Le roman « Une fratrie » de Brigitte Reimann,traduit par Françoise Toraille (éditions Métailié) raconte les déchirements d’une sœur,Elisabeth vivant dans la République Démocratique Allemande, en 1961 et de son frère adoré Uli qui veut gagner la RFA. La date est capitale puisque c’est l’ année de la l’édification du Mur de Berlin. Uli est un ingénieur spécialisé dans la construction de tankers ; il veut quitter la RDA pour être mieux payé et vivre à Hambourg loin de l’idéologie soviétique ,tandis qu’Élisabeth , sa sœur une artiste peintre,respecte les consignes du Parti jusqu’à un certain point. Son militantisme a consisté à rejoindre un Combinat , Schwzarze Pumpe , pour amener la classe ouvrière à la culture . Elle anime un atelier de peinture.,mais les difficultés bureaucratiques vont s’accumuler.
Brigitte Reimann
Au cours du roman , elle va se heurter aux consignes les plus bureaucratiques et strictes de la RDA avec la personne d’Ohm Heiners,vieux communiste.Il n’accepte pas la liberté artistique de la jeune génération revendiquée par Elisabeth, d’autant que celle-ci a la raillerie facile,la fougue de la jeunesse, et avoue avec une franchise suicidaire détester les peintures d’Ohm Heiners alors que ce dernier a pour lui les instances du Parti.
Elle devient donc une artiste « suspecte » et reçoit la visite d’un représentant de la Stasi. On sent que les utopies politiques du communisme confrontées aux réalités de la difficile vie quotidienne sont en train de perturber la jeunesse et de diviser les familles. En outre le fossé entre les générations s’agrandit.
Ce qui traverse ce roman, c’est d’abord le lien passionné et amoureux entre une sœur et un frère. La délicatesse dans les émotions, la franchise des sentiments, les dialogues qui sonnent authentiques, l’allant du récit, font vibrer certaines pages. Et c’est d’autant plusieurs prenant qu’on assiste à une déchirure idéologique dans cette fratrie .Le drame arrive quand Uli fait vraiment sa valise dans le pavillon familial et va définitivement quitter Elisabeth , son quartier, ses amis, son pays pour travailler à l’Ouest. Avec Brigitte Reimann tout est concret pour décrire combien il est difficile d’harmoniser les exigences d’une socialiste de bonne volonté avec les valeurs très masculines du gouvernement Ulbricht , constitué de communistes pour qui la violence, la domination, et la hiérarchie sont les principes mêmes de cette idéologie marxiste . Sans lyrisme, mais avec un frémissement révolté qui s’accroît au milieu du texte, la romancière fascine par la finesse de ses analyses, la sincérité du propos, la sismographie de ses élans du cœur, et la manière dont le « moi » féminin découvre la difficulté de vivre dans un univers si codé et masculin. La douleur vive qui traverse Élisabeth , le tragique des déchirures familiales, n’empêche jamais l’auteur de multiplier les images ironiques et de multiplier des accents amusés pour décrire ce monde complètement soumis au conservatisme obtus des dirigeants.
Berlin 1961
Chaque chapitre est souvent coupé par des souvenirs d’enfance, des flash-back , cette technique narrative peut, dans les premières pages, légèrement perturber la lecture.
Brigitte Reimann décrit admirablement les saisons, les jeux d’enfance, sa ville ancienne, confrontée aux perspectives du Plan et en quelques traits précis nous plonge dans le chantier charbonneux où elle travaille .
Rédigé entre 1960 et 1961, ce roman, autobiographique est aussi clair, net, intelligent, que ceux rédigés par Christa Wolf à la même époque, en particulier ce best-seller « Le ciel partagé », qui donnait également une idée riche et vraie de cette génération émergente , pleine d’enthousiasme.
Aujourd’hui on imagine mal que, jusqu’en août 1961, les citoyens de RDA pouvaient venir déjeuner à Berlin-Ouest,chez Kempinski sans aucun problème et revenir le soir en RDA après s’être promené dans les grands magasins illuminés sur le Kurfürstendamm , flâner parmi les rutilantes Mercedes des bourgeois de Berlin-Ouest , pour revenir le soir par le métro dans les rues quasi désertes de Berlin-Est.
L’intérêt aussi, c’est de comprendre quelles conversations pouvaient avoir les familles, avec d’un côté les jeunes qui subissaient l’éducation marxiste face aux parents et grands-parents,souvent considérés comme des petits-bourgeois irrécupérables,contaminés par des années de nazisme . Là encore, le roman est précis, mais il apporte une sorte de chaleur humaine,de vibration féminine , une vitalité, vraiment singulières.
On comprend les sentiments des grands-parents, qui passent chaque matin devant leur entreprise familiale qui fut florissante , dont ils ont été privés à l’arrivée des russes.
Les scènes qui montrent comment une jeune fille à la parole libre peut devenir en quelques minutes , avec un simple échange sur l’art, un ennemi du peuple.
Selon la fiche wikipedia ,Brigitte Reimann née 1933 à Burg, près de Magdebourg est l’aînée d’une famille de quatre enfants. Après son baccalauréat, obtenu en 1951, elle travaille en tant que professeur pendant deux ans. La mission dont elle et la plupart des collègues de sa génération sont chargés consiste à appliquer la loi sur la démocratisation de l’école allemande, adoptée en 1946 dans les Länder d’occupation soviétique.
Elle commence à écrire en 1955, publie Der Tod der schönen Helena en 1956. Elle participe alors au très officiel comité regroupant des auteurs de RDA (Association des écrivains de la RDA ) et devient alors très active dans le domaine culturel du SED, parti communiste au pouvoir. Ça ne va pas la mettre à l’abri de grandes difficultés.
Si on lit la postface de Nicole Bary, la traductrice qui connaît bien la littérature est-allemande, on apprend que lorsque « Une fratrie « parait en 1963 en RDA, le roman suscite des polémiques (parler de la Stasi et montrer une femme en pleine émancipation idéologique sont interdits) et les autorités exigent des coupures dans le texte.L’éditeur transmet la nouvelle à l’auteur qui écrit alors dans son journal intime : »Les propositions de modification du manuscrit sont arrivées:suppression de la scène de la Stasi et des discussions sur l’art, de même que tout ce qui est d’ordre sentimental et qui évoque le lit.. »
Un accord est trouvé , le roman paraît avec des coupes. Le lecteur d’aujourd’hui se demande ce qu’il reste d’intéressant si on supprime le cœur même de la problématique du livre: les désarrois d’une jeune femme qui n’accepte plus les consignes et le jdanovisme en Art, cette sorte de couvre feu intellectuel, et qui ,de plus, comprend les raisons que donne son frère Uli pour quitter le pays. Toujours est-il que le roman paraît en 1963.
Brigitte Reimann meurt d’un cancer en 1973, à 40 ans.
Personne en 73 ne sait alors où se trouve le manuscrit original complet. C’est en 2021 dans une maison qui fut occupée par la romancière ,au cours de travaux de rénovation que le manuscrit est retrouvé : il était dissimulé dans un placard, au grenier. En 2023 ,les éditions Aufbau publient le texte intégral.Triomphe.
Aujourd’hui, je regrette que les autres romans et le journal intime de Brigitte Reimann ne soient pas traduits en français car la presse allemande est particulièrement élogieuse sur l’ensemble de cette œuvre.
Précisons enfin que « La fratrie » de Brigitte Reimann fut couronné du prix Heinrich Mann en 1965, et que sa mort prématurée ne lui permit pas d’achever son roman, » Franziska Linkerhand » commençé en 1963, et inachevé.
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Dan,s cet extrait, la narratrice raconte une escapade qu’elle a fait,parmi d’autres, venant de l’austère Berlin-Est, pour voir un ami, Gregory, qui lui, étudie dans Berlin -Ouest.Il l’invite pour quelques heures, avant la construction du Mur. Et la prose dit bien le sentiment d’irréalité que Berlin-Ouest provoque chez la jeune citoyenne de RDA .
« A la station Bahnhof Zoo* il ne se passait pas encore grand-chose à cette heure-là. Quelques années auparavant, j’avais souvent, venant de D. fait le crochet par Berlin-Ouest pour voir un ancien camarade de classe étudiant à la Freie Universität,l’Université libre.Il se faisait appeler Gregory.Nous allions voir un film sur la Steinplatz ou au cinéma Wien, et ensuite nous flânions sur le Kudamm, le long de vitrines resplendissantes dans lesquelles une unique robe s’étendait sur un fond de velours gris, sans indication de prix, juste à côté un sac à main, quelques rameaux fleuris, et Gregory achetait à l’un des stands odorants des amandes grillées brûlantes et très sucrées.
