« Sous le volcan » de Malcolm Lowry, l’amour en train de se perdre dans le mescal

Difficile de parler de «  Sous le volcan Â«.C’est un roman exceptionnel qui divise les lecteurs en enthousiastes ou en détracteurs. Pas de milieu. On l’ouvre, on est séduit par une moiteur, quelque chose d’étouffant, d’ exotique, de prenant,  et on ne sait pas d’où ça vient. On est en même temps déconcerté, car le premier chapitre ne s’explique vraiment qu’avec la lecture du dernier chapitre.. Oui, le livre irrite et déconcerte à la première lecture .Un flux verbal qui charrie un baroquisme des images et des personnages comme vus travers du verre cathédrale ou des miroirs déformants, un jeu mental entrecoupé de petites scènes de bar, scènes de fêtes, dialogues comme suspendus entre le silence ou le ressassement d’un passé effondré par la bouche pâteuse d’un type au fond d’un bar, dialogues dans un jardin biblique , longs marmonnements intérieurs d’un type en pleine dérive alcoolique, fièvres dans un soir de chaleur, couple en délicat replâtrage sentimental sous un volcan. Un paysage déroutant, un jardin trop exubérant, des silhouettes de péons en blanc, des sentiers orageux, bestioles rampantes, imminence orageuse annonçant catastrophe, corrida burlesque , et surtout un type éméché qui marmonne quoi: des regrets? des remords? des espérances improbables? une quête mystique? une prière qui sauverait tout?  

Le lecteur naïf doit se dépendre d’une lecture facile, évidente. Il faut accepter un temps d’accommodement, comme on lit Musil , Joyce ou Proust. On est d’abord déconcerté  par une déconstruction de la chronologie (tout à fait voulue par l’auteur) dans cette unique journée coupée en 12 chapitres, ainsi qu’une modulation de la prose vraiment particulière , hérissées de références, qui fixe des vertiges et des délires, presque une musique atonale qui remue dans cette prose ductile, ce que rend admirablement bien la traduction de Jacques Charras.

La prose se surcharge d’ allusions mythologiques, littéraires, philosophiques, cabalistiques, Des allégories et des scènes renvoient à la Bible, à Dante, à des prières, à des chansons, à des épisodes autobiographiques :le bombardement de Saint-Malo ,la rencontre édénique avec Yvonne, ou un épisode tragique en Extrême Orient à bord d’un cargo. Parfois  des personnages sortis dont ne sait où voltigent et disparaissent. Reviennent des images obsédantes du paysage de Cuernavaca. Les premiers lecteurs professionnels du roman, chez l’éditeur Jonathan Cape ont été ,eux aussi, déconcertés devant de livre vertigineux. Malcolm Lowry a minutieusement répondu à leurs observations et à leurs perplexité dans une longue lettre . En résumé sommairement : 1) Malcolm Lowry plaide pour une structure baroque qui s’appuie sur des flash back.2) Le flou des personnages? « je n’ai pas cherché à créer des personnages au sens traditionnel du terme. Â»3) La couleur locale n’est pas voulue comme une vision touristique mais se fonde sur une exigence et un sentiment de la Nature très spécifique. 4) la dépression nerveuse à laquelle succombe Geoffrey Firmin ? l’auteur en utilise toutes les possibilités poétiques qu’offre la « fantasmagorie mescalienne Â».

Il faut savoir que le roman fut écrit , réécrit, repris, le personnage d’Yvonne changea de statut. Inlassablement Lowry s’y consacra pendant dix ans, entre 1936 et 1946 (au moins quatre versions du manuscrit dans son intégralité verront le jour!) Enfin le roman fut sauvé in extremis d’un incendie qui avait ravagé le bungalow où Malcolm Lowry s’était réfugié avec sa compagne. Le texte fut refusé par plusieurs éditeurs, et la critique fut mitigée à la sortie , à l’exception de quelques enthousiastes dont Anthony Burgess, l’auteur d’Orange mécanique . Puis vinrent les traductions et les enthousiasmes se multiplièrent. En France ces « happy few Â» furent entraînés par Maurice Nadeau et Max-Pol Fouchet. . Aujourd’hui,  Â» Sous du volcan Â» est unanimement considéré comme un des cinq meilleurs romans publiés au XXème siècle.

Pour bien comprendre l’objectif de Lowry il faudrait citer les 15 pages serrées de justifications de Malcolm Lowry écrites de Cuernavaca, le 2 janvier 1946 à l’éditeur Jonathan Cape. On découvre alors que le roman est concerté, voulu, construit dans un effort continu et très conscient pour atteindre une vérité intérieure.il se fonde sur une sincérité absolue, une recherche morale avec des moyens littéraires amples et raffinés. Comme chez Proust, l’ Å“uvre devient alors un un acte de connaissance et une expérience sur la myriade d’instants sensoriels qui nous compose à chaque instant .Cette lettre de est reproduite, avec d’autres documents dans la belle édition de la Pochothèque « Romans, nouvelles et poèmes, présentation, notes , avec d’excellentes traductions dont celle, si exemplaire de Jacques Darras.

il faut au moins une seconde et une troisième lecture pour comprendre et aimer cette Å“uvre aussi révolutionnaire que celle d’un Joyce. Le Consul a quelques heures pour retenir et reconquérir Yvonne . « Aussi quand tu partis, Yvonne, j’allai à Oaxaca. Pas de plus triste mot. Te dirai-je, Yvonne, le terrible voyage à travers le désert, dans le chemin de fer à voie étroite, sur le chevalet de torture d’une banquette de troisième classe, l’enfant dont nous avons sauvé la vie, sa mère et moi, en lui frottant le ventre de la tequila de ma bouteille, ou comment, m’en allant dans ma chambre en l’hôtel où nous fûmes heureux, le bruit d’égorgement en bas dans la cuisine me chassa dans l’éblouissement de la rue, et plus tard, cette nuit-là, le vautour accroupi dans la cuvette du lavabo ?« *

Au départ, une intrigue simple.
Au-dessous du volcan  nous fait suivre la déambulation chaotique d’un Consul Geoffrey Firmin, démis des fonctions diplomatiques qu’il exerçait à Quauhnahua. C’est le jour des morts(fête ambivalente au Mexique, qui fête autant la séparation d’avec les défunts que la renaissance, dans un carnaval baroque) que revient sa femme, Yvonne, un an après leur séparation. A ce si difficile moment de retrouvailles avec la femme éperdument aimée et perdue, s’inscrit le départ probablement définitif de son frère, Hugh. Les trois personnages tentent – en vain – d’empêcher la rupture amoureuse et le naufrage définitif du Consul Firmin dans l’ivrognerie. Mais ceci se passe en 12 chapitres qui sont autant de stations d’un chemin de croix vers la mort et la solitude définitive. Et tout se passe de cantina en cantina, dans les brumes de l’alcool. le roman est donc sans cesse en balance entre remémorations d’instants de bonheur entre Yvonne et Firmin et analyses de l’échec, oscillation entre présent et passé, maturité et gamineries, débâcle et effort de reconstruction, souvenirs lumineux et présent torturant , ou parfois l’inverse, tandis que des images de la ville se superposent sans cesse: c’est une affiche de cinéma « Los manos de Orlac Â» ,les portes battantes d’une pulqueria, un jardin saturé de chaleur et d’insectes , et un voyage épuisant dans un autocar ferraillant sur une route dangereuse.

Malcolm Lowry et Jan Gabrial, première épouse rencontrée à New York

Il y a aussi des remémorations particulièrement douloureuses de Geoffroy Firmin.Il a a laissé enfourner des prisonniers allemands dans la chaudière du bateau. Sa conscience ,(marquée par le catholicisme? l’anglicanisme? )refuse de l’absoudre.c Souvent pendant la lecture, ,vous vient l’idée que ce roman repose sur le thème de l’expiation. Est-ce que la fuite et le retour d’ Yvonne, n’en est pas la métaphore?

