« La Montagne magique » a cent ans.

Avant que se termine l’année 2024, je voudrais rappeler que « La montagne magique » de Thomas Mann a été publiée il y a exactement cent ans. J’ai déjà longuement écrit sur ce blog la richesse thématique de ce roman d’initiation si riche, si foisonnant, qui parle de notre Europe .

Pour fêter ce centenaire, je donne deux extraits. Puisse-t-il donner à quelqu’un l’envie d’ouvrir ce roman qui, je le signale, bénéficie d’une nouvelle traduction tout à fait remarquable de Claire de Oliveira. Cette traduction vient de sortir en Livre de Poche. Elle comporte des annotations abondantes et une magistrale postface. Thomas Mann lui même a défini ainsi son roman devant les étudiants de Princeton: « J’ai voulu narrer un jeu satirique, le conflit comique entre des aventures macabres et la décembre bourgeoise. »

Thomas Mann à Davos en 1921

Extraits:


« Je suis ici, depuis assez longtemps, depuis des jours et des années, je ne sais pas exactement depuis quand, mais depuis des années de vie, c’est pourquoi j’ai parlé de « vie » et je reviendrai tout à l’heure sur le destin. Mon cousin, auquel je voulais rendre une petite visite, un militaire plein de braves et de loyales intentions, ce qui ne lui a servi de rien, est mort, m’a été enlevé, et moi, je suis toujours ici. Je n’étais pas militaire, j’avais une profession civile, une profession solide et raisonnable qui contribue, paraît-il, à la solidarité internationale, mais je n’y ai jamais été particulièrement attaché, je vous le confie, et cela pour des raisons dont je ne peux rien dire, sauf qu’elles demeurent obscures. Elles touchent aux origines de mes sentiments (…) pour Clawdia Chauchat (…) depuis que j’ai rencontré pour la première fois ses yeux et qu’ils ont eu (…) déraisonnablement raison de moi. C’est pour l’amour d’elle et en défiant Settembrini, que je me suis soumis au principe de la déraison, au principe génial de la maladie auquel j’étais, il est vrai, assujetti depuis toujours, et je suis demeuré ici, je ne sais plus exactement depuis quand. Car j’ai tout oublié, et rompu avec tout, avec mes parents et ma profession en pays plat et avec toutes mes espérances, (…) de sorte que, je suis définitivement perdu pour le pays plat et qu’aux yeux de ses habitants je suis autant dire mort. »

« Il se peut que le vide et la monotonie dilatent l’instant et l’heure en les rendant interminables, tandis qu’ils abrègent les grandes, les énormes masses de temps, et les font se volatiliser jusqu’à les réduire à néant. À l’inverse, un contenu riche et intéressant est sans doute en mesure d’écourter et d’alléger une heure, voire une journée ; cependant, sur une grande échelle, il confère au cours du temps de l’ampleur, du poids et de la solidité, si bien que les années mouvementées passent bien plus lentement que ces années pauvres, vides et légères qui, emportées par le vent, se dissipent. L’ennui infini, comme on dit, n’est donc en fait qu’un abrègement pathologique du temps, ayant pour source la monotonie. Si rien n’interrompt le train-train, de grands laps de temps diminuent d’une façon qui nous donne un coup au cœur ; chaque journée étant comme les autres, tous les jours semblent n’en faire qu’un ; si l’uniformité était totale, la vie la plus longue serait perçue comme fort brève et s’éclipserait sans crier gare. L’habitude endort notre sens du temps ou du moins l’affaiblit, et c’est sûrement aussi à cause d’elle que nos années de jeunesse sont vécues comme lentes, tandis que la suite de la vie se précipite et s’envole. Introduire des changements d’habitudes et des renouvellements est, on le sait bien, le seul moyen de se maintenir en vie, de réactiver son sens du temps, de rajeunir, renforcer et ralentir notre vécu du temps, et, ce faisant, de restaurer toute notre joie de vivre.« 

Tchekhov passe sa fin d’année à Nice

Le 28 décembre 1900, Anton Tchekhov se repose à Nice. Il vient de publier une des plus belles nouvelles qui existe au monde « La dame au petit chien » . Deux ans auparavant, il a connu le triomphe de « La mouette » auprès du public. Un an auparavant , il a commencé sa liaison avec la comédienne Olga Knipper qu’il épousera le 25 mai 1901. Pour l’instant il écrit ceci à Olga :

«  28 décembre 1900.

