In der Fremde

Comédie

(Le rez de chaussée d’une villa au bord d’un ravin . Panorama des Alpes . Un salon meublé Biedermeier et une baie immense en rotonde . Le soleil du soir pénètre et tombe sur le repose-pieds d’une belle femme brune,Ingrid, étendue avec nonchalance . Elle porte une parka usée, mais dessous une robe du soir pailletée. . Günter déchiffre une partition devant un piano à queue. C’est un homme assez grand plus âgé, impeccablement vêtu, avec pull cashmere col roulé, pantalon noir .Ses cheveux rejetés en arrière avec soin mettent en évidence son profil d’aigle. Il est plein d’aisance. Il se verse copieusement du Chivas dans un verre à dents et boit sans en proposer à Ingrid . Il farfouille dans une montagne de partitions comme s’ il était seul. )

Günter. A ton avis ? Hein ? Je ne fais rien .. rien.. pour cette racaille viennoise..et leurs chœurs d’enfants catholiques.. débiles, à te lécher partout dés que tu leur fais un compliment.. ah..l’église catholique et ses traditions.. Comment ? Ah !.. tu ne parlais pas ?..Rien..je reste devant ces forêts de mon, enfance , ces ravins si souvent parcourus , et je regarde les oiseaux de proie. (un temps) le soir, une ou deux chouettes bougent dans le grenier.. Les nuages passent.Le matin le bleu règne. Le Rien. Le grand Rien illimité.Il m’absorbe.(Long silence),

Ingrid. Illimité ? (un long temps)Le grand Rien ? tu as toujours été dans la grandeur.Tes amours étaient immenses… Tes chagrins illimités… Il y a toujours eu un peu d’ excès dans ton…Je te reconnais bien là. Mais je te signale que tes chaussettes en fil d’Écosse tire bouchonnent.. même en répétition tu n’aurais pas supporté.. imagine.. la troisième de Brahms , ta préférée, et tes chaussettes qui tire bouchonnent….

Je sais.. tout retombe.. (un temps) la société entière tire-bouchonne.. (un temps) Günter..ça me fait plaisir de te revoir après tant d’années..Même si ton.. ton..

Lui.Mon quoi ?

Elle. Ton sentimentalisme flamboyant …un peu grandiloquent..

Lui (il ne relève pas la vacherie) Les soirs sont parfaits ici,vastes, lumineux, silencieux. puis ils s’éteignent soudain et voilà l’ humanité s’efface.. mes chers frères humains engloutis, disparus derrière ces montagnes .Soulagement. Retournés chercher leur préoccupations idiotes.. .Ici je n’ai plus rien..Le dénuement ultime.

Elle.Plus rien ? Avec tout ce que tu as gagné à Berlin.. à Vienne ? À Milan ?..

Lui.Je n’ai plus rien à faire avec eux..cette faune absurde d’iniquité.. je n’ai plus à quémander leurs applaudissements.. plus à essuyer leurs compliments gluants… Plus à subir leurs petits..Leurs petites.. remarques souriantes et reptiliennes sur mon tempo dans le Ruhevoll de la 4 de Mahler..ils ne savent même pas ce que veut dire Poco adagio chez Mahler.. et ces admiratrices d’âge mûr.. .qui virevoltent.. veulent t’embrasser.. te lécher.. un grouillement désordonné de baisers baveux.. leurs gerbes de roses qui puent la terre moisie..Quel bonheur de les oublier ici  ! Les cimes neigeuses qui oublient ce galimatias affreux…je m’enfonce parfois dans les brouillards d’un Tokay aux odeurs ébouriffantes si on a le verre qui convient… .. Enfin ici je vis dans le silence des partitions….(un temps) Ne te fourvoie pas dans l’humanisme Ingrid.. Je connais ton penchant.l’humanisme… et l’abomination des bonnes intentions..les grandes causes..Il y a une foule de gens absolument odieux, malfaisants dans cette vallée et au-delà, le dimanche soir ils circulent sur l’autoroute vers Vienne.,je les entends vaguement quand j’ouvre la baie..Ils se tuent. Chaque dimanche soir.. et comme suaire, des tôles froissées … une odeur d’huile de vidange pour linceul et les gyrophares pour bougies. . Voilà où nous en sommes.Nous sommes tous deux bien trop âgés pour s’intéresser à eux.. (long silence)

Toi tu m’intéressais.