Les alcooliques des Â» cantina  Â» qui cuvent , accoudés au bar, sont à la fois des trognes sorties d’un tableau de Breughel et des morts nageant dans l’Hadès. Des souvenirs d’autrefois se mélangent et des fantômes d’un temps futur inquiétant. Ils m’apparaissent parfois comme les figurants d’un film baroque, saturés de noirs et gris , sortis d’un mélo tel que les studios de cinéma du Mexique en ont produit dans l’immédiat après-guerre. Il y a parfois, des épisodes burlesques, comme celui où le Consul, ,au cours d’une corrida, quitte les gradins pour sauter dans l’arène et rejoindre le taureau.

Malcolm Lowry

Il y a ceux qui considèrent en France que c’est un des plus grands romans de tous les temps, de Maurice Blanchot à Maurice Nadeau, de Gilles Deleuze à Olivier Rolin. Excusez du peu.. ..Il y a également ceux qui avouent sur les sites littéraires leur extrême difficulté à plonger  dans ce fleuve verbal .Mais il y a des passages bouleversants. Exemple: Â»A présent le Consul faisait de cette Vierge-ci l’autre qui avait exaucé sa prière et, comme ils se tenaient en silence devant elle, il pria encore : « Rien n’est changé et malgré la miséricorde de Dieu je suis toujours seul. Bien que ma souffrance semble n’avoir aucun sens je suis toujours dans l’angoisse. Il n’y a pas d’explication à ma vie. Â» En effet il n’y en avait pas, et ce n’était pas là non plus ce qu’il avait voulu exprimer. « Je vous en prie, accordez à Yvonne son rêve – rêve ? – d’une vie nouvelle avec moi – je vous en prie laissez-moi croire que tout cela n’est pas une abominable duperie de moi-même Â», essaya-t-il… « Je vous en prie, laissez-moi la rendre heureuse, délivrez-moi de cette effrayante tyrannie de moi. Je suis tombé bas. Faites-moi tomber encore plus bas, que je puisse connaître la vérité. Apprennez-moi à aimer de nouveau, à aimer la vie. Â» Ça ne marchait pas non plus… « Où est l’amour ? Faites-moi vraiment souffrir. Rendez-moi ma pureté, la connaissance des Mystères, que j’ai trahis et perdus. Faites-moi vraiment solitaire, que je puisse honnêtement prier. Laissez-nous être heureux encore quelque part, pourvu que ce soit ensemble, pourvu que ce soit hors de ce monde terrible. Détruisez le monde ! Â» cria-t-il dans son coeur. Le regard de la Vierge était baissé comme pour bénir, mais peut-être n’avait-elle pas entendu. Â»

Maurice Nadeau qui introduisit Malcolm Lowry en France .
Le modèle d’Yvonne.

Second extrait. Le Consul Geoffroy Firmin flâne dans son jardin.

 Â« Quelque fût le chaos, voilà qui prêtait un charme de plus. Il aimait l’exubérance sans retouche de la proche végétation. Tandis que plus loin, les plataniers superbes, à la floraison si obscène et si péremptoire, les splendides jasmins de Virginie ainsi que les poiriers, braves et têtus, les papayers plantés autour de la piscine et, au-delà, le bungalow lui-même, blanc et bas couvert de bougainvillées, avec sa longue galerie semblable à un pont de navire, formaient positivement une petite vision d’ordre, vision qui, toutefois se fondit sans plus de logique, à l’instant où il se détournait par hasard, en une étrange vue subaquatique des plaines et des volcans avec énorme soleil indigo à flamboiement innombrables au sud-sud-est. Ou était nord-nord-ouest ?  Il nota le tout sans chagrin dans une certaine extase même, allumant une cigarette, une Ailas(mais répétant tout haut mécaniquement le mot « Ailas Â») puis la suée de l’alcool lui coulant aux sourcils comme de l’eau,  il se mit à descendre vers la clôture séparant de sa propriété le nouveau petit jardin public qui la tronquait. Â»Traduction de Clarisse Francillon;

Troisième extrait:

« Aussi quand tu partis, Yvonne, j’allai à Oaxaca. Pas de plus triste mot. Te dirai-je, Yvonne, le terrible voyage à travers le désert, dans le chemin de fer à voie étroite, sur le chevalet de torture d’une banquette de troisième classe, l’enfant dont nous avons sauvé la vie, sa mère et moi, en lui frottant le ventre de la tequila de ma bouteille, ou comment, m’en allant dans ma chambre en l’hôtel où nous fûmes heureux, le bruit d’égorgement en bas dans la cuisine me chassa dans l’éblouissement de la rue, et plus tard, cette nuit-là, le vautour accroupi dans la cuvette du lavabo ?« 

Traduction de Jacques Darras

Reynolds Price , si méconnu en France

Qui a lu Reynolds Price en France ? Un tout petit club dont je fais partie. Cet écrivain sudiste rare,très estimé aux USA (il obtint le prix Faulkner du meilleur premier roman en 1962) je l’ai découvert avec un recueil de sept nouvelles « les noms et visages de héros Â» (1958) qui m’a sidéré. D’emblée, Price se place dans la lignée fastueuse de Carson Mc Cullers, William Goyen ou Flannery O’ Connor. Gallimard a aussi traduit « Un homme magnanime Â»,(1966) . Il a aussi publié plusieurs recueils de poèmes très appréciés .

Reynolds Price est né en février 1933 à Macon en Caroline du Nord ,prés de la frontière avec la Virginie dans un pays où les fermiers cultivent le tabac et le coton.Il a fini ses études littéraires à Oxford en Angleterre. Il est mort le 20 janvier 2011. Une enfance solitaire « occupée, dit-il, à peindre et dessiner, niché au haut d’un arbre. Â» Mais c’est de cette enfance qu’il extrait le meilleur de son Å“uvre.

En 1984, drame. L’auteur est atteint à 51 ans d’un cancer de la moelle épinière qui le laisse paraplégique, donc condamné à une chaise roulante. Il appelle cela « les bouffées automnales d’avant la mort ».

En France il reste ignoré des dictionnaires et encyclopédies mais prend une belle revanche par un article dans la magnifique « Histoire de la littérature américaine Â» de Pierre-Yves Pétillon.

Découvert aux Etats unis en 1958 et traduit par Maurice- Edgar Coindreau-le premier traducteur de Faulkner- , Â»Les noms et visages de héros Â» rassemble sept nouvelles, de longueurs inégales.Les enfants et les adolescents en sont les personnages principaux.

La première nouvelle « une chaîne d’amour » raconte une famille rassemblée dans une clinique de Caroline du nord. Les enfants viennent se relayer au chevet d’un père malade. Chacun des enfants essaie d’en savoir plus et de sonder les zones obscures du passé familial. Les heures passent, les veilles de nuit se multiplient, l’alternance de vide, de repos, l’ observation de la « chambre d’en face Â» les bribes de conversations, de brèves confidences avec les infirmières, les docteurs, et de soudaines précipitations du personnel médical dans la chambre forment un merveilleux tempo du récit. Le texte est tissé de réminiscences, d’incises, de sentiments fugaces et surtout de questions enfantines devant le milieu hospitalier, les réactions des adultes devant la maladie et la mort. .

.Il y a des délicatesses dans les changements de points vue, questions en suspens, confidences comme si chacun cherchait un sens à tous ces liens entre les personnages et tant d’allusions au passé familial,qui sont de curieux indices d’un monde clos. Price l’impressionniste nous offre une circulation virtuose entre les petites planètes individuelles.