Imagine quelle horreur,mon toutou chéri ! On m’annonce à l’instant qu’un certain monsieur me demande à la réception.Je descends, je vois un vieillard qui se présente de la manière suivante : Tchertkov. Il a entre les mains une pile de lettres. Il apparaît que toutes celles-ci m’étaient adressées et qu’il les recevait à ma place parce que son nom ressemble au mien.L’un des tiennes (il y en avait trois en tout-les trois premières) était décachetée. De quel droit ? Manifestement, il faudra à l’avenir rédiger les enveloppes de la manière suivante : Monsieur Antoine Tchekhoff, 9 rue Gounod(ou Pension russe), Nice. Mais il faudra impérativement ajouter Antoine,sinon je recevrai tes lettres dix ou à quinze jours après leur envoi.

(..) Merci de ce que tu me dis de Tolstoï* Nous avons ici Chekthel**, en provenance de Moscou.Il a gagné à la roulette un paquet de tous les diables ,et il repart demain.Vladimir Nemirovitch*** est ici avec son épouse.Elle paraît tellement banale ici, à coté des autres femmes, on dirait une marchande de Serpoukhov. Elle achète n’importe quoi et tout, soi-disant au prix le plus bas.Je trouve dommage qu’il soit avec elle.Lui, comme à l’accoutumée, est un brave homme, avec lequel on ne s’ennuie pas.

Il faisait froid ,maintenant il fait chaud , on se promène en manteau d’été.J’ai gagné cinq cents francs à la roulette.Tu permets que je joue,mon cœur ? (..)

Olga Knipper et Tchekhov

Beaucoup de dames prennent leur repas avec moi,parmi elles des Moscovites,mais je ne desserre pas les dents.Je suis là, renfrogné, me taire et je mange obstinément ou alors je pense à toi. Les Moscovites glissent à tout bout de champ des propos sur le théâtre,désireuses, visiblement , de m’attirer dans leur conversation,mais je me tais et mange. Je trouve très agréable d’entendre, par moments, dire du bien de toi.Cela arrive très souvent, figure-toi. On prétend que tu es une bonne actrice. Eh bien, bébé,porte toi bien et sois heureuse. Je suis à toi ! Prends-moi et mange moi avec du vinaigre et de l’huile d’olive. Je t’embrasse fort

Ton Antoine »

* Dans une précédente lettre Olga notait : « Tolstoï est venu à la soirée Tchekhov et il a ri à tomber par terre.Cela lui a beaucoup plu. « 

** Chekthel fut un des illustrateurs préférés de Tchekhov

***Vladimir Nemirovitch, dramaturge, metteur en scène fut le cofondateur avec Stanislavki du Théâtre d’Art de Moscou .Il a mis en scène -avec Stanislavski –La mouette, Oncle Vania, Les trois sœurs, et La Cerisaie. Tchekhov appréciait ses jugements.

Le 23 décembre 1853, Flaubert trouve qu’il est « délicieux d’écrire »…

Voilà ce qu’écrit Flaubert la veille de Noel à sa maitresse Louise Colet dans un de ces rares moments où ,dans le chantier de « Madame Bovary » si épuisant( ce roman l’occupera cinq ans ) il se sent pour une fois heureux d ‘écrire.

Gravure de Rodolphe et Emma Bovary. Leur rencontre pendant le Comice agricole. Dessin d’Albert Fourié de 1885

À LOUISE COLET [Croisset, 23 décembre 1853.]nuit de vendredi, 2 h. 

