L’ultime et magnifique roman de Virginia Woolf


Le 26 février 1941 Virginia Woolf achève son roman « Ente les actes » , qu’elle donne à lire à son mari Léonard ..Le 28 mars suivant, elle pénètre dans la rivière Ouse, les poches remplies de cailloux. C’est un adieu d’une grande richesse et qui mérite d’être aussi célèbre que  » Mrs Dalloway ».
Ce texte qui longtemps s’appela « Point Hall », ou « La parade » est éblouissant. Et drôle.
Rendons hommage à cette œuvre aquatique, fluide, lumineuse, et qui fait miroiter les sensations fugaces et les couches profondes de l’être.


Il fut commencé en 1938, V W rédigea une centaine de pages qui en reste la matrice… Elle y travaillait parallèlement avec une biographie de Roger Fry, son ami mort à l’automne 1934.
Elle reprit le manuscrit écrit par intermittences en janvier 40, dans une ambiance d’immense anxiété après la défaite de la France et la possibilité d’une invasion de l’Angleterre par les troupes nazies. Elle achève une seconde version- proche de celle qu’on lit- du manuscrit en novembre 1940. Elle écrit dans son « journal »: »Je me sens quelque peu triomphante en ce qui concerne mon livre. Il touche, je crois, plus à la quintessence des choses que les précédents(..) J’ai eu plaisir à écrire chaque page ou presque ».
Ce plaisir « de la quintessence des choses » se retrouve intact à la lecture de la nouvelle traduction. Ce roman est vraiment un sommet de son art. perfection sur l’unité de lieu, et de temps dans une vraie homogénéité .Nous sommes plongés pendant 24 heures dans une magnifique demeure seigneuriale, un jour de juin 1939 (il est fait d’ailleurs allusion à Daladier qui va dévaluer le franc..).Nous sommes à environ 5O kilomètres de la mer, à Pointz Hal, sud-est de l’Angleterre… C’est là que va avoir lieu une représentation théâtrale amateur donnée à l’occasion d’une fête annuelle villageoise. Comme dans une pièce de Tchekhov (on pense beaucoup à « la Mouette » pour le théâtre amateur et aux tensions familiales de « La cerisaie» pour le passé d’une famille menacée d’expulsion .
Les personnages ? Ce sont d’abord des silhouettes et des voix, bien qu’ils soit finement dessinés socialement. Jeux d’ interférences complexes, de rivalités soudaines, de rapprochements et d’éloignement réguliers ..Comme des vagues. Il y a Oliver, retraité de son service en Inde, assez insupportable dans ses certitudes, sa sœur Lucy, sa belle- fille Isa, mère de deux jeunes enfants, et son mari Giles Oliver, intelligent et séduisant, qui travaille à Londres et rejoint sa famille chaque weekend; ajoutons Mr Haines, William Dogde ,Mrs Maresa qui drague Giles Oliver sous le nez de son épouse.
Virginia a entrelace dans le même flux de sa prose les vibrations de ce qui se passe entre les personnages, mêlant le dit, et le non-dit, la conversation apparemment banale et les ondes sous- jacentes. Dans un même courant de prose lumineuse et sensuelle, se révèlent les désirs des uns et des autres, leurs intérêts, leurs effrois, leurs instants de jubilation, leurs regrets amortis, les sinueuses arrière- pensées qui viennent hanter chacun, entre aveu muet, exorcisme, supplication retenue, fantasmes, remue- ménage affectif confus. Chacun se dérobe au voisin dans ses allées venues ou s’emmure dans son manège après quelques sarcasmes maladroits.

Manuscrit de Virginia Woolf

Affleure le tissu diapré d’émotions fragiles. Toujours beaucoup de porcelaines et de blazers rayés chez Woolf. Hantises, naïvetés, sourires(intérieurs et extérieurs) vacheries obliques et crinolines, candeurs et aigreurs, brise sur des roseaux et bouilloire à thé, réminiscences qui se fanent dans l’instant,hésittions t tourment semés à chaque page. tout ce qui forme, le temps d ‘un week-end, les rituels du farniente mêlé de visions d’éclairs.Tout ceci avec l’assistance de quelques villageois.Les fragments du passé s’imbriquent dans le présent du récit. l’exaltation d’êtres sensibles à la beauté, aux divans profonds, aux tableaux de maitres, aux grandes tablées ajoute un parfum de fête douce, mais grignotée par l’infaillible grignotement du temps. La naissance d’un amour -et sa fin – charpentent discrètement le récit sans mettre au second plan les subtiles chassés croisés affectifs entre les autres personnages.. la toile de fonds historique (l’Angleterre entre en guerre) forme la grande ombre et la menace orageuse sur cette famille privilégiée qui se prélasse . Dans ce roman impressionniste, chaque scène, chaque heure, chaque personne (enfants compris) s’édifie par petite touches aussi cruelles que délicates sous leur urbanité. Non seulement les voix humaines, les destins individuels sont pris dans une sorte d’élan d’écriture, mais comme emportés par on ne sait quel vent métaphysique menaçant, et des flamboiements aussitôt éteints qu’allumés.. Virginia Woolf y associe l’air, les oiseaux, la nature, les vitraux et les étoiles,voluptueux mélange d’ondes aquatiques et de musique de chambre pour voix humaines.
On entend ces conversations entre personnages comme on entend des cris de joie de ceux qui jouent ,au ballon sur une plage sur une autre rive, dans une sorte de brume sonore.. Nous sommes en présence d’une chorale des femmes, avec répons de voix masculines, dans une liturgie du farniente.
Et le théâtre dans tout ça?…
Car dans le roman, la représentation villageoise domine.
Quel genre de pièce (proposée par la très impériale Miss La Trobe) regardent donc les personnages du roman ?et pourquoi ?
On remarquera que cette « pièce » n’est qu’un curieux assemblage de citations et d’emprunts assez parodiques voir loufoques, et carnavalesques.. de trois grands moments du théâtre anglais :le théâtre élisabéthain(tant aimé par Woolf) , avec notamment le Shakespeare patriote de Henry V et Richard III ; puis les stéréotypes des comédies de la Restauration dont Congreve est l’éminent représentant ; et enfin, le théâtre victorien et ses effusions sentimentales.
Mais on remarque que ,à chaque « moment » de ce théâtre, il est question de l’Angleterre menacée, du pays saisi dans temps de grand péril (pièce écrite rappelons le entre 1938 et 194I) avec le spectre de la dissolution de la nation.
Ce qui est à noter c’est que le contrepoint à ces épisodes « parodiques » et façonnés en plein amateurisme cocasse(la cape de la Reine Elisabeth possède e des parements argentés fabriqués avec des tampons à récurer les casseroles…) et en même temps emphatico-patriotique , s’achèvent par…. le meuglement répété des vaches derrière le décor dans le champ voisin!! Elles couvrent les grésillements du gramophone. Meuglements si incongrus que l‘auteur s’explique.
La romancière commente: »l’une après l’autre, les vaches lancèrent le même mugissement plaintif. Le monde entier s’emplit d’une supplication muette. C’était la voix primitive qui retentissait à l’oreille durement à l’oreille du présent (..) Les vaches comblaient la béance ; elles effaçaient la distance ; elles remplissaient le vide et soutenaient l’émotion. ».


Ainsi Woolf répète ce qu’elle avait déjà affirmé dans d’autres romans , à savoir que l’art est impur, imparfait, boiteux, artificiel et ne rejoindra jamais le réel brut de la vie ..Entre cette « vie réelle »et nue et l’art théâtral, « reste ce vide « entre les actes »… Woolf ,avec ces vaches qui meuglent, jette l’opacité du mode à la tête du lecteur. Cette opacité brutale du monde que par ailleurs, elle chante d’une manière si chatoyante.. Mais il ne faut pas s’y tromper, Woolf nous indique l’énorme coupure entre « l’acte » d’écrire et « l ‘acte » de vivre .C’est l’irruption de ce que Woolf appelle souvent « la vie nue » .e Ce thème reviendra, dans le roman, avec le retour de la conversation sur la fosse d’aisance qu’il faut installer derrière la demeure.