La dernière nouvelle qui clôt le volume et donne le titre au volume, est constituée d’un monologue. Un enfant de dix ans, assis à côté de son père dans une Pontiac roulant en pleine nuit cherche à connaître les secrets de son Père, idolâtré. Il se demande qui sont ses héros, de Roosevelt au Général Mac Arthur. Mais cette quête enfantine pour savoir ce que cache le visage souriant de Père entraîne l’enfant et le lecteur dans des zones troubles où l’Inconscient joue sa partition. Le dialogue père et fils nous fait comprendre les appréhensions infantiles, les délicieuses naïvetés, courant sous la surface des échanges. On est littéralement envahi et enveloppé par les grandes espérances du garçonnet à côté de cette présence paternelle qui dégage une puissance quasi divine . Souvent chez Price un être fragile et démuni veut comprendre, aimer, faire le Bien et découvre son flottement et sa fragilité et ses manques face aux énormes secrets de la société adulte.

Dans chaque nouvelle un enfant s’interroge sur ce qu’on dit à table, les allusions mystérieuses au passé, ou devine une part des détresses enfouies uniquement en regardant une scène apparemment banale et dont il ne comprend pas tout. Alors ce qui est simple bavardage pour adultes devient pour l’enfant, un chemin de secrets dans lequel il s’enfonce vers ce qui l’attire et l’effraie en même temps. Chaque nouvelle est une initiation.

Que ce soit dans une chambre d’hôpital, au cours d’une soirée dans un bois qui effraie un peu , ou dans le souvenir d’un oncle disparu trop tôt , un garçonnet s’interroge pour connaître les secrets de la vie , et se sent soudain menacé,mais plus clairvoyant.

Price nimbe toute cette quête infantile d’un rayonnement bien particulier par les décors de maisons à véranda, les tendresses et extravagances des réunions familiales les paysages boisés de la Caroline du nord.

Pierre-Yves Pétillon, dans son portrait de l’écrivain note : « Price est un styliste de premier ordre.Il écrit un des plus beaux anglais qui soient, une prose à la fois simple et baroque, proche,-comme celle de Goyen- des archaïques et envoûtantes cadences de la Bible du roi Jacques, et en même temps musclée, flexible et qui rappelle le meilleur Updike Â».

Dans d’autres romans « a Long and Happy Life Â»(1962) ou bien dans « Un homme magnanime Â» (1966) on retrouve le Sud familier de Faulkner, avec un humour franc, débonnaire, assez paysan qui s’exprime pendant les funérailles, ou bien dans les vantardises de prouesses sexuelles.Mais il y a surtout une attention portée, dans une petite ville du Sud, ,aux voyageurs de commerce, aux enfants esseulés, aux serveuses malmenées, à ceux qui vivent, Noirs ou blancs, à ces humiliés qui travaillent et dans les arrière cours où traînent les poules et les bassines. Sur les sujets les plus rebattus, comme un anniversaire, ,une initiation sexuelle, Price trouve toujours un angle nouveau, propose une scène où des sentiments contraires se heurtent ou se chevauchent .Aucune caricature, pas d’esbroufe, mais une intelligence qui comprend et imprègne ses visions d’un art fluide et plein de ferveur. Le sens du péché, sous l’influence de la Bible, dans cette région du Sud, poinçonne l’âme de chaque enfant . Mais ce qui caractérise le mieux cet écrivain c’est que la vie complexe ouvre sa tapisserie et son labyrinthe avec des personnages vulnérables, hypersensibles, tous attachants et analysés avec une déroutante justesse.

Comme dans l’œuvre de John Updike, Reynolds Price exploite le très fort sentiment d’appartenance à une généalogie familiale et à une communauté d’âmes et donne une humanité particulière et des promesses à tout ce qu’il écrit.

« Journal d’un écrivain » de Virginia Woolf

« Je suis troublée par le transitoire de la vie humaine Â».

Publié à paris en 1953, soit 12 ans, après le suicide de Virginia , ce « Journal d’un écrivain Â»,malgré ses coupes, à l’époque, reste le document capital pour comprendre la singularité , la nature et les sources de l’art woolfien.

Je l’ai lu en 10/18 dans une traduction assez ancienne de Germaine Beaumont.Il paraît que la nouvelle traduction est supérieure . Cependant, lu d’une traite avec un infini plaisir, ce « Journal Â» permet de mieux comprendre les enjeux, les buts, les soucis ,les batailles de l’écrivaine (j’ai du mal avec ce mot..) avec les mots et ses personnages, car nous sommes dans son atelier, et nous voyons son processus de création de près. Elle ne cache rien de ses moments d’oppression, de doute, mais aussi ses enthousiasmes. Mais le fond du texte, son originalité c’est le dialogue de cette femme avec elle-même, les fantômes qui l’habitent, ses anxiétés, son perfectionnisme, son honnêteté morale, et la manière dont elle tient à distance une dépression qui la guette, survient, lui cause des insomnies et des migraines, et qu’elle combat par l’imaginaire, c’est à dire l’écriture. Eklle ne cache jamais aussi quécvrire lui permet de liquider son passé.Le 28 novelbre 1928,elle écrit: « Anniversaire de Père.il aurait eu quatre-vingt-seize ans,oui, quatre-vingt-seize ans comme d’autres personne que l’on a connues.Mais Dieu merci il ne les a pas eus. Sa vie aurait absorbé toue la mienne. Que serait-il arrivé ? Je n’aurais rien écrit ,pas un seul livre.Inconcevable.Je pensais chaque jour à lui, à Mère, mais « la promenade au phare Â» les a ensevelis dans mon esprit(..) Il revient maintenant,mais davantage comme un contemporain. »

Ainsi, dans le recueillement presque proustien, elle puise beaucoup dans le silence dans sa cabane au fond du jardin, là où elle a écrit ses plus beaux romans.

Elle réussit à décrire cet espace mixte dans laquelle se mêle le retrait en soi et ce qui bruisse autour d’elle de vie sociale . Cet équilibre si délicat pour elle entre vie mondaine et recueillement, entre souvenirs lancinants d’une blessure originelle (venant des innombrables morts qui ont marqué son enfance) et baignade dans le fleuve sensuel des jours lumineux.

Et en même temps, une sorte de confiance originelle traverse ce Journal .On note que ses états d’âme si subjectifs qu’ils soient se relient directement à la situation générale de cette Angleterre prise entre deux guerres mondiales.On sait que cette femme qui soutenait par sa présence les meetings travaillistes ne fut jamais déconnectée de la politique comme on le croit souvent.Ce n’est pas un hasard si elle tient sa part dans le combat féministe de son époque.

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L’auteur de « Mrs Dalloway «  ou de « Vers le phare Â» ( qui longtemps fut publié sous le titre « la promenade au phare Â») nous entraîne dans son bureau, dans ses piles de livres, parmi ses manuscrits et ses tasses de thé ,mais rien de confiné chez elle, l’appel de la mer, des plages, des dunes, des champs, des jardins, des odeurs après la pluie, ou la fascination de draps blancs forment un hymne à la vie de l’instant et une aventure sensuelle.

Monks house

À noter un détail important qui explique -en partie- l’audace formelle de ce qu’elle écrit:elle sait qu’elle sera publiée puisqu’elle est son propre éditeur. Son mari Leonard Woolf, son futur époux, a créé la Hogarth Press avec elle.Cette bienheureuse indépendance matérielle et financière fait rêver car elle lui a permis une émancipation intellectuelle, une aventure moderniste pour aller au bout de son artsans crainte d’être corrigée ou censurée; Ses recherches formelles ont pulvérisé tranquillement (enfin pas si tranquillement,on le voit dans ce journal..) le vieux modèle victorien d’une manière au moins aussi radicale que celle de l Â»Ulysse Â» de Joyce.