« Il faut t’aimer pour t’écrire ce soir, car je suis épuisé. J’ai un casque de fer sur le crâne. Depuis 2 h de l’après-midi (sauf 25 minutes à peu près pour dîner), j’écris de la Bovary. Je suis à leur Baisade,* en plein, au milieu. On sue et on a la gorge serrée. Voilà une des rares journées de ma vie que j’ai passée dans l’Illusion, complètement, et depuis un bout jusqu’à l’autre. Tantôt, à six heures, au moment où j’écrivais le mot attaque de nerfs, j’étais si emporté, je gueulais si fort, et sentais si profondément ce que ma petite femme éprouvait, que j’ai eu peur moi-même d’en avoir une. Je me suis levé de ma table et j’ai ouvert la fenêtre pour me calmer. La tête me tournait. J’ai à présent de grandes douleurs dans les genoux, dans le dos et à la tête. Je suis comme un homme qui a trop foutu (pardon de l’expression), c’est-à-dire en une sorte de lassitude pleine d’enivrement. – Et puisque je suis dans l’amour, il est bien juste que je ne m’endorme pas sans t’envoyer une caresse, un baiser, et toutes les pensées qui me restent.

Cela sera-t-il bon ? Je n’en sais rien (je me hâte un peu pour montrer à B. [Bouilhet] un ensemble quand il va venir). Ce qu’il y a de sûr, c’est que ça marche vivement depuis une huitaine. Que cela continue ! car je suis fatigué de mes lenteurs ! Mais je redoute le réveil, les désillusions des pages recopiées ! N’importe, bien ou mal, c’est une délicieuse chose que d’écrire ! que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd’hui par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d’automne, sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s’entre-fermer leurs paupières noyées d’amour. – Est-ce orgueil ? ou piété ? est-ce le débordement niais d’une satisfaction de soi-même exagérée, ou bien un vague et noble instinct de Religion, mais quand je rumine, après les avoir subies, ces jouissances-là, je serais tenté de faire une prière de remerciement au Bon Dieu, si je savais qu’il pût m’entendre. – Qu’il soit donc béni pour ne pas m’avoir fait naître marchand de coton, vaudevilliste, homme d’esprit, etc. ! Chantons Apollon comme aux premiers jours ! aspirons à pleins poumons le grand air froid du Parnasse, frappons sur nos guitares et nos cymbales, et tournons comme des derviches dans l’éternel brouhaha des Formes et des Idées :« Qu’importe à mon orgueil qu’un vain peuple m’encense…»

Louise Colet

Ceci doit être un vers de Mr de Voltaire, quelque part, je ne sais où. Mais voilà ce qu’il faut se dire. J’attends La Servante avec impatience. – Ah oui ! va, pauvre Muse, tu as bien raison : « Si j’étais riche, tous ces gens-là baiseraient mes souliers. » Pas même tes souliers, mais la trace, l’ombre ! Tel est le courant des choses. Pour faire de la littérature étant femme, il faut avoir été passée dans l’eau du Styx. – Quant aux offres de Du C. [Camp] relativement à Me Biard, il y a entre les hommes une sorte de pacte fraternel et tacite qui les oblige à être maquereaux les uns des autres. Pour ma part je n’y ai jamais manqué. On reconnaît à cela la bonne éducation, le gentleman. – Mais si j’étais directeur d’une Revue, je serais peu gentleman. Au reste les articles de la mère B. [Biard] ne sont pas pires que d’autres. Tout se vaut au-dessous d’un certain niveau comme au-dessus. Quant à toi, si tu leur envoyais quelque chose, je suis sûr qu’ils l’accepteraient, à moins que ce ne soit un parti pris de t’écarter complètement, ce qui se peut ? Il faudrait pour cela renouer avec le D. [Du Camp]. – Et c’est un homme à ne pas voir, je crois. Cette locution que j’emploie ouvre la porte à toutes les hypothèses. Ce malheureux garçon est un de ces sujets auxquels je ne veux pas penser. Je l’aime encore au fond, mais il m’a tellement irrité, repoussé, nié, et fait de si odieuses crasses que c’est pour moi « comme s’il était déjà mort », ainsi que dit le duc Alphonse à Me Lucrezia.