Cet échantillon à canotiers et vestes de cricket, de la petite tribu humaine, si éphémère, si instable, en sa demeure aristocratique rappelle le monde condamné du « Guépard » .
Dans cette demeure patricienne à lierre et balcons , on goute une dernière fois une haute bourgeoisie qui s’ approprie le monde dans un moment de bascule :sentiment d’une fin d’ innocence paradisiaque.
.On joue à se maquiller, à se déguiser en rois et reines avec des torchons et des gros draps, on se donne la réplique dans la grange, on papote dans les coulisses, on écoute un fox- trot sur un appareil à manivelle à l’instant ultime, avant que les bombes ne tombent sur ces demeures à escaliers centenaires. Woolf nous incite à penser que ce songe d’une journée d’été, sera brulé comme un tableau de Seurat, ou poussé au bulldozer dans un hangar à accessoires… « Entre les actes « bourré de sensations éphémères « nous entraine dans le crépuscule d’un monde curieusement sans rivage.
Avec cette prose, s’élève une supplication muette .Une voix nue. Woolf parlait dans son journal de « nous tous, des spectres en errance ». Nous y sommes. Davantage peut-être que dans ses autres romans, on reconnait cet art que l’auteur définissait comme un « vaisseau poreux dans la sensation, une plaque sensible exposée à des rayons invisibles. »
Je recommande la traduction de Josiane Paccaud-Huguet, en Pléiade. Volume 2.

Le café du matin

(Une salle de café banale. Un seul client, la soixantaine, Bertrand, il a un imperméable douteux, sale, et un pantalon pas repassé. Chaussures en mauvais état. Chapeau genre vieux galurin qui a subi les intempéries Il se passe souvent la main dans ses rares cheveux. Il a posé avec soin un vieux porte-documents usé sur la table. La serveuse Roxane, jeune, met la machine à café en marche , change la feuille du calendrier hippique, redispose certaines tables et chaises . Bertrand chantonne le premier mouvement Adagio molto de la symphonie N° 1 de Beethoven- .Il constate que sa table est bancale et tente sans succès de la stabiliser. Roxane va chercher un morceau de journal cale la table . )

Bertrand. ..merci Roxane…ça va ? Roxane ? ..ça va ?..

Y’a encore eu une fiesta hier soir ?

Roxane. Un karaoké.

Bertrand. (incrédule) Un karaoké ? Et vous ? Ça va ?

(long silence)

Roxane. Ça vaaaaa…

Bertrand. Ça n’a pas l’air d’aller si bien que ça..

(long silence) Roxane Je vous parle.Vous avez fait la fête  hier soir? Vous étiez là  au..karaoke ..(il se lève pour aller au comptoir)Y’a pas de journaux ce matin ?

Roxane. Je fais pas la fete. J’aime pas les karaoké.

Bertrand. Et Ouest-France ? Et le Télégramme ? Et l’ Équipe ?

Roxane. Plus de journaux avec le nouveau patron. Economies.

Bertrand Et le machin ,le globe en verre qu’était là?

Roxane. Le distributeur de cacahuètes ? Le nouveau patron l’a bazardé. Il a bazardé Fred en même temps.

Bertrand.Fred ?

Roxane. Viré. Viré sans indemnité.

Bertrand. C’est légal ? (silence)

Roxane. Légal ? Mais il s’en fout.. La légalité..

Bertrand. Pourquoi il l’a viré ?

Roxane. Il arrivait en retard. Il ouvrait avec vingt minutes de retard. Faut bien qu’il conduise sa gosse à l école non ? Quel salaud.

Bertrand. Quel salaud. Le nouveau patron c’est le type en survêtement ? Costaud ? Avec des cheveux gris? Pauvre Fred. Il faut qu’il se défende. Roxane je peux avoir mon café  ?Bien serré. (Il se regarde longtemps les mains) Quel salaud…

Roxane. Le nouveau patron a une sale réputation dans le coin. Il a déjà racheté deux crêperies.et viré l’ancien personnel. c’est un arnaqueur. (elle montre une facture) Il vient de commander 5O kilos du café robusta au lieu d’arabica. Le café passe à deux euros la semaine prochaine, pour la braderie.

Bertrand. C’est légal  tout ça ?

Roxane. D’où vous sortez ? D’un monde de bisounours ? Mais d’où vous sortez ? ( Roxane lui apporte un café,et un sucrier avec un curieux bec verseur qui semble bouché.Long silence. Bertrand examine son café et secoue le sucrier et son bec verseur)

Bertrand. Je sors du Conservatoire de Musique de Paris, promotion 1970. classe Nadia Boulanger. (un temps)

Roxane. On vous a pas appris à cirer les chaussures au Conservatoire de Paris 1970 .

Bertrand. Le problème avec les chaussures, c’est le cirage.Vous avez pâs un autre sucrier ? On vend des crèmes aujourd’hui, des crèmes nourrissantes comme pour la peau. Je préfère le bon vieux cirage Lion Noir . (un temps) Enfin je préférais. Tout ça.. maintenant… Où il est Fred  actuellement ? (il sucre son café) Fred il aurait jamais laissé passer ça.Un sucrier bouché . (un temps)

Qu’est-ce qu’il fait maintenant ? Où il est ?

Roxane. Il travaille sur la zone de carénage de Sablons. Il nettoie la merde qu’il y a sur les coques de bateau. Il nettoie au jet toute la merde sur les yachts à deux millions. Les algues pourries,les coquillages. Vous pouvez aller lui dire bonjour Il a une belle combinaison jaune et toute la matinée il nague en bottes dans les algues pourries Voilà où il en est. Et vous ? Qu’est-ce que vous faites de vos journées ? Hein ?

Bertrand. Je regarde la mer.(un long silence.Il se regarde les mains.)C’est difficile d’en parler. (silence) Je suis venu ici il y a six ans . Je suis venu avec les oiseaux.

Roxane. Du conservatoire de Paris ? Y’a un vol direct ? (elle rit,pas lui)

Bertrand. Je suis venu en Novembre avec les oiseaux.(silence) ça vous fait rire pas moi. (un silence) . J’ai repéré des peti-tes bernaches vers La Richardais. Il y a beaucoup de malentendus entre les hommes et les oiseaux, je le sais. Et ça me navre. Les grands vols de Novembre,les oiseaux et leurs migrations.Qui s’y intéresse ? Pas vous ?

Roxane. Mon fils. Oui. .

Bertrand. (silence) C’est inquiétant le soir la mer, en face chez moi  aucun oiseau: cette lumière sans fin,c’est lisse, argenté. Le rien. Pareil qu’autrefois et que demain.. comme autrefois, avant que mes parents soient nés et pensent à moi .. hier comme demain ,et ça continue.. le soir aucun poisson visible (silence) Mon Dieu. Je donnerai bien ,certains soirs, un peu d’argent pour voir un oiseau.. Une bernache.. Mais rien. certains matins devant la mer je suis saoul de lumière. (il marmonne plusieurs fois) C’est sacré..

Roxane. Vous exaltez pas. Bertrand. Quand je la regarde le soir il y a déjà l’idée de départ. (un silence) La mer…C’est inclus.Vous comprenez. On a à peine le temps de goûter deux plateaux de fruits de mer et vous on visse déjà le cercueil sur le crâne.

Roxane. Oh, quand vous partez comme ça.. j’aime pas trop….

Bertrand.Comme quoi ?

Roxane . Exalté. Ils sont tous comme vous à Paris ?

Bertrand. Je suis pas exalté.Dés qu’on parle pas comme vous,ici, on est exalté. J’ ai du caractère, une vision de la vie. C’est tout. Une vision claire et nette de la vie .

Roxane. Il vous arrive d’avoir mauvais caractère.

Bertrand. Il y a tellement de gens qui n’ont pas de caractère du tout. J’en ai connu tellement devant un clavier qui n’avaient pas de caractère. Rien. Même devant une partition de Schumann. Aucun caractère .(silence) J’ai connu

des pianistes ils se font des têtes de prophète ou de gendre sympa, smoking impeccable mais devant une partition de Schumann, rien.

