler qu’un couple se construit ,magnifiquement désorienté à l’écart ou souvent contre la communauté jacassante et mondaine. Et lui,le couple, continue son cheminement, son apprentissage dans un perpétuel accommodement, ajustement à ce qu’il y a d’inconnu chez l’autre. Et Antonioni traque si bien cet ajustement si délicat, si difficile, si fuyant, de ce couple désorienté par ses pulsions, qu’ils deviennent étrangers au reste du monde, et ça devient incertain et logique comme un rêve. . On a l’impression que lorsque le couple Andro -Claudia retrouve ces mondains, ils traverse ce cercle et restent élégants, dans des scènes qui culminent dans l’hôtel de Taormina. Le détail de leurs émotions, parfois de leurs souffrances de leurs désirs -au sens le pus charnel- leur donne une sorte de grâce lorsqu’ils font l’apprentissage de l’inconnaissable chez l’Autre. Elle est brisée quand Sandro se roule sur une prostituée dans une inconséquence bien masculine et latine, étreinte qui rejoint celle la première scène, froide et expéditive au début du film avec LéaMassari-Anna
C’est là que le paysage intervient. Ambigu, souvent froid et gris, avec son immobilité en states, et son silence vertical . Souvent la grande lumière de la Sicile décolore les personnages, suggérant une existence ombreuse qui doit vite se fondre dans le bruissement du vent. Le caractère mythique des grands panoramas, des collines désolées, joue un rôle de révélateur. Etat désarmé, néant, nous y voilà sur ce théâtre de vent , de pleine lumière froide qui pose la question de l’Origine. Tout se passe comme si les grands panoramas,ces soudaines vues larges, dégagées, emplies de silence révélaient la fragilité de tout, dans une sorte de ferveur mélancolique et urgente pour affirmer que tout a déjà été dans ce qui est et dans ce qui sera. On le constate dans toutes les scènes d’ aubes qui achèvent aussi bien « L’avventura » que « La notte » . chez Antonioni, , dans des matins blêmes, dans la fatigue des corps, dans une sorte de lassitude métaphysique dans une persistance nue de l’émotion à vide .Cette transmission muette, qui forme le couple, sans étreinte, mais avec un petit geste pour se blottir chercher ce point d’appartenance réciproque, révèle ce que les paroles ont violemment masqué .C’est une ouverture bouleversante sur la nudité et le désarroi.
Il semble que l’étendue austère du paysage ,plus ou moins ensoleillé ou gris révèle jusqu’à la cruauté des vérités psychologiques replace ces deux humains dans une aube primordiale. Cette aube qui hante le cinéaste et qui pose un voile de tristesse, un désabusement dans ses films. C’est le petit matin face au Vésuve dans « L’avventura » et la pente d’un grand parc , le couple Jeanne Moreau-Mastroianni dans les dernières images de la Notte ». Pauline Kael avait ces mots très justes : « L’aube d’Antonioni n’est pas l’aube des gens qui sortent d’une nuit blanche ; c’est la fin de la nuit précédente, c’est la lumière blafarde dans laquelle vous vous voyez et savez qu’il n’y a pas un nouveau jour qui se lève – juste un somnambulisme qui n’en finit pas, et un dégoût de soi-même. » Une premier tentative cinématographique avait été faite en ce sens, avec Roberto Rossellini dans « Voyage en Italie » .Le cinéaste cherchait déjà une dramaturgie non traditionnelle, non classique psychologiquement, pour décrire un couple en filmant une suite de moments creux, vides, blancs, cette suite d’instants qui finissent par former, au lieu d’une vérité psychologique nous invite à suivre le parcours d’une duplicité qui s’agrandit. .Il dévoile un couple en voyage dans ses faux-semblants et scrute et traque les signes de la rupture uniquement par des jeux de distance ,des stratégies d évitements et de demi mensonges entre les deux comédiens .