Elle. Pas davantage ?

Lui. Bien sûr  que si. Tu me fascinais.. c’était à Salzbourg.. la première fois ..tu parlais avec la cuisinière du Goldener Hirsch.Si je ne te voyais pas pendant deux jours, je me défaisais…sans toi..je me défaisais..
Elle. Franchement Günter..Non.. lorsque nous prenions un dernier verre au Schwarzenberg.. tu regardais plutôt ton verre …tes verres de Tokay.. et les serveuses.. .. bien plus que moi.. tu étais affalé sur la banquette cramoisie.. et tu répétais.. la bouche pâteuse.. » Ce putain d’orchestre de réputation mondiale.. une masse molle!!!Une masse molle  et prétentieuse !Dresde les enfonce.. .simples employés du violon comme il y a des employés du gaz..

(un temps) Quand je leur parlais de toi, de ton art.. alors ils prenaient une pose parfaitement idiote et sombre en rajustant leur nœuds papillons..Incrédules..On en était cernés par leurs parlotes au Schwarzenberg.. on a fini par aller dans je ne sais quel boui-boui au-delà du Ring.. tu te souviens ?Döbling..le chambre..la paix.. La paix enfin..Loin de leurs l’orchestre comme une machine à moudre du Schubert.. du Mahler..du Bruckner..radotages..
Elle. Oui..Döbling..

Lui. Ça ne se voyait pas…Ta pudeur…Ta noblesse. Tu avais une sérénité,une noblesse. Je te revois avec Alfred Brendel ..c’etait en septembre 91..la dévotion qu’il avait pour toi.. Il te serrait les mains… Je me souviens..La nuit tombait, le léger brouillard dans les rues…ton teint..magnifique…tu étais légère.. Brendel était chaleureux et drôle comme toujours .. Toi avec ton ample manteau on aurait dit Blanche Neige. .. Et Brendel s’excusant presque de te serrer longuement les mains devant le Havelka…

Son taxi attendait.. et ensuite nous deux dans la profondeur mouillée de la forêt en approchant de notre villa..Döbling..

Elle. Günter avant d’entrer en scène.. ..mes mains étaient en sang…j’avais froid.

Lui. (n’écoutant rien pris dans un songe) Dans les couloirs du Wienerhof ta façon de glisser ton bras sous le mien.. d’une façon si légère… tu sais dans le petit passage vitré qui menait aux lavabos..puis dans le noir de la forêt..

Elle. Je me souviens.

Lui. Ton bras si léger.. tu me supportais .. ta patience..J’avais peur pour toi quand tu attaquais les Dichterliebe.. si solitaire, si vraie, j’allais prendre un verre dans le fumoir. Ces faux jetons en smoking.. qui t ’écoutaient tous à peine sortis de ce Bayreuth moyen-âgeux .. ou qui préféraient le crin crin des baroqueux.. crin crin et boyaux de chat.. ..j’avais peur pour toi.. Et quand la blonde avec ses bouclettes et son étroit décolleté te succédait et faisait des minauderies dans Schubert..avec son col Claudine.. voulant t’imiter.. Clara.. Clara..Clara comment ?

Elle. Frager.

Lui. Ce qui était chez toi un bain dans la lumière d’un vrai crépuscule romantique .. chez elle, c’était une pathétique et servile copie ..un vrai plagiat .. odieux de sa part..

Elle. Tu exagères.. Je l’aimais bien..

