Des buissons de pourpiers argentés bordent la route étroite de la presqu’île. Ce matin là le ciel sans nuages avait quelque chose de brumeux l’autre côté de la baie.

Quand j’avais besoin de solitude, je quittais la maison et me réfugiais dans cette enclave sableuse et herbeuse, une sorte de cratère de silence, de broussailles, sous la route étroite qui menait aux ostréiculteurs.
A chaque marée l ‘eau écumeuse recouvrait une bande de galets gris et les rochers plats. Plus loin,vers une villa à l’abandon, des traînées d’algues sèches ressemblaient à des amas de feuillages carbonisés . Le samedi soir des jeunes venaient sans doute s’amuser ; ils laissaient un espace de cendres avec des branches consumées et noircies et des boites de bière tordues. Je venais donc là m’étendre. Il passait quelquefois un chalutier d’un blanc blanc éclatant se dirigeant vers le large .
Il suffisait d’ôter ses espadrilles, de s’étendre sur le sable moelleux ,et de fixer le ciel sans nuages pour être saisi d’un léger vertige. Où est la limite ? Et qu’y a-t-il au-delà de la limite ?
A intervalles réguliers le calme absolu de l’endroit était comme profané par le bruit de moteur d’ une fourgonnette de mareyeur . Le subtil gargouillis des eaux autour des rochers me donnait la sensation de sentir l’ éternelle usure vivifiante du monde. La courbe muette du soleil raccourcissait les ombres et s’accordait à ma torpeur tandis qu’un petit arbuste épineux, avec de minuscules fleurs blanches, avait les branchettes couvertes de pucerons.
Derrière moi, une levée de terre jaune craquelée était percée de trous de terriers.
Vers la gauche une étendue marécageuse , miroitante à midi, était bordée de roseaux..L’ espace incurvé de sable, de cailloutis et de coquillages écrasés prenait une blancheur saline . J’y trouvais des puces de sable , et pas mal de coquilles d’huîtres aux reflets nacrés.Je ne sais pas pourquoi mais cet endroit me faisait penser à une immense tombe de dieux mésopotamiens comme si le plateau immense de la baie devenait une offrande aux disparus.
Plus loin, mêlé à des débris marins trônait un broc émaillé mangé de rouille qui ressuscitait dans mon esprit toute la pauvreté de l’après-guerre. J’ avais aussi remarqué des minuscules tessons de faïence qui me rappelaient la touche jaune vernie de quelques tasses épaisses d’un service à café chez ma grand-tante. Ces tasses garnissaient un plateau de cuivre posé sur une commode de bois sombre. La demeure, immense, sépulcrale avec ses portraits d’ancêtres , était cernée de vergers .La grande salle restait enfouie dans une perpétuelle obscurité derrière des volets toujours clos qui suggéraient une protection contre un perpétuel été grillant les plantes du jardin. Des chiures de mouches salissaient un cadre de bois noir et la plaque de verre protégeait une photo ovale de la petite Thérèse de Lisieux . Ce visage lisse , trop blanc, son ovale parfait, enfantin, m ‘interroge encore.
Quand la marée revenait avec ses nuances orageuses j’étais hypnotisé par les reflets argentés de ces vagues si régulières qui semblaient absorber la lumière.
J’avais l’habitude de glisser mes pieds dans ce sable fin,-une vraie farine tiède- jusqu’à ce que mes orteils touchent un sable rugueux et humide. Le remblai avec ses broussailles, ses cavités terreuses ocres, ses plantes épineuses, ses asters, était surmonté par les couches d’air qui coulaient comme de l’eau .
L’immensité du ciel , son bleu violent, le calme de la mer, le bruit du ressac ,l donnaient l’impression que le monde était toujours en train de se refaire. Les cassures et les strates des rochers régulièrement couverts d’une eau pale suggéraient une étrange proximité avec des Temps Originels.
Je me demande souvent s’il y a une une scène primitive,une sorte de Conférence Originelle , au cours de laquelle de minuscules créatures rudimentaires,genre amibes, s’étaient adressées , face à Dieu,directement, pour le remercier de la générosité de son geste créateur qui permet à d’ innombrables organismes uni-cellulaires d’organiser de joyeuses baignades et parties de volley-ball dans la moindre flaque d’eau de mer…Je comprenais ,allongé sur ce matelas de sable, les béatitudes de mon ancien prof de Sciences Nat qui, en suçotant ses branches de lunettes nous demandait toujours « Mais pourquoi le mystère de l’Univers serait-il ailleurs ? Il est tout autour de nous.Nous devrions en être émerveillés. » Et il nous donnait l’exemple enthousiasmant d’une araignée qui file sa toile en toutes saisons, selon une implacable géométrie.
Mon meilleur ami ,en classe de troisième s’interrogeait, lui ,sur le phénomène complexe de l’extase érotique . Je me demandais comment les premières particules de Temps avaient pu naître et dans quelle conscience assez complexe pour que naissent des sentiments aussi indéfinissables que la mélancolie ou la nostalgie, Au fil des minutes dans cette torpeur bienfaisante de engourdissement mental, j’étaius en train de pousser ces portes d’ivoire et d’or n dont nous parle Nerval avec une si émouvante tendresse. Je devenais un artiste des questions qui permettent de quitter nos lourds habits terrestres et me demandais si la mission d’un écrivain , délivré de la gravité terrestre de mes contemporains, n’était pas de gâcher du papier avec des dessins confus qui se veulent l’équivalent des brouillons aux multiples traits traits de plume de Léonard de Vinci rêvant à une machine volante. Mon but :rejoindre les populations bizarres de notre Inconscient., avec un mouvement de dévotion pour les premiers Surréalistes.
Au fond, cet endroit tranquille , quasi désert, avec sa houle, faisait accéder mon esprit à des visions parfaitement agréables,inutiles , excitantes car elles accaparaient peut-être des souvenirs de quelqu’un d’autre , exactement comme on pénètre en maillot de bain par effraction dans une propriété privée. La transparence de cette eau qui chatoie entre les coquillages favorisait ce demi sommeil, et je laissais mon vaisseau mental dériver vers des côtes peu fréquentées où la pression des gens disparus se fait sentir. l
Je regrettais d‘avoir été si négligent pendant les cours de mon prof de physique-chimie, et j’avais envie de savoir ce qui flambait autour de moi ,et pourquoi, dans cette petite crique, entre ciel et mer, le fort courant de la Création battait contre moi avec sa densité cosmique.