(long silence,il boit)) Pas mal ce matin le café. Meilleur.Vous êtes en progrès Roxane. Et votre chignon est superbe.Ni trop haut ni trop bas. . C’est bien. (silence) La mer, c’est le de départ définitif Roxane.. Et quel éloge de nos vies vous ne trouvez pas ? Chaque vaguelette parle de nos vies. Il y a une vaguelette qui parle de vous. Qui ne nous deux disparaîtra avant d’avoir fait ouf ? Vous le savez ?moi pas. Vous m’écoutez Roxane ? …C’est pas fait poxur les gens ordinaires la mer , les avachis de la bedaine du mois d’août, ils se doutent de rien ,ils se tartinent de crème et fond des sudoku . complètements ravagés. Vous , vous avez compris certaines choses, à mon contact. A notre contact il se passe des choses. Et à celui de Fred. Avec vo,us deux, vous.. Vous felevez le niveau du quartier. A certains moments de la nuit je pense à vous . (un long silence) Il est vraiment royal ce café.Vous y avez ajouté quelque chose ? En quelques mois vous avez fait des sacrés progrès. Un café comme ça, ça sent Istanbul.. . Le Caire.. Venise.. Les grandes civilisations raffinées sont dans cette tasse. (silence) Je me sens heureux de vivre ,merci Roxane. Quand je suis arrivé de paris il y a six ans j’étais dans un sale t état.

Roxane. Ca se voyait.

Bertrand. On sent qu’il a été fait par une fille de la terre. Nous sommes de pauvres emmurés Roxane. Vous le savez ? ( ton confidentiel) Roxane, la mer. … elle épuise nos attentes.. elle ne devrait pas être permise à n’importe qui.. les gens normaux devraient s’en méfier…L’accès auix plages est trop facile..

Roxane. Des fois, je comprends pas bien  où vous voulez en venir. ..C’est quoi cette histoire de Conservatoire ?

Bertrand. Entre mon enfance et aujourd’hui il n’y a eu que ça. Piano. Six heures par jour. En 1972,pas d’enfance, pas d’adolescence. j’ai été Second au le Concours international de piano de Leeds, derrière Radu Lupu .(Il regarde longuement ses mains)Avec ça. J’ai conquis des foules. (il é »carte les doigts) Je peux faire des aprèges immenses.. Il paraît que j’ai les mains de Liszt. J’ai bien aimé jouer avec Perahia. Buenos Aires.Berlin. Belgradee Cracovie. Nairobi. Tachkent. Oui, j’ai même joué à Tachkent Interessant. Jusqu’au casino de Biarritz. (il étale ses mains bien à plat sur la table) Mes mains. Horszowski et Richter ont été mes maîtres.

J’ai connu dix ans d’âge d’ or. Entre 1972 et 1982.A mon dernier concert à Gaveau , j’ai joué Ma mère L’Oye et Frontispice. Ravel. Mon tempo a flotté paraît-il dans Frontispice. Normal je l’ai senti dés le départ : public médiocre. Dans ce métier il faut s’ habituer à affronter des publics médiocres. Richter le savait bien. Il a fini par jouer dans une grange.

Roxane. Aoprés Buenos Aires et Berlin ça doit vous faire drôle d’être ici. Ici dans ce café  ?

Bertrand. Je suis revenu ici parce qu’il y a la mer. Toute

mon enfance., tous mes étés ici quand j’ étais enfant. Les salles miteuses et les décalages horaires m’ont usé. Ici, avec vous, je suis bien.

Roxane.Oui, vous me le dites tous les matins.

Betrand. C’est large, c’est nu  la mer c’est immense c’est pas fait pour des humains. On ne peut pas s’y habituer, on ne peut pas s’en lasser. C’est tout ce qu’il me faut à mon âge. (Pause) J’ai même joué au Gewandhaus de Leipzig.Avec Sawallisch qui dirigeait en 1981.Il m’adorait.

Roxane . Qui ?

Bertrand. Wolfgang Sawallisch. Spécialiste des symphonies de Schumann. Remarquable. (il chantonne un thème de « La rhénane » ) Je peux avoir un autre café ? Essayez de faire encore mieux. Très serré.

(Un long silence. Roxane sert le café.Betrand lui attrape une main .) vous voyez ma main gauche. On dirait n’importe quelle main, elle a fait dezs merveilles dans Ravel. En fait elle est maudite. Des fois je me réveille en pleine nuit, j’allume et je regarde cette main posée sur l’oreiller.. Maudite. Je vais vous expliquer. Avec Radu Lupu à Belgrade on retapait une vieille Jaguar, on était chez lui , on démontait le carburateur et je me suis abîmé la main , le tournevis a dérapé .Au début,j’ai cru que c’était rien, mais le tendon était touché, plusieurs opérations douloureuses , ma carrière était foutue. On voit encore la marque (il agite un doigt. Il prend une main de Roxane.)

Touchez ! Vous sentez la cicatrice ?

Roxane. Je peux reprendre ma main ? Merci.Alors qu’est-ce ce que vous faites de vos journées ? Vous avez gardé un piano ?

Bertrand. Dans la journée c’est calme,la nuit tombe.il n’y a personne c’est encore plus calme alors j’enfile un gros chandail, je suis frileux. Je scrute le ciel. Pas beaucoup d’oiseaux. Il fait beaucoup trop froid là haut.

Roxane. J’ai remarqué.

(silence) Mais j’ai l’impression que vous me racontez ça comme si vous auriez voulu que quelque chose arrive entre nous quand vous parlez des oiseaux.. quelque chose entre nous.. arrive et.. ça.. ça.. (elle se trouble) Qu’est-ce qui me prouve que vous avez été un grand pianiste ? Que voous avez joué avec.. avec ces messieurs..

(Il sort de son vieux porte-document des partitions en lambeaux et crayonnées.. un article de journal vieux et jauni )

Bertrand. Lisez. Ça c’est moi.. France-Soir 12 novembre 1976. Lisez. Dernière page. Ivan Morvec triomphe dans Debussy et Ravel Regardez la photo. C’est moi .

Roxane. Ivan Morvec ? Vous vous appelez pas Ivan Morvec ? C’est nouveau ça. C’est pas vous !
Bertrand. C’était mon nom de pianiste. Bertrand Le Goellec, ça plaisait pas à mon agent. Il m’a dit Bertrand Le Goellec ça fera pas un rond ,c’est un nom de joueur de biniou Le Goellec . Prends un nom à consonance slave. Si tu changes de nom et de fringues, si tu vas chez le coiffeur je m’occupe de toi. Pour le reste c’est 12 %. A prendre ou à laisser.

Roxane. On vous reconnaît pas sur la photo. Tous ces cheveux noirs. Quelle tignasse vous aviez…

Bertrand .J’ai vieilli.la photo date de 1976. Mais regardez l’arête de mon nez..l’écart entre mes sourcils. Mes lèvres, ce sont mes lèvres,non ? Mêmes lèvres que ma mère. Sensuelles. Pleines de confiance dans la vie.

Roxane.Mouais. (elle lui redonne l’article pas convaincue) un type élégant ce Morvec.

Bertrand. Vous ne me croyez pas…

Roxane.Je sais pas..C’estt quand même curieux. Il y a une partie du visage.. le bas.. oui.. J’ai un beau-frere comme ça ..Il raconte qu’il a fait la guerre d’Algérie. Dans les djebels Mais les dates ça colle pas. On a appris qu’il y était dans la bibliothèque du premier RIMA à Toulon. (silence) Sur votre carte d’identité vous êtes qui ?

Bertrand. Sur…

Roxane.Oui, vous avez bien une carte d’identité.

Bertrand. Absolument.

Roxane. Vous me trouvez méfiante ?

Bertrand. Pas du tout 
Roxane ; Vraiment ?

Bertrand. Vraiment.

Bertrand(sort de carte d’identité) Vous voyez..C’est bien moi.

Roxane. Hmm. Ce Ivan Morvec, c’était qui ? Un ami ?

Bertrand. Parfois vous êtes un petit peu impertinente,non ? Vous êtes même une dr ole de fille. Est-ce que je vous demande vos papiers d’identité ?Non. Es-ce que je vous dis que vos mules rouges ne me plaisent pas ? Non. Vous les jeunes, dés qu’on raconte son passé, vous devenez incrédule.ça devient pénible à la fin. Il y a même une certaine grossièreté chez vous sous une allure assez avenante. Et même très avenante.