Virginia et son mari Léonard

A parcourir un peu vite ses romans,et dans une lecture superficielle on peut croire son art incertain, seulement vibratoire, une plaque ultra sensible exposée au soleil..quelque chose de gracieux, vacillant, aquatique, fleuri, une porcelaine alors qu’elle va très loin dans l’exploration d’une figure féminine centrale qui anime ses romans. Grâce à ce Journal-atelier on découvre une recherche technique acharnée, des recherches musicales , un art des ruptures, des soliloques lyriques, des collages, pour faire passer le monde invisible et profond de la conscience dans le monde visible. Recherche précise, épuisante. Elle ne cache rien de ses pannes, découragements, journées vides, tentation de tout flanquer à la poubelle. Il y a un bruit de papier froissé dans ce Journal.Une sévérité aussi envers pas mal de romanciers qui,selon elle, ne vont pas « vers la simplification Â» qui caractérise les poètes. Chapitres bancales, chapitres biffés, raturés, c’est le labeur quotidien et son cortège de perplexités et le labyrinthe des doutes. Tout lui paraît transitoire, fugitive, difficile à fixer et figer en phrases. Elle ajoute que ce transitoire sonne comme un adieu. Woolf est la mère courage du stylo , arrimée à son bloc de papier. Elle poursuit, reprend, avance, écoute ses bruits de délabrements intérieurs qui se font de plus en plus fréquents à mesure qu’elle vieillit. Au milieu de ces monologues intérieurs déterminée, cette audacieuse renouvelle les formes romanesques avec une prodigieuse audace dont se souviendront les françaises Sarraute ou Duras. Dans la critique littéraire (qui lui mange pas mal de temps )elle manifeste une liberté de ton ,une sincérité,des élans, un caractère entier. Son coup de griffe est bien ajusté. Carrément, à première lecture rapide (200 premières pages), elle déteste l Â»Ulysse Â» de Joyce, livre scandaleux, « bourré d’obscénités interdit, dont on parle tant dans son entourage. Elle renâcle devant DH Lawrence dont elle avoue pourtant qu’il travaille dans le même registre qu’elle.

Sa chambre

La critique littéraire n’est chez elle ni un sport frivole, ni un service d’entraide mutuelle, ni une manière de régler des comptes, c’est une discipline qui fait partie de son métier d’écrire, son laboratoire expérimental de romancière. Elle n’a nulle satiété de lire, et même dans ses périodes dépressives , jamais au grand jamais elle ne perd le don d’admirer; sa curiosité à ouvrir un livre subsiste avec ce mélange d’impatience, d’instinct, et de fièvre qui caractérise les vrais critiques littéraires. Elle parle métier de l’intérieur. Elle observe le Milieu littéraire à la bonne distance, cette foire aux vanités qui la fascine -dont elle est un phare. L’intérêt de ce carnet intime c’est d’y lire en filigrane une sorte de buée de joie d’écrire, écarte tout soupçon d’acrimonie, de jalousie. Rien d’étriqué chez elle, et dans cette prose, subsiste toujours un halo lumineux, un étonnement premier, un remerciement sur le fait d’être là, au monde, dans une lumière de jardin. .On dirait qu’elle a toujours le pas plus vif et hume de l’ air plus frais dés qu’elle écrit. Car il est aussi évident que l’écriture est pour elle un moyen de lutter sont ses moments dépressifs qui se révèlent, vers la fin, plus fréquents. Le couple Création-destruction penche du mauvais côté dans les années 38-39.Les fantômes accourent. Et là son courage consiste à écrire au bord de l’indicible comme si les mots et les phrases de ses derniers romans devaient être une naissance perpétuelle -au-monde sans relâche, jusqu’au bout. On devine un vertige devant le chaos, la mort, les visages décolorés des morts de sa famille qui s’empare d’elle, la guerre et les bombardements de Londres qui pulvérisent sa maison d’édition et font bruler la ville. La crainte de l’invasion de tout le, pays. . Ce printemps 41 marque la zone noire dans laquelle se concentrent ses angoisses.

Jeudi 30 mai 1940

 Â»En le promenant aujourd’hui(qui est le jour anniversaire de Nessa) prés de la mare du Martin,-Pêcheur, j’ai vu passer mon premier train-hôpital,bondé; non pas funèbre,mais majestueux,comme s’il ne fallait pas ébranler les os. Quelque chose de (quel mot je cherche ? ) de douloureux, de tendre, de pesant, de secret, ramenant nos blessés à travers les vertes prairies que certains, je suppose, devaient regarder. Je ne les voyais pas,mais la faculté de voir en imagination me laisse toujours sur des impressions en partie visuelles, en partie émotives. Je n’ai pu, bien que j’en fusse tout imprégnée, ressaisir l’impression en rentrant à la maison, la lenteur mortuaire, la tristesse de ce long et lourd convoi emmenant à travers champs son fardeau. Je l’ai vu glisser très tranquillement par la brèche, à Lewes. Aussitôt le vol des canards sauvages des aéroplanes passa au-dessus, manÅ“uvra, , prit ses positions et survola Caburn. « 

La folie charmeuse de Mrs Dalloway dans Bond Street

Quand, en mai 1925 Virginia Wolf publie » Mrs Dalloway » simultanément en Grande Bretagne et aux États-Unis,ce n’est pas la première fois qu’apparaît ce personnage .Clarissa et Richard Dalloway apparaissent dans « Traversées » dix ans auparavant . C’est un couple de snobs.Lui est membre du Parti Conservateur qui a perdu son siège au Parlement, et elle,Clarissa est une brillante mondaine qui a la répartie brillante , étalant ses références culturelles. Une intéressante nouvelle « Mrs Dalloway  dans Bond Street » est publiée en 1923. On retrouve déjà la marche sur les trottoirs encombrés de Bond Street une femme snob qui cherche à acheter des gants et multiplie les « états de conscience ». On retrouve les principaux éléments du roman .

Nous sommes à Londres au mois de Juin . Par une claire matinée de juin Clarissa Dalloway sort dans Bonds Street pour acheter des fleurs et en orner sa maison pour la fête qui s’y tiendra dans la soirée. .le teste enregistre le flux de sa conscience, dans son regard, et tous les petits impacts sonores qui l’assaillent .Sentiments, sensations lumineuses, kinesthésiques images et scènes du passé , conversations, qui reviennent , prises dans une sorte d’euphorie printanière. Le décousu ajoute au charme. Réminiscences diaphanes questions politiques qui préoccupent son mari député  : Clarissa se souvient de P, regrets de n’avoir pas épousé son amour de jeunesse, Peter Walsh, le monologue intérieur et ses expressions familières, un sens aigu du ridicule pour décrire les personnages que Clarissa croise, « l’air vibrant d énergie Â» entre Arlington Streets et le Mall les croisements d’images insolites(le visage fardé d’une grosse dame et les lignes des poteaux télégraphiques, ou bien les taches sur le bras d’une vendeuse qui rappelle à Clarissa les milliers de jeunes gens morts dans les tranchées d’Argonne) , et malgré le scintillement de l’espace, son côté oh le beau jour d’été qui métaphorise et renvoie ce quartier huppé de Londres à une sorte de vitrine de bijouterie scintillante; on note surtout une exploration survoltée , une hypersensibilité écorchée ,une femme se débat dans un vide miroitant peuplé d’ancêtres tombés en poussière , d’absents, de disparus, de soldats morts, de chagrins ajoutés à une chanson sifflotée par un jeune passant. Au milieu de ce charroi printanier bruyant et étincelant Mrs Dalloway subsiste, allègre. Elle s’abandonne à de sinistres présages mêlées à une effervescence poétique où des étendards anciens d’une armée héroïque et fantomatique se superposent à un banal prospectus publicitaire . Le mélange de lumière saturée d’images éclairs et la rapidité kaléidoscopique, qui dynamisent sans cesse la prose, sont aussi le résultat d’une inquiétante hyperactivité mentale . On devine que l’ euphorie étrange de Clarissa qui doit être couronnée par une fête mondaine le soir peut tourner à une affolante crise d’hystérie parmi le bla-bla snob des invités.