Lui N’empêche qu’elle signait des contrats. Deutsche Gramophon

C’était une Straussienne.. une insupportable strausssienne paysanne .si lourdingue.. ces pauvres straussiens .. tous dans le fondamental kitsch .et du fondamental kitsch à l’étable.. y’a pas loin.. Une chanteuse de procession.

Elle . Tu joues encore sur ce vieux Bösendorfer ?

Lui . Un peu..quand je n’ai pas d’invités.

Elle. Mais tu n’as jamais d’invités.Mais des invitées. Et je vois le genre…En bikini allongée la table d’harmonie. Et suçotant des branches de lunettes papillon .

Lui. L’humidité a bien abîmé ce piano. Il faudra que je change les feutres.

Ingrid .Ta dernière tournée ,tu étais à Cologne. « La Rhénane » de Schumann.Parfaite. J’étais dans la salle .c’était bien ..on t’avait même honoré d’un prix.Une coupe en argent …des glaïeuls….

Lui. Comme les coureurs cyclistes.

Elle.(un long temps) Et ensuite on s’était cadenassés tous deux à l’hôtel . Et la rien ne fut plus convenable.

Lui. C’est vrai.

Elle.C’était bien. (Un long temps) et quand une fois à Salzburg,..on était à poil.. toi et moi à poil en face à face dans la salle de bain et on se regardait et on savait plus quoi faire (elle pouffe de rire) J’avais adoré…ce que tu étais drôle..nus tous les deux sans savoir quoi faire l’un de l’autre..(elle rit)

Lui(vexé) vraiment ?

Elle.La campagne gelée sous la lune et nous deux .. sachant plus quoi faire..(elle rit doucement) Une semaine avant, à Vienne j’avais chanté Der Hirt auf dem Felsen . Notre petit hôtel à Döbling… tu m’avais rejoint…la vieille tapisserie fanée avec les lévriers .. le petit chemin boueux quand tu cueillais des lilas pour moi. Döbling notre charmant quartier ..et le silence… le paysage blanc de neige.. la propriétaire qui voulait te prêter les skis de son mari mort.. les bruits lointains du quartier..Tu me prenais la main.. Et la chambrette avec la table de nuit où tu empilais tes cigarettes turques.. certains soirs de cafard.. quand tu ne comprenais plus les décalages entre les pupitres quand tu répétais dans la Grande de Schubert..Tu tu regardais les pupitres des vents «  Morts. » disais-tu. (un long temps)

Plus tard nous marchions vers la villa …tu regardais les collines…les lumières lointaines et tu m’as parlé de l’invisible mur de la séparation entre les hommes et les femmes….cette cruauté .. la seule fois où tu m’as parlé … ce qui était insaisissable entre toi et les femmes.. et tu m’avais vraiment … attendri.. Tu sentais l’approche d’un temps..l’approche d’une époque où plus rien ne serait compris de ce que nous sentions c de ce que nous aimions….de ce qui nous reliait.. Tu t’exaltais trop sur le faste des grandes formes anciennes..Beethoven.. Tu critiquais Berlin.. trop.Un beau son sirupeux et vide..un soir à Vienne, une belle femme est venue vers toi et a demandé : « Pourquoi est-ce qu’on ne parle plus de vous dans les journaux ?..  On n’ entend plus parler de vous.. vous êtes en somme passé de mode.. et toi : « oui madame je suis passé de Mode.. tant mieux.. »Elle : Comment vous vivez ça ? ».. « De mieux en mieux Madame »..

Lui. Mon diagnostic était vrai. L’époque mourait.

Elle .Sur le Graben , un jour tu m’as arrêté, tu as caressé mes sourcils et tu m’as dit : »je suis en train de devenir détraqué ».

Lui . Oui.

ElleTu étais sincère ?

Lui.Oui. A c ette époque je dirigeais comme un somnambule.Pauvre Brahms. Je voulais griffer la nouvelle rousse premier violon.Tout avait changé, le public, la salle, les critiques. Je retournais dans notre quartier, les tonnelles et les tables étaient rangées dans un hangar. Il y avait un snack en face ..des couples étranges, nauséabonds, braillardes.. bruyants, Mal élevés.. ils ont piqué la chaise et le banc de ma table.. Je me suis dit voilà les nouveaux maîtres du monde.. nous sommes remplacés.. nous sommes au cimetière.. Toi aussi.Cette genration nous flanque des coyups de pelle sur la tête..Des fossoyeurs gais.