Par les soirs d’été, pas un souffle n’agitait l’air entre les immeubles, nous buvions du jus d’ananas et de pamplemousse, installés à une terrasse, sous des marquises en toile rayée ; les petites chaises rouges et jaunes rappelaient les gracieuses constructions en fil de fer que l’on voit sur des images représentant les cafés parisiens des Grands Boulevards. Le feu d’artifice silencieux des réclames jaillissait des toits et ruisselait sur les visages, les capots des voitures et l’asphalte, répandant ses encres bleues,vertes et dorées ; sur les murs frémissaient des signes flamboyants qui s’allumaient et s’éteignaient, et tout en haut, dans le ciel rougeâtre, étrangères, comme étouffées, scintillaient quelques étoiles. La nuit venue Gregory me raccompagnait jusqu’à la S-Bahn**. Il me donnait toujours deux ou trois petits fascicules de chez Rororo***, des oranges, un rouge à lèvres français.Il déposait un baiser sur ma main puis restait immobile sur le quai,pas très grand, frêle, épaules tombantes, et par la portière, je voyais son profil de lévrier et l’ombre de ses cils longs et fournis. Il ne faisait jamais signe, il se tenait là, immobile, suivait le train du regard, il ne levait même pas la main.(..)
Construction du Mur en Aout 1961
J’aimais ces soirées comme extérieures au monde qui était le mien, et leurs couleurs brillantes, les reflets de la lumière dans le fleuve noire de l’asphalte, la mélodie du Rififi**** qu’en ce temps là on pouvait entendre à tous les coins de rue, et les mains fines de Gregory sur la nappe- même une impression indéfinissable d’irréel émanait de tout cela, comme si je m’étais trouvée sur une scène, devant le décor d’un paysage exotique, et que ni Gregory ni sa rue n’avaient eu de rapport avec ma vie. «
*Bahnhof Zoo:gare ferroviaire de Berlin qui accueille les ligne régionales et grandes lignes.Cette gare pendant la période de la division de la ville a permis de gagner la gare de Friedrichstrasse,point de passage pour les voyageurs non motorisés.
** S-Bahn:métro aérien urbain
***Rororo collection de poche très populaire de la maison d’édition Rowohlt publiée en République fédérale.
****Rififi : musique du film « Du rififi chez les hommes » de Jules Dassin.
Depuis une semaine , chaque matin vers huit heures , je guette ma baigneuse préférée. Elle nage au milieu de vagues courtes entre les rochers.Quand elle revient vers la plage la nonchalance de sa démarche sa silhouette gracile d’adolescente me plaisent. Je l’avais aussi remarquée lundi dernier sa gaieté pour aider un petit garçon de huit neuf ans à finir de construire son château de sable.J’avais aimé sa patience pour décorer les tours avec des coquillages roses ou bruns.La nuit tombait,la plage était désertée, mais tous les deux , seuls, tranquilles, achevaient leur travail sans se soucier de l’heure.
Chaque matin, donc, je la guette. J ’y repensais hier alors que je prenais un rosé de Provence au Bar des Mouettes .
Je sais par Fred ,le garçon de café qui me sert des ballons de rosé, que cette jeune femme s’appelle Constance ( Constance de quelque chose …) et qu’elle a un fils , Marc-Florian , qu’elle mène à l’école de voile en début d’après-midi. Il m’a également dit avec un air entendu qu’elle était « à la colle » avec Jérôme Lehanneur « un ponte de la radio ».Il ajouta « Europe 1 je crois ».
J’appris aussi que ce patron de radio avait l’habitude de siroter des Martini au bar de l’Hôtel d’Angleterre avec ses amis golfeurs.
Fred avait ajouté :
– Ses potes de golf ont l’habitude de vider les soucoupes de cacahuètes pour les donner à manger au perroquet, Arsène, qui répète « T’as payé ?!! », « T’as payé ?!! » dés qu’un client sort du bar.
-Vous en savez des choses Fred.
-C’est mon job.
Il avait ajouté :
-Ils sont tous dans les assurances, la banque, la restauration haut de gamme,la grande distribution . Il y en a deux qui dirigent des chaînes hôtelières. Ils se retrouvent au Golf.Mais au PMU ils jouent leurs propres chevaux.
Je sais aussi par Fred que Constance et Jérôme occupent la villa à colombages, Ker Villette , de style normand. Elle est à cent mètres de chez moi. Sur le portail, on remarque une discrète camera. Dans le jardin et ses allées cerné de buis il traîne toujours un vélo d’enfant, et deux ou trois balles de tennis . Chaque matin, je vois une femme de ménage en blouse bleue déplier quatre chaises longues face a à la mer. Elle baisse les stores rayés de toutes les chambres à onze heures pile , même quand le ciel reste incertain. J’ai vu également un soir le « compagnon « de Constance sur la terrasse, un type massif avec une crinière de cheveux gris mal débroussaillés.Il portait un polo rose pale sur un pantalon clair tout mou en lin froissé et des espadrilles délavées. Il avait saisi une paire de jumelles pour scruter le ciel à la recherche d’un drone dont on entendait le bizarre ronronnement au dessus des toits des villas
J’en étais à mon deuxième verre de rosé au Bar des Mouettes lorsque ma nageuse préférée débarqua sur la terrasse avec une raquette de tennis sous le bras. Elle se dirigea droit vers ma table, s’assit tranquillement à ma table,comme si elle me connaissait depuis longtemps.
-Bonjour, dit-elle,je m’appelle Constance.C’est vous qui logez dans la maison blanche avec des roses trémières ?
-Oui, la toute maison blanche à toit plat .
-Vous aimez bien me regarder .
Elle mordillait une branche de ses lunettes de soleil.
-Passionnément.
-Vous n’êtes pas un peu voyeur ?
-Absolument.
Elle commanda un verre de lait à Fred.
De prés, elle avait un visage plus rond , un nez tout petit,une bouche étroite rouge cerise destinée sans doute à débiter des remarques impertinentes.
– Vous ne vous baignez jamais ?
-Jamais.
Un enfant de sept ans en ciré jaune marchait sur le muret de la digue en étendant les bras.
-Votre fils ?
-Non,Marc-Florian est le fils de Jérôme… Sa mère est antillaise.
Je penchai mon verre de rosé pour surveiller un moucheron. Constance se pencha sur la pile de journaux posée sur la table. -Vous lisez tout ça ?
-Oui, ligne à ligne.Chaque matin.
-Vous êtes journaliste.
-C’est ça. Je suis journaliste.Un journaliste c’est un type qui lit les journaux.
– On, m’a déjà dit ça.
-Jérôme ?
-C’est mon compagnon. Il a une théorie sur les journalistes: ce sont des cannibales, ils se mangent les uns les autres.
-Ah.
-Oui, je veux dire qu’ils se copient les uns les autres. Ou bien ils recopient la presse étrangère. Ils se mangent quoi. -Ah.
-Vous n’êtes pas bavard.
-Je réfléchis aux vertus intellectuelles du cannibalisme.
Fred apporta le verre de lait.
-Vous travaillez pour quel journal ?Ouest-France ? Le Télégramme ?
– Le pays Armoricain.
-Et vous m’observez chaque matin ?Sans vous lasser?
– L’eau est votre élément. Vous êtes Ondine.
-Alors venez nager avec moi.
-Je ne sais pas nager.
-Moi je ne sais pas conduire.
Un nuage passa devant le soleil .
-Vous jouez au golf ?Au tennis ?
-Non plus.
Je m’aperçus que Constance attirait les regard de deux types en survêtement et en sueur, assis devant leurs chopes de bière.
– Nager procure des sensations formidables.On se sent léger comme les types qui marchent sur la lune.
-Vous connaissez Buzz Aldrin ?
-Pourquoi ?
-Lui a marché sur la lune.
-Vous ne voulez pas apprendre à nager ?
-L’eau est trop froide, il y a des trucs mous qui vous passent entre les jambes , et puis tant de chiens pissent dans la mer.
Pour qu’un silence ne s’installe pas et devienne gênant je dis :
-Vous vous occupez bien de cet enfant..
– Marc-Florian n’est pas mon fils.C’est le fils de Jérôme.
-Qui n’est pas votre mari.
-C’est ça.
-Qui ne nage pas.
-C’est ça.
Elle examinait le pourtour de sa raquette de tennis.
– J’ai envie d’en avoir un.
-Un mari ? -Non, un fils.
Elle posa sa raquette sur mes journaux.
-Mais je n’ai pas encore trouvé le père.
-Je vous ai vu un soir construire un château de sable. Avec cet enfant c’était un spectacle charmant.