Antonioni va plus loin Il réussit à unifier en une narration fluide,élégante, cette danse des émotions instables ,cette sismographie des humeurs changeantes.La camera traque cette vie souterraine et secrète des affects, des anxiétés, des excitations immédiates avec des visages muets, visages-énigmes , visages pris dans leur rythme, dans leur opacité ,, avec le regard qui refuse ou attire La camera saisit qui murmure le visage à notre insu. Le cinéphile avait déjà été saisi par une sorte de une fraîcheur photogénique antonionesque , déjà évidente dans la première en 1957 dans le film « Il Grido » « Le cri » en français) première tentative de fonder un « néo-réalisme de l’intérieur » comme le cinéaste l’a affirmé. Film déjà froid, austère, hivernal. Ce que la critique ou les spectateurs ont souvent pris pour de « l’incommunicabilité » , ces moments creux, ou apparemment vides sont au contraire des moments où l ‘énigmatique rôle de l’inconscient , l’apparition volatile d’émotions instinctives, de doutes, d’incrédulité, de soudaines agressivités, tous ces affects momentanés , ces bouffées de jalousie, des souvenirs enfouis, des moments blancs,opaques,incontrôlés, jouent leur rôle à plein dans cette nouvelle narration cinématographique . La camera pénètre alors dans ces régions complexes de la vie intérieure que ,jusque là, seuls les romanciers, avaient pleinement abordé, ce qu’a bien vu et analysé l’écrivain Alberto Moravia à la sortie du film.
Antonioni et Monica Vitti
Je note aussi que dans un film considéré comme ayant une tonalité tragique au milieu d’une foule de sentiments instables ou contradictoires , surgit un moment unique, extatique comme le cinéma en offre peu. Rien, au fond, de plus fiicile que de filmer un appétit charnel, une étreinte au cinéma. Hollywood nous offre de touchants efforts de grands cinéaste américains pour nous monter deux corps en pleine jouissance souvent réduits à un plate démonstration physique que la bande-son enrichi de grognements censés signifier l’extrême de la jouissance.
Antonioni a échappé à ce désastre. Ce « moment charnel vrai » on le découvre quand Sandro et Claudia s’étendent dans l’herbe à proximité d’une ligne de chemin de fer, dans un vaste panorama incliné qui descend jusqu’à la mer. Une soudaine communion extatique, un accord parfait des corps contre la terre .Sans se déshabiller, le couple s’étreint, s’aime dans une douceur, des caresses, un tressaillement , quelque chose à la fois de fébrile qui soudain prend part et s’immerge dans la pression du ciel et le bruissement de la me, ce paysage de paix du soir approchant dans une lumière bienfaisante et complice. Dans cette séquence on a l’impression que l’étreinte des corps habillés, resserrés, enfoncés dans l’herbe leur permet de trouver quelque chose de stable, d’oublié, et de maternel . Curieux qu’on ait pu autant parler de » l’ennui « comme thème principal du cinéma d’Antonioni quand on voit enfin, une telle séquence, discrètement lyrique pour dire l’ harmonie sensuelle, la beauté virgilienne, antique d’un tel chant.
Silence des caresses, profondeur des cheveux épais de Monica Vitti , lèvres se cherchent enfin délivrées de toute parole , « les sens fondus en un » comme l’écrit Baudelaire , tout ce qui éblouit et console dans l’étreinte. Antonioni accompagne la scène d’un froissement de tissu . Sentiment que le couple éprouve tout ce que l’expérience d’une vie attend. L’aile de la grâce est passé sur eux.
Antonioni cadre de manière à inclure la présence d’un ciel orageux, une menace suspendue sur cet instant unique d’exaltation, d’harmonie .Profonde joie des corps , Monica Vitti la femme-terre transmet la vie à l’homme seul.Thème qu’on retrouve aussi dans les récits de Pavese, écrivain qui a visiblement influencé Antonioni. Dans ce moment unique , c’est l’arrêt subi de l’errance, des doutes, de la malédiction des sexes séparés .Cette malédiction du couple séparé elle reprendra et culminera dans « La Notte », film de 1961, tourné par Antonioni dans un Milan fonctionnel, moderne,géométrique,aseptisé, avec ses immeubles de verre, ses chantiers, ses embouteillages, ces immenses travaux qui démolissent le passé d’une ville, si bien que Jeanne Moreau est obligée d’aller retrouver ses souvenirs de jeunesse dans une lointaine périphérie où subsistent quelques maisons qu’elle a connu enfant.