Littérairement, un éclatant évènement : Virginia balaie le roman traditionnel anglais victorien . le même flux libre et complètement neuf dans le roman anglais de l’époque., comme si ,en filigrane, les névroses explorées par Freud (que l’éditrice Virginia Woolf publiait avec passion) imprégnaient le texte. Dans son « Journal » et ses lettres de l’époque V.W. mentionne Proust avec enthousiasme et ne cache pas son influence sur ce qu’elle écrit.

Le cinéma mental mêle avec un chatoiement d’images charmeur le présent de la rue, ses bruits, ses voix, rencontres. La subjectivité désordonne la réalité solide et immédiate de la marche avec ses bouffés, à une fièvre envahissante. Ce que ‘l’auteur appelle dans son Journal « des moments d’être Â» envahissent la conscience brise et émiette le temps des horloges.

C’est dans « Mrs Dalloway Â» qu’elle pousse le plus loin l’expérience de «  moments extatiques Â». On se souvient que c’est dans « Le Temps retrouvé Â» que Proust les réunit ces moments : la sensation du pavé mal équarri, le bruit d’une cuillère contre une assiette, le grain d’une serviette empesée, qui transportent le narrateur successivement aux pavés de la basilique St-Marc à Venise, au bruit métallique entendu dans un train entre Cabourg et paris, et à la serviette rêche utilisée à Balbec.» Clarissa Dalloway, quand elle sort de chez elle, ressent le même phénomène : un bruit de gonds et la fraîcheur de l’air la transportent trente ans en arrière, dans la maison de Bourton, au bord de la mer, où elle a passé les étés de son enfance.

Elle écrit :«  La bouffée de plaisir ! Le plongeon ! C’est l’impression que cela lui avait toujours fait lorsque, avec un petit grincement des gonds, qu’elle entendait encore, elle ouvrait d’un coup les porte-fenêtres, à Bourton, et plongeait dans l’air du dehors. Que l’air était frais, qu’il était calme, plus immobile qu’aujourd’hui, bien sûr, en début de matinée ; comme une vague qui claque ; comme le baiser d’une vague ; vif, piquant, mais en même temps (pour la jeune fille de dix-huit ans qu’elle était alors) solennel Â»

Le critique littéraire Max Pol Fouchet a bien cerné  les personnages de Virginia Woolf : «  Si vous vous fondez sur le « caractère Â» Â» ou le pittoresque pour les reconnaître, vous ne les verrez pas, vous ne les rencontrerez jamais. Ils sont, si j’ose dire, impressifs et non pas expressifs. Ou plutôt, s’ils sont expressifs c’est de ce qui ne s’exprime pas. De merveilleuses méduses et délicates, portées par le flot jusqu’à nos rives, pour témoigner des mêmes abysses et de l’unique profondeur. Â»

Mais, au-delà de Proust et ses phrases gigogne, filées avec du sucre caramélisé, Virginia Woolf rend elle sa prose aquatique. L’image des vagues, revient sans cesse, car les phrases , telle les vagues, charrient , se superposent, s’étalent, se balaient, l’écume des sensations s’évapore, un soleil multiplie les reflets et facettes, remous de prémonitions, souvenirs. Sa prose coule, ruisselle, vivifie, miroite, au fil des livres, des titres (« les vagues Â», « Vers le phare Â») forme un impressionnant flottement, vune dérive dans la profondeur des sentiments cachés ou devinés. Tout est saisi dans la torpeur d’une eau qui remue sans cesse et qui fascine un enfant au bord de la mer. La narratrice nous glisse sous la ligne de flottaison de la conscience lucide pur révéler ce qui blesse, écorche cette conscience et la saisit dans sa fragilité. L’écrivain nous murmure ceci :»Car c’est cela, la vérité en ce qui concerne notre âme, notre moi qui, tel un poisson, habite les fonds marins et navigue dans les régions obscures, se frayant un chemin entre les algues géantes, passant au-dessus d’espaces tachetés de soleil et avançant, avançant toujours, jusqu’à plonger dans le noir profond glacé, insondable ; soudain l’âme file à la surface et joue sur les vagues ridées par le vent ; c’est-à-dire qu’elle éprouve l’impérieux besoin de se bouchonner, de s’astiquer, de s’ébrouer, à écouter des potins… Qu’est-ce que le gouvernement avait l’intention de faire (Richard Dalloway serait au courant) quant à la question de l’Inde ? Â»

La dernière lumière d’été de Virginia Woolf, « Entre les actes »



Le 26 février 1941 Virginia Woolf achève son roman « Ente les actes » , qu’elle donne à lire à son mari Léonard ..Le 28 mars suivant, elle pénètre dans la rivière Ouse, les poches remplies de cailloux.
Je viens d’achever la lecture de ce texte (qui longtemps s’appela « Point Hall », ou « La parade »).
Un éblouissement. Rendons hommage à cette oeuvre aquatique, fluide, lumineuse, et qui fait miroiter les sensations fugaces et les couches profondes de l’être.

John Lavery


Il fut commencé en 1938, V W rédigea une centaine de pages qui en reste la matrice… Elle y travaillait parallèlement avec une biographie de Roger Fry, son ami mort à l’automne 1934.
Elle reprit le manuscrit écrit par intermittences en janvier 40, dans une ambiance d’immense anxiété après la défaite de la France et la possibilité d’une invasion de l’Angleterre par les troupes nazies. Elle achève une seconde version- proche de celle qu’on lit- du manuscrit en novembre 1940. Elle écrit dans son « journal »: »Je me sens quelque peu triomphante en ce qui concerne mon livre. Il touche, je crois, plus à la quintessence des choses que les précédents(..) J’ai eu plaisir à écrire chaque page ou presque ».
Ce plaisir « de la quintessence des choses » se retrouve intact à la lecture de la nouvelle traduction. Ce roman est vraiment un sommet de son art. perfection sur l’unité de lieu, et de temps dans une vraie homogénéité .Nous sommes plongés pendant 24 heures dans une magnifique demeure seigneuriale, un jour de juin 1939 (il est fait d’ailleurs allusion à Daladier qui va dévaluer le franc..).Nous sommes à environ 5O kilomètres de la mer, à Pointz Hal, sud-est de l’Angleterre… C’est là que va avoir lieu une représentation théâtrale amateur donnée à l’occasion d’une fête annuelle villageoise. Comme dans une pièce de Tchekhov (on pense beaucoup à « la Mouette » pour le théâtre amateur et les tensions familiales et à « La cerisaie » pour le passé d’une famille menacée d’expulsion ..
Les personnages ? ce sont d’abord des silhouettes et des voix, bien qu’ils soit finement dessinés socialement. Jeux d’ interférences complexes, de rivalités soudaines, de rapprochements et d’éloignement réguliers ..Comme des vagues. Il y a Oliver, retraité de son service en Inde, assez insupportable dans ses certitudes, sa sœur Lucy, sa belle- fille Isa, mère de deux jeunes enfants, et son mari Giles Oliver, intelligent et séduisant, qui travaille à Londres et rejoint sa famille chaque weekend; ajoutons Mr Haines, William Dogde ,Mrs Maresa qui drague Giles Oliver sous le nez de son épouse.
Virginia a entrelace dans le même flux de sa prose les vibrations de ce qui se passe entre les personnages, mêlant le dit, et le non-dit, la conversation apparemment banale et les ondes sous- jacentes. Dans un même courant de prose lumineuse et sensuelle, se révèlent les désirs des uns et des autres, leurs intérêts, leurs effrois, leurs instants de jubilation, leurs regrets amortis, les sinueuses arrière- pensées qui viennent hanter chacun, entre aveu muet, exorcisme, supplication retenue, fantasmes, remue- ménage affectif confus. Chacun se dérobe au voisin dans ses allées venues ou s’emmure dans son manège après quelques sarcasmes maladroits.