J’ ajoutai :
– Quand le Covid a commencé et que tout le monde s’est terré chez soi,la côte est devenue vide et merveilleuse , les plages désertes à perte de vue avec des cormorans filant droit au ras de l’eau, et des goélands. Il y eut même un héron cendré qui venait à marée basse , il est devenu mon ami.J’aimais aussi les bernaches , en file indienne. Aucun humain,le rêve.
Elle porta à ses lèvres une cigarette fine avec un léger tremblement dans la main. J’approchai un pavé de verre qui devait être un cendrier.
– Pendant longtemps j’ai été grand reporter.
-Oui ?
-Spécialisé dans les concours des châteaux de sable.
Je crois que ma mauvaise blague est tombée à plat .
Je saisis le tas de journaux posé sur la table et me mis à les replier soigneusement.
-Vous ne lisez que des journaux ?
Je tirai de la poche de ma veste un livre de poche écorné.
Elle feuilleta et découvrit de nombreuses pages noircies par mes notes.
– Vous avez lu « Herzog » ??!
-Ça vous surprend ?
-Que quelqu’un puisse lire Saul Bellow ici ,oui..
-Il n’y avait pas, un million de chances sur..
Elle suspendit sa phrase. -Vous vouliez dire : » il n’y a pas une chance sur un million que vous rencontriassiez un fou de Saul Bellow sur cette plage , et même sur toute la côte.
Constance feuilleta le livre de poche longtemps. Je trouvai à ses gestes une grâce adolescente. Elle fit tomber une petite photo carrée dentelée en noir accolée à une vieille feuille de papier carbone. Elle ramassa la photo.
-Mes grands parents. Irma et Auguste.
J’ajoutai :
-Ils s’éloignent .Plus je je vieillis, plus je pense à eux,plus je les aime.Ils me manquent.
Elle replaça avec soin la photo au milieu du livre.
-Je crois que leur génération aimait davantage les petits enfants,les enfants, la vie en général , que ma génération.
-A quoi ça tient ?
-Je ne sais pas. Les guerres…Leur ville a été rasée.
Elle referma le livre.
– Mon livre préféré ça reste « La planète de Mr Sammler. » Vous savez, quand le grand noir montre sa queue dans un bus.
-Ah oui. La sauvagerie urbaine américaine.
Des nuages s’étendaient uniformes sur la mer qui n’avait plus de couleur. Marc-Florian et son ciré jaune avait disparu. On entendait des exclamations venant de la plage , sans doute des volleyeurs vers le casino.
– C’est vrai que tous les journalistes rêvent d’être écrivains ?
-Absolument .
J’ajoutai :
-J’écris toutes les nuits et je déchire le matin ce que j’ai écrit avec enthousiasme au cours de la nuit. Je suis comme Pénélope, la femme d’Ulysse.
-Je sais qui est Pénélope.
Il y eut un froid Elle baissa ses lunettes de soleil sur le nez :
-Je sais qui est Pénélope.
Elle alluma une cigarette étroite avec un curieux briquet laqué noir qui datait des années 6O.
-Votre travail consiste en quoi ?
– Des articles sur les pots de départ en retraite d’un gendarme, l’anniversaire d’une centenaire frisottée dans son Ehpad , l’ado qui flanque la voiture de son père dans un fossé en sortie de boite,les variations du cours du cochon et de la queue de lotte ,l’ouverture d’un salon de coiffure, le nouveau point de deal devant la Poste, la fête du blé, la réunion houleuse du conseil municipal , etc etc..
– Emmerdant.
-Pas du tout. C’est la vraie vie, les vrais gens. Simples. Je les aime.Ils ont souvent beaucoup de dignité. Ils vivotent avec des petites retraites, ils préparent la fête du quartier avec beaucoup d’entrain , ils organisent des tournois de belote, enfilent des bottes et grattent le sable aux grandes marées pour trouver des coques. Ils s’occupent des enfants des autres. Oui, je les aime vraiment beaucoup.
Elle leva ses yeux d’un vert translucide.
-Vous les idéalisez.
-Pas du tout.Il ne faut pas les mépriser.
-Je ne méprise personne.
Le malaise s’accrut entre nous.
Pour rompre le silence, Constance dit :
– Jérôme passe sa vie au Golf .
-C’est lui qui a la Porsche gris métallisée ?
-Non, il a la Jaguar café au lait.
-Il dirige vraiment Europe 1?
– Depuis trois ans.
-Et avant ?
-Dans les Assurances.
L’atmosphère changea un peu.La lumière devint plus vive. Les balcons des villas alentour se mirent à briller, des moineaux sautillaient sous une table.
Enfin il se passa quelque chose : un caisson d’acier à couvercle bleu s’envola dans les airs, suspendu par un bras métallique d’un camion des services municipaux. C’était le jour des poubelles. Constance était délicate et charmeuse en jupe plissée .Sa peau était d’une pâleur étonnante. Elle avait plusieurs grains de beauté sur le bras gauche et une minuscule cicatrice dans le creux du cou.
-Je dois aller au Centre Leclerc.Vous m’accompagnez ?
-Non, je finis mon rosé de Provence .
Elle écrasa sa cigarette dans le pavé en verre.
-Vous devriez venir ce soir. Jérôme donne un petite fête pour ses amis golfeurs . Une cocktail partie.Ils ont gagné une coupe . Je vius in,vite officiellement. Vous avez un téléphone ? Et vous savez vous en servir ?
-O6 98 43 44 13…
Je cherchai un stylo dans les poches de ma veste.
– Pas la peine, j’ai une bonne mémoire.
-Vers quelle heure ?
-A partir de sept heures.
-Vous êtes sûr ? Je peux venir ?
-Oui, si vous cachez soigneusement votre goût pour Saul Bellow.
Le soir même, le ciel avait blanchi avec quelques nuages gris bien parallèles. Le temps devenait lourd avec des moucherons.
Quand je traversai le jardinet,j’avais changé de chemise et enfilé un blouson de daim, brossé mes baskets . J’entendis de loin des voix graves,puis une cascade de rires venant de la grande pièce . Quand j’entrai dans le grand salon cette antre obscure me parut pleine d’hommes d’éclats de voix et de fumée. Des silhouettes ventripotentes, des quinquagénaires rigolards,des femmes mûres trop maquillées,papotaient en buvant du champagne rosé. Deux longues tables aux nappes blanches damassées étaient garnies de plateaux avec pas mal de toasts au saumon , aux crevettes et avocats.Il y avait aussi de curieux hamburgers qui débordaient d’une pâte gluante couleur moutarde. Les coussins sur des chaises Empire au dossier éraflé étaient imbibés de poils de chat. Deux pieds de lampes Art Déco en pâte de verre orange supportaient des abat- jours genre champignons phalliques.
Trois serveurs en veste lie de vin, galonnés d’or aux épaules , circulaient avec des plateaux garnis de flûtes de champagne.
Quatre invités en blazers avec écusson étaient debout ,tous presque chauves, groupés autour d’une cage avec un perroquet qui sifflait » T’as payé ?!!.., T’as payé ?!!.. «
Près de la cheminée ,une jeune femme avec une chevelure châtain coupée tres court se détourna d’un un homme aux joues rouges, imposant , dans une chemise saumon . Grace à sa coiffure grise, assez crinière de lion, je reconnus l’homme aux jumelles , le patron d’Europe 1, le compagnon de Constance.
Il s’adressa à une femme assez âgée, le visage nu,cheveux gris mal taillés. Elle tenait sa tête en arrière , sa robe de bure raide cachait ses formes .Elle portait de curieuses sandales aplaties et usées ce qui la faisait ressembler à une religieuse retournée à la vie courante. Elle écoutait froide, énigmatique ce Jérôme qui racontait qu’il ne voulait plus de ce « crétin qui présente la météo comme on présente un match de foot ».
Prés du couple , les fumeurs à blazers étaient en train d’échanger ce qui ressemblait à des cartes bancaires. L’un d’eux rajusta son nœud papillon.
Je cherchai Constance du regard .Pas de Constance. En revanche, une femme à ample chevelure noire à reflets gras, habillée d’une chemise d’homme savamment déboutonnée, de manière à découvrir sa peau, allant de sa gorge généreuse à son nombril, était en train de déchiffrer quelque chose de dessiné sur une balle de tennis. Elle portait aux oreilles de grands anneaux d’or style gitane . Je lui trouvai une vague ressemblance avec Constance. J’appris plus tard que c’était sa sœur jumelle.
Un grand type à tête carrée énergique et coiffure gris en brosse , en chemise hawaïenne, me tendis la main et marmonna un nom qui était compliqué et d’assonance anglaise. Il me tendit une flûte de champagne escamotée dans le plateau qui passait entre nous .
-Tout se passe bien ?
-Parfaitement bien.
-Vous étiez au Golf ce matin ?
-Non.
-Il m’a semblé vous y voir.
-Je n’y étais pas.