Fin du film « L’avventura »
Pour revenir à notre séquence de l’étreinte si discrètement lyrique dans la pente d’un paysage ouvert, elle se termine sur la survenue si brutale d’un train qui passe .C’est si si inattendu cette voie ferrée (qu’on ne devinait pas si proche du couple) une proximité qu’on avait pas vue venir, que cette rupture déstabilise. On se demande longtemps le pourquoi. Est-ce pour marquer la fuite des choses, si inéluctable et brutale? Est-ce le rappel que le monde délivré de temporalité dans l’extase érotique se déchire soudain pour revenir à la loi inexorable de la fuite du temps? C’est sans doute pour ça que Sandro parle du jour qui décline. Ce train sombre, violent, inattendu rappelle le retour aux gares, aux villes, à leur circulation frénétique des foules, au supplice de l’emploi du temps, à la logique des montres, au supplice de la vitesse là où régnait une lenteur à parfum d’éternité , au bruit et à la fureur urbaine. Ce moment suspendu rappelle ce qu’écrivait Pavese dans son journal intime « Le métier de vivre » » Celui qui dénonce l’immoralité de l’amour vénal devrait laisser tranquille toutes les femmes, car, une fois qu’on a exclu les rares instants où elle nous offre son corps par amour, même la femme qui nous a aimés se laisse faire et agit seulement par politesse ou par intérêt, à peu près résignée comme une prostituée.(..) Mais il reste toujours que baiser-qui réclame des caresses , qui réclame des sourires, qui réclame des complaisances – devient tôt ou tard pour l’un des deux un ennui dans la mesure où l’on, n’a plus naturellement envie de caresser, de sourire, de plaire à ladite personne ; et alors cela devient un mensonge comme l’amour vénal. »(« Le métier de vivre, 8 décembre 1938)
En fin d’après midi , après une lente remontée dans la foule du Corso et le passage bruyant des bus nous nous sommes dirigés vers les hauteurs de la Villa Médicis. Par un étroit escalier . Sous la paume de la main je sentis la tiédeur de la pierre poreuse couleur minerai de fer L’expression sérieuse et concentrée de Judith ,depuis notre sortie de l’église San Salvatore in Lauro s’était murée en une distance défensive et un évident refus de parler . J’avais fait semblant de chercher longtemps mon paquet de cigarette et mon briquet lorsque Judith me dit :
-Pourquoi tu m’as empêchée de rester prés de l’autel ?
-Parce que la messe allait commencer. Des vieilles femmes s’agenouillaient prés de toi.
-Je ne savais pas que tu étais si religieux…
Judith déplia le plan de Rome pour se repérer et ne répondit pas à mes questions. J’essayai de trouver -en vain- des mots qui auraient détendu l’atmosphère,mais toutes mes tentatives échouèrent . Ce dos tourné irradiait d’ hostilité . La tête tenue haute de Judith , la ligne dure, et surtout la blancheur minérale de son profil me fit penser à une Junon de pierre. Nous fûmes distraits par le bref passage joyeux, bavard, et bigarré de quelques écolières , elles laissèrent dans leur sillage des odeurs enfantines et des miettes de viennoiseries sur les pavés.
J’arrivai devant la Villa Medici : la largeur du ciel me surprit à nouveau, rien n’avait changé depuis des années, toute la rutilante beauté de ces toits vers le Colisée et le Mont Palatin.
Je repensai alors à notre premier voyage, il y a si longtemps quand Judith portait d’étonnants corsages pailletés ,des longues jupes bariolées un peu gitane et des petits lunettes rondes au cerclage métallique. Mas ces audaces vestimentaires avaient disparu remplacés par une haute silhouette ajustée et conventionnelle dans des ensembles gris. . La Judith fofolle et spontanée de nos premières rencontres ,celle qui dansait devant les ascenseurs d’hôtels, avait disparu..Judith passait un temps fou derrière des machines électroniques froidement silencieuses et des traitements de texte dont le léger bourdonnement mystérieux s’ enclenchait au milieu de la nuit au fond du couloir de notre appartement parisien. Ou bien elle restait absorbée dans des négociations commerciales interminables avec des correspondants à l’autre bout du monde. Le temps et l’espace avaient effectivement pris une courbure inattendue , l’insouciance et l’humour s’éteint dissipés .Les particules de notre passé passé joyeux avaient disparu dans un mystérieux trou noir.
Je guidai Judith vers la terrasse d’un café à tonnelle placé prés de la Villa Medici,de l’autre côté de la viale Trinita dei Monti ; l’endroit dominait les vagues figées des terrasses rose brique de Rome, avec les coupoles, clochers, dômes . Je retrouvai toute cette beauté étalée sur des couches d’air calme et ce léger scintillement brumeux que Rome offre toujours comme si les guerres et les désastres européens n’ avaient jamais atteint cette ville sainte . Les murs tièdes et le ruelles aux odeurs terreuses n’avaient subi aucun changement. Cette magique étendue urbaine ressuscitait mes anciens séjours dans une lumière aussi neuve que le premier jour,quand je sortis de la Stazione Termini. . Je me rappelai l’espèce de joie enfantine qui m’avait pris quand j’avais guidé Judith sous les ruissellements verdâtres, ces tunnels de feuillages qui longeaient les quais du Tibre.