Je ne sais aucun détail lubrique touchant la Sylphide qui, à ce qu’il paraît, a été fortement touchée (et branlée peut-être ?). B. [Bouilhet] ne m’a écrit dans ces derniers temps que des lettres fort courtes. J’avais toujours jugé ladite une gaillarde chaude, et je ne me suis pas trompé. Mais elle a l’air de mener ça bien, rondement, cavalièrement. Tant mieux ! Cette femme est rouée. Elle connaît le monde, elle pourra ouvrir à B. [Bouilhet] des horizons nouveaux. Piètres horizons ! il est vrai, mais enfin ne faut-il pas connaître tous les appartements du cœur et du corps social, depuis la cave jusqu’au grenier. – Et même ne pas oublier les latrines, et surtout ne pas oublier les latrines ! Il s’y élabore une chimie merveilleuse, il s’y fait des décompositions fécondantes. – Qui sait à quels sucs d’excréments nous devons le parfum des roses et la saveur des melons ? A-t-on compté tout ce qu’il faut de bassesses contemplées pour constituer une grandeur d’âme ? tout ce qu’il faut avoir avalé de miasmes écœurants, subi de chagrins, enduré de supplices, pour écrire une bonne page ? Nous sommes cela, nous autres, des vidangeurs et des jardiniers. Nous tirons des putréfactions de l’humanité des délectations pour elle-même. Nous distillons dans faisons pousser des bannettes de fleurs sur ses misères étalées. Le Fait se distille dans la Forme et monte en haut, comme un pur encens de l’Esprit vers l’Éternel, l’immuable, l’absolu, l’idéal.

J’ai bien vu le père Roger passer dans la rue avec sa redingotte et son chien. Pauvre bonhomme, comme il se doute peu ! As-tu songé quelquefois à cette quantité de femmes qui ont des amants, à ces quantités d’hommes qui ont des maîtresses, à tous ces ménages sous les autres ménages ? Que de mensonges cela suppose, que de manœuvres et de trahisons et de larmes et d’angoisses ! – C’est de tout cela que ressort le grotesque ; et le tragique aussi ! L’un et l’autre ne sont que le même masque qui recouvre le même néant, et la Fantaisie rit au milieu, comme une rangée de dents blanches, au-dessus du bavolet noir. –

Adieu, chère bonne Muse ; de t’écrire m’a [fait] passer mon mal au front. Je le mets sous tes lèvres et vais me coucher. »

Gustave Flaubert

* »La baisade » dont il est question fait allusion aux amours d’Emma Bovary et de Rodolphe qui occupent les chapitres VIII ,IX et X de la deuxième partie du roman.

Voici le passage auquel Flaubert fait allusion dans sa lettre:


« Ils arrivèrent à un endroit plus large, où l’on avait abattu des baliveaux. Ils s’assirent sur un tronc d’arbre renversé, et Rodolphe se mit à lui parler de son amour. […] Et il allongeait son bras et lui en entourait la taille. Elle tâchait de se dégager mollement. Il la soutenait ainsi, en marchant.
Mais ils entendirent les deux chevaux qui broutaient le feuillage.
— Oh ! encore, dit Rodolphe. Ne partons pas ! Restez !
Il l’entraîna plus loin, autour d’un petit étang, où des lentilles d’eau faisaient une verdure sur les ondes. Des nénuphars flétris se tenaient immobiles entre les joncs. Au bruit de leurs pas dans l’herbe, des grenouilles sautaient pour se cacher.
— J’ai tort, j’ai tort, disait-elle. Je suis folle de vous entendre.
— Pourquoi ?… Emma ! Emma !
— Oh ! Rodolphe !… fit lentement la jeune femme en se penchant sur son épaule.
Le drap de sa robe s’accrochait au velours de l’habit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d’un soupir ; et, défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s’abandonna. »

Eliane

Les nuages viennent souvent de la mer le matin. Alors je m’installe sur la terrasse avec une montagne de paperasses et un bol de café noir. Et là, tout un suçotant une biscotte et sa gelée de groseille, je consulte et revisite ma documentation sur la vie et les amours de Kafka. Parfois je lève la tête , la baie est une étendue de mercure et ressemble à un lac à l’abandon . J’entends le grincement du lit que pousse la femme de ménage au premier quand elle passe le balai.. Je replonge dans les papiers froissés en me demandant pourquoi j’ai choisi d’écrire cet essai sur Kafka ,

cet angoissé avec ses lettres pathétiques toutes en suppositions, hypothèses ,avertissements, aveux et rétractations, insincérités, ruses, digressions, cherchant sans cesse a établir des contacts pour mieux les disloquer, et qui vit le coït comme un châtiment avec sa Felice, sa Gerti ou sa Milena, mais quel type rasoir.