– Vous êtes sur ? J’ai fait un parcours sympa, cent huit. J’ai eu quelques coups potés chanceux. Heureusement ,j’en suis à ma 79ème leçon.
Un portable sonna. Mon interlocuteur fouilla dans ses poches fébrilement.
– Quelqu’un vous appelle pour vous féliciter.
– Il parait que Constance vous a séduite.
Je n’eus pas le temps de répondre. La chemise hawaïenne avait disparu dans le grand jour de la terrasse pour écouter ce qui devait etre un long message.
Je déambulais dans la pièce . Plusieurs vases en pâte de verre étaient soigneusement alignés dans un niche avec deux spots qui diffusaient une lumière trop intense à mon goût.
Une table basse supportait un service à café de porcelaine aux formes géométriques. Il y avait de la poussière au fond des tasses. Une jeune fille à la chevelure châtain coupée à la garçonne , pull ras du cou prune, me dit :
-C’est une table en orme massif signée de Pierre Chapo. Une fortune.Le service est Bauhaus.
– J’aime . Le service.
Elle s’esquiva avec un pas de danse et une ondulation parfaite. Les canapés modulables dans l’angle offraient de beaux gris. Et sur le mur, une tapisserie genre Aztèque suggérait quelque chose de sanglant. Deux fauteuils Chippendale, étaient occupés par des femmes plantureuses avec des robes à grandes fleurs exotiques.J’essayais d’imaginer l’époque quand elles étaient les jeunes filles fluettes en bleu pensionnat. Leurs mains disparaissaient sous des bagues.
-Depuis quelques jours, je n’arrive pas à contrôler me genou gauche,dit l’une.
-Manque d’omega 3,dit l’autre.
Quelqu’un posa ses mains sur mes épaules et murmura .
-Ne bouge pas. C’est moi.
C’était Constance.
Elle portait un curieux ensemble rayé blanc et bleu qui ressemblait à ces anciennes toiles à matelas.
-Tu veux voir ma chambre à coucher ?
Ce soudain tutoiement ce fut comme si elle m’avait embrassé à pleine bouche devant tout le monde.
-J’ai un petit Marquet. Les quais de la Seine. Au dessus de mon lit.
-On dort mieux avec un Marquet dans sa chambre ?
– Viens.
Elle me saisit fermement la main.
-Je préfère pas.
-Pourquoi ?
-C’est une claire invitation sexuelle. Je refuse.
Elle m’entraîna vers une table pleine de bouteilles et de types qui se goinfraient de minuscules sandwichs.
-Viens Je vais te présenter.
La plupart étaient bronzés artificiellement comme s’ils revenaient tous de Miami ou des Seychelles ,sauf un, maigre,glabre, aux pommettes aiguës. Une longue barbe en pointe, lui donnait une allure un peu Méphistophélique. On aurait dit un Greco . Constance me présenta.
-Monsieur Gilles de Kermassat, il possède les deux plus beaux bowlings de la Côte.
-Vous êtes ?
-Jacques, dis-je sobrement.
-Et dis lui Gilles comment tu as fait fortune ?
– Je n’ai pas fait fortune.
-Gilles est d’une famille modeste, il a vendu, pendant 40 ans, des homards à tous les restaurateurs de la côte. Aujourd’hui il a une des plus belles villas de Saint-lunaire.
-C’est vous le journaliste ? J’ espère que vous n’êtes pas en service commandé. C’est privé ici.
Je ne répondis rien.
– Vous êtes déjà célèbre , Jérôme et Constance m’ont parlé de vous il y a deux minutes. Je vais vous dire, les canards du coin répètent tous que mes bâtiments ne sont pas aux normes. Parfaitement faux.
Il parlait les mains dans les poches, l’air à la fois évasif et fatigué en agitant ce qui devait être un trousseau de clés.
Il salua de loin une femme boulotte avec un caniche.
-Il y aurait beaucoup à dire sur la presse régionale.Excusez moi.
Il nous quitta alors qu’ un fracas cristallin fit cesser les conversations. Il y eut un remous du côté des gros blazers. J’aperçus une jeune femme enceinte, avec un chignon en désordre, dans un robe d’un rose dragée, elle s’essuyait un bras couverts de vin rouge avec un minuscule mouchoir en papier.
Derrière moi j’entendis une voix traînante et grasseyante :
-….Vous savez cette histoire de… « détail de l’Histoire ».. si on y regarde de près, dans une certaine perspective.. c’est pas faux du tout..le vieux père Le Pen n’était pas si fou que ça…
L’homme parlait à une femme en robe violette tricotée(elle ressemblait à la princesse Anne d’Angleterre) qyuu lui serrait la poitrine. Ses yeux étaient soulignés de cernes lourds.Elle tenait serré un sac à main à chaînette dorée. Lui, il avait côté trapu, un visage slave et pâle avec des cheveux d’un blond blanc clairsemé qui tombaient en mèches rares sur ses oreilles. Il avait noué un pull blanc sur sa chemise Arrow.
Il reprit :
-Comparée à la seconde guerre mondiale..et à ses enjeux énormes… il faut ramener ce qu’a dit Jean-Marie… à ses vraies proportions… « un détail de l’Histoire ». ..je dis bien dans une certaine perspective.. dans un certaine perspective…
Il se mit à toussoter .
-Et.. et.. Roosevelt n’avait pas tort..il a clairement dit que bombarder les camps nazis n’était pas une priorité…Le vieux Jean -Marie…je le comprends…Pas vous ?..
Comme la femme ne lui répondait pas , il se mit à tourner sa chevalière.Il s’adressa à Constance :
-Vous savez que j’ai rencontré Eric Ciotti la semaine dernière… A la buvette de l’Assemblée… eh bien il gagne à être connu.. physiquement il en impose…
Constance intervint :
-Ciotti ? Il vous en impose ? Il devait faire nuit.
Elle se tourna vers moi.
-Il ne faut pas avoir peur des fous.
-Si, quand ils deviennent très nombreux.
L’autre reprenait :
– Ciotti parle juste …il est étonnant ….Il voit loin… Au fond il m’a agréablement surpris..Je crois qu’il faudra compter avec lui dans les années qui viennent…
– Il est temps qu’il rentre chez sa maman, dit Constance.
-Voilà qui est franc ! nota un homme élégant qui s’était approché et avait posé son menton sur les épaules de Constance.
Il me fit penser à ces italiens charmeurs, souvent milanais ,à crinière argentée, costume légèrement cintré, qu’on rencontre dans les inaugurations prestigieuses au Grand Palais.Ils approchent leurs lunettes demi-lune pour regarder un Turner ou un Caravage,comme pour humer le fond du tableau. Son air onctueux, son regard bleu naïf, son sourire en coin indiquait qu’il ne partageait pas le point de vue de l’admirateur de Ciotti. . D’ailleurs, il dit :
-Je suis très heureux que vous ayez trouvé quelqu’un qui va sauver votre cher pays.
Il se tourna vers une femme de la quarantaine radieuse , bronzée dont la robe argentée semblait avoir été mise de travers.
-Comment vas tu Osiris ?
-Écoute Frank, ne m’appelle plus Osiris
-Mais tu as l’élégance même d’ une reine d’Égypte.
Je m’éloignai .Dans une niche éclairée par un spot bleu il y avait de minuscules personnages d’ivoire. En les examinant de plus prés, je vis qu’ils multipliaient des postures érotiques.
Constance me rejoignit et saisit une figurine emberlificotée.
-Ça vient de Siam.
Elle ajouta :
– C’est le cadeau d’adieu de l’ex de mon prochain ex…
– Vous pouvez répéter ? Votre phrase est bien alambiquée.
-Non, c’est une bêtise, je suis un peu pétée. Tutoies moi.
Un type en T shirt rouge brique, avec un bonnet de marin kaki sur le haut du crane saisit Constance par le bras.
-Laquelle des positions tu préfères ? Quand une nana noue ses jambes autour de mes reins moi je jouis.Même mal réveillé. Et toi, tu jouis comment ?
-Va finir ton Martini sur la terrasse Andy.
Il saisit la main de Constance pour en isoler son index.
-J’aimerais sucer toutes ces jolies petites choses.
-Ça suffit Andy !
Il tenta une révérence mais faillit renverser un plateau de verres sales.
-Fous moi le camp !
-C’est mon anniversaire.
-Ça suffit .
Tandis qu’il vacillait entre les invités, je demandai :
-Qui est-ce ?
-Un ami de lycée de Jérôme ,il a mal tourné. Il monte des crêperies dans des endroits où personne ne va.Il n’a plus un rond. Il a fait un AVC à Noël .