Je n’avais pas oublié l’indolence et la béatitude que nous avions éprouvé huit ans auparavant , nos désirs assouvis dans les draps froissés , dans cette chambres d’hôtel vetuste pres du Campo dei Fiori, ces vieux rideaux,le grand jour sous la porte, et le portrait un à la sanguine de Garibaldi dans son cadre en vieil or terni. . Judith, enveloppée dans une serviette-éponge s’amusait à faire grincer les lattes disjointes du plancher en sautillant pieds nus.
J’avais aussi gardé en mémoire cette manière que Judith avait d’abandonner ses bras nus sur mes épaules pour me laisser reboutonner son col Claudine, ou cette manière leste pour quitter le lit en lançant ses jambes en l’air, ou bien ses espiègleries éclaboussantes dans l’eau de la baignoire . Enfin, je la revoyais souple, aérienne, en robe blanche immaculée, descendre l’escalier de la Place d’Espagne , elle virevoltait , ondulait des hanches pour imiter la volupté exhibitionniste de Sophia Loren dans je ne sais plus quel film.
Maintenant l’implacable lumière de quatre heures révélait ce que je sentais bruire obscurément entre nous, une distance voulue et entretenue qui annonçait quelque chose d’irrémédiable
Plus tard nous nous sommes réfugiés sous la tonnelle à glycine ; je remarquai l’ austère porche de la Villa Medici ,soigneusement clos, qui transformait ce bâtiment en une forteresse. Le coin de terrasse était absolument désert et gardait une certaine touffeur. Nous nous installâmes à une table ronde couverte d’une nappe au tissu épais et râpeux d’un bleu délavé .Les chaises de jardin aux pieds de fer en forme de lyre avaient été laissées dans un désordre comme si une bande d’invités avait fui en vitesse.Un serveur âgé, grand, très droit, vint prendre notre commande.il nous servit de l’eau minérale avec des gestes contrôlés. Les nonchalantes soirées d’été de mes précédents voyages où tout le corps s’abandonne revinrent me hanter , c’était comme une sournoise fièvre qui s’installait en moi.
Sur la table proche des mouches grises minuscules parcouraient les parois de quelques verres qui avait dû contenir du jus d’oranges pressées.
Une serveuse boulotte ,en noir et tablier blanc, pliait des serviettes pres des cuisines .Cheveux noirs, yeux noirs, maquillage soutenu. Elle s’adressa au serveur âgé avec un accent traînant incompréhensible .Etait-elle Italienne du Sud ? Une Grecque ? Sa silhouette un peu lourde laissait deviner des grossesses et une beauté en train de s’étioler . Ses gestes adroits faisaient s’entrechoquer des bracelets à son poignet gauche.
-Elle te trouble ?
Je ne répondis pas. Un grésillement de friture vint des cuisines. Une porte vitrée était tenue ouverte par une cale de bois.
Judith et moi avons changé de table pour éviter le contre-jour. Je m’efforçai de concentrer mon regard sur un bouquet de pins vers l’hôtel Hassler et j’imaginai un soleil couchant qui enflammerait les terrasses et églises avoisinantes dans ces teintes ocrées ou sableuses que le peintre Corot affectionnait.
En me tournant,je découvris une desserte monumentale ,meuble , surchargés de plats en inox ,d’huiliers et surmonté de bouteilles de vin poussiéreuses de paniers d’osier . Je m’efforçai d’ examiner chacun des reflets acajou de cette desserte pour échapper au visage fermé de Judith qui ne cessait de feuilleter le Guide du Routard . Sur la droite, bien au milieu de cette terrasse , un bassin d’eau sombre, comme creusé dans le carrelage offrait un miroitement sombre, ses reflets formaient des serpents d’argent hypnotisant qui se perdaient entre quelques nénuphars.
Le serveur âgé, enfoncé dans la pénombre mouvante du feuillage de la tonnelle gardait la bouche entrouverte , je me demandai s’il pensait à sa proche vieillesse avec résignation ou une parfaite tranquillité. Je m’aperçus que dans sa main gauche, au fond de la poche de sa veste blanche , il manipulait quelque chose : des clés ? de la monnaie ? canif ? amulette porte-bonheur ?