Et pourtant je sens en moi couler un peu de son sang. Il faut dire que j’ai une vision pessimiste de la littérature. J’ai une théorie : tous les écrivains sont des grands Malades, d’impitoyables malades. Ils essaient tous de vous contaminer par la lecture , de semer en vous une définitive perte de confiance en la vie, fossoyeurs armés de pelles qui essaient sans cesse de vous dissuader d’aller plus loin, de clore immédiatement votre vie comme on ferme une maison de vacances fin août, des types qui doivent écrire à deux heures du matin avec, sur la table de chevet ,trois lames de rasoir , des boites de somnifères , une bouteille de scotch , tous des types qui jouent les prophètes de malheur. Prenez les tous, Pavese et ses gémissements de dragueur impuissant, Pasolini en débardeur et sa grosse tête toute en bosses et creux et son élocution fiévreuse dans des orbites trop marqués, et Philip Roth et son regard qui ne s’arrête sur rien quand il est interviewé .on devine qu’il a envie de lancer sa machine à écrire sur le journaliste, ou Thomas Bernhard et son rire grinçant qui vous dévore. Tous essaient d’anéantir le faible espoir que vous avez de passer une belle journée ,ils essaient, avec leur bouquin, de s’asseoir sur vos genoux pour mieux étaler leurs brèches, leurs failles, leurs fissures. Ils tentent tous de massacrer votre petit espoir d’avoir une famille joyeuse et équilibrée, l’espoir de séduire à une jolie fille et de prendre un rendez vous avec elle pour boire un Ti punch au Bar du Soleil en lui regardant la nuque.

  Dés que vous les lisez ,ils stimulent ce que vous avez de perturbé et réveillent les démons invisibles que vous vous cachez  . Ils se prennent tous, mais alors TOUS, pour des prophètes. Vous avez dû le remarquer ils sont inspirés par la tuberculose, par la peur du mariage ,par la solitude, Leur livre de chevet qui les inspire c’est le Livre de Job qu’ils vous lancent à la figure. Ils sont absolument imbattables pour vous dégoûter de vivre ou simplement de boire un café au soleil en regardant une fille qui sort de l’eau en tordant sa chevelure mouillée. Ils séquestrent le lecteur dans leurs idées folles comme Sartre ,et vous mettent dans un état de chiennerie pénible. Ils n’ont même pas la courtoisie de garder pour eux leur amertume. L’espace de papier sur lequel ils « pensent » est chez eux la couleur même de ce blanc clinique que nous redoutons tous. Je ne parle même pas du pire d’entre eux, Thomas Mann. Il nous balance 800 pages serrées sur un sanatorium tout équipé confort moderne dans les Alpes, avec des cinglés à tous les étages qui déraillent tous du fond de leur chaise longue enneigée . Dés qu’ils inscrivent quelques mots sur du papier, c’est déjà un diagnostic, ou une ordonnance ,une condamnation .Je préfère lire le catalogue d’outillage Bricorama.

Ce matin là donc je terminais la lecteur du mon chapitre VI ,celui où Kafka parle interminablement de ses sœurs, crache sur ses parents, se plaint du bruit des autres, insiste lourdement sur les effets nocif du contact prolongé avec ses chers humains quand je vis, en contre bas une grande femme blonde en maillot blanc sortir de l’eau. Je reconnus Éliane la nouvelle maîtresse de mon ami Bernard qui tient le Bar de l’escadrille de l’aéroport de Dinard. Éliane, quel nom délicieusement suranné qui sent son pavillon de banlieue et son entre deux guerres . Je quittai mes paperasses et m’accoudai au balcon. Éliane attrapait une serviette éponge roulée dans un cabas tressé. Lorsqu’elle me vit , elle m’adressa un grand signe chaleureux.

-Venez prendre un café  !

Enveloppée dans sa large serviette orange à rayures bleues ,frissonnante, mouillée, elle prit l’étroit escalier rocheux dans un joli mouvement des hanches et me rejoignit.