Même la bouteille d’eau minérale que je commandais à notre table ne pétillait plus de la même façon. ON n’essuyait plus les tables… En répétition quand je levais les bras pour diriger « La rhénane » , la lumière subtile de Schumann ne venait plus.Rien.Un beau son hygiénique.Rien du Schumann que j’aimais ne se glissait plus entre les notes. Le soir seul dans la salle de bain, sans toi, c’était une torture. Un galimatias affreux régnait partout. Tous les bancs des jardins étaient vides de toi. Tu me manquais et Schumann me manquait. J ‘ai dîné avec le seul critique qui m’aimait encore, on venait de la foutre à la porte du Salszburger Nachrichten ****Trop vieux, has been. . C’était le seul critqieu qui parlait bien de Schuricht.Le seul. Mon maitre.. j’ai tous ses enregistrtements Decca..1949-1956.. Quand je les écoute je retrouve le paradis,ma jeunesse, toi.

( Il se ressert à boire)

Elle. Tu.. Tu ..

es amer ?

Lui.Oui.

Elle. tu as cru à la consolation ,la consolation par l’Art.

Lui. Plus ou moins. Oui .

Elle. Et si tu ne crois plus à la consolation par l’art à quoi est-ce que tu crois ?

Lui. A la consolation par le Chivas. Et le Tokay.Et le Glenfiddish. Le Rosé de Provence en cubi. Et l’armagnac. (un long temps) Ingrid nous avons été balayés. Toi,moi, tu t’en rends compte ? Enfin toi moins que moi..

Elle. Tu joues toujours la Waldstein ?

Lui Je joue pour les alpages, pour les belles vaches des alpages.Elles broutent, je joue. Je joue, elles broutent.Je broute elles jouent.

La philarmonique de Vienne

Elle. Au village on m’a dit que tu avais parfois de charmantes invitées.
Lui. Ne sois pas modeste Ingrid. J’ai écouté tes enregistrements Decca.les pus récents. Ils sont moins parfaits que ceux enregistrés il y a longtemps avec ben,dal mais ils sont émouvants. Tu résistes. Bravo.

Elle.Tu dévies bien la conversation. (un emps) Je suis restée huit mois sans chanter.

Lui. Ah…les cordes vocales ?

Elle.Non.

Elle. Je me suis cachée en Poméranie puis dans le Harz. Apres notre séparation,Je n’avais plus rien, plus de voix, plus de volonté, plus de charme, j’étais flétrie de l’intérieur. Fanée .comme si on avait coupé le lien que j’avais avec Schumann et Schubert. Le vide. Je ne pouvais plus entrer en scène, je ne pouvais plus retourner à Döbling.. ni au café Havelka..ni au Schwarzenberg.. quand tu imitais Karajan..je ne pouvais plus prendre un crème au Braünerhof. Ni même passer devant l’Opéra.

Lui.A cause de moi ?

Elle.Non, de moi. Je ne m’expliquais pas ce qui se passait. Je ne m’accordais plus le droit le droit de toucher à Schumann ni à Schubert. Ni même de m’asseoir sur les banquettes du Havelka. Un jour je prenais un café et je regardais mles chaussures et je ne comprenais pas que c’était vraiment mes pieds qui étaient dans ces chaussures .Je me disais:mes pieds,mes pieds, mes pieds, je me répétais ça sans comprendre.

Je me demandais comment j’avais pu entrer sur scène. Et que la critique soit elle aussi aveugle et incompétente. Tous si ignorants devant mes limites. Devant l’extravagance, devant l’absurdité que je puisse aborder In der Fremde et le chanter jusqu’au bout avec Brendel. Je ne peux plus écouter les enregistrements Vanguard Et même ma façon de prononcer Felsen.. Inacceptable. C’était une évidence.C’est une évidence Günter.