Roxane Les gens viennent pour se vanter.Dans ce café ? Les gens entrent et ç ç‘est parti ils se vantent. Alors maintenant je me méfie.

Bertrand. J ne pourrai pas mentir devant vous. Je n’ai pas quitté Paris pour venir vous mentir Roxane. Est-ce qu’il est possible de vivre dans la même pièce avec vous sans que la méfiance s’installe ? Sans que le.. ..la dissimulation.. le soupçon.. cette espèce de saloperie de méfiance n e débarque dans ce café que j’aime ? est-ce que c’est possible ? Dites moi ? Je suis Ivan Morvec ici. Bon dieu, j’aime cet endroit, je m’y sens bien avec vous. C’est le coin sur terre que je préfère quand vous y êtes .Vous entendez ? Vous êtes une partie de moi. (silence) Moi je vous crois dans tout ce que vous dites. Je veux à la fin de ma vie regarder une femme droit dans les yeux et tout lui Ne me faites pas ça. Je vous en prie . Sinon, tout est naufrage. Vous comprenez Roxane ? Je marche mal dans la rue je digère mal.. je ne peux plus fumer ..mes pensées sont déjà très au ralenti. Que j’ai au moins votre confiance dans la femme jeune et belle que vous êtes..Et ma vie.. et ma vie..(il sait plus quoi direb.Roxane est émue)

Roxane.(regarde de nouveau la photo de l’article ) Mais à cette époque vous étiez vachement bien habillé. Veston croisé. A l’italienne.

Bertrand. (Il fouille dans son porte-documents. Roxane range des tables) .Samson Francois a eu aussi sa période mocassins en daims.Tenez. (il reprend l’article,fouille dasn son prote document et suort une ppchette d’un vieux disque 33 tours) . Voilà. Samson François.C’est lui.Ert moi. Plus vieux. Vous me reconnaissez là.

Roxane. Absolument. Mais on voit pas ses chaussures.
Bertrand. J’étais là quand la photo a té prise. Studio Jenner. Il avait des mocassins en daim ce jour là.On a bu pas mal de Sancerre ce jour là.

Roxane. Quand je vous entends parler comme ça le matin je me dis que peut-être que vous n’avez trouvé personne à qui parler à un moment de votre vie..C’est tout ça va pas pmus llin. ; N on, je n’rai absolument rien contre le fait que vous soyez Ivan Morbec Morvec.(silence) Je peux être indiscrete ?..Vous avez bien eu… des femmes dans votre vie..Une grande histoire d’amour ?.. Au moins une femme importante dans votre vie ?..

Bertrand.Une anglaise .Sauvage.Magique.Leslie Howard -Davies elle s’appelait.   Très sensuelle. Elle ressemblait à Joséphine de Beauharnais. Un long cou, une nuque admirable.Cheveux relevés sur la nuque . C’est si loin. Ma vie est si loin.Je me suis éloigné de ma propre vie. Et de la sienne. .la musique a tout,tout pris. Ma vie ancienne s est détachée de mopi. comme une banquise. Mes parents flottent calmement dans le néant .Leslie aussi. Et j’ai pas pu leur dire .. leur dire quoi.. au revoir tout simplement..

Roxane. Revenons à votre grand amour. Elle ressemblait vraiment à Josephine de Beauharnais ?

Bertrand. Elle était alto.Excellente alto. Londonienne jusqu’au bout des ongles. Sur scène une longue tunique, hanche étroite,

bras interminables, petit chignon, dans sa coiffure un diadème avec motif d’abeilles. Un jour l’une d’elles m’a piqué. Finito ma vie, la vraie, celle qu’on cache. Elle m’a quitté .

Roxane. Elle vous a quitté ? ?

Bertrand. Je répétais Ravel, il devait être six heures du matin j’avais encore pas pris ma douche et elle est venue derrière moi et elle m’a enlacé et dit doucement : j’ai rencontré quelqu’un. J’ai dit:quelqu’un d ‘autre ? Elle a dit oui.

Roxane. Jamais revue ?

Bertrand.Jamais. ( long silence) La nuit elle me visite mais je ne la reconnais pas bien. Elle a changé. (changement de ton) Elle a foutu en l’air six ans de ma vie. C’est elle qui m’a offert cet imper.

Elle enlevait ses collants en plein concert. (un long temps) Roxane, c’est indicible. Ce que j’ai vécu alors. tout est devenu bizarre. Pendant des années je ne reconnaissais plus personne , ni mes amis, ni mes amis,ni les villes que je traversais.

Roxane ; Moi je vous connais .J’aime bien vous voir arriver le matin. (elle lui remet avec tendresse son col de chemise qui est de travers) Vous devriez mettre votre imper au pressing. Vous habiller plus léger. Je peux même le prendre voter imper et le donner à mon pressing. Par ce temps vous n’avez pas besoin d’un imper. Un polo noir, une jean, et vous seriez tres bien. Vous avez une belle silhouette.

Bertrand. Je vous assure, (il ressort l’article de journal) C’est moi. J’ai vraiment été adulé.

Roxane. Je vous crois.

Bertrand. (Il se lève et se dresse comme une statue du Commandeur) l’âme de la musique humaine est une chose de capable de.. de..

Roxane.Oui je sais vous me l’avez dit plusieurs fois..même hier..

Bertrand. Tenez, c’est moi.

Roxane.

Je vous offre un calva.

Bertrand. Merci. (il déguste le calva) .je ne mens pas.

Tenez. (il sort de son vieux porte-document une partition .) Pourquoi est-ce que je n’ai plus joué Schubert après 82 ? Parce que c’est le grand retour à l’enfance. Dans la D664 Schubert me prend par la main il emmène alors très loin Roxane. Il ramène à l’enfance mon enfance, Rue Albert Premier., Je suis dans le plasma de maman. On m’offre un nounours avec un œil de verre qui manque , on me talque(il s’exalte) on me tapote les fesses, tout le monde se demande à qui je ressemble, on essaie des petits chaussons en laine à mes petits pieds.. je jette mes couches sales dans le couloir, je vois un monstre dans le reflet de l’armoire, je cours vers papa qui me filme…Je hurle dans une barque ..je veux plus de lait en poudre je veux le sein de maman.. ses deux seins.. j’en veux beaucoup..(il a renversé la tasse et le verre de calva et le porte documents , il est tombé sur le carrelage.Roxane l’aide à se lever,ramasse les papiers et le reste, et lui rajuste son imper)

Roxane. Il faut rentrer chez vous.

Bertrand. Je savais que Beethoven et Schubert ca vous dirait rien. Les filles dans vote genre ça aime le reggae …Bob Marley… les Noirs qui sentent le rhum..Maintenant les jeunes générations ça danse avec le ventre …avec des cheveux tressés et.. on danse comme ça (Bertrand essaie de se trémousser)

Roxane.Non j’aime pas le Reggae(elle le mène avec douceur vers la porte alors qu’il essaie de danser) ) Je vais vous dire Roxane si j’avais eu 3O ans dans les années 50 on parlerait encore de moi aujourd’hui. mais voilà.. j’aurais connu Carl Schuricht.. c’est la la malédiction de la naissance.. C’est comme ceux qui ont fait leur service militaire en 1938 après -comme mon père- ils se sont coltinés 40 ,les Ardennes,la ligne Maginot, la défaite, les stalags ou pire.. la musique elle, elle déclinait déjà quand je suis arrivé à maturité.. les grands chefs étaient tous morts ..Pareil en Russie..

Roxane. (elle l’aide à boutonner son imper) .. C’est ça.. La Russie..Les grands chefs russes..

Bertrand. Vous les connaissez ? Vous connaissez Mravinski ..Evgueni Mravinski..Et Svletanov ? Evgueni si fougueux et austère hein.. il y a des gens ils prononcent Ievagueni..Ievagueni !je crois que c’est une erreur..

(elle ouvre la porte et lui cale bien son porte-document sous le bras) Vous, avec votre superbe morphologie et vos mollets c’est rasta et fandango.. la chair de l’âme des femmes c’est rasta …

Roxane. Bien sûr.

Bertrand. Vous me croyez ?

Roxane. Absolument.

Bertrand .J’ai oublié de vous payer.