Je me rapprochai de la baie vitrée. La plage me parut noire. J’eus, sous l’effet de l’alcool, l’impression que le groupe d’hommes à polos et blazers était en train de s’évaporer dans le miroitement pâle de la mer. Le contre- jour le soir me rappelle de sombres évènements et m’annonce toujours la fin du monde, ou, simplement, l’inexorable approche du grand abîme.
Je scrutais cette génération d’hommes qui avaient « réussi » comme on dit.Ils avaient été trop jeunes pour la guerre d’Algérie et peut-être un peu vieux pour Mai 68. Ils étaient donc dans un trou, un trou générationnel , comme les trous de leurs parcours de golf. Avaient-ils tous des coachs sportifs, des maîtresses à Boston ? Ou ne pensaient-ils qu’à doser leur swing pour expédier une minuscule balle blanche par dessus un bunker ?
Ce qui me frappa c’est qu ‘ils parlaient en écartant les jambes. J’imaginais les collines vertes , joli petit claquement de la balle qui s’élève et fond dans un ciel bleu . J’essayai de les imaginer, jadis, ces braves quinquagénaires,du temps du dernier Chirac. Tous très jeunes,brillants,sortis des leurs écoles, héritiers de leurs grandes familles, brillant d’une suffisance sarcastique. Tous dotés de jeunes épouses enceintes. Je les voyais aussi dans des bars tamisés pas loin de l’Etoile, avec des petites aguicheuses écervelées, qu’ils entraînaient dans des cabriolets Triumph à Pâques ,ou pendant les ponts du mois de Mai vers des Hostelleries cachées au fin fond du Limousin. Baises et viandes en sauce. Je savais que succombais à une jalousie médiocre pleine de clichés. Plusieurs d’ entre eux, s’étaient affalés dans les canapés ,ils goûtaient des glaces aux noix de pécan.
Je retrouvai la femme à ample chevelure noire , habillée d’une chemise d’homme savamment déboutonnée.
Elle me tendit une verrine et sa poudre de cacao
-Je suis la sœur de Constance. Amandine. C’est vous le fou de Saul Bellow ?
-Oui .
– Vous avez impressionné ma sœur.C’est assez rare.
La petite cuillère écartait la poudre de cacao pour atteindre la couche de Chantilly.
-Ne révélez pas vos goûts littéraires . Pas ici.
-J’ai entendu une conversation horrible sur « le détail de l’Histoire » et Jean Marie Le Pen.
-On va vous poignarder ici si on s’aperçoit que vous êtes un intello. .
Elle s’empara d’un verre ballon et l’emplit de vin blanc.
-C’est un de Chateauneuf du Pape blanc.
Elle fit claquer le mot « blanc ».
Il y eut un mouvement bizarre vers les fauteuils Chippendale : une haute femme en robe moulante carmin et ,décolleté profond , fendit la foule pour rejoindre Jérôme qui mimait quelque chose comme un swing. Cette cariatide couleur feu ,chevelure noire en cascade dégageait quelque chose de plein, de charnel, de sain. Ses lèvres très ourlées exprimaient aussi quelque chose d’affamé.
– Albertine Schwieller !Elle fait toujours son petit effet.
-Connais pas.
– Elle débuta chroniqueuse scientifique à France-Culture puis spécialiste de l’Amérique latine, devint directrice des programmes à Radio Bleue. Elle fait le siège de Jérôme depuis des mois, pour devenir numéro 2 de Europe 1.
Amandine prit un ton confidentiel.
-Elle se colle à Jérôme depuis des mois.
-Il résiste ?
– Elle l’assaille de ses seins dressés. Vous devriez aller voir de prés.
-Sûrement pas.
-Ses cils enduits de mascara ne vous plaisent pas ?
Elle ajouta :
-Dans son salon, il y a une toile de Tamara de Lempicka. Elle croit qu’elle est l’image resplendissante de la luxure charnelle. -Vous êtes dure. –
– Allez lui dire bonjour. C’est une braillonnée
-Une quoi ?
-Une « braillonnée. »… Vous ne connaissez pas cette expression ? Ce sont les coureurs et coureuses de plateaux TV , on les voit sur toutes les chaînes de télé.. de LCI à BFM ou C dans l’air .. Ce sont spécialistes de tout, criminologie, wokisme… bobologie… cuisinologie… connologie…Ils se plaignent qu’on ne les remarque pas assez nos chers rebelles installés , ils nous inondent chaque soir de leurs prétentieuses certitudes.
C’est alors qu ‘éclatèrent à nouveau les intonation du dingo de Ciotti.
-Vous recevez vraiment n’importe qui dis-je.
-Fuyons ,dit Amandine.
En descendant les marches, j’entendis quelqu’un dire :
-J’ai raté mon deuxième putt…
Nous posâmes nos deux verres sur une table de jardin en fer toute perlée de gouttes d’eau. Ça sentait bon .Amandine sentait bon. Ce beau temps,l’éclaircie du soir après la pluie, la présence d’Amandine, la mer immobile et nostalgique, je les recevais comme une bénédiction.
On a failli perdre le souvenir du grand critique littéraire Jacques Rivière(1886-1925). Il fut également critique d’art,de musique, génial découvreur et passeur d’écrivains majeurs, romancier, et éditorialiste politique. C’est lui qui donna le grand élan à cette revue , la NRF, qui devint (avec André Gide) le foyer incandescent de la meilleure littérature de l’époque, et qui devait se regrouper sous la la couverture blanche de Gaston Gallimard.
Rivière est mort à Paris il y a cent ans, le 14 février 1925, de la fièvre typhoïde.Grace à la superbe édition dans la collection « Bouquins /Mollat » on redécouvre celui qui fut l’ami de Marcel Proust, au moment où ce dernier avait des difficultés pour être publié par la NRF. Grâce à cet épais volume de plus de 1100 pages, avec une préface de Jean Yves Tadié, cette édition établie avec grand soin, par Robert Kopp et la collaboration d’Ariane Charton (qui précise bien les domaines où il excella), on mesure l’étendue de ses talents et sa très précoce maturité.. On découvre le sourcier qui sait où se trouve, en germe, dés les premiers textes, le grand écrivain.Il sait quelles sont les tendances de sa génération avec un goût sûr et une analyse raffinée. En feuilletant cette édition on découvre émerveillé ce qu’il écrit sur le tout jeune taureau Claudel, qu’il repéra dés ses premières pièces « Tête d’or » et « La ville » : »Pour considérer ce caractère du Lyrisme sous un aspect plus proprement littéraire ,la foison des métaphores reforme autour du drame une atmosphère de plein air, et rétablit la circulation, du vent et de la lumière.Elle nous fait sortir de l’alcôve, du salon, du jardin d’hiver , où s’étiole le théâtre contemporain. Par elle nous nous sentons replacés au milieu du vaste monde et nous en respirons avec des sens rafraîchis la virginité. Je n’ai peut-être jamais éprouvé de sensation aussi pure, aussi salubre .Rivière cite alors ce passage de l’Echange :
J’étais empêtré dans le chaud, j’étais emmêlé dans les draps
Et je suis sorti tout nu, et des pins
Les gouttes d’eau me tombaient entre l’oreille et l’épaule.
Et d’un coup je me suis jeté, la tête en avant ,
Dans la mer, telle que le lait nouvellement trait. » Conférence prononcée à Genève le6 février 1918.
A propos de Rimbaud : »Quelque chose de débordant, encore que d’invisible, émane de tout son être.Il y a dans son apparition un -je-ne-sais-quoi de flamboyant et de saturé qui décèle les personnes surnaturelles. Il est le messager terrible qui descend dans l’éclair, tout debout, l’exécuteur d’une parole inflexible,le porte-glaive.
