Fouette cocher, vers le roman russe

Un aveu : quand je suis un peu las de ces piles de romans français proclamés chef-d’œuvre avec des petits post-it dans la vitrine de mon libraire je me tourne vers le roman russe du XIXème siècle, celui qui commence avec les précurseurs Pouchkine et Lermontov et s’achève avec la mort de Tchekhov en 1904 et celle de Tolstoï en 1910. Pendant les longues semaines du Covid, je me suis réfugié dans la Cerisaie de Tchekhov et dans les salons de la famille Rostov.

Comme l’ a écrit Nabokov, dans ses cours de littérature -que je recommande- malgré la monarchie absolue et la censure vigilante , il y eut une incroyable « rafale de talents ». Ce roman russe est à la fois mon pavillon de chasse, mon vieux pardessus, ma chambre d’amour, mon île refuge, ma datcha. Ouvrir un de ces romans, c’est comme retrouver sa famille, sa vraie famille, sur un quai de gare de campagne après des années de séparation. Bien sûr Tchekhov , Tolstoï, Dostoïevski mais aussi Tourgueniev , Gontcharov ou Gogol abordent la vie dans un esprit philosophique et religieux, mais ils nous offrent un bain d’humanité incomparable et nous chuchotent que cette vie immédiate, sensuelle, concrète, adossée à la mort à chaque instant porte à la fois son énigme et une intense et obscure promesse.

J’ai mes préférences : Tolstoï et Tchekhov d’abord. Et le problème religieux n’y fait rien..Les uns croient en Dieu : Tolstoï ou Dostoïevski, d’autres non : Tchekhov est matérialiste (« il y a plus d’amour du prochain dans l’électricité et la vapeur que dans la chasteté et le refus de manger de la viande », écrit-il).

Autre aveu : je me méfie un peu de Dostoïevski qui me donne l’impression de me pousser dans les couloirs dans une clinique mal éclairée , un soir d’orage, avec une aile où les agités Karamazov et le nietzschéen, Raskolnikov exigent pas mal de soins.

Avec Dostoïevski je préfère les récits courts ,« L’éternel mari » ou « Le joueur » ou « Écrits dans un souterrain ». Ils sont la perfection même. Dans ses romans fleuve Dostoïevski ne me fait jamais oublier qu’il fut payé à la ligne, qu’il manquait d’argent, et que le feuilleton exige un rebondissement toutes les vingt pages., comme les scénarios pour Netflix.

J’ouvre aussi régulièrement Gogol. Avec la troïka de Tchitchikov lancée dans les chemins boueux Gogol a réussi à acclimater la bouffonnerie et la bouse de vache, la plaisanterie de cocher et la mélancolie de l’exilé.Gogol ,vivant à Rome , et s’empiffrant de spaghetti et de parmesan découbre un étrange charme irisé aux mornes plaines russes et nous entraine sans effort apparent au bord du fantastique. Et puis cette escroquerie aux âmes mortes , ce jeu de comptabilité, annonce les modernes escrocs à la taxe carbone ou aux crypto-monnaies.

Avec Tolstoï, c’est le grand le grand jeu .

Ça fait je ne sais combien de fois que je relis « Guerre et Paix » sans sauter une ligne. Je ne rate jamais sur Arte une rediffusion du film en kinepanorama de Sergueï Bondartchouk , avec 45 minutes sublimes pour recréer la bataille de Borodino  .. On a parfois l’impression que la Russie fut envahie par Napoléon uniquement pour découvrir un le secret du raffinement des bals dans l’aristocratie moscovite sous le tsar Alexandre, avec débauche d’uniformes chamarrés et de jeunes filles gracieuses au bord des larmes.

« Guerre et paix » (ou « La guerre et La paix » selon les traducteurs) est un de ces romans qui peut remplir une vie de lecteur et d’écrivain : complexité des intrigues, mouvement fluvial de l’Histoire, moments d’euphorie et percutant des catastrophes, foule de personnages plus vrais que nature et plus sensibles que ma concierge., et moins désinvoltes que mes enfants. Chez Tolstoï il y a un émerveillement cosmique délicieusement enfantin comme si le romancier débarquait ot dans sa premier matinée dans le grand monde. Ajoutez à cela la panoplie complète des sentiments possibles dans les liens familiaux, des surcharges d’images sensorielles à chaque page , un enchevêtrement des subjectivités d’une virtuosité confondante (avec des monologues intérieurs à foison bien avant Joyce).