Un Marquet

Affleure le tissu diapré d’émotions fragiles. Toujours beaucoup de porcelaines et de blazers rayés chez Woolf. Hantises, naïvetés, sourires(intérieurs et extérieurs) vacheries obliques et crinolines, candeurs et aigreurs, brise sur des roseaux et bouilloire à thé, réminiscences qui se fanent dans l’instant,hésittions t tourment semés à chaque page. tout ce qui forme, le temps d ‘un week-end, les rituels du farniente mêlé de visions d’éclairs.Tout ceci avec l’assistance de quelques villageois.Les fragments du passé s’imbriquent dans le présent du récit. l’exaltation d’êtres sensibles à la beauté, aux divans profonds, aux tableaux de maitres, aux grandes tablées ajoute un parfum de fête douce, mais grignotée par l’infaillible grignotement du temps. La naissance d’un amour -et sa fin – charpentent discrètement le récit sans mettre au second plan les subtiles chassés croisés affectifs entre les autres personnages.. la toile de fonds historique (l’Angleterre entre en guerre) forme la grande ombre et la menace orageuse sur cette famille privilégiée qui se prélasse . Dans ce roman impressionniste, chaque scène, chaque heure, chaque personne (enfants compris) s’édifie par petite touches aussi cruelles que délicates sous leur urbanité. Non seulement les voix humaines, les destins individuels sont pris dans une sorte d’élan d’écriture, mais comme emportés par on ne sait quel vent métaphysique menaçant, et des flamboiements aussitôt éteints qu’allumés.. Virginia Woolf y associe l’air, les oiseaux, la nature, les vitraux et les étoiles,voluptueux mélange d’ondes aquatiques et de musique de chambre pour voix humaines.
On entend ces conversations entre personnages comme on entend des cris de joie de ceux qui jouent ,au ballon sur une plage sur une autre rive, dans une sorte de brume sonore.. Nous sommes en présence d’une chorale des femmes, avec répons de voix masculines, dans une liturgie du farniente.
Et le théâtre dans tout ça?…
Car dans le roman, la représentation villageoise domine.
Quel genre de pièce (proposée par la très impériale Miss La Trobe) regardent donc les personnages du roman ?et pourquoi ?
On remarquera que cette « pièce » n’est qu’un curieux assemblage de citations et d’emprunts assez parodiques voir loufoques, et carnavalesques.. de trois grands moments du théâtre anglais :le théâtre élisabéthain(tant aimé par Woolf) , avec notamment le Shakespeare patriote de Henry V et Richard III ; puis les stéréotypes des comédies de la Restauration dont Congreve est l’éminent représentant ; et enfin, le théâtre victorien et ses effusions sentimentales.
Mais on remarque que ,à chaque « moment » de ce théâtre, il est question de l’Angleterre menacée, du pays saisi dans temps de grand péril (pièce écrite rappelons le entre 1938 et 194I) avec le spectre de la dissolution de la nation.
Ce qui est à noter c’est que le contrepoint à ces épisodes « parodiques » et façonnés en plein amateurisme cocasse(la cape de la Reine Elisabeth possède e des parements argentés fabriqués avec des tampons à récurer les casseroles…) et en même temps emphatico-patriotique , s’achèvent par…. le meuglement répété des vaches derrière le décor dans le champ voisin!! Elles couvrent les grésillements du gramophone. Meuglements si incongrus que l‘auteur s’explique.
La romancière commente: »l’une après l’autre, les vaches lancèrent le même mugissement plaintif. Le monde entier s’emplit d’une supplication muette. C’était la voix primitive qui retentissait à l’oreille durement à l’oreille du présent (..) Les vaches comblaient la béance ; elles effaçaient la distance ; elles remplissaient le vide et soutenaient l’émotion. ».


Ainsi Woolf répète ce qu’elle avait déjà affirmé dans d’autres romans , à savoir que l’art est impur, imparfait, boiteux, artificiel et ne rejoindra jamais le réel brut de la vie ..Entre cette « vie réelle »et nue et l’art théâtral, « reste ce vide « entre les actes »… Woolf ,avec ces vaches qui meuglent, jette l’opacité du mode à la tête du lecteur. Cette opacité brutale du monde que par ailleurs, elle chante d’une manière si chatoyante.. Mais il ne faut pas s’y tromper, Woolf nous indique l’énorme coupure entre « l’acte » d’écrire et « l ‘acte » de vivre .C’est l’irruption de ce que Woolf appelle souvent « la vie nue » .e Ce thème reviendra, dans le roman, avec le retour de la conversation sur la fosse d’aisance qu’il faut installer derrière la demeure.

Cet échantillon à canotiers et vestes de cricket, de la petite tribu humaine, si éphémère, si instable, en sa demeure aristocratique rappelle le monde condamné du « Guépard » .
. Dans cette demeure patricienne à lierre et balcons , on goute une dernière fois une haute bourgeoisie qui s’ approprie le monde dans un moment de bascule :sentiment d’une fin d’ innocence paradisiaque.
.On joue à se maquiller, à se déguiser en rois et reines avec des torchons et des gros draps, on se donne la réplique dans la grange, on papote dans les coulisses, on écoute un fox- trot sur un appareil à manivelle à l’instant ultime, avant que les bombes ne tombent sur ces demeures à escaliers centenaires. Woolf nous incite à penser que ce songe d’une journée d’été, sera brulé comme un tableau de Seurat, ou poussé au bulldozer dans un hangar à accessoires… « Entre les actes « bourré de sensations éphémères « nous entraine dans le crépuscule d’un monde curieusement sans rivage.
Avec cette prose, s’élève une supplication muette .Une voix nue. Woolf parlait dans son journal de « nous tous, des spectres en errance ». Nous y sommes. Davantage peut-être que dans ses autres romans, on reconnait cet art que l’auteur définissait comme un « vaisseau poreux dans la sensation, une plaque sensible exposée à des rayons invisibles. »
Je recommande la traduction de Josiane Paccaud-Huguet, en Pléiade. Volume 2.

L’hiver est passé

Les matinées d’hiver sont en train de disparaître, je les regretterai, ces promenades sous un ciel sévère ,dans un gris mat, épais, les vagues qui se creusent et sortent de la nuit avec des traînes d’écume et des tourbillons d’eau vert violacé ou une zone d’étain devant l’estuaire de la Rance . J’observe la dérive si curieuse d’un canal d’eau plus sombre devant le grand Bé. Il me semble traîner les souvenirs des terribles années 5O dans les dortoirs.

Aucun chalutier à l’horizon, le vide ,la solitude, l’eau.

Plus de mémoire,les plis de la mer s’élargissent en une surface morne   vers le Sillon. Vers la lointaine élévation on distingue le sillon jaune du Fort de la Varde où des vieilles filles à chignons disposaient leurs tricots et leurs pelotes de laine sur un plaid un .Cet été là j’y séjournai dans une curieuse moiteur laotienne car je lisais « Barrage contre le Pacifique Â» de Duras.

Prenant le chemin forestier qui serpente entre des pins maigres, penchés, de la Cité d’Alet tout ce qui m’ est familier s’argente et prend les couleurs d’une époque enfouie , quand il y avait des lavoirs, des vergers, des étangs, des abbayes, des chats faméliques sur des vieux murs à lichen.