Je lui préparai un café italien.

-Toujours dans votre travail sur Kafka ?

-Toujours.

J’ajoutai :

-Quel sale type.

Éliane m’attirait.Elle n’avait pas une beauté conventionnelle,mais une espèce de douceur et de plénitude qui émanait de son visage rond, avec un regard un peu insistant dans son immobilité,comme si elle n’avait vécu que pour cet instant si précieux:vous regarder et vous comprendre. Elle me faisait penser à ces madones italiennes mais surtout à un portrait d’Isabelle d’Este peint par le Titien, mais je n’osais pas lui dire.

Isabelle d’Este pare Le Titien

Ce matin là elle portait une montre Swatch rose dont le cadran était à la fois couvert de gouttelettes et rayé . Je ne sais pas pourquoi ce genre de détail me fascine et me rend heureux pour quelques instants.

– Je vous dérange.

-Non Éliane. C’est Kafka qui me dérange.

-Ah. Alors quittez le.

Elle voulut ajouter quelque chose ,mais inclina la tête,prit une mine sévère et s’exclama :
-Mais vous saignez ! Votre menton !

-Oui, en me rasant.

Elle fouilla dans son cabas, sortit un kleenex froissé.

-Ça doit vous faire mal.

-Pas du tout.

-Vous n’avez pas un pansement chez vous ?

-Non.

-Laissez moi faire.
Elle fouilla dans son cabas et en extirpa un flacon en verre torsadé et en pulvérisa le contenu ambré sur le mouchoir en papier.

– Ça pique,murmurai-je.  

-Vous êtes douillet.

– Très.

Au delà de la baie ,la masse forestière se teintait de nuances argentées obscurcies par des nuages légers. Je ne sais pourquoi cette vision de l’autre rive suscitait en moi des pensées tendres Une sorte de buée s’était formée entre nous, mais j’étais sans doute le seul à m’en apercevoir. J’examinai son bras long et si mince, quand elle continuait à tapoter ma petite coupure.

-Ça vous arrive souvent de vous couper en vous rasant ?

Je levai la tête pour lui montrer une cavité sous la mâchoire.
-Vous voyez cette entaille ? Je l’aie faite à 18 ans, en me rasant dans le dortoir de mon collège .

Elle resta bouche bée.

– C’est une entaille profonde. Une erreur de jeunesse qui m’émeut quand je passe devant un miroir. J’ai fait ça avec un rasoir prêté par mon meilleur ami. I l s’appelait Ambroise, fils d’un marchand de spiritueux. C’était un jeudi matin, je me préparais pour mon tout premier rendez vous amoureux, la fille d’un bijoutier.

Je sentis la délicatesse du toucher d’Eliane pour soigner ma coupure. J’évoquai alors ce passé brumeux sorti d’un dortoir hivernal.

-On glissait les lames entre deux petites mâchoires de métal et on revissait le tout par le manche. Et voilà.

Elle s’écarta . Son rond visage était si soigné et lisse que cela me perturba.
-Ça ne saigne plus. Vous avez des amours coupants. Je dois rentrer.
Je fus dépité, j’avais envie qu’elle me soigne toute la journée.

-Vous n’avez pas ces petits pansements qui résistent à l’eau ?

– Je ne me baigne jamais.

– Ça ressaigne.

-Tant mieux .

Éliane refouilla dans son cabas tressé à fleurettes et sortit alors un petit miroir rond , au verso on voyait des cochonnets ailés sur fond d’azur. Très Walt Disney.

-Regardez.

-Oui, dis-je sobrement ,ça saigne encore .

-Ça coule sur votre cou.

-Je peux aller chercher un torchon, dis-je.

-Vous n’‘avez pas une serviette propre ?

-Non, tout est sale devant la machine à laver.

J’allai chercher un torchon dans la cuisine.La femme de ménage balayait les marches du petit escalier étroit qui menait aux chambres.

– C’est qui cette dame ?

-Une amie.

Éliane me soigna encore avec précision et délicatesse. Sa chevelure était imprégnée d’un capiteux parfum automnal.

-Vous avez des traits réguliers,dit-elle .

-Vous aussi.