Quand je revins à l’hôtel après avoir longtemps cherché un kiosque à journaux, je découvris que Judith était discrètement partie payer. Dans la chambre, des cintres vides avaient été laissés ostensiblement éparpillés sur la plaque de verre fumé de la table basse. Le Guide du Routard était posé sur ma table de chevet et aussi le billet d’entrée de Judith à la Galleria Borghese. Il était soigneusement plié . Au verso il y avait une reproduction photographique du monument de Pauline Borghese, voluptueuse , alanguie sur son canapé, dans des luisances de marbre troublantes sur sa poitrine offerte dans son glacis . Judith m’offrait donc, avec ce bout de carton une plénitude charnelle qui me narguait. Je me demandai comment j’avais réussi à transformer en huit ans une jeune femme alerte, malicieuse en une femme gelée , aux traits durcis , et qui nettoyait ses lunettes avec une lingette pour mieux sonder et scruter les traits de cet étranger ,moi.
J’écrasai gauchement ma cigarette consumée jusqu’au filtre et tentai de repousser les obsédantes images de nos nuits précédentes. Elles se résumaient à des insomnies , des déchirures de mauvais rêves, une bouche pâteuse, et mes regards insistants sur la belle silhouette de Judith, la courbe de sa hanches , ce long corps enrobé dans les draps dans une lumière de lumière artificielle venant d’une enseigne dans la ruelle. Le foulard qui enrobait l’abat-jour et atténuait la source trop fore de ma lampe de chevet et me permit de lire ma partie préférée du « Temps retrouvé » en attendant l’aube. Dans la salle de bain, pendant mon rasage avec une eau tres douce, me revint une scène bien précise . Au cours de la deuxième journée de notre premier voyage nous flânions sur le Mont Janicule , c’était un printemps de juin un peu maussade , des bouffées d’air humide s’accompagnaient d’un léger grondement orageux. Ce grondement orageux revenait régulièrement comme s’ il recelait quelque chose d’emblématique et d’essentiel sur la nature profonde de notre couple,mais ce signe là restait toujours mystérieux dans son ressac. Est-ce cela qu’on appelait un souvenir-écran en psychanalyse ? Ce grondement orageux me surprenait dans les moments où je m’y attendais le moins, le soir, parfois, en refermant mon ordinateur, ou en essuyant la pellicule de fatigue de mon visage ,le soir, chez des amis. Tout était donc là, rien n’avait bougé, les collines de Rome vibraient au loin dans la même poussière étincelante que lors de notre premier séjour Toujours ce ciel immense dont je ne savais s’il était fait d’eau, d’air, de sable fin, de poussière d’anges . Trois heures pus tard la ville embarquait pour ses plaisirs nocturnes , avec ses bars à éclairage bleuâtre, ses longues tablées familiales qui s’installaient , joyeuses , voix, rires, répercutés par l’étroitesse des ruelles et les hauts murs aveugles. L’eau des fontaines tintait, la circulation lisse et luisante,pleine de reflets, encombrait les quais du Tibre sous les platanes. Tant de visages et de corps étaient embellis par la tiédeur obscure et moite de la soirée. Le visage de Judith,luisait de propreté .
Canova Antonio (1757-1822). Pauline Borghèse galerie Borghèse.
Rome et sa terrible immensité brillante, brumeuse, faisait un curieux fond sonore par la porte-fenêtre ouverte. Je demeurai étalé sur le lit, pressé entre deux oreillers et dans un moment de rêverie affalée, j’eus la visite de mes parents morts, ils me voyaient découragé,et se faisaient encore du souci pour cet adolescent qu ils ne pouvaient imaginer à l’aise dans l’ âge adulte, comme si la maturité n’avait été que le privilège de leur génération. Mon âge mûr. Où était-il ? Ma maturité, au lieu de croître, fondait. Je pris le Corriere della sera qui traînait et j’appris que des pluie diluviennes abattaient sur le Piémont.
Je me rafraîchis le visage et dînai dans une trattoria modeste qui faisait l’angle de deux ruelles pleines de lierre. Le garçon eut l’air ennuyé de servir un homme seul . Une femme , à une table voisine, s’éclaircit la gorge pour commander un café ristretto. Avec un de ces minces crayons q
accompagnent les agendas, elle dessinait des volutes me semble-t-il, sur le papier gaufré de sa serviette, puis elle ajusta ses lunettes d’un rose transparent, pour découvrir l’addition, régla ,puis se leva et partit dans une souplesse dégingandée.
Une villa en bord de mer ,un matin d’automne .Un salon encombré de livres. Une grande baie ouvre sur la mer.
Alain lit et boit son café . Ghislaine regarde la mer.
Ghislaine L’ été est passé. La mer devient grise.
Alain. Quel soulagement.Trop de monde sur la plage.Tous tatoués.Certains adipeux.
Ghislaine. (silence)La marée est haute , 93, on entend les vagues.