Lui. Tu as tort. J’ai les enregistrements. Là (il montre une vieille commode et un combiné radio phono ancien  en palissandre ) Tu es parfaite.

Quelle absurdité.

(long temps)

Lui.  Tu chantes encore ?.

Elle.Oui. Pour moi.

Lui. Et alors ?

Elle.C’est mieux. Il y a moins de mauvais goût. Mais je suis déchue.Physiquement, vocalement, spirituellement.

Lui ..Mais non ! Personne ne pense comme toi. Les revues parlent de toi régulièrement. Tu es au sommet. Decca est prêt à rééditer une intégrale.J’ai lu çà quelque part..je suis persuadé que ton contrat est encore valable.

Elle.Oui, je suis une marque comme La Vache qui rit ou Perrier. Tout est charlatanisme . Tout est répugnant. Sauf Mozart.

Lui. Bof , un petit maître de Cour.. un misérable abbé de cour..un enfant prodigue insupportable..un désolant charlatan..pistonné par son af freux opportuniste de père.. d’affreux parents confiturés de catholicisme…. une sœur idiote et autiste.. une famille de courtisans en génuflexion devant le moins prince,devant le moindre évêque.. de la simple musique gastronomique… pour comtes et comtesses qui digèrent leur cuisseau de chevreuil..et en papotant quand il joue.. La vulgarité courtisane faite musicien. Courbettes à chaque note devant un prince de mes deux et toutes ces perruques enfarinées. . Quelle blague ce Mozart.

Elle. Comment a-èje faire un pas sur une scène aprés notre séparation.

Lui Ta voix était incomparable dans les états nocturnes..dans l’opus 42..

tout le monde voulait te toucher, ,te parler, se faire photographier avec toi.

Elle. J’en avais plus rien à foutre de leurs compliments gâteux.(un long temps) Je me branlais en public. (un tres long silence)

Voilà la vérité.

Lui.J’ai tes disques Decca de 93 et 94. Les enregistrements de Vienne. Là. Dans ce meuble.

C’est dans ces années là c’est à ce moment là que tu as disparu. C’était en.. en..

Elle .En Septembre 95.

Lui..Depuis plus personne n’a retrouvé la pureté de ta ligne de chant dans dans Schumann. Jamais. Plus de sentiment, plus d’entrailles, plus rien,le désert des petites pimbêches astucieuses. Des bêcheuses photogéniques en décolleté poussées par des agents répugnants.Elles ne pensent qu à multiplier les selfies.

Elle. Qu’est-ce qui a déconné ?

Lui. J’en sais rien. (un long silence)

Lui. Si les gens savaient sur quel fumier, quel frustrations dégoutantes notre art peut s’élever.. sur quels chagrins.. sur quels moments de décourageùment absolu..Dégoûtant. La gloire,l’argent. Beethoven..Schumann Sur quel fumier tout ça a poussé.. sur quelle solitude.. Je n’ai jamais aussi bien dirigé qu’ à la mort de mon fils… à Londres… (long silence. Il se verse à boire.Range les partitions avec constance.) Quand Tu chantais »In der Fremde «  c’était un brasier de solitude, de vérité, de poésie.Schumann était là. J’étais chaviré !et la nuit je te ré-écoutais. La nuit je te réécoute.

Tout ça nous étouffe Ingrid. .Mais quand je t’écoute… Tu es là.. Tout est là. Je revis.

(il va chercher un vieux microsillon et le pose délicatement sur la platine du combiné radio-phono. On entend s’élever la voix de soprano d’Ingrid.Elle chante divinement « In der Fremde » . Ingrid et Günter écoutent avec ferveur.La lumière baisse. Noir.)