Roxane. Non Bertrand. Je t’offre.. c’est moi qui vous offre

Bertrand(gentil) ah, vous m’avez tutoyé.. c’est gentil ça.. Vous serez là demain ?
Roxane.Oui.

Bertrand. Et après demain ?

Roxane. Aussi. Je serai Là.

Bertrand. Et dimanche ?

Roxane. Aussi .

Bertrand.Promis ?

Roxane. Promis.

Bertrand. Dimanche , c’est moi qui vous en offre un café . Je me suis bien habitué à vous. (il réfléchit)

Demain je vous apporterai mon paquet de café. C’est de l’arabica torréfié chez Giovanni Palati … una tazzina di caffé il caffé comunque è in polvere.. C’est Pollini qui me l’a fait connaître.. Pollini.Pollini.. Sacré Pollini

(il revient vers elle, en confidence ) Il avait encore ses cheveux. Moi aussi. Sacré Pollini. Avec sa tête de chauffeur de taxi. (Il sort péniblement du café et Roxane le regarde longtemps s’éloigner)

FIN

Ecrit sur une serviette en papier

Suis retourné après dix ans d’absence dans mon restaurant grec -ou plutôt crétois- de la rue Mouffetard. J’y déjeunais dans les années 80 avec deux amis écrivains. Des années auparavant, j’y dînais avec mon ex. Mais le plus souvent je m’y rendais seul, morose , seul en plein hiver, pour le décor pastoral. Avec les murs en pierre apparente, le vieux carrelage, ses chaises rustiques, les salières et leurs trous bouchés, j’avais l’impression de me réfugier dans un chalet de montagne. Sur le plus grand mur à gauche j’aimais cette crétoise collée sur un panneau de bois et dont la robe était constituée de petites cuillères. Avant que j’ai pu parcourir le menu les deux serveurs chaleureux, avaient déjà apporté quelques olives et débouché une bouteille de vin résiné Kourtaki avec son étiquette jaune de chrome. Les deux serveurs et le patron portaient des chemises blanches impeccablement repassées. . Je prenais soit une salade grecque soit une brochette de viande avec une grosse pomme de terre entourée d’un papier alu .Une petite cuillère était plantée dedans.

Le soir de mon retour, le patron vint me serrer la main. Ses deux mains entourent la mienne. Il n’a pas changé ,la chevelure ondulée, grisonnante, avec les traces des dents du peigne. Il réchauffe ma main les deux siennes, geste d’hospitalité que je lui ai toujours connu .Il me demande si je vais bien , comme si j’étais venu la veille.

Je m’installe pas loin du petit bar et ses bouteilles. Rien n’a changé. Les mêmes nappes,les mêmes serviettes, les mêmes verres, le même lustre en cuivre, le même panneau si attirant avec des vieux billets de banque des années lointaines, sans doute entre deux guerres, billets turcs, grecs, russes, aux couleurs passées comme ces vieux timbres qu’on trouve sur des cartes postales jaunies. Le podium minuscule est toujours au fond de la salle.

Le samedi soir , deux musiciens âgés, assis sur des petites chaises s’installaient les deux en chemisette blanche, ils jouaient de vieux airs, ou un même lancinant sirtaki avec parfois des sonorités aigrelettes qui me touchaient. Le visage creusé d’un des musiciens, le plus âgé, était intéressant par son air grave, concentré , absent, comme s’il était dans l’âme même de ce qu’il jouait, dans des collines râpeuses grillées soleil, bien éloigné des gens qui bavardent dans la salle.

Le serveur qui me verse du vin raisiné me chuchote toujours avec la même gourmande suavité  : » Sur la carte, il y a la célèbre spécialité de la truite à la crétoise,mais il n’y a jamais eu de spécialité de truites en Crète. Jamais ! »

Pendant le dîner, surgit une bande de jeunes sportifs arrogants, trois garçons athlètes à cheveux mouillés, l’un genre rugbyman roux et bouclé,les deux autres tenues de jogging lilas à bandes noires, bandana, sneakers argentés et trois filles, dont deux longues blondes genre basketteuses.L’une avec son fard à paupières violet faisaient penser à une belle esclave égyptiennes , et la brune au regard charbonneux portait des cheveux noirs tirés sur les tempes, à la Eva Peron. Tous s’installèrent à une longue table dans un raffut des chaises et de sacs à dos. Des affamées de vie.

Les serveurs, d’un calme solennel parfait ,alignent les verres, ajoutent des serviettes en papier et des coupelles d’olives et allument des bougies. . Je contemple les nouveaux venus : insolence des corps , débardeurs qui baillent sur des seins hâlés, voix rauques, éclats de rire, bourrades, la saine vulgarité. Le faux Brad Pitt , en claquant des doigts commande des Martini pour tout le monde.

Oui devant moi déferle une vague de jeunesse, verte,crue, dure glorieuse. Devant ces filles à dos nus, devant cette petite bande rigolarde et tonitruante, les autres clients, des couples discrets, prennent un air offusqué ou jettent des regards en coin . Deux femmes âgée, l’une avec un chignon,l’autre avec une tresse de cheveux gris, toutes deux enrobées de tricots et foulards achèvent calmement un curieux gâteau au chocolat qui leur laisse un peu de sucre au bord des lèvres. Retraitées laineuses, lentes,elles comparent leurs mains baguées,topaze et turquoise. Et leurs doigts deviennent de curieuses araignées sur le papier de la nappe.

Le vin aidant , le lent vertige des souvenirs m’envahit. Jours anciens, photos de famille, quand les filles écoutaient la mer dans un coquillage , quand Paul emmêlait les fils de nylon d’une canne à pêche rafistolée au bord d’un étang dans le Nivernais. Leurs enfances baignent dans des jours si limpides dans leur midi que j’ai du mal à les connaître, comme un filigrane, dans un contrejour qui éblouit. J’ai du mal à retrouver intacts ces petits inconnus qui bataillent, rieurs, ou boudeurs à l’arrière, sur la banquette de la Volvo tandis que les routes forestières du Morvan dispensent des bouffées d’air humides et boisées.

Je revois le corps dodu de Caroline, ce premier bébé qui braille, dans son bain bain mousseux . J’ignore tout d’eux désormais. De ces quatre petits chamailleurs il ne reste que ces trois grandes filles , sobres, élégantes, bien organisées perdues dans la la foule du samedi qui coule nonchalante dans les travées des grands magasins; et un grand garçon voûté, concentré sur plusieurs ordis, pâle, sérieux dans un polo noir, son bureau cerné de verre dépoli . Il achète mille trottinettes électriques à Shanghai d’un seul clic .

S’infiltre alors une immense tendresse rétrospective pour ces enfants d’autrefois, enfuis, fantômes malicieux sous la grande lumière des vacances bretonnes. Ils jouaient dans les rochers et sondaient avec une épuisette des flaques d’eau de mer ; ils avaient l’air de coïncider si fort à ce qu’ils faisaient qu’il y avait un parfum d’éternité heureuse. Rien ne pouvait vraiment les atteindre. Aujourd’hui, dans cet univers en dérive, n’importe qui peut les atteindre. Des affabulations savoureuses se glissent alors dans mon esprit, pour m’échapper; des opérations mentales cherchant des souvenirs s’affolent, calculs instantanés de photos Kodachrome , diapos saturées de mer bleu chimique ,vite, garçon un café : toutes ces années lointaines, passées comme un songe, comme un repas de communion après-guerre. On souffle huit bougies, la maison bretonne s’éteint, le grondement de l’orage roule longtemps sur la mer, les gamins rigolent. Le lendemain tout le monde ôte ses vêtements pour nager dans le coin sans algues. Folie, baisers chauds, villa confortable , bouquets qui rosissent et grésillent dans le beurre de la poêle. Les valeurs fluctuantes de la cohésion familiale finissent en reflets insaisissables aujourd’hui. Quand, à quel moment, le tissu a-t- il pu se déchirer ? Cette piscine là est sans fond.

La comète familiale réapparaît quand tu roules vers les Invalides, quand tu passes devant une terrasse pleine de lycéens , tu y cherches encore tes enfants, c’est le Jardin d’Eden derrière les grilles , face au lycée Duruy. Tu les as vu grandir tes lycéennes sans comprendre, sans en être à la hauteur. Et les chahuts de leur enfance ,d’un lit à l’autre, même s’ils t ont rassuré refusent encore de t’appartenir.