Alain. Toutes ces nuits où on va bien dormir.
Ghislaine. Pendant lesquelles on va bien dormir.Pendant lesquelles ! Enfin, fais un peu attention … Pour un prof et critique littéraire ça la fout mal.
Alain. On dort tellement mieux en vieillissant,on lit tellement mieux, tellement mieux. On comprend tout.
Ghislaine.Les enfants n’ont pas appelé de tout l’été.
Alain. L’absence des enfants a quelque chose de rassurant.
Ghislaine J’ai préparé les trois chambres pour rien. Pour rien.
.
Alain. Nathan et Caroline jouaient au volley, là, devant la maison, avec un curieux type. Et j’ai encore leurs vieilles raquettes de tennis au garage. Avec les masques de plongée. En caoutchouc bleu. (un temps)
Ghislaine. Leur arrivée à Noël dernier n’a pas été tré réussie.
Alain. Le foutoir tu veux dire. . (silence)Arrogants, tous.
Ghislaine. Et cette façon de Caroline de parler de ses « nibards » et de les montrer à son frère comme si c’était deux burgers mayonnaise.
Alain.Caroline ne s’arrange pas. Ce n’est plus notre société, c’est la leur.Ils parlent comme si nous n ‘étions plus là.
Ghislaine. Ses nibards sortis de sa robe.
Alain Ils se foutaient carrément sur la gueule dés que tu avait le dos tourné.Dés que tu étais à la cuisine ils se foutaient sur la gueule.
Ghislaine. Tu as remarqué ? Notre aîné a quelque chose de squelettique depuis un an. Et pourquoi toujours ses lunettes noires ?
Alain. (silence) Je préfère ne pas les voir. Leur absence me rassure.
Ghislaine. Qu’est-ce que tu veux dire..qu’est-ce qui te rassure dans leur absence ?
Alain. Leur présence est déconcertante, elle me met mal à l’aise.Je préfère les imaginer courtois, raisonnables, attentifs. (silence) Pas la peine de les attendre à la barrière.Ils reviendront pas comme nous les avons aimé.Leurs menottes dans notre main. Leurs petits cartables. (silence), On déjeune avec des étrangers qui ont pris leur nom. Des étrangers mal élevés. Des grandes bringues pieds sur la table. C’est pour ça que je préfère penser à eux quand ils sont absents. Je règle les freins du premier vélo de Caroline. A Noël dernier ils étaient vraiment insupportables à se beurrer la gueule dans le jardin.
Ghislaine. C’est pour ça que tu t’es réfugié dans la lecture ?
Alain. D’après toi ? (il rumine) Comment ça a pu arriver ? Tu as une idée ?
Alain. Ils nagent dans une espèce de chaos médiatique.. Et Nathalie qui en se caressait les siens avec sa serviette. Leurs nibards à table, leurs nibards entre le Quincy et les bouchées à la Reine.
Ghislaine. Il faut tvouer que l’amour, au sens le plus physique, si on y pense sérieusement deux minutes , c’est tout à fait bestial.. bizarre .. Se rentrer l’un dans l’autre… à heure fixe..
Alain. Se rentrer dedans ? Tu ne m ‘as jamais rentré dedans (silence) Qu’estce que tu racontes ?
Ghislaine .Ma langue dans ta bouche. Non ?
Alain. ( silence) C’est différent. Se rentrer dedans..
Quand j’ai voulu faire écouter un lied de Schumann à Nathalie , elle est allée s’envoyer un Campari sur le balcon .
Ghislaine. J’ai vu. Elle est partie avec la bouteille de Campari.
Alain. Nos enfants nous regardent comme si nous étions de vieilles fringues pendus dans une armoire.
Ghislaine. Enfin. c’est normal qu’une certaine distance s’installe entre parents et enfants.Ils sont devenus des adultes .
Alain. Je suis ravi que tu prennes ça comme ça. (il lit) J’ai voulu parler de Tzara avec Nathan. Rien. Il n’a même pas ôté ses lunettes noires pendant deux jours.
Ghislaine. Qu’est-ce que tu lis ?
Alain. « L’éducation de l’oubli « d’Angelo Rinaldi. (un long temps).C’est magnifique.Il écrit magnifiquement. Il a toujours écrit en grand seigneur, Ses articles dans l’Express, ses romans chez Denoel, quels souvenirs. les lettrs qu’il m’envoyait.. tout était.. seigneuriale chez lui . Je découpais ses articles.
Ghislaine. Tu n’as pas toujours dit ça.