Dinard, en face, avec ses toits qui brillent ses ses festons fragiles de balcons à l’italienne qui frappent par leur transparence en plein midi. Puis des nuages en archipels approchent , ils éteignent alors les brillances pailletées d’argent de l’estuaire,alors l’endroit devient cet étrange lieu trouble sournois, avec des brouillards qui stagnent vers l’usine marémotrice, et ça rappelle ce « sinistre promontoire Â» dont parle Shakespeare dans « Hamlet Â».Parfois,en plein hiver, l’estuaire devient une estampe japonaise et la ville la neige du Mont Fujiyama.

La météorologie d’une vie se lit sur cette ligne côtière : enfance familière, avec des billes aux couleurs de sulfures , des sons de cloches arrachés par les rafales de vent, un prêtre en soutane, des genoux écorchés , des jeux de cerfs-volants en plein ciel et la toile rouge qui vibre, puis ,au fil des années on aborde un paysage de cendres, de roches, des hommes en treillis , on oublie les timides déclarations amoureuses laissées dans un cartable , il ne reste que ces étés du Lavandou avec ces gens nus qui courent vers les vagues.

Il fut un temps assez récent où j’éprouvais un curieux dégoût de ces belles phrases ronflantes et littéraires. Saint-Just tenait la plume contre l’autofiction. Je traquais la bizarre ivresse des amazones aux devantures des librairies.

Des ouvriers en bleu de travail installent et déploient des stores rouges immaculés devant l’ancien café de « La petite Â» qui va désormais s’appeler « Le saint-Pierre» . Les chaises de plastique s’empilent et les tables neuves aussi. Sur le muret face à la Tour Solidor s’ entassent des sacs à dos et des bâtons de marche ,comme une station de sports d’hiver sans neige.

Le sauvage des nuits glacées imprègne encore le bâtiment de bois des scouts marins. Dans la ruelle qui mène à la cale, une femme blonde plantureuse, ôte son en anorak blanc sale, secoue ses épaules et attend que son chien, au bout de la laisse ait fini de renifler le granit du caniveau. L’employé municipal pousse sa serpillière dans les courants de l’eau. Toutes ces eaux, pense-t-il, eaux limpides, eaux sales, vaisselles des familles, eaux rapides, eaux lentes, eaux usées, eaux lustrales, eaux de café et eaux des bouilloires qui fument, eaux du matin qui vident les miroirs, eaux des estuaires et des détroits qui figurent l’exil elles ont traversé ta vie comme si dans l’obsession même des eaux germait l’image compensatrice, celle du feu qu’un jour désolé tu retrouveras sur les pentes de l’Etna au moment de ton divorce . Une vague déferla sur lui, venue des îles de Jersey et Guernesey, de cette eau fine et sans nuages qui mouille des plages désertes vers Saint Lunaire. Puis cette sensation reflua, l’abandonnant, inerte, au titanesque ressac de la marée descendante. Pauvre employé municipal, mon frère, un jour, je ferai une conférence sur ces roches, ces fissures, ces trottoirs , que tu as fréquenté pendant quarante ans, ces ruelles à loups garous, ces impasses à copains beurrés, ces roches à mica diamanté , ces silex pointus, ce sucre bleu de granit qui ne fond jamais sous ton balai.

Je fuis vers l’été.

Je tourne vers le raidillon qui monte vers le centre-ville et enfin après un passage couvert sous des solives délabrées, je glisse la clé plate légèrement tordue qui ouvre la porte de la vieille demeure 1760 . Elle est vitrée, granitée et dans son épaisseur, consistance de sel gemme. Les arabesques de son fer forgé rouillent un peu plus à chaque saison. Oiseaux et fleurs du couloir. Avant de prendre le vieil escalier aux marches de bois qui grincent, j’appuie sur le bouton qui commande la minuterie. Arrivé au premier, la lucarne me laisse entrevoir un tourbillon de mouettes entre les antennes de télé. Le ciel devient un fleuve. Le coin du feuillage d’un tilleul s’épaissit vers midi Les portes des chambres ressemblent à des tombeaux. Chaque lit est une urne funéraire. Chaque placard ouvre sur un port, une arrière-saison, une enfance, une convocation de police, un mariage pathétique , cela me rappelle la dernière navigation d’un brave ami correspondant local d’une feuille de chou normande, ,;tout ce qui subsiste de mes amis qui désormais mangent froid . ils me demandent s’ils sont exclus de mes pensées et je leur réponds non, non, non. J’ai imbibé tous mes mouchoirs en papier de vos souvenirs, et je leur jure que ça sent bon.

Jadis, avant le Covid, nous échangions les bons tuyaux de turf aux terrasses du casino, quand les enfants jouaient encore au ballon dans l’escalier et que les prix n’avaient pas grimpé en flèche .Le soleil du matin était frisquet et nos pardessus bien minces.

Dans l’appartement haut de plafond la lumière du printemps se fait aujourd’hui caressante.Je regarde mes mains d’un jaune ivoire sur le clavier. La piste rose privée de mon enfance m’est désormais interdite,oh pas vraiment interdite, mais délabrée avec des bruits d’oiseaux et des battements d’aile quand je ferme la fenêtre pour dormir. Dans un placard, mes espadrilles d’un rose défraîchi, froissé, et leurs taches de plâtre. Ce sont celles que je gardais en automne, sous l’abri-bus , le temps que la pluie cesse et que Delphine apparaisse. Aujourd’hui elle se repose sous des oliviers,mais vérifie toujours si la bretelle de sa combinaison ne tombe pas .

Je balance la clé plate dans la corbeille d’osier aux vieilles cartes postales achetées dans les vide greniers de la région : les remparts de Carcassonne, Cadouin (Dordogne), Â»maison du XI° siècle où coucha Saint-Louis Â», Toulouse, le Square Wilson et Allée Jean-Jaurès, avec des messieurs à cannes et canotiers, Hôtellerie du Moulin du Vey, à Clécy Calvados. Le bâtiment est couvert de lierre, des draps sont étalés aux fenêtres des chambres à papiers peints fleuris, mais aucune trace des amants ni de leurs jeux de nuit. Il subsiste une odeur de charbon de bois dans l’escalier et sa rampe de fer. La grande salle vitrées à minuscules carreaux ne garde aucune trace du déjeuner de communion de ma sÅ“ur.

L’hiver est passé.

Olivier Rolin dans les îles du Sud

En rédigeant une préface des textes de Thucydide, pour l’École de guerre, l’ écrivain Olivier Rolin ne se doutait sans doute pas que la Marine Nationale allait lui offrir un cadeau: naviguer sur « Le Champlain Â» pendant quatre semaines. C’est ce récit « sur le pont » qui compose « Vers les îles Éparses Â» d’Olivier Rolin (Verdier 89 pages, avec dessins de l’auteur). Le Champlain est un « bâtiment de soutien et d’assistance outre-mer Â», immatriculé A623. Il assure le ravitaillement de ces « confettis Â» de l’empire colonial dans le canal de Mozambique. Il effectue, quatre fois l’an une rotation de quatre semaines, ravitaillement logistique des bases militaires et scientifiques françaises installées dans le canal de Mozambique.

Rolin le civil invité (« le pékin Â») embarque et rejoint le navire sur un semi rigide. Ce qui le frappe c’est qu’il est un « vieux Â» de 75 ans (« A leurs yeux, je suis si vermoulu que je risque l’effritement au moindre choc. ») face à un équipage jeune, bien entraîné, des moins de 30 ans , techniquement rôdé aux manÅ“uvres et situations délicates (on simule un feu, une avarie, ,une approche d’embarcations hostiles).Chacun connaît son rôle, ses gestes, du moindre mataf au Midship, du commandant sur son trône plastifié, au capitaine d’armes. Tandis que la mer cogne le bateau, Rolin se familiarise avec le capitaine d’armes, avec Elsa,second,avec l’enseigne de vaisseau Hector Floche, le maître principal Koffi , le matelot Céline Borges « jeune réunionnaise au sourire discret Â» et d’autres.