A propos de Rose…


Fréquentant avec délice la RDL, ce havre de paix, j’avoue que plus je lis Rose, plus je suis séduit par ses commentaires qu’elle émet bien avant l’aube . Son système de transmission a le charme de ces machines – vieux postes de radio par exemple- qui sont perturbées par le mauvais temps , ou de ces bouts de papiers rongés de sel , messages aux phrases à trous et mots manquants devenus énigmatiques et qui abordent les rivages de ma Bretagne les jours de grande marée. Parfois Rose manipule le télégraphe de Chappe derrière Marseille un jour de brumes rampantes . Quand elle nous entretient de sa mère, j’ai le sentiment qu’il y a quelque chose comme de la télépathie , et même quelque chose d’extra sensoriel. Il m’arrive d’attendre son télégramme plein d’anxiété , en pleine nuit, comme le radio navigant dans sa carlingue ( version « Vol de nuit » de Saint-Exupéry) attend des nouvelles des aérodromes en ligne de la Patagonie à Buenos-aires. Je reçois cinq sur cinq les certitudes elliptiques stupéfiantes de Rose à propos de la grammaire, de la littérature , de Romain Gary, ou de ce curieux espace qui sent la brique sèche,son mystérieux « Grangeon. »

Demoiselles du téléphone au temps de Proust

Enfin, Rose irradie de ce éclatant mystère des « Dames du téléphone » qui fascinaient tant Proust qu’il leur a accordé des qualités de vestales pour les idolâtrer,les qualifiant d’ « ombrageuses prêtresses de l’Invisible », ou de « servantes toujours irritées du Mystère » simplement parce qu’elles étaient enrhumées. J’avoue que les analyses plus longues de Rose, plus structurées, pour parler d’un film sont un poil décevantes.

Updike:Amérique blanche d’après-guerre et révolution sexuelle à la loupe

Figure capitale du roman américain , John Updike est mort le 27 janvier 2009 à Beverly Farms (Massachusetts) au nord de Boston, à l’âge de 77 ans .

Je me suis toujours demandé pourquoi il n’avait pas obtenu le Nobel. Dans son histoire de la littérature américaine, l’universitaire Jacques Cabau notait à propos du roman « Le Centaure »,paru en 1963( Updike avait 31 ans) : «  Il n’y a pas un romancier,depuis la mort de Faulkner qui tiennent ainsi la Création sous son regard. Archiviste, comptable, et rédempteur , Updike est responsable de tout.Il doit savoir si la queue du chat avait une tache blanche, si la voiture de grand-père était une Buick 1936 ou une Pontiac 1937, s’il pleuvait le jour du Massacre des Innocents.IL n’y a pas depuis la mort de Faulkner, un romancier qui ait cette souveraineté sur la Création, ce sens de l’unité du Cosmos.(..)’

Exact.

L’écrivain était devenu célèbre avec un second roman , » Cœur de lièvre ».Un mari sort faire une course et ne rentre plus au domicile conjugal. Harry « Rabbit » Angstrom, 26 ans, parcourt toute une nuit une de ces ces interminables routes américaines. Cet ancien champion de basket-ball de son lycée est un américain moyen qui travaille comme démonstrateur de gadgets de cuisine dans un centre commercial de la ville du Massachusetts où il a rencontré quelques années auparavant sa femme, Janice, avec laquelle il a un jeune fils Nelson, deux ans.Le couple attend leur second enfant. Soudainement face à l’oppression de son milieu familial et le sentiment d’avoir gâché « ses talents » auprès d’une femme alcoolique -qu’il considère idiote- il décide de fuir son foyer un vendredi soir.C’est le livre de la panique et de la fuite devant le rêve américain du petit bourgeois blanc.

Rabbit fuit pour oublier cette vie moyenne dans une ville moyenne qui finit par vous effacer de votre propre existence dans la médiocrité aisée de les blancs qui regardent la télé du fond du canapé en mangeant des corn-flakes.