Alain. J’ai toujours dit qu’il écrivait magnifiquement. J’étais le premier à déceler son talent chez Denoël quand j’étais au comité de lecture . J’ai parfois contesté le critique littéraire , quelques jugements un peu durs de sa part. Mais quel style Exemplaire. Fidèle à ses valeurs.
Ghislaine. Tu me passeras le roman. C’est un vieux roman ? Un de ses premiers ?
Alain .1974. Grande époque. Il avait.. attends.. 74- né en 40 ..il avait 34 ans La pleine maturité.
Ghsilaine. Comme toi.
Alain. Non. Ma maturité a été plus difficile D’ailleurs je n’en ai pas. Là encore tout le monde ment...(silence) Pas lui. Pas Angelo.
Ghislaine. Ça raconte quoi cette « éducation de l’oubli » ?
Alain. Une partie de sa vie entre Nice et la Corse. Magnifique.
Ghsilaine;Tu as parfois fait la moue en le lisant.
Angelo Rinaldi
Alain.Oui, en lisant certains ses articles de critique littéraire.Parfois.parfois. Souvent implacable. Mais rétrospectivement c’est lui qui avait raison. Nous, le reste de la Critique Littéraire, nous étions dans le vaste marigot de l’éloge avachi., du compliment mécanique et pas sincère du tout. Tout le monde se ménage dans ce milieu. Faut encourager les gens à lire, à lire n’importe quoi, voilà notre grande erreur. Comme pour les examinteurs au Bac, faut noter large. La grande dérive. Nous étions tous en pleine dérive commerciale. Pas lui. Jamais. Un maître. (un temps)
Et tu sais quoi ? De toutes nos déjeuners nos dîners, nos rencontres, ce qui me reste de lui ? Tu sais quoi ? Un soir d’octobre en 1981. Je le croise devant Gallimard.. rue Sébastien Bottin.. il a l’air fatigué dans son blazer trop grand , Il s’appuie au mur. Je le félicite pour je ne sais plus quel article et je lui redis mon admiration.. Il me répond : » Mon pauvre Alain, si tu savais comme j’en ai marre de faire chaque semaine un numéro de clown !… si tu savais comme j’en ai marre.. » Il était sincère..navré.. visiblement si las.. alors que tout le monde, nous tous, écrivains, critiques, libraires, attachées de presse , tous dans la profession on l’admirait .II sauvait l’honneur de notre métier. On attendait tous ses articles chaque jeudi .(silence) J’étais sidéré par cet aveu. (silence)
Ghislaine. Déçu ?
Alain. Au contraire !Et me disant : « Si tu savais mon vieux Alain comme j’en ai marre de faire chaque semaine un numéro de clown.. » il avait tout dit de notre note paresse, de notre décomposition morale, de notre j’en foutisme confortable..
Ghislaine.Tu exagères. Tu lisais les livres jusqu’au bout avec une grande conscience professionnelle. Tu prenais des montagnes de notes. Tu lisais tard dans la nuit.
Alain. Angelo, appuyé contre le mur de la maison Gallimard, sa lassitude, sa vérité.. ça m’a tellement marqué que pendant des mois que j’ai eu du mal à écrire. Il m’est arrivé de déchirer jusqu’à huit fois mes articles. Mes propres articles. Je n’y arrivais plus..il avait tout dit.Nous étions, en quelques années devenus des nains , des bouffons, tous.. avec notre catalogue d’éloges idiots sur n’importe quel torchon bâclé autobiographique. La confession d’Angelo ce soir là ça a changé ma vie, j’ai rencontré mon chemin de Damas.
Ghislaine.Ah, les grands mots.
Alain. Avec nos articles nous barbotions dans une bouillie d’éloges foireux. J’ai couvert d’ éloges des bouquins lamentables.
Ghislaine. Tu exagères ! (silence) tu as écrit des articles parfois durs mais tres équilibrés et d’une grande justesse .(silence) Un soir de novembre, je t’ai accompagné à un cocktail chez Grasset, si tu avais vu la tête des jeunes auteurs quand tu es entré dans le salon. Si tu avais vu leur air désespéré. Ils te craignaient. Tu étais craint. Tu avais de l’autorité aux yeux d’une nouvelle génération. Ce soir là je m’en suis rendu compte.
Alain (bondit) J’étais un clown. Nous étions tous des clowns à encenser chaque semaine des bouquins médiocres. Comment toute une profession a-t-elle pu tomber si bas ? Comment ai-je pu tomber si bas ? Quelle trahison de ma jeunesse…Quelle manque de respect pour l’étudiant en Lettres que j’étais.. Quelle lente dérive intellectuelle. Mes dissertes sur Thomas Man étaient si brillantes.