Elle ajouta :

-J’ai lu vos poèmes. Ils sont ..inattendus.

-Bof.

– Ce ne sont pas de grands cris métaphysiques.

-Non.

– Je ne comprends pas ce qu’est venu faire cette histoire de godemiché.

Je ne dis rien.

-Ce qui m’a le plus frappé c’est que vous êtes un écrivain joyeux.

-Ça a été écrit il y a longtemps.Une dizaine d’années.

-Ce n’est plus moi.

-Il y a des pensées joyeuses, des poèmes joyeux.

-Oui, c’est vrai. Je regrette cette époque.

-Ça reviendra.

J’ajoutai pompeusement :

-C’est pour ça que je ne survivrai pas dans ce milieu.

-Quel milieu ?

-Le Milieu Littéraire.

Je me vantai :

-J’ai écrit ce recueil avec beaucoup de facilité, comme si j’écrivais en dormant. C’était agréable.

Je pensai à un escargot qui laisse une trace scintillante sur son passage.

-Vous êtes doué.

-La preuve que mes poèmes sont mauvais c’est que pour créer un artiste véritable doit souffrir et exhiber sa souffrance.

-Vraiment ?

-Et une autre preuve qu’ils sont médiocres c’est qu’ils ont été refusés par les éditeurs à Paris.

Je lui saisis le bras .

-Je vais vous faire une confidence.

-Oui ?…

– Mes poèmes furent à compte d’auteur.

Je me versai une tasse de café.

– Les critiques de poésie -espèce en voie de disparition comme les hannetons- aiment les trucs affreux et incompréhensibles genre René Char. La tyrannie de incompréhensible.

Au rendez-vous des amis, de Max Ernst

Elle sourit.

– Je peux avoir du café ?

J’emplis sa tasse et offris du sucre.

Le vent se leva légèrement.

-Le monde entier, le monde littéraire en particulier se roule dans la souffrance.

Il y avait une nuance de compassion paisible dans le visage d’Éliane qui se métamorphosa en une imperceptible ironie.

– La maladie est très avancée.. de Michel Deguy à à.. à..

Éliane avait posé un doigt sur mes lèvres.

-Vous pouvez ôter vos lunettes ?

-Oui.

J’ôtai mes lunettes
-Un jour je vous dessinerai.

-Ça me pique encore.

– Le sang ne coule plus.

Je dis :

-Restez encore.

Votre sang est d’un rouge sombre.Le mien est plus clair.

-Restez encore.

Elle saisit sur la table mon paquet de Benson.

– Un jour je viendrai dans votre maison et je m’y installerai.

Je lui tendis une allumette enflammée. Elle me prit l’allumette des mains, fit grésiller le tabac et replaça l’allumette dans la coquille saint-jacques qui me servait de cendrier.

-Demain je vous téléphonerai.

-oui.

-Je vous achèterai un rasoir électrique..

-oui.

J’ajoutai :

-Quand ?

-Demain.

-Demain je changerai les draps de votre lit.

Elle regarda mon tas de papiers ,mes travaux.

Demain je ferai un grand feu dans la cheminée avec tout ça ,et je vous pousserai dans l’eau.

-Oui.

Mon portable se mit à sonner. Je ne répondis pas. Elle me tendit sa cigarette.

-Et demain je vous apprendrai à fermer les portes de votre maison. Vous en savez pas.

Je ne sais pas pourquoi, mais je pensai que j’étais exactement à l’ endroit sur terre où je devais être.

