Relu « La taupe » roman de 1974 , John le Carré est mort il y a cinq ans.
Sidéré par cette maitrise dans la composition des personnages, la précision documentaire, les révélations à tiroirs et la virtuosité qui composent l’intrigue et enfin cet art du suspense, de l’attente et l’analyse de la naissance de la peur. Hitchcock autant que Graham Greene ont marqué le Carré.
le Carré reste le maître absolu du roman d’espionnage. Si on en juge par la savante composition à tiroirs des intrigues, la complexité et les nuances psychologiques de chacun des personnages( entre ombre et lumière, entre peur et courage) le soin si méticuleux apporté pour l’emboîtage des trahisons et fausses amitiés, la manière dont Le Carré installe des atmosphères troubles et doucement anxiogènes(un quartier de Londres sous le bruine, la campagne tchèque faussement tranquille ,un bureau du Foreign Office et ses hautes fenêtres, un port hivernal sur la Baltique , une route de RDA, une villa piégée) la technique narrative, qui emprunte au cinéma , reste toujours impeccable.

Le MI6 , service secret britannique nommé « Le Cirque« a été infiltré au plus haut niveau par une taupe » qui travaille pour les soviétiques. Les hauts fonctionnaires et ministres chargés des services secrets à Whitehall demandent donc à George Smiley ,petit bonhomme rondouillard ,un ancien du Service, doit découvrir qui est la « taupe » qui a infiltré et détruit les réseaux du Cirque.
Le MI6 est donc le lieu de cette catastrophe annoncée. Le Carré le nomme « Le cirque » , service de renseignement dépendant du Foreign Office. Il rassemble une aristocratie, les meilleurs espions, ces modernes chevaliers de la Table Ronde, formés à Oxford pour la plupart.
Bill Haydon, Percy Alleline, Jim Prideaux, Connie Sachs sont des idéalistes ,humanistes, et certains tentés par le mirage communiste. L’un a succombé et a été « retourné » par le redoutable Karla, et il est devenu « la taupe » qui transmet tous les documents secrets et donne les noms des chefs de réseau.
Smiley va donc s’installer à l’écart dans un petit hôtel de troisième ordre, pour éplucher les archives afin de comprendre le pourquoi de l’échec d’une mission en Tchécoslovaquie, quand l’agent britannique Jim Prideaux, a reçu deux balles dans le dos, été torturé par les Russes pendant des semaines. On apprend que cette catastrophe , Control, l’ancien directeur du Cirque, mort récemment, l’avait devinée .C’st dans ce roman que Le Carré donne le meilleur portrait de Smiley. Il le décrit : »petit, bedonnant, et à tout le mieux entre deux âges(..) il, avait les jambes courtes, la démarche rien moins qu’agile, il portait des vêtements coûteux, mal coupés ».Son manteau sent le veuf , il est d’un tissu noir et mou qui semble conçu pour absorber les pluies de Londres. Il habite Chelsea.
La figure de Smiley se distingue par une profession de foi totale envers la mission du Cirque. Il déploie une vigilance austère, presque luthérienne dans son patriotisme, auquel s’ajoutent des échos du passé qui gardent des résonances douloureuses face aux manœuvres réussies des Soviétiques. Mais l’ennemi intime, l’obsession de Smiley restera toujours restera toujours Karla.
Smiley reprend donc le problème en s’aidant d’un fidèle, Peter Guillam, qui, lui a la mission délicate de sortir clandestinement, des dossiers et archives du Cirque, sans se faire repérer.