Ghislaine. ( ouvre un tiroir de secrétaire ) Tu exagères. Ce n’est pas vrai. Je les ai tous là tes articles.Il n’en manque pas un. Six dossiers. Classés par années. . Plusieurs centaines. Et ton plus beau, sur Saul Bellow. Repris et traduit en anglais.
Alain. Si seulement je pouvais retourner dans ce café prés de la fac, j’étais devant une bière, j’avais des cheveux sur les épaules, et je découvrais la grandeur de Thomas Mann. Si je pouvais retrouver cet époque, ce dynamisme, J’avais une telle idée magnifique de l’élan créateur. Dans ces années là. quelle honte.Nous sommes tous devenus mous, sombrant dans des papotages douteux.. des calculs d’apothicaire.. déférents.. cauteleux … Sauf Angelo.. Il a tenu bon. Il m’avait prévenu ce soir là sur ce bout de trottoir,devant chez Gallimard. Un prophète. Tout était dit de nous , de nos erreurs, de l’époque boutiquière.
Ghislaine.Tu exagères. Le ciel se couvre. Le ferry est parti. (long silence) Pour en revenir aux enfants, quand on les voit , petits, dans la cuvette en plastique de la maternité, on ne les imagine pas immenses, bourrés comme une noix, en train de pisser du haut du balcon en braillant je ne sais quoi.
.Tout ce que j’ai appris à la Fac en lisant Thomas Mann , je l’ai renié dans mes articles.
Ghislaine. Tu dis ça parce qu’il est d onze heures et quart et que tu n’a pas ton whisky. Quand tu n’as pas ton JB tout est décomposition, dérision., Tiens (elle lui tend la bouteille de JB et un grande verre) Même nos enfants. Tu les juges comme si c’était de mauvais livres, c’est répugnant. Tiens ,le voilà ton JB adoré . Le voilà ton JB (elle remplit le grand verre .Il boit)
Alain. J’ai vu l’époque sombrer , la dignité littéraire sombrer, nous étions tous dans l’ivrognerie complimenteuse..dans l’ignominie commerciale voulue par tout le monde . Depuis les rédacteurs en chef jusqu’aux plus petits libraires. Sauf lui.Angelo. Intact. Lucide .
Ghislaine . Tu te répètes. (long silence) .
Alain (marmonne) voilà la révélation.. ce soir là il m’a prévenu que nous étions tous en train de devenir grotesques.. Je lui en serai toujours reconnaissant..c’était le seul à avoir vu juste.. à tout comprendre du cirque littéraire.. depuis un an j’ai compris que petit à petit ..je suis devenu un clown.. pendant trente ans..j’ai fait un numéro de nain, des culbutes indignes dans la sciure,voilà ce qu’étaient mes articles. . sans m’en rendre compte.. et lui..il s’en est rendu compte et il m’a averti. Je croyais qu’avec mes articles je dessinais le paysage littéraire nouveau. Au lieu de ça.. nos articles ont réduit la littérature qui se fait à une bouillie ..Là mes enfants auront raison de rigoler de leur père. Voilà ce que nous avons fait..génération devenue sans dignité…. ..des culbutes dans la sciure… et je croyais guider mes contemporains … mon bla bla culturel.. (silence.il boit) )
La nuit je repense à tout ça….Mon enfance..si tranquille.. Le pavillon avant guerre le grand cerisier et la table de ping -pong sous la pluie….les balles de ping-pong poussées par le vent sur le contreplaqué qui se gondolait sous les pluies..
Ghislaine.Tais toi.
Alain. j’entends le dernier bus de nuit..traverser l’Orne, allant à la gare routière ,le clocher de Sain-Jean sonne les demi et les quart, mon père tousse la lumière s’éteint dans leur chambre le dernier bus passe , s’éloigne puis rien.Depuis il n’y a rien. On a oublié les deux raquettes sous la pluie.
Ghislaine. Regarde ! L’orage est passé. Nous sommes vivants. La marée est de 91.. dans deux heures .Vers cinq six heures je t’offre une coupe de champagne au casino comme dans les années 80.
Alain. (perdu dans ses pensées) Ma mère avait une jupe plissée blanche pour aller à Cabourg.. elle était si jeune..svelte…
Ghislaine. On lèvera notre coupe de champagne à ..à toi, à moi, à n Angelo Rinaldi. Et à tes articles.. ! Quand tu auras fini »l’Éducation de l’Oubli » tu me le passeras.