Si l’on consent à reconnaître ici l’image du véritable Rimbaud, tout devient clair dans son attitude.Et d’abord son intolérance, l’impossibilité à « être au monde » dont il souffre.Car il n’est pas fait pour demeurer ici-bas ; il n’est pas disposé pour ses questions, il ne les entend pas et celles qu’il pose n’ont pas de réponses en elles.(..)Il n’est pas en dessous de la vie;mais au contraire il la déborde, il ne peut s’y réduire, y rentrer, s’y tasser. »
Valery Larbaud : « Fermina Marquez n’est donc qu’une ébauche de roman.Mais déjà d’une exquise qualité;Sans qu’on puisse savoir comment, bien que la scène se passe à deux pas de Paris, on se sent transporté dans un monde infiniment étrange et lointain.Le conflit de ces cœurs adolescents ,leurs appels les uns vers les autres,leurs luttes contre eux-mêmes, contre leur naissant caractère ; tout cela est exprimé avec cette vérité, avec cette naïveté, qui nous arrachent à nous-mêmes et nous donnent la sensation des reconnaître ce que nous n’avons jamais vu. »
Avec Gide( qui l’installa définitivement à la tête de la Nrf) il n’est pas complaisant.Dans une conférence de février 1918 sur le jeune Gide, il garde la distance critique :
André Gide
»Au moment où il écrivait « La Tentative amoureuse » , Gide menait encore cette vie de salon, toute factice, toute désœuvrée sous les dehors d’une activité trépidante, qui n‘était que le prolongement , sous une forme nouvelle, de son enfance un peu cloîtrée ; il ignorait tout du monde extérieur.Vint la maladie, et surtout vint la convalescence.(..)Cette renaissance, Gide l’a contée deux fois : dans Les Nourritures terrestres d’abord, en 1898,puis dans L’immoraliste, en 1902.Par le style,par la composition, par toutes les qualités techniques, la première de ces deux confessions s’apparente étroitement aux œuvres que nous sommes en train d’étudier, c’est dire aux œuvres de facture symboliste.Les Nourritures terrestres sont un des plus beaux livres de Gide, un des plus étranges et des plus séduisants que connaisse notre littérature. Comment le définir ? Est-ce un hymne,un cantique ? Est-ce encore un traité de morale ? Est-ce un catalogue ? Le catalogue de tous les plaisirs terrestres ? Ou mieux, de toutes les impressions,plaisirs et douleurs confondus , qu’il est possible de goûter ici-bas ? L’incertitude où nous voici plongés pour en donner une idée simple et précise remplirait Gide de joie.Car il n’aime pas les œuvres trop définies et de n’agir sur ses lecteurs que dans un sens. » Ici, tout est clair, fluide, exprimé avec goût, sans jargon. Il indique la bonne filiation,fait sentir de manière concise la sensibilité gidienne avec les nuances qui conviennent. Exemplaire !
Antonin Artaud
Exemplaire aussi son intérêt pour les poèmes envoyés par Antonin Artaud. Un échange de lettres a lieu entre Mai 1923 et Juin 1924.Le refus circonstancié des poèmes d’Artaud par Rivière incite Artaud à s’expliquer .Ce dernier dévoile avec brio ses objectifs et son originalité (« le cri même de la vie » ).Jacques Rivière lui répond, fasciné,et sans doute profondément ému. Leur échange , est si passionnant, direct, lumineux que Rivière propose à Artaud de le publier . Ce qui fut fait. Et surtout, on sent que, de part et d’autre, les épistoliers se comprennent, s’estiment .I Dans une lettre, Rivière répond à Artaud qui a utilisé l’expression « évanouissements de l’ âme » ..
« Évidemment il y a des , à ces évanouissements de l’âme, des causes physiologiques, qu’il est souvent assez facile de déterminer. Vous parlez de l’âme « comme d’une coagulation de notre force nerveuse », vous dites qu’elle peut être « physiologiquement atteinte ».Je pense comme vous qu’elle est dans une grande dépendance du système nerveux .Pourtant ces crises sont si capricieuses qu’à certains moments je comprends qu’on soit tenté d’aller chercher, comme vous faites, l’explication mystique d’une « volonté méchante », acharnée du dehors à sa diminution.
En tout cas, c’est un fait, je crois, que tout une catégorie d’hommes est sujette à des oscillations du niveau de l’être. Combien de fois, nous plaçant machinalement dans une attitude psychologique familière, n’avons nous pas découvert brusquement qu’elle nous dépassait, ou plutôt que nous lui étions devenus subrepticement inégaux ! Combien de fois notre personnage le plus habituel nous nous est-il pas apparu tout à coup factice, et même fictif, par l’absence des ressources spirituelles ou « essentielles », qui devaient l’alimenter ! »
Plus loin, dans la même lettre, Rivière revient sur un point abordé par Artaud , celui d’une « Un âme physiologiquement atteinte ».
Jacques Rivière :
« C’est un terrible héritage. Pourtant je crois que sous un certain rapport, sous le rapport de la clairvoyance , ce peut être un privilège. Elle est le seul moyen que nous ayons de nous comprendre un peu, de nous voir, tout au moins. Qui ne connaît pas la dépression, qui ne se sent jamais l’âme entamée par le corps, envahie par sa faiblesse, est incapable d’apercevoir sur l’homme aucune vérité ; il faut venir en dessous, il faut regarder l’envers ; il faut ne plus pouvoir bouger , ni espérer, ni croire, pour constater. Comment distinguerons- nous nos mécanismes intellectuels et moraux, si nous n’en sommes pas temporairement privés ? Ce doit être la consolation de ceux qui expérimentent ainsi à petits coups la mort qu’ils sont les seuls à savoir un peu comment la vie est faite ».
Jacques Rivière fut aussi un critique d’art perspicace.
A propos de Cézanne, en mars 1910 ,moins de quatre ans après la mort du peintre , il écrit :
« Non moins que leur situation, de ces toiles m’émeut la durée. La même pesanteur maintient les choses dans;le temps qui les maintenait dans l’espace:elles subsistent, elles sont attachées à leur propre permanence.La couleur en effet n’est pas celle que la lumière parsème,répand comme une eau sur les choses ; elle est immobile, elle vient du fond de l’objet, de son essence ; elle n’est pas son enveloppe,mais l’expression de sa constitution intime ; c’est pourquoi elle a la dense sécheresse de la flamme et garde dans l’apparence cette intériorité de ce qui se nourrit de soi-même.. »
Il ne cache pas sa désapprobation devant le mouvement cubiste :
« Parce qu’ils ajoutent- trop de choses, ils ne peuvent que les placer les unes auprès des autres, que les entasser sans les combiner.Ils posent l’addition,mais ils n’arrivent pas à faire la somme. »
Côté musique, Rivière fut marqué et impressionné par Debussy,Ravel,Franck et aussi Wagner. Il commente « Tristan et Isolde » , après avoir assisté le 7 novembre 1910 à une représentation à l’Opéra de Paris , sous la direction d’André Messager.
Richard Wagner
« Parmi cet étouffement les voix montent sans relâche, travaillées par l’effort de la volupté. Elles commencent dans une sorte de délire sourd ; elles semblent avoir à soulever toutes les ténèbres;elles s’arrachent à l’ensevelissement ; elles grandissent avec un malaise immense.Elles sont une invocation qui rend au bas de l’âme; elles naissent comme une parole si sombre qu’elle nous était à nous-mêmes inconnue.Quand il touche les mornes limites de la sensualité,l’être, égaré, ne trouve plus à donner que sa mort:la mort en lui, devient une sorte de sentiment démesuré,informe comme l’ombre, et qu’il essaie pourtant de saisir et de présenter. Le chant entreprend cette offrande formidable,il bénit la dissolution avec une solennité violente, il s’élève ainsi qu’une prière noire, il est l’évasion des grandes eaux funèbres, cachées au fond du cœur. »
Les deux œuvres d’imagination de Rivière, -dont l’une est inachevée- qui complètent le volume. Ces récits tirés à quatre épingles ressemblent bizarrement au Jacques Chardonne des années 30 ces œuvres qui s’attachaient à la psychologie du couple dans une austère rigueur qui ressemblait à une autosurveillance, sous le regard des grands psychologues classiques dont le modèle déposé inusable reste « la princesse de Clèves ». de Madame de Lafayette.Quand la galanterie passe pour le comble du raffinement littéraire…
Mais ce qui est passionnant dans ce volume, c’est que la critique littéraire est ici le contraire d’un comte rendu de lecture passif, ou une une annotation expéditive façon copie de prof, encore moins un jugement hâtif et péremptoire. Avec Jacques Rivière c’est une audace intellectuelle, un enthousiasme argumenté sans aucune négligence de style. Il entretient un dialogue complet de compréhension avec l’auteur sans une seule petite nuance d’arrogance. Sous l’écriture sobre, surveillée, il cache des élans vrais et sincères.
.Que lui reprocher ? Sans doute un sérieux de bon élève de khâgne , mais avec l’avantage d’ignorer le flou, les conventions du Milieu, le ton cérémonieux, l’égotisme gidien vite insupportable, la familiarité goguenarde,le ton triomphant du premier traîne-patin de salle de rédaction,le militant moraliste bêlant. Il se tient calme et droit.
Jamais, chez lui, quelque chose de sarcastique, de jargonnant, ou de pompeux universitaire. Chez lui, tranquillement, posément, ni censure politique et morale, ni longs discours théoriques ,ni linguistique. Dans le ton, dans chacune de ses interventions il y a presque du journal intime de sa sensibilité dans chaque critique.Fait prisonnier dés le 24 août 1914, il restera longtemps au nord de Brême, sera transféré en Suisse le 16 Juin 1917,comme prisonnier de guerre interné. Sa famille s’installe à Genève. Il ne rentrera en France qu’en juillet 1918. J’ai essayé de lire ses essais politiques du : »D’une utilisation modérée de la victoire », ou des « notes sur la nationalisme allemand » et même s’il a de bonnes vues sur les dégâts et périls du nationalisme germanique , cette prose grise me tombe des mains. Mais ça doit être sûrement précieux pour les historiens .