La tempête Darragh avale Saint-Malo

Au milieu de la nuit, je suis réveillé par des grondements et des roulements qui cernent le quartier, puis la percussion des rafales d’eau tambourine sur les vitres de l’appartement. J’ai le vague sentiment, au fond du lit, d’être saisi roulé emporté dans un grande machine à laver cosmique. Les chats se sont dressés, inquiets et m’interrogent du regard. Au lever du jour, les toits s’argentent ou ternissent, les nuages sont d’énormes écorchures qui laissent voir des trous dans le ciel. Tout au long de la rue en pente que mon appartement domine les régulières éclaboussures jaunes des lampadaires s’étoilent et se cristallisent sous les rideaux de pluie . Des voiles d’eau errent sur les toits et cheminées . Pas un oiseau alors qu’en général ils sont nombreux, goélands, mouettes, corneilles, passereaux, pies, colombes, etc. Les fils électriques sautillent tandis que toutes les antennes de télévision vibrent. Sur la place de la mairie des tourbillons de papiers et détritus forment un curieux manteau d’arlequin déchiré ou ressemblent à des bouts de papiers colorés dans une classe maternelle en plein délire qui les éparpillent . Les verdures dans les jardinets, les courettes, les impasses, si nombreux, sont tordus, brassés, sculptés, rincés, secoués par des bourrasques. Les lierres font remuer les façades. La matinée alterne entre soudains rayonnements argentés sur une cascade de toits ou des passages d’ombres de lourds nuages bas qui curieusement, tourbillonnent et repartent en sens inverse.

Les rues ténébreuses, en enfilade, s ‘ornent de fissures de lumière blanche. Au coin du square, un voit un gros morceau de gouttière de balancer puis tomber sur un trottoir en travaux. Un échafaudage haut ressemble à une grand-voile qui se déploie et gonfle . .Si on approche de la mer, c’est comme une sorte de rêve d’écume,la grande lessive est là , une sorte d’égarement houleux avec des projections immenses de vagues devenues vapeurs qui courent le long du Môle des Noires . Le sentiment de quelque chose de si vaste et disloqué dans ce déménagement océanique que l’idée d’immersion totale de la ville et de ses remparts vous saisit .J’ hésite entre exaltation océanique et inquiétude pour les passants. Tout l’après-midi le ciel reste chargé, noirâtre parfois, un lavis brun puis marqué par une trouée si paisible et si haute d’un bleu léger étonnant. La mer , elle, est » hersée »( image de Paul Claudel) de vagues troubles jaunes sableuses sales, c’est un gigantesque bouillon ,un pot au feu qui garde à la fois des morceaux de nuit. La succession régulière des successives vaporisations qui approchent, roulent, éclatent sur la forêt de pieux du Sillon laisse pantois. Sur la digue une foule de badauds imprudents (ils se croient devant leur téléviseur) et parmi eux un couple avec fillette . Ces parents admirent l’espèce de chambardement des vagues qui sautent très haut. Puis ils luttent courbés, incapables d’avancer contre une soudaine bourrasque. Ils rient mais soudain, affolés, voient leur fillette de 4 ans, emmitouflée doudoune , partir comme une cerf-volant contre la muraille. Ceux là comprennent alors leur inconscience . Des nuages montent en divers champignons atomiques. Il récupèrent leur enfant et le câlinent en rejoignant une ruelle.

Vers la retenue d’eau du port des Sablons sorte d’étang noirâtre qui ferme les Sablons , vers les pontons, la flottille des voiliers saute .Les drisses claquent. Les coques se cabrent et sautillent sous les vagues courtes.Des nappes d écume rincent les dalles de la cale et font des murmures d’eau et des ruissellements

Dessin de Victor Hugo « Ma destinée »

Au dessus de la Rance , un ciel bas et des nuages en fumée, et la ligne des lumières de Dinard disparaît. Vagues lentes, lourdes, elles viennent de loin avec leurs crêtes d’écume, sorte de moutons entêtés qui se lancent sur le promontoire rocheux avec des explosions de blancheur. Les pins oscillent et craquent. Je vois une plaine argileuse agitée , avec ici ou là des traits d’ écumes, venus du plus bas de l’horizon. La côte est dans la démesure . Revenant vers la mairie,sous une parasol malmené par les rafales, le marchand d’huîtres qui propose ses bourriches d’huîtres du cap Fréhel et aussi de tourteaux couverts avec soin de sacs de jute. Il sert sous une lampe à acétylène de rares passants emmitouflés.

Plus haut rue Ville Pépin quelques vitrines scintillent de bijoux. Des panneaux lumineux d’une agence de voyage tournent nuit et jour et proposent images de cocotiers et de mer du sud indigo dans la luminescence Kodachrome tandis qu’une starlette en maillot de bain rayé ôte ses lunettes de soleil et sourit aux trottoirs déserts.