Non assistance à personnes en danger ? Froideur congénitale ? Tu vadrouilles dans ta perplexité si tardive et si bouffonne dans son inutilité Souvenir net : tu es allongé contre Aline, tu n’oses pas bouger ton bras ankylosé tant qu’elle n’ a pas gagné la zone calme de sa respiration régulière apaisée, après la crise d’asthme. À trente années de distance, tu lui tiens encore la main .La maturité n’existe pas.

Aujourd’hui encore à six heures du soir quand la nuit tombe, l’hiver, dans le creux désagréable de la journée, tu te forces à composer sur ton portable le numéro des filles, pour les rassurer, non, pour TE rassurer , car dans un moment de la matinée tu n’as vu soudain que des ennemis.

Aujourd’hui ce sont des grandes étrangères, tes filles, si matures, elles comprennent tes mots maladroits, décryptent tes silences, décodent ce petit ton persifleur qui ne trompe personne. Remarques ironiques fins de phrases inachevées qui sont tes chausse-trapes, tes cachettes, cachettes de quoi, au fond le sais-tu ? Tu confirmes, avec un entrain douteux que tout va bien ici en Bretagne.  Tout va bien, le chat est sur le balcon , il hume l’orage qui approche , la mer blanchit.

Pendant la conversation ton père boit son café à petites gorgées qui paraissent interminables et racle le sucre fondu avec une petite cuillère ornée d’un écusson de Savoie. Aux années cinquante , à ma ville bombardée, et aux baraquements à toits goudronnés,   se superpose la fille de la documentation et sa frange , ses coudes mignons, son air sage, ses cahiers bien rangés et ses crayons de couleurs, une vraie écolière en robe Vichy. Elle n’ose toujours pas avouer à ses deux enfants qu’ elle a une liaison torride depuis quatre ans mais elle croit qu’ils s’en doutent. Ma mère pliait longtemps les serviettes en pinçant les lèvres.

Le vent d’automne secoue toujours les persiennes ,les gouttes d’eau de la table de ping-pong ne sèchent pas sous le cerisier. Le raffut d’un camion de bois qui passe en pleine nuit route de Toulouse reste ton meilleur souvenir.

Le serveur me demande si je veux un autre café serré sans sucre «  comme d’habitude « ? Oui Alex, comme d’habitude. Avec le café il m’apporte la bouteille ambrée du cognac Grec Metaxa et la laisse sur la table, comme autrefois. Je vais doucement m’enrober dans le lierre de l’alcool, cher cognac ambré qui échauffe les extrémités du corps.

Tu dérives, tu largues ce restaurant crétois cette bande d énergumènes de bandes dessinées, tu rigoles eh banane avec le Consul, Yvonne, le ravin , le Volcan, la Cantina, file moi la Tequila, Ta Terre Promise , le Livre qui tu aurais dû écrire si tu n’avais cédé à une immense paresse qui masquait ta crainte de surprendre ta vraie valeur.

Tu enfiles ta veste, tu te lèves, tu te faufiles jusqu’au bar pour régler l’addition.

Quand tu sors une rafale de vent aigre traverse la nuit glacée. Des papiers tourbillonnent dans la rue Mouffetard.

Mademoiselle de Stermaria, l’énigmatique jeune bretonne de Marcel Proust

Qui est-elle ?

Mademoiselle Stermaria apparaît et fascine . Elle se révèle délicieuse, miraculeuse, quand le narrateur de « La Recherche » la découvre dans la salle à manger du grand hôtel de Balbec. Le narrateur est immédiatement subjugué, malgré le caractère désagréable de la rencontre qui a lieu n dans la seconde partie de «  A l’ombre des jeunes filles en fleurs » .

Nous sommes dans la salle à manger du Grand-Hôtel. »…à peine commencions nous à déjeuner qu’on vint nous faire lever(de table) sur l’ordre de M. de Stermaria,lequel venait d’arriver et sans le moindre geste d’excuse à notre adresse, pria à haute voix le maître d’hôtel de veiller à ce qu’une pareille erreur ne se renouvelât pas, car il lui était désagréable que des « gens qu’il ne connaissait pas » eussent pris sa table. »

Proust nous apprend que « un hobereau et sa fille » sont « d’une obscure mais tres ancienne famille de Bretagne » . Mlle de Stermaria dîne avec son exécrable père :  « C’était leur morgue qui les préservait de toute sympathie humaine, de tout intérêt pour les inconnus assis autour d’eux, et au milieu desquels M. de Stermaria gardait l’air glacial, pressé, distant, rude, pointilleux et malintentionné, qu’on a dans un buffet de chemin de fer au milieu des voyageurs qu’on n’a jamais vus, qu’on ne reverra pas, et avec qui on ne conçoit d’autres rapports que de défendre contre eux son poulet froid et son coin dans le wagon. «

 Mademoiselle Stermaria bouleverse le narrateur et il en livre les raisons.« Car j’avais remarqué sa fille, dès son entrée, son jolie visage pâle, presque bleuté, ce qu’il y avait de particulier dans le port de sa haute taille, dans sa démarche, et qui m’évoquait avec raison son hérédité, son éducation aristocratique, et d’autant plus clairement que je savais son nom. » Suit une métaphore étonnante de cette présence avec le feu magique de l’Or du Rhin de Wagner. On remarque d’ailleurs, à l’occasion la cristallisation sur une inconnue, chez Proust, est immédiate.

Proust précise : »La race » en ajoutant aux charmes de Mlle de Stermaria l’idée de leur cause les rendait plus intelligibles,plus complets. Elle les faisait aussi plus désirables , annonçant qu’ils étaient peu accessibles, comme un prix élevé ajoute à la valeur d’un objet qui vous a plu. Et la tige héréditaire donnait à ce teint composé de sucs choisis la saveur d’un fruit exotique ou d’un cru célèbre. »

J’ouvre une parenthèse pour avouer que nous avons dans cet extrait, avec cette « tige héréditaire » qui donne « la saveur d’un fruit exotique » un échantillon de ce charabia onctueux, snob , cette écriture artiste, ce chant si précieux et alambiqué , un exemple de cette prose décortiqueuse un peu décourageante. Revenons à Mademoiselle de Stermaria fait partie de ces nombreuses jeunes filles qui apparaissent, avec toute la force intacte du terme,et sa connotation religieuse, et qui mobilisent toute la puissance de l’imaginaire proustien,cet émerveillement qui explose avec force. Ces demoiselles éblouissent le narrateur avec une soudaineté bien particulière. Il les convoite dans une urgence qui chavire les points stables du temps et de l’espace. L’impact brutal qu’elles ont alors sur le narrateur déclenche des chaînes d’images qui ressemblent à une cristallisation stendhalienne accélérée.

Revenons à cette Stermaria. A chaque fois que le narrateur découvre une belle inconnue, une laitière, une jeune duchesse de Guermantes, une bande de jeunes filles sur un digue, une femme de chambre à Venise, le désir et l’avidité sexuelle allument la lanterne magique proustienne . Lumière dure. La chaîne d’impressions contiguës, se dévide, la phrase se surcharge ,se ramifie, la silhouette de la jeune fille s’enrichit de facettes qui vont la rendre phosphorescente, unique, inestimable, elle devient alors un bijou qui irradie sur le tissu banal de la vie ordinaire.

Mais l’apparition de cette Stermaria interroge . Ses deux apparitions, l’une dans « A l’ombre des jeunes filles en fleurs, » et l’autre dans « Le Côté de Guermantes » sont à la fois assez brèves mais , rayonnent d’un éclat particulier . S’y manifeste un curieux poudroiement autour de sa présence. Le narrateur est saisi d’ une avidité particulière comme si ce personnage aimantait des parcelles très profondes de sa sensibilité, sa silhouette agit comme un fragment de rêve nervalien arraché au papier peint général. C’est d’autant plus évident que ce personnage n’apparait que brièvement. Le rendez-vous manqué dans « Le côté de Guermantes » se colore d’un tragique absolu. C’est un pic de souffrance :impuissance et sentiment de vide s’étalent à nu. On peut affirmer que Mlle Stermaria se remarque par son don déstabilisateur .