Ce que ne révèle pas le texte ,mais que je sais, c’est que Rolin connaît bien la mer. Il habite dans la baie de Paimpol, a toujours possédé un voilier ,sait manÅ“uvrer, connaît les courants, sait lire des cartes, réparer des voiles, traverser des coups de tabac. Le vocabulaire maritime du plaisancier lui est familier. A bord ,il frémit de plaisir en entendant les ordres«  Barre à droite vingt, machine quarante, machine stop, propulseur d’ étrave droite quarante pour cent Â». Il connaît l’ exaltation d’une aube vue d’une passerelle , savoure en connaisseur le rituel de l’appareillage, les journées dans la brume vue d’un hublot , les forts roulis, ,les brises tièdes, la floraison des rivages du Sud, les premiers oiseaux qui annoncent une île. L’océan l’attire depuis son enfance, cette immense surface qui «  cache quelque chose, une vie énorme et grouillante, en dépit des efforts faits par les hommes pour l’anéantir. Â» Et donc il retrouve le plaisir monacal d’une couchette étroite, et ne craint pas les forts roulis « qui font voltiger les tasses Â».

A chaque ligne de ce récit, il révèle sa passion des ports, des îles, des ciels changeants, des crépuscules et de la venue des premières étoiles quand le bateau tangue. .Il est aussi sensible à la discipline qui règne à bord. Il passe de « l ‘heure Bravo Â» à l’heure Charlie Â» et se sent intégré quand on lui attribue deux TPB Â»tenues de protection de base Â» ,combinaisons bleues sombres que porte tout l’équipage .

Il contourne la pointe sud de Madagascar, croise des engins des forage, des vraquiers .Le navire avance sous pilote automatique, et aborde l’île Europa. Notre Rolin découvre comment l’équipe de mouillage ,plage avant ,manÅ“uvre au sifflet .Il décrit avec gourmandise par le menu comment la chaîne d’ancre lâche un nuage de rouille quand elle disparaît dans l’eau. Tout y est pour notre plaisir:les frégates noires tournent dans le ciel, un matelot qui raconte des souvenirs de carnage animalier, et la belle aspirante Estelle « qui fait un peu chatte au carré des officiers « .C’est elle qui l’entraîne visiter l’infirmerie, la cambuse, l’atelier, les ponts inférieurs, en suivant les conduites gainées des coursives, franchissant des portes étanches « lourdes comme des portes de coffre-fort Â».

Bref, notre marin est au paradis. Le Champlain se comporte bien même dans les nuits noires , les flots qui fument, les explosions d’écume.  Un seul incident, dû à une négligence, entre les atolls, mais pas grave. Sur les îles, il connaît l’exaltation de marcher sur le sol craquant fait de corail et de coquillages broyés, craint les murènes, il évite les bernard-l’hermite qui pullulent.

Le narrateur est toujours précis, minutieux. Il tient son journal de bord sans oublier de nous raconter qu’à Bassas da India, atoll qui affleure à peine, ,un galion y fit naufrage. Tout au long de ce récit, Rolin rassemble tout ce qui enflamme l’imaginaire, ce qui donne à son récit des résonances et des échos tantôt graves, tantôt ironiques, ce forme une complicité avec le lecteur.

Parfois il n’est pas loin de Victor Ségalen, cet officier de marine qui cherchait dans les tombes et les stèles chinoises à humer sinon comprendre un sens sacré à toute existence, rendre hommage et respect à des peuples disparus . Rolin éprouve un frisson à évoquer des anonymes oubliés, des pionniers de l’aviation , des pilotes morts laissés dans leur monoplan fracassé sur un misérable bout de piste en ciment ou en plein désert. Dans chaque de ses romans, Rolin , archéologue fervent , sort du sable, avec respect et presque piété, les conquérants de l’inutile, les héros bravaches , les Mermoz inconnus qui n’ont pas eu la chance d’avoir un Saint-Ex pour chroniqueur. Il nous évoque ainsi Maryse Hilz, pionnière de l’aviation, qui a relié Paris à Saïgon en avril 1932, seule à bord d’un biplan Morane-Saulnier. Une panne l’a contrainte à atterrir sur cette île de Juan de Nova , que Rolin découvre par beau temps .Il flâne dans un cimetière que survolent des libellules. « Des grains courent, la mer fonce et blanchit. La nuit tombe, des lumières s’allument à la Pointe des Galets. Â» On sait que bourlinguer est sa vocation et que la poésie de Blaise Cendrars lui est bréviaire. . Il suffit de relire ses précédents textes : Â» « Port Soudan Â» « Bar des flots noirs Â», « Sibérie Â», « Bakou Â»,derniers jours Â»pour s’en assurer.

Rolin ,carnet à la main, écrivains en bandoulière(de Pessoa à Borges, et de Nabokov à Hugo) sillonne le globe depuis la fin des années 90. Prague, Sarajevo , Buenos Aires, São Polo.

Il aime les bruits des villes, des ports, des cargaisons qu’on charge.

J’imagine qu’il aurait aimé se promener sur le pont d’un croiseur, dans la tenue blanche d’un amiral,enfin je suppose.

Il appartient à cette génération qui, au sortir de la guerre, a arpenté la planète pour la découvrir la joie pure de l »explorateur ,loin des villes nouvelles et leurs cubes gris de HLM. Cette génération ,littérairement représentée par Handke et Le Clézio, a arpenté le globe comme si, après les ravages , les invasions, les bombardements, les millions de morts, le nazisme, le stalinisme, chaque écrivain devait fuir une société aliénante et se mettre en communion, en « extase matérielle » avec le monde plutôt que le détruire .

En lisant Rolin, j’ai souvent pensé à ce roman de l’écrivain anglais Malcolm Lowry , son chef d’Å“uvre « Au-dessous du Volcan », car le cheminement des pensées, la description si curieusement minutieuse du paysage marin, une angoisse sourde et latente, un saut d’île en île, comme des cercles symboliques, suggère que ces endroits désolés et magnifiques sont ritualisés et indiquent un secret cheminement du narrateur vers un tragique non-dit.

Olivier Rolin nous expédie donc une lettre océan couverte de sel dont le paradoxe est qu’elle est rédigée à l’ombre des armes. .La mer scintillante, étale, aux approches de la mort physique, reste une une promesse et un éden, un miroir des songes.
Rolin s’est toujours tenu éloigné du roman traditionnel renfermé, privilégiant une prose fraiche avec ses sensations et une dimension cosmique. Le vent du large lui permet de humer des peuples oubliés, des colonies perdues, des héros engloutis, des guerres et des massacres enfouis. Il traque des amours disloqués, collectionne des cimetières marins, s’imprègne du long silence qui se dégagent des tombeaux, les détours des inscriptions sculptées effacées, il retrouve avec tact des sentiers qui mènent à on ne sait vers quelle île de Pâques avec ses chers disparus.

C’est un parfait romantique. Il le fut politiquement (lire son « Tigre en papier Â»2003) et romantique aussi à la recherche d’un océan qui roule des disparus(tendance Hugo) et offre en même temps la beauté scintillante des îles perdues du Pacifique(tendance Segalen première manière ) .


Ces trois écrivains en quête de lieux écartés, d’une vie plus sauvage et plus sereine, cherchent une terre promise , devenant eux-mêmes un peu des îles .Tous trois marqués par le marcheur Rimbaud. Pour Rolin ce serait davantage les feux d’un port oublié vers le soir, ou la lumière coupante du plein midi qui détaille le cul rouillé des cargos russes sur une eau grasse.