George Smiley, logé dans un endroit discret, reprend tous les vieux dossiers.
Il interroge les témoins d’un passé parfois lointain , il joue le rôle du prêtre et du confesseur avec une admirable constance sous des allures paresseuses et débonnaire. Il épluche la nuit des dossiers récupérés habilement par le fidèle Peter Guillam , il poursuit à force de réminiscences douloureuses sa traque de la taupe et retrouve d’anciens collègues dans un gout de cendres . Il revient sans cesse sur Karla, son « Graal noir », son obsession, le maître espion soviétique qu’il n ‘a rencontré qu’une seule fois entre deux avions ,et à qui il a offert son briquet avec l’espoir fugitif de le « retourner ». Peine perdue, c’était un fanatique.
Le Carré a analysé de toutes la formes de peurs, d’angoisses, de bouffées paranoïaques, avec une anxiété latente et permanente qui ne quitte jamais. Ces émotions si humaines , si constantes chez les agents, perturbent les filières , les hiérarchies, déstabilisent le réseau, gangrènent le personnel. La maladie du Soupçon et l’obsession de la Trahison sont au cœur de l’affaire. Depuis le simple traîne-patins jusqu’aux privilégiés qui pénètrent dans la Salle du Chiffre, tout le monde est frappé.
C’est dans »La taupe » que le Carré pose les règles de son univers fondé sur la fidélité selon la légende des Chevaliers de la Table Ronde. C’est le roman mètre-étalon, la matrice de l’œuvre. Il scintille de tout l’art ambigu et raffiné de l’auteur. C’est dans ce livre que le décor d’un Centre de Renseignement apparaît dans sa vétusté, sa mélancolie, ses règles d’un club devenu anachronique dans un monde devenu cynique. Le Joyau d’un Empire, avec ses chevaliers, tombe en cendres devant nous. Le roman se découvre comme une photographie vieillotte trouvée dans la boite à chaussures d’une demeure familiale en plein déménagement .Un groupe d’hommes fidèles au même serment suit des protocoles ,mais un individu pourrit tout. L’inestimable groupe de patriotes suit donc un chemin de douleur sans trop s’ apercevoir au début qu’il y a un traître. Le glissement minutieux de la narration pour montrer l’érosion des valeurs devient inquiétant par la lenteur même du mécanisme. L’effroyable duplicité est mise à jour mais dans des demi certitudes, des faux jours, des témoignages suspects. Smiley avance dans des sables mouvants. Les tables de la Loi du Renseignement , avec son code d’honneur, sont brisés. Ne subsiste donc parmi les scènes, les actions, les confidences arrangées qu’une irréalité théâtrale. C’est l’abime. Il y a alors chez Smiley du Hamlet avançant déséquilibré dans un Cirque qui ressemble aux douves du Château d’Elseneur.

Des agents ont été massacrés. Les plus grands dévouements ont été trahis. Smiley ramasse les morceaux. Tout ne repose plus que sur un trompe l’œil : fraternité, fidélité, courage des uns et des autres coulent dans le même bain de la trahison. tout est devenu mesquin, obscur, douteux. Dans ce désastre, dans ce paysage en ruines émerge la personnalité grise et tenace et loyale de George Smiley. Il a une allure de comptable, avec des pensées lentes pour s’attacher davantage aux paperasses oubliées, aux bordereaux sans importance, aux incidents minuscules repérés par lui pendant de longs entretiens fastidieux qu’il impose aux agents.

Smiley erre dans la poussière d’un Cirque écroulé. C’est lui la figure centrale dans l’univers de John Le Carré, c’est lui le porte parole de la philosophie désabusée de l’auteur .Il faut y ajouter que Le Carré ajoute et manifeste des touches de tendresse et d’humanisme qui rendent toute son œuvre attachante.
En cherchant quel est le Chevalier qui a trahi autour de la Table Ronde, on voit bien que Smiley poursuit personnellement le rêve d’une chevalerie animée par la fidélité à l’amitié. Mais la trahison professionnelle du groupe se doublera d’une seconde trahison, plus déstabilisante encore, car le traître, la Taupe, a également brisé le fondement de la littérature Courtoise, en couchant avec l’épouse, la « Dame », de Smiley, Ann. On devine que derrière tous les gestes et toutes les ruminations de Smiley, il y a l’ombre portée de ce chagrin intime qui est immense. C’est la trahison ultime car elle atteint au coeur de la vie privée. Compagnonnage et éthique chevaleresque ont donc été perversement saccagés. A tout ceci s’ajoutent des échos d ‘un passé qui s’efface irrémédiablement avec le Temps et qui métamorphose le Cirque et ses chevaliers vieillissants en une annexe du Musée Grévin ou, au mieux, en une recherche du Temps perdu sans rachat possible.

Pour les simples amateurs de romans espionnage c’est dans « La Taupe » qu’on découvre une fabuleuse masse d’informations .Le romancier dévoile la fabrication des identités (« les légendes ») le recrutement, les entraînements, les intoxications psychologiques, les exfiltrations d’urgence, les repêchages prioritaires, les intermédiaires, les codes, les courriers, les planques, les gadgets électroniques, les debriefings, mais aussi les salaires, les implications de la vie privée et ses conséquences sur les missions.
Mais la leçon en filigrane de son œuvre , son pessimisme à l’égard des démocraties occidentales il l’avait affiché en 1968, dans un de ses romans anciens, peu lu en France, une œuvre de jeunesse, « Une petite ville an Allemagne » :
« C’est comme se raser. Personne ne vous remercie de vous raser, personne ne vous remercie de la démocratie. La démocratie n’était possible qu’avec un système de classes, c’était une indulgence accordée par les privilégiés. Nous n’avons plus le temps pour ça, ça a été une brève lueur entre la féodalité et l’automatisation, et maintenant c’est fini. Les électeurs sont coupés du Parlement, le Parlement est coupé du gouvernement et le gouvernement est coupé de tout le monde. Le gouvernement par le silence, voilà le slogan. Le gouvernement par l’aliénation .»
La série française intelligente qui montre les rouages de la DGSE « Le bureau des Légendes » s’est inspirée de Le Carré .