Revenons au grand critique. Il saute sur un écrivain bien déconcertant pour le bourgeois, Rimbaud ou Claudel, et lui lui donne les bonnes clés. Au fond lire bien ça s’apprend comme le piano ou le jardinage. On lit, bien sûr, en filigrane, qu’il mène un sournois combat contre les paresses du Milieu littéraire, ou évite les guéguerres politiques, avec la Droite du clan Maurras et contre le moisi idéologique d’une époque. Approche mesurée, exigeante , professionnelle de la lecture. Freud le marque et l’influence -comme il a marqué Virginia Woolf à la même époque car il cherche dans les meilleures œuvres ce substrat psychique qui le fascine et qu’il a abordé avec Artaud.
Nous sommes loin de cette approche assez commerciale, expéditive, que proposent la plupart(pas tous, heureusement..), des journaux actuels. Fascinés par les chiffres des best-sellers, ils réduisent la critique en panurgisme commercial et réduisent la voilure.
Jacques Rivière fut comme Léon Daudet, un sourcier, un prophète qui repèra les grands auteurs, dès leurs premiers textes. Et les commenta avec brio, aisance, justesse.
Actuellement la critique littéraire manque de Jacques Rivière. Mais la lecture, et pas seulement la critique se porte mal actuellement.
« Les Français lisent de moins en moins »,peut-on lire dans les journaux. Selon une étude du CNL menée par Ipsos et publiée mardi 8 avril, seuls 45 % des Français déclarent lire quotidiennement, sur format numérique ou papier, un chiffre jamais atteint depuis la création de l’étude, il y a dix ans.
Autre chute vertigineuse, les Français lisent en moyenne dix-huit livres par an, quatre de moins qu’il y a deux ans.Il y a ceux qui lisaient,mais ne le font plus. Les « décrocheurs », comme les appelle Etienne Mercier, directeur du pôle opinion d’Ipsos, ce sont les 50-64 ans qui battent des records. Leur part de lecture quotidienne baisse de 15 points par rapport à la dernière étude du Centre National des Lettres qui date de 2023
On apprend aussi dans « Le Monde » que les liens entre les auteurs et les éditeurs se détériorent. On note que les problèmes de diffusion se multiplient .Le système des têtes de gondole a atteint ses limites et détourne du reste de la production. Les contrats apparaissent de plus en plus léonins , indéchiffrables pour l’auteur, défavorables en pourcentages accordés et en à-valoir. Dans certains secteurs (BD ou livres pour enfants) la rémunération ne cesse de diminuer. Enfin trop de maisons d’édition disposent d’ une comptabilité curieusement « défaillante », mal tenue ou absente, pour rémunérer les auteurs, ou simplement leur donner une comptabilité fiable tenue à jour chaque année.
Selon une enquête menée par la société des gens de lettres près d’un tiers (31 %) des écrivains interrogés considèrent en effet que leur relation avec leur éditeur s’est « dégradée »au cours des trois dernières années.
Enfin retour de la censure . Aux États-Unis, la censure des auteurs gagne du terrain, jusqu’à concerner « Le Journal d’Anne Frank », retiré de certaines bibliothèques publiques. On caviarde certaines pages, on modifie des titres . Le politiquement correct vise à débarrasser les bibliothèques publiques de certaines œuvres considérées comme racistes, misogynes, ou donnant des images des minorités humiliantes. L’IA fait peser sa menace sur le travail des traducteurs.
Le critique littéraire est donc une espèce menacée, comme les éléphants de Sumatra, le gorille des plaines orientales,le marsouin aptère du Yangsté.
Ce magnifique volume « Jacques Rivière, critique et création » nous ramène à un âge d’or de la lecture, de l’analyse littéraire, un âge des enthousiasmes pour ce qui s’écrit de mieux et fonde la sensibilité et la philosophie d’ une époque.
En fermant ce volume, je me demandais ce qu’aurait écrit Jacques Rivière à propos de Le Clézio, d’ Annie Ernaux, de Houellebecq, de Kamel Daoud, d’ Amélie Nothomb, ou de Jean Echenoz.
Ingmar Bergman et Victor Sjöström pendant le tournage des « Fraises sauvages »
Au cours des années 1970 ,8O, 90, je restais souvent à Paris en Août à travailler au journal,et j’avais pris l’habitude de me rendre au cinéma Saint-André des Arts. On y projetait l’intégralité des films d’Ingmar Bergman. Ce festival devenait une chapelle qui attirait les fervents du cinéaste suédois. Quel beau souvenir de pèlerinage. ..Et sortir du cinéma en fin d’après-midi du mois d’aout dans les ruelles vides du quartier aux ombres tranchées , aux murs tièdes et resserrés, prolongeait les solitudes qui fermentent dans l’œuvre de Bergman.
Tout l’art de Gunnar Fischer dans « Les fraises sauvages »
Pendant ces multiples projections j’avais remarqué qu’il n’y avait pas un Bergman, mais deux .Le premier s’exprimait avec les images volubiles de Gunnar Fischer . Une esthétique tourmentée, flamboyante, romantique. Cette époque culmine avec « les fraises sauvages »(1957) véritable confidence autobiographique . Le second chef opérateur de Bergman Sven Nykvist propose des explorations à la fois très physiques, érotiques, et finit dans l’expérimental dans « Persona ». Je ne parlerai pas du Bergman passé à la couleur.
Gunnar Fischer
Revenons au jeune chef opérateur Gunnar Fischer. Son style s’affirme avec trois belles œuvres , « Jeux d’été »(1951) « L ‘attente des femmes »1952, et la formidable célébration érotique de la turbulente Harriet Andersson. Il faut la voir dans « Monika » avec son pull moulant en train de préparer du café parmi les rochers sous un ciel immense . La photographie de Fischer exprime toutes les nuances de l’été suédois .Les eaux scintillent, le temps se couvre, les corps féminins s s’exaltent ,la houle et le zig-zag des éclairs ouvrent des angoisses . Au cours de l’année 1957, Fischer est au sommet de son art avec « Le septième sceau ».Là il se révèle un maître des lumières sombres, des ciels bas , des danses macabres de pénitents, façon gravures sur bois, des contrastes puissants entre des visages dont les blancheurs émergent sur des fonds obscurs. Il répartit des ombres oscillantes sur ses comédiens, met en évidence la pureté virginale de Bibi Andersson ; il rend hommage aux fresques naïves des chapelles du Moyen âge. Flagellants en contorsions, cortèges de corps rompus, présences obscures et sataniques,. Il multiplie les diagonales ténébreuses, les éclairages expressionnistes ,les séries de visages saisis par une horreur sacrée, les uns sur fond des flots d’ étain, d’autres dans le contre-jour d’une mer étale. Des grilles quadrillent les des bouffons ou des criminels, avec les murs blancs de chaux et des ténèbres qui roulent sur la mer. Fischer fignole des sous-bois romantiques pour cavaliers de gravure à la Gustave Doré. . Cet opérateur juxtapose flammes de l’enfer et trouées d’un ciel édénique.
La Mort dans « le septième sceau »
Il est le maître d’un univers minéral ,caillouteux, osseux. Son chevalier blond envahi d’inquiétudes religieuse joue avec la massive silhouette noire encapuchonnée de La Mort et son visage de plâtre avec un regard d’une inquiétante profondeur.Tout se passe au bord d’une mer montante qui annonce, dans ses rochers noirs l’Apocalypse et les grondements des derniers jours.La mer blanchit comme un os. C’est aussi en 1957 qu’il est à son meilleur avec « les fraises sauvages » Gunnar Fischer insère les jeunes filles en blanc dans des sous-bois avec trouées lumineuses . Il enferme deux visages, celui d’un vieux médecin(joué par le cinéaste Victor Sjöström) et sa fille ( géniale Ingrid Thulin) dans la prison d’une voiture mortuaire filant sur une route noire ,dessine, sépare deux vies parallèles livrées à leur amertume , il filme deux solitudes saisies dans la crainte d’une vie vide dans son déclin, tandis que, derrière les vitres, défilent des épaisseurs forestières. Deux personnages déjà damnés .