Grace à ces fameux Cahiers Sainte-Beuve de 1909 , là où se marquent les pilotis de l’œuvre future, les universitaires retracent le chemin de sa création.

Les travaux de Georgette Tupinier (Cahiers Marcel Proust N° 6) permettent de mieux comprendre la nature de ce personnage à travers ses métamorphoses.

On découvre ainsi que cette aristocrate bretonne était promise à un rôle beaucoup plus important dans les premières approches. Dans « A l’ombre des jeunes filles en fleurs », elle devait jouer un rôle qui sera repris développé et confié à Albertine.

Qu’elles sont donc les qualités de cette jeune fille pour intéresser si fort l’ écrivain ?

1) Sa fraîcheur charnelle , sa verdeur, son côté apparition d’une « vierge »

2) Sa noblesse

3) La Bretagne. Cette région a toujours fasciné Proust puisque dans « Jean Santeuil », il y a une tempête à Penmarch et des vacances à Begmeil.

Le jeune homme de Balbec discerne la possibilité de goûter » à cette vie si poétique qu’elle menait en Bretagne(..) à laquelle elle ne semblait pas trouver grand prix,mais que pourtant elle contenait enclose dans son corps. » Le narrateur rêve d’un rendez vous dans son château breton. On remarquera que sur Albertine, Proust a un rêve assez parallèle puisqu’il parle d’une « fille des brumes du dehors ».

Cette rêverie bretonne est si puissante que le jour où il propose un rendez-vous parisien à Madame de Stermaria il choisit comiquement « les ténèbres de l’île des Cygnes » au Bois de Boulogne . Il a l’idée bizarre de ressusciter dans cette minuscule île du Bois de Boulogne un peu du charme et des solitudes des landes bretonnes autour duquel rodent les fantômes de la légende Arturienne. . . En comptant les heures et même les minutes qui le séparent de ce rendez-vous capital il se réjouit à l’avance des » ténèbres entourées d’eau » et du brouillard hivernal s’abattant sur Paris pour mieux rappeler les désolations du pays natal de la jeune fille !

4) Quand Mlle de Stermaria lui posera un lapin à la dernière minute, on voit que la vieille blessure de l’abandon, réapparaît. Brutal. C’est thème sans doute le plus profond, thème qui court d’un bout à l’autre de l’œuvre- – et qui commence par l’abandon du soir quand la mère tarde à venir l’embrasser . Puisque Madame de Stermaria ne vient pas Proust réussit magistralement à boucler sa thématique , à savoir que ses nombreuses velléités d’aimer qui jalonnent l’œuvre ( serial lover ?) suivent le même protocole : ça part de l’enthousiasme de la rencontre au vide de la séparation . Comme si l’œuvre reposait toujours sur la même déception devant la réalité. Il faut attendre « Le temps retrouvé » , pour que la madeleine, le pavé inégal de la cour des Guermantes, les clochers de Martinville fassent définitivement sortir le lecteur de cette gigantesque rhapsodie de l’abandon pour découvrir le Ciel de l’Art.

Dans les Cahiers de 1909 Proust revient beaucoup sur ce personnage. Il le transforme sans cesse comme un marionnettiste . Elle fairt partie de ce qu’il appelle « ses poupées intérieures » . Il l’appelle Mlle de Quimperlé(Cahier V), Mlle de Caudéran (Cahier XXXVI) puis de nouveau Quimperlé(Cahier XII,XXVI, XXXII) puis Mlle de Penhoët(cahier XXVI).

Dans le tout premier crayon de ce qui deviendra « A l’ombre des jeunes filles en fleurs », il y a un hôtel en bord de mer dont les spécialistes suggèrent qu’il s’agit d’une plage bretonne et non pas normande.
C’est dans le cahier XXXVI quand le narrateur prend la main de Mlle de Penhoët que le déclic capital se fait: «  .. en regardant le précieux visage pâle sous son feutre gris, je rêvais qu’elle me cachait dans la chapelle au fond des bois, de son château de Bretagne » et c’est dans ce même cahier XXXVI que se trouve rassemblés à la fois Melle de Cauderan et son père, la table de la salle à manger, mais aussi Gilberte Swann, une fête de charité dans l’île du Bois, et la femme de chambre de la baronne Picpus à Venise. Moment capital de fécondation littéraire. Cette galerie de personnages sera essaimée tout au long des volumes de « La Recherche ».

Dés 1909 Mademoiselle Cauderan-Quimperlé déclenche chez le jeune écrivain Proust une rafale d’images, de rêves, de décors, d’espaces ,de fantasmes, qui fera affleurer des nappes profondes de cet univers intérieur que le romancier va développer sur ses treize années de rédaction acharnée.

Ce qui ressort des recherches universitaires à propos de Mademoiselle Stermaria, c’est qu’il y a une infinité de corrélations et ramifications et cristallisations à partir d’elle. Elle est un point focal .Cette jolie bretonne concentre une obsession bien proustienne de l’aristocratie, une fascination pour les êtres lointains, les paysages légendaires( Brocéliande et la fée Viviane sont là) . Elle rappelle la « Sylvie » de Nerval par une subtile imprécision entre le passé et le présent, ce souvenir à demi rêvé, ce songe à demi éveillé qui délivre Proust de l’infernale temporalité. On note aussi le comique de Proust (qu’on oublie souvent) par des superpositions extravagantes et inattendues entre des étangs bretons chantés par des trouvères et notre narrateur essayant de trouver un restaurant d’un Bois de Boulogne hivernal une image qui devait faire revenir le passé légendaire d’une Bretagne aquatique ensorcelante.

Bref le goût de Proust pour les formes des vies frôlées qu’on ne connaîtra pas, les résultats littéraires d’un voyeurisme triomphant qui lui permet de franchir la paroi entre le monde visible du monde invisible , l’examen de ses méthodes de travail , le jeu des affinités et réminiscences biographiques et littéraires pour créer une quête quasiment mystique,l’analyse des étapes de la soudaine extase désirante dans une salle à manger à Cabourg, , le passage à la loupe des notes griffonnées dans d’ étroits carnets, tout ceci aboutit à connaître les dessous de la création d’un portrait de jeune femme dont la charge innovante rayonne.

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Fouette cocher, vers le roman russe

Un aveu : quand je suis un peu las de ces piles de romans français proclamés chef-d’œuvre avec des petits post-it dans la vitrine de mon libraire je me tourne vers le roman russe du XIXème siècle, celui qui commence avec les précurseurs Pouchkine et Lermontov et s’achève avec la mort de Tchekhov en 1904 et celle de Tolstoï en 1910. Pendant les longues semaines du Covid, je me suis réfugié dans la Cerisaie de Tchekhov et dans les salons de la famille Rostov.

Comme l’ a écrit Nabokov, dans ses cours de littérature -que je recommande- malgré la monarchie absolue et la censure vigilante , il y eut une incroyable « rafale de talents ». Ce roman russe est à la fois mon pavillon de chasse, mon vieux pardessus, ma chambre d’amour, mon île refuge, ma datcha. Ouvrir un de ces romans, c’est comme retrouver sa famille, sa vraie famille, sur un quai de gare de campagne après des années de séparation. Bien sûr Tchekhov , Tolstoï, Dostoïevski mais aussi Tourgueniev , Gontcharov ou Gogol abordent la vie dans un esprit philosophique et religieux, mais ils nous offrent un bain d’humanité incomparable et nous chuchotent que cette vie immédiate, sensuelle, concrète, adossée à la mort à chaque instant porte à la fois son énigme et une intense et obscure promesse.

J’ai mes préférences : Tolstoï et Tchekhov d’abord. Et le problème religieux n’y fait rien..Les uns croient en Dieu : Tolstoï ou Dostoïevski, d’autres non : Tchekhov est matérialiste (« il y a plus d’amour du prochain dans l’électricité et la vapeur que dans la chasteté et le refus de manger de la viande », écrit-il).

Autre aveu : je me méfie un peu de Dostoïevski qui me donne l’impression de me pousser dans les couloirs dans une clinique mal éclairée , un soir d’orage, avec une aile où les agités Karamazov et le nietzschéen, Raskolnikov exigent pas mal de soins.