La mer me berçait avec son efflorescence végétale marine , ces verdures épaisses d’algues,couleur d’oseille fraîche, tandis qu’un d’âne au poil dru, rêche, un peu poussiéreux broutait avec humilité derrière un débris de clôture. J’aimais aussi particulièrement une carcasse de barque qui pourrissait inclinée vers les roseaux dans l’ eau stagnante du marais. Les courbes lattes de bois de ses varangues étaient dressées vers le ciel comme les côtes d’une immense cage thoracique délabrée .Penchées sur les galets blancs, ces membrures osseuses portaient des traces de goudron, d’inscriptions salaces et s’ornaient de moisissures vertes .Ça ressemblait à des restes du squelette de géant.j’imaginais cette immense cage thoracique à l’abandon se redresser péniblement.Je voyais une sorte de Job se défaisant de ses détritus pour venir marcher au milieu de la route,la nuit pour s’encadrer dans le pare-brise d’une fourgonnette en pleine nuit , effrayer le mareyeur .
Si je m’attardais au-delà de midi je voyais surgir un homme long, étroit.Il était vêtu d’un e sorte de gandoura qui laissait voir un pantalon de lin beige flottant et des sandales poussiéreuses. Pas rasé, l’œil fiévreux, son visage maigre faisait penser à une sorte de Christ. Il tenait en laisse un chien-loup avec une énorme muselière et disparaissait dans le soleil derrière les roseaux , telle une apparition. Marchait-il sur les eaux du marais ? Sa silhouette biblique me remettait en mémoire les noms magiques venues des lointaines années de catéchisme:Antioche, Césarée,Hiram, Holopherne,Tibériade, Samarie, Ectabane , Élie,comme si le mélange de lumière sur les eaux et de voyelles hébraïques mouillées sur fond de ciel immense devait ouvrir un débat vertigineux entre souffrance et rédemption.
Rafales de silence,d’autres appelent ça prière.

Je me demande aujourd’hui si c’est la lumière aveuglante de la Vie Éternelle, si convoitée par des millions de gens, qui m’ a effleuré de son aile ou si c’est le début d’un affaissement mental dû au sournois effet de l’âge et du solstice.
Aujourd’hui sur une autre plage bretonne je vois galoper , courir et bondir dans l’eau, des tas d’enfants turbulents d’une colonie de vacances .Les adolescents aux os saillants s’enfoncent avec volupté dans le vert cru d’un bassin de pierre ; certains ressortent ,dégoulinants, laqués, rieurs, en bousculades. Ils remontent dans un sentier et s’évanouissent les uns après les autres par un escalier formé de rondins .Le soir, quand je reviens fumer une dernière cigarette, les oiseaux de mer viennent poser leurs pattes sur le rebord de pierre du bassin ou sur la machinerie rouillée de l’écluse . Hiéroglyphes sur la pellicule d’eau qui tremble.