C’est dans « les fraises sauvages » que Bergman et Fischer réussissent les deux plus beaux cauchemars . Il y a celui du corbillard qui s’effondre en plein midi sous une horloge sans aiguilles .Le professeur Borg dit en voix off « Le soleil était très fort. Il dessinait des ombres noires et tranchantes. Mais il ne chauffait pas, j’avais un peu froid. J’arrivais devant l’enseigne d’un magasin d’optique : une immense montre indiquant toujours exactement l’heure, mais à mon grand étonnement, je remarquai ce matin-là que les aiguilles de la montre avaient disparu ». Images sidérantes. Dans le second cauchemar c’est l’imagerie expressionniste d’un professeur en surplomb qui terrorise le vieux médecin en lui refaisant passer ses examens d’étudiant devant quelques pupitres en gradins qui ressemblent à un tribunal kafkaïen. .« Mes cauchemars sont toujours noyés, inondés de soleil et je hais les régions méditerranéennes justement pour cette raison. Quand je vois un ciel infini sans nuage, je me dis, tiens c’est peut-être la fin de notre planète. » (Entretien de Bergman avec Stig Björkman)
sur les réseau
Jeux d’été
Gunna Fisher a illuminé la splendeur de l’été suédois, ses îles, ses lumières orageuses changeantes, ses routes noires.il ùutipmie les plans avec une grande profondeur de chant pour composer des jeux de lumière avec des failles, des tunnels de verdure, des clartés pour comédiens devenus ds photos début de siècle, souvenirs d’enfance. Chez lui l’eau devient plusieurs personnages :ses remous, ses lenteurs , ses reflets, s’emplissent de signes , de présages, d’alertes , et disent soit l’angoisse, la finitude, la solitude, soit cette eau devient un miroir d’argent aux souvenirs étincelants ou une plongées miroitante de jeunes corps .Mais les recoins rocheux cachent quelque chose de macabre. Un jeune amoureux plonge et se fracasse comme dans »Jeux d’été » .C’est dans ce film que les mouvements du cœur sont éperdus, tendres,comme jamais on ne les retrouvera dans les films ultérieurs. La danseuse jouée par Maj-Britt Nilson avec sa passion amoureuse, puis son deuil sont exprimés dans les baignades ensoleillées,les maisons de vacances ,puis les chambres vides, les ombres du passé dans des fauteuils recouverts.Des fantômes, vous dis-je.
Nous sommes dans une cerisaie tchekovienne qui s’éteint. Là encore la photographie est lyrique,prenante, souple , sophistiquée,inventive . Fischer et Bergman écoutent dans un même mouvement les émotions des personnages et le frémissement des opaysages naturels .Les embarcadères, l les barques au bout expriment du jardin expriment dune belle saison aussi resplendissante que fragile.
« L’Attente des femmes (Kvinnors väntan) sorti en 1952 demeure un de mes films préférés. Fischer et Bergman,complices, réussisent un film à sketch, des portraits de femmes.Le film étonne par une gaieté,une franchise, des embardées sensuelles, des cache-cache virevoltants, des épouses qui s’émancipent , une fiancée qui espère, et finalement le gouffre qui sépare les femmes des hommes. L’intrigue est simple. Cinq femmes ,de générations différentes,les unes sarcastiques ou espiègles et d’autres imprégnées de regrets se confient en attendant les maris. . En guettant le bateau du samedi , elles se souviennent tour à tour meurs rencontres heureuses , ou leurs premières déceptions, soit sur le mode burlesque, soit sur le monde tragique. Chaînes conjugales, complicités, fou rires . Une scène d’ascenseur, la nuit, avec un couple alcoolisé, atteint la perfection dans le bouffon .Une fiancée écoute des mères de famille désappointées, des maîtresses espiègles. Les inquiètes écoutent les sarcastiques. Ce film présenté dans la sélection officielle du Festival de Venise en 1953 reste méconnu et sous-estimé.
L’attente des femmes
Comme souvent, Bergman montre les hommes dans leur égoïsme, leur veulerie, et leurs petitesses. Les femmes resplendissent avec leur appétit de vivre, leur humour, leur maturité ,leur sensualité, leurs ressources, leurs ruses, leur dynamisme.
Enfin , l a réussite absolue c’est bien « Fraises sauvages » ((1957), le « A la recherche du temps perdu » de Bergman. Fischer triomphe :génie des images romantiques effervescentes , soleil filtré des temps disparus , tout y est charme ,buée de regrets, élégance et ironie tendre S’y superpose la cruauté des règlements de compte entre un père et ses deux enfants devenus des adultes cinglants. La comédienne Ingrid Thulin est implacable pour dénoncer l’égoïsme dans lequel s’est muré son père.
Qu’admirer le plus ? Les sous-bois troubles pour premiers émois du coeur ? La sauvagerie d’un-huis clos entre une fille et son père ? L’harmonie quasiment musicale entre les comédiens et les paysages nordiques ? C’est Fischer qui a magnifié la liberté érotique de la jeune Harriet Andersson dansant quasiment nue sur un canot amarré ,et c’est lui qui réussit à suggérer le battement si insidieux de la mémoire chez un vieil homme.
Avec l’arrivée d’un autre chef -opérateur, Sven Nykvist, en 1961,changement radical du style Bergman. Il arase tout dans des nuances de gris et de noirs d’une grande minéralité dans « A travers le miroir »(1961).
Ingmar Bergman et Sven Nykvist
Dans « Les communiants » ((1962),le visage de plus en plu nu et contracté d’un prêtre qui perd la Foi imprègne l’image d’une austérité absolue. Cette période culmine avec « Le silence »(1963) et « Persona »(1965) .dans le premier il filme deux sœurs, Anna et Esther, qui séjournent dans un pays inconnu à la veille d’une guerre. Elles partagent une chambre dans un hôtel grandiose et désert, aux couloirs vertigineux Un mur de silence sépare les deux femmes dans ce pays dont elles ne parlent pas la langue. Le corps féminin,la chair prend des pénombres convulsives L’obsession érotique prend son plain-chant. Corps malade, contre corps en extase. Esther combat sa douleur par de la masturbation, tandios que le corps d’Anna épanoui, plantureux, en sueur, ad’Anna qui se donne au premier venu avec une avidité névrotique. Entre ces deux femmes, le jeune fils d’Anna erre à l’abandon. Avec Nykvist, s’impose un théâtre de visages en gros plan. Collines du front, courbes des lèvres, obscurités des ailes du nez, masses de cheveux denses,La peau est un mur.Le visage ,une cérémonie..On oscille entre la convulsion mortifère et la pamoison dyonisiaque.. Surexpositions, éclairages violents expressionnisme,divisions de l’image en deux, couple douleur -extase ,c’est une danse de mort avec des visages voraces (et mêmeme cannibales dans « L’heure du loup » qui deviennent des masques . Les visages sont lavés par une lumière frigorifique, tantôt déformés par la jouissance puis rendus à un anonymat parfait comme dans « Persona », exploration limite avec des effets de surimpression ,dédoublements et trucages. Le visage ne montre rien ,il est couleur d’absence .Freud peut intervenir.
Visages- paysages neigeux passés sous une loupe. Le cadrage se fait exploration in,sistante, sadique,comme si le chef operateur assignait au cinéma de décontaminer le visage humain de ses expressions habituelles, de son psychologisme, de ses différenciations, pour atteindre on ne sait quel point ultime de l’anonymat.
Persona
La partie chaleureuse de l’humanité a disparu. .les femmes si vivantes, fraîches, imprévisibles droles des comédies bergmaniennes filmées par Fischer ont basculé dans un miroir érotique grossissant. L’effroi et la solitude sont là. Lentement et longuement cadrés . La douleur, la peur, la vie quelconque, racontent le terrible anonymat et la dépersonnalisation chaque individu .Chaque femme -même belle, surtout très belle ( superbes Liv Ullmann et Bibi Andersson) – devient une fiche d’admission pour clinique. Ascétisme,silence. Douleur ; Gouffre du regard. La vie brûle à proximité de La Mort.Le lit est là non plus pour les jeux de l’amour mais les draps forment un suaire sur un corps qui refroidit. . Les lampes scialytiques puissante éclairent une salle d’opération.Le corps nu et radieux sur une plage est un lointain souvenir. L
Le couple Bergman Nykvist dépouille le cinéma des artifices du théâtre, du maquillage, des dialogues, de la psychologie des rebondissements, des intrigues, au profit d’une exploration muette, insistante, opaque, du visage féminin, tellement rendu anonyme qu’il devient interchangeable et superposable dans « Persona ». La solitude absolue du corps a englouti le reste.
L’attente des femmes
Une dernière question: pourquoi Bergman s’est -il séparé de Gunnar Fischer au profit de Sven Nykvist en 1960 après le tournage de « l’œil du Diable » ?
Bergman confesse et reconnait des années plus tard qu’il était devenu injustement tyrannique avec Gunnar Fischer. Fischer réplique avec pudeur que Bergman avait trouvé un chef-opérateur qui lui convenait mieux et qu’il était peut-être meilleur. Ce qui est généreux mais faux.