Je jubile en découvrant les paysages panoramiques des théâtres de bataille, de Schoengraben à Borodino . L’ incrustation de personnages historiques au milieu des personnages de fiction est admirable. Koutouzov,le commandant en chef des amrées russes , ce somnolent dans les pires désastres , reste le plus réussi des grands loufoques On a le sentiment d’une splendeur et d’une plénitude de l’architecture globale . Tolstoï ou la Vastitude .

Ajoutons aussi une habileté(comme chez Tchekhov) pour analyser des sentiments négatifs et volatiles comme l’ennui, la neurasthénie , l’oisiveté, sans nous ennuyer un instant. Car dans ce roman les défauts ne nuisent pas à l’ensemble . Je veux dire les sermons moralisateurs , les considérations militaires des état-majors russes, autrichiens et français, les éternels descriptions de soldats de plomb , d’une bonhommie exemplaire , capables de plaisanteries lorsqu’ils sont fauchés par la mitraille, sans oublier les invocations à la Providence , le mécanique mélange d’enthousiasme patriotique et d’ exaltation religieuse . Le manuel de conjugalité a vieilli .Mais les points forts sont inoubliables : le rigodon des fiancées coquettes et sournoises , les confidences entre le Prince André et Pierre Bézoukov, Natacha qui tente de se voir dans toutes les glaces pendant un bal, et la ronde de ces ces jeunes épouses déçues nous entraînent dans les couches profondes de la féminité. Les défaillances de hommes à l’égard des femmes forment aussi un catalogue étonnant .

Tolstoï demeure le spécialiste incontesté des familles. Famille malheureuse avec Anna Karenine, famille longtemps heureuse chez les Rostov. L écrivain les cultive comme un botaniste. Voyez comme il jubile à classer, étiqueter, les différents types d’enfants, d’ adolescents, de vieillards, personnages qui embarrassent en général les romanciers modèle courant. La femme enceinte languissante ,s assez casse peids, est une de ses spécialités, mais Tolstoi nous cingle dans le tragique quand l’accouchement se passe mal et dévaste un domaine entier. L écrivain ,dans chaque grand évènement, joue le double aspect. Cette double face est particulièrement évidente dans n les soirées mondaines. Exemple : le banquet en l’honneur de Bagration au Club anglais de Moscou.C’est étincelant de faste , de luxe, et de détails succulents,mais en même temps on nous révèle la cruauté du jeu entre les maîtres et serviteurs, la frivolité ,les commérages, les mesquineries, l’insolence et la puissance des appétits élémentaires chez les invités. Tolstoï aime surprendre avec des situations bizarres , inattendues , comme ce capitaine français Ramballe gai, aimable, qui ouvre une bonne bouteille pour remercier Pierre Bézoukov de lui avoir sauvé la vie alors que Moscou se transforme un brasier . Parmi mes plaisirs bien particuliers, à la lecture, ,j’aime bien essayer de comprendre où est la frontière chez lui entre la (Sainte) Nature et les créatures végétales, animales et les créations humaines. Tolstoï ne sépare rien. Il me fait comprendre que tous les sentiments sont transitoires et j’admire que son talent ne s’enlise jamais dans les analyses de ces transitions et métamorphoses. Quand je compare les personnages de « Guerre et Paix » avec les personnages des romans d’aujourd’hui, je vois bien qu’il n’y a pas photo,que nous ne sommes plus dans la même échelle. Les personnages d’Emmanuel Carrère ou de Camille Laurens paniquent devant une carte bleue perdue,une panne sexuelle d’un soir , ou des moules marinières services trop froides, alors que le Prince André reste impassible en plein carnage de Borodino. Oui Tolstoï rassure. La succession d’ évènements effroyables qui s’abat sur le peuple russe dans son roman n’entame pas une espèce de confiance absolue dans le Destin de son peuple. Les battements cardiaques précipités de Natacha quand elle s’apprête à danser ou le balancement des vieux bouleaux dans le parc de la propriété à Lyssy Gori affirment un une mystique de la Vie

Enfin, il y a chez Tolstoï une virtuosité pour inclure dans un même paragraphe, dans un même mouvement des plans de nature très différentes, une sorte de vision anthropomorphique ascensionnelle religieuse. Ce zoom métaphysique revient plusieurs fois à des moments clé.