Avec Dostoïevski je préfère les récits courts ,« L’éternel mari » ou « Le joueur » ou « Écrits dans un souterrain ». Ils sont la perfection même. Dans ses romans fleuve Dostoïevski ne me fait jamais oublier qu’il fut payé à la ligne, qu’il manquait d’argent, et que le feuilleton exige un rebondissement toutes les vingt pages., comme les scénarios pour Netflix.

J’ouvre aussi régulièrement Gogol. Avec la troïka de Tchitchikov lancée dans les chemins boueux Gogol a réussi à acclimater la bouffonnerie et la bouse de vache, la plaisanterie de cocher et la mélancolie de l’exilé.Gogol ,vivant à Rome , et s’empiffrant de spaghetti et de parmesan découbre un étrange charme irisé aux mornes plaines russes et nous entraine sans effort apparent au bord du fantastique. Et puis cette escroquerie aux âmes mortes , ce jeu de comptabilité, annonce les modernes escrocs à la taxe carbone ou aux crypto-monnaies.

Avec Tolstoï, c’est le grand le grand jeu .

Ça fait je ne sais combien de fois que je relis « Guerre et Paix » sans sauter une ligne. Je ne rate jamais sur Arte une rediffusion du film en kinepanorama de Sergueï Bondartchouk , avec 45 minutes sublimes pour recréer la bataille de Borodino  .. On a parfois l’impression que la Russie fut envahie par Napoléon uniquement pour découvrir un le secret du raffinement des bals dans l’aristocratie moscovite sous le tsar Alexandre, avec débauche d’uniformes chamarrés et de jeunes filles gracieuses au bord des larmes.

« Guerre et paix » (ou « La guerre et La paix » selon les traducteurs) est un de ces romans qui peut remplir une vie de lecteur et d’écrivain : complexité des intrigues, mouvement fluvial de l’Histoire, moments d’euphorie et percutant des catastrophes, foule de personnages plus vrais que nature et plus sensibles que ma concierge., et moins désinvoltes que mes enfants. Chez Tolstoï il y a un émerveillement cosmique délicieusement enfantin comme si le romancier débarquait ot dans sa premier matinée dans le grand monde. Ajoutez à cela la panoplie complète des sentiments possibles dans les liens familiaux, des surcharges d’images sensorielles à chaque page , un enchevêtrement des subjectivités d’une virtuosité confondante (avec des monologues intérieurs à foison bien avant Joyce).

Je jubile en découvrant les paysages panoramiques des théâtres de bataille, de Schoengraben à Borodino . L’ incrustation de personnages historiques au milieu des personnages de fiction est admirable. Koutouzov,le commandant en chef des amrées russes , ce somnolent dans les pires désastres , reste le plus réussi des grands loufoques On a le sentiment d’une splendeur et d’une plénitude de l’architecture globale . Tolstoï ou la Vastitude .

Ajoutons aussi une habileté(comme chez Tchekhov) pour analyser des sentiments négatifs et volatiles comme l’ennui, la neurasthénie , l’oisiveté, sans nous ennuyer un instant. Car dans ce roman les défauts ne nuisent pas à l’ensemble . Je veux dire les sermons moralisateurs , les considérations militaires des état-majors russes, autrichiens et français, les éternels descriptions de soldats de plomb , d’une bonhommie exemplaire , capables de plaisanteries lorsqu’ils sont fauchés par la mitraille, sans oublier les invocations à la Providence , le mécanique mélange d’enthousiasme patriotique et d’ exaltation religieuse . Le manuel de conjugalité a vieilli .Mais les points forts sont inoubliables : le rigodon des fiancées coquettes et sournoises , les confidences entre le Prince André et Pierre Bézoukov, Natacha qui tente de se voir dans toutes les glaces pendant un bal, et la ronde de ces ces jeunes épouses déçues nous entraînent dans les couches profondes de la féminité. Les défaillances de hommes à l’égard des femmes forment aussi un catalogue étonnant .

Tolstoï demeure le spécialiste incontesté des familles. Famille malheureuse avec Anna Karenine, famille longtemps heureuse chez les Rostov. L écrivain les cultive comme un botaniste. Voyez comme il jubile à classer, étiqueter, les différents types d’enfants, d’ adolescents, de vieillards, personnages qui embarrassent en général les romanciers modèle courant. La femme enceinte languissante ,s assez casse peids, est une de ses spécialités, mais Tolstoi nous cingle dans le tragique quand l’accouchement se passe mal et dévaste un domaine entier. L écrivain ,dans chaque grand évènement, joue le double aspect. Cette double face est particulièrement évidente dans n les soirées mondaines. Exemple : le banquet en l’honneur de Bagration au Club anglais de Moscou.C’est étincelant de faste , de luxe, et de détails succulents,mais en même temps on nous révèle la cruauté du jeu entre les maîtres et serviteurs, la frivolité ,les commérages, les mesquineries, l’insolence et la puissance des appétits élémentaires chez les invités. Tolstoï aime surprendre avec des situations bizarres , inattendues , comme ce capitaine français Ramballe gai, aimable, qui ouvre une bonne bouteille pour remercier Pierre Bézoukov de lui avoir sauvé la vie alors que Moscou se transforme un brasier . Parmi mes plaisirs bien particuliers, à la lecture, ,j’aime bien essayer de comprendre où est la frontière chez lui entre la (Sainte) Nature et les créatures végétales, animales et les créations humaines. Tolstoï ne sépare rien. Il me fait comprendre que tous les sentiments sont transitoires et j’admire que son talent ne s’enlise jamais dans les analyses de ces transitions et métamorphoses. Quand je compare les personnages de « Guerre et Paix » avec les personnages des romans d’aujourd’hui, je vois bien qu’il n’y a pas photo,que nous ne sommes plus dans la même échelle. Les personnages d’Emmanuel Carrère ou de Camille Laurens paniquent devant une carte bleue perdue,une panne sexuelle d’un soir , ou des moules marinières services trop froides, alors que le Prince André reste impassible en plein carnage de Borodino. Oui Tolstoï rassure. La succession d’ évènements effroyables qui s’abat sur le peuple russe dans son roman n’entame pas une espèce de confiance absolue dans le Destin de son peuple. Les battements cardiaques précipités de Natacha quand elle s’apprête à danser ou le balancement des vieux bouleaux dans le parc de la propriété à Lyssy Gori affirment un une mystique de la Vie

Enfin, il y a chez Tolstoï une virtuosité pour inclure dans un même paragraphe, dans un même mouvement des plans de nature très différentes, une sorte de vision anthropomorphique ascensionnelle religieuse. Ce zoom métaphysique revient plusieurs fois à des moments clé.

George Steiner dans son « Tolstoï et Dostoïevski » cite le célèbre passage de bascule quand le Prince André est gravement blessé pendant la bataille d’Austerlitz :« Oui : tout est vanité, tout est mensonge excepté ce ciel infini.Il n’y a rien, rien que cela.Mais même ce ciel n’existe pas, il n’y a rien que le silence et la paix.Dieu merci ! » Il y a un autre passage, dans le livre XIV du Livre IV 2° partie , de « Guerre et Paix » qui reprend le même mouvement ascensionnel . C’est au cours au cours de la captivité de Pierre il est emmené par le corps d’armée de Davout. Pour être fusillé : »Au delà du camp, les forets et les champs, qu’on qu’on ne distinguait pas auparavant, étaient maintenant visibles au loin. Et plus loin au-delà de ces forets et de ces champs, les profondeurs brillantes,mouvantes, infinies vous lançaient leur magique appel. Pierre regardait le ciel et les étoiles qui étincelaient dans ses lointain abîmes. « Et tout cela est à moi cela, c’est moi, et tout cela est en loi , et et tout cela est moi ! » se dit Pierre. Et tout cela ils l’ont pris et enfermé mettent dans un enclos de planches ! » Il sourit et alla dormir prés de ses camarades. »

Là encore Tolstoï réussit un mouvement vertigineux -proche de la prière- qui va du moindre brin d’herbe, de l’humus d’un bois, à un espace sans borne, comme si notre monde n’était qu’une encoignure bizarre, où l’on peut sentir à la fois la mort et l’ immortalité dans l’odeur de fougères après la pluie.