George Steiner dans son « Tolstoï et Dostoïevski » cite le célèbre passage de bascule quand le Prince André est gravement blessé pendant la bataille d’Austerlitz :« Oui : tout est vanité, tout est mensonge excepté ce ciel infini.Il n’y a rien, rien que cela.Mais même ce ciel n’existe pas, il n’y a rien que le silence et la paix.Dieu merci ! » Il y a un autre passage, dans le livre XIV du Livre IV 2° partie , de « Guerre et Paix » qui reprend le même mouvement ascensionnel . C’est au cours au cours de la captivité de Pierre il est emmené par le corps d’armée de Davout. Pour être fusillé : »Au delà du camp, les forets et les champs, qu’on qu’on ne distinguait pas auparavant, étaient maintenant visibles au loin. Et plus loin au-delà de ces forets et de ces champs, les profondeurs brillantes,mouvantes, infinies vous lançaient leur magique appel. Pierre regardait le ciel et les étoiles qui étincelaient dans ses lointain abîmes. « Et tout cela est à moi cela, c’est moi, et tout cela est en loi , et et tout cela est moi ! » se dit Pierre. Et tout cela ils l’ont pris et enfermé mettent dans un enclos de planches ! » Il sourit et alla dormir prés de ses camarades. »

Là encore Tolstoï réussit un mouvement vertigineux -proche de la prière- qui va du moindre brin d’herbe, de l’humus d’un bois, à un espace sans borne, comme si notre monde n’était qu’une encoignure bizarre, où l’on peut sentir à la fois la mort et l’ immortalité dans l’odeur de fougères après la pluie.

4 réflexions sur “Fouette cocher, vers le roman russe

  1. « Guerre et paix » (ou « La guerre et La paix » selon les traducteurs) est un de ces romans qui peut remplir une vie de lecteur et d’écrivain »
    A quelle heure as-tu posté ce billet, le 4 juillet 2025 ?
    Dois-je deviner par là que tu me conseilles de me dépêcher de finir les livres recommandés par mes médiathécaires favoris pour enfin me lancer dans « Guerre et paix » ?

    J’aime

  2. Cher Paul Edel, avez-vous lu ce délicieux petit roman (ou grosse nouvelle) de Gontcharov « Portrait de Monsieur Podjabrine », lequel portrait rappelle celui de Tchitchikov, c’est à dire un personnage sans scrupule, un séducteur, mais en plus hurluberlu, ce qui le sauve. Une femme, un appartement, un appartement une femme, telle est le déroulé de l’action, dont la forme assez curieuse laisse penser que Gontcharov l’avait peut être prévu d’en faire une pièce de théâtre. C’est d’une drôlerie qui, là encore, n’a rien à envier à Gogol, celui du Revizor. Inédit en français. Il faut remercier l’excellente maison « Sillage » de s’en être chargée. Traduction au poil.

    Aimé par 1 personne

  3. Bonjour Paul Edel. Je n’ai pas cet engouement pour Tolstoi, mais pour Tcheckhov, j’apprends qu’il y a un roman, « Les Iles Dorées », (1883) qui parodierait étrangement « Les Aventures Scientifiques de Trois Russes et de Trois Anglais en Afrique Australe », de Jules Verne. Je ne pense pas qu’un collègue US, qui reproduit le texte (en espagnol!) ait voulu se moquer de son public! A voir donc?

    J’aime

  4. Vous me faites réfléchir Paul Edel, toujours.
    Ici, une certitude. Ces écritures ne changent pas. Vous les avez mémorisées à la virgule près. Privés de vos chers livres, vous continueriez à les lire tant ils font partie de vous.
    Ils vous consolent, vous transportent dans votre monde.
    C’est comme une mémoire en avant de vous. C’est aussi vous prenant, tour-à-tour, la voix et l’apparence de ces personnages. C’est encore une écriture, un rythme, une musique.
    Vous êtes un lecteur passionné.
    Lecteur et observateur redoutable du monde qui vous entoure dans le réel, la baie, le ciel, la mer, les bêtes, les gens.
    Alors, vous écrivez ici, ailleurs, sur ce blog, dans vos livres, vos critiques littéraires, votre correspondance.
    Écrire, lire observer… une vie immobile même quand vous êtes dans un train en partance pour Rome. Heureux homme.

    J’aime

Les commentaires sont les bienvenus