Après avoir roulé toute la nuit (admirables descriptions d’une campagne obscure, souvent forestière, et de petites villes endormies traversées sous l’éclat des phares)pour atteindre « le soleil blanc » du Sud;Rabbit rêve de marcher pieds nus sur du sable tiède.Mais Rabbit revient à Brewer. Il va alors demander asile et conseil auprès de son ex-entraîneur de basket-ball, Marty Tothero. Ce dernier l’ayant recueilli dans sa garçonnière, l’invite à passer la soirée suivante en compagnie de deux femmes de sa connaissance : Margaret, qui est apparemment son amante régulière, et Ruth, une jeune femme vivant seule et subvenant à ses besoins en se prostituant.

Si je raconte une partie de ce superbe roman, c’est qu’il trace déjà tout ce qui va marquer l’œuvre entière d’Updike. Rabbit, c’est le lièvre qui détale face à la femme, c’est un personnage en sauve-qui-peut, en panique. L’homme américain blanc s’enlise.Il s’enlise dans sa famille, il s’enlise dans son travail monotone dans les travées d’un supermarché , il s’enlise au lit avec son épouse.Dans ce roman tout est posé et ne varie que très peu entre un homme et une femme, surtout sous les draps : » Ruth retire l’étau de ses jambes et le laisse retomber de son corps comme un tas de sable.Il regarde son visage et semble lire dans ses ombres une triste expression de pardon, comme si elle savait qu’à l’ultime instant, à la racine de l’amour, il l’avait trahie en éprouvant du désespoir.La nature vous conduit comme une mère et,dès qu’elle a obtenu sa petite prime, elle vous laisse sans rien.La sueur sur sa peau lui fait froid ; il remonte les couvertures. » Pour de nombreux critiques littéraires, Updike exprime la conscience puritaine coupable. Et notons que dans tous ses romans et ses nombreuses nouvelles, la Femme « est d’une autre race ». On l’a d’ailleurs souvent accusé de misogynie.Si le héros souffre et s’enlise dans les corps des femmes( épouses ou prostituées, flirts de jeunesse,passades , adultères programmés ) il le fait avec une absolue délectation de voyeur.Sa prose devient alors sidérante de sensations. Il détaille les préliminaires érotiques, la montée de l’orgasme et le rituels post-coïtal Updike déploie toutes ses facettes pour noter avec précision les multiples manières de se soulager d’un Désir avec l’autre, et de suivre , ce qu’il y a de lent, de brûlant, ce qu’il y a de silence et d’étrangeté quand deux corps se hument, se rapprochent , s’exaltent dans la fornication. .Il n’oublie ni les lèvres sèches puis humides, ni les odeurs d’aisselles ou de toison, ni le don de la semence qui chez lui s’accompagne d’un curieux chagrin.

Il gorge le lecteur de détails délicats et raffinés sur le corps féminin, souvent saisi au ralenti et au ras de la peau comme il inspecte un quartier résidentiel à cottages en marchant sur une herbe blanche de givre. Il suggère ce qui peut aussi passer dans la sympathie ensoleillée d’une rencontre .Il y a chez lui du peintre impressionniste qui sait rendre célestes les maisons, les arbres, les champs, un fauteuil dans une véranda, et des vies entières qui peuvent s’épanouir ou se flétrir dans le fleuve chantant de la réalité vivante et menacée.

Cette prose saturée de détails , si mobile,parfois si radieuse exerce une fascination comme si l’humus de la terre, depuis une fougère sous la pluie jusqu’aux taches de rousseur d’un beau visage de femme en extase s’approchaient de vous.

Il dévoile une richesse de nuances tactiles qu’aucun autre romancier américain n’a atteint. Updike ,pour certains, possède les défauts d’un virtuose,car il faut reconnaître que, comme Tchekhov c’est souvent avec un sujet de rien du tout , une scène ordinaire, qu’il réussit un moment littéraire parfait. Exemple, cette nouvelle, »Les plumes du pigeon » où il suffit d’un enfant ,de la détonation qui claque, d’un pigeon qui perd ses plumes et tombe « comme une poignée de chiffons » pour que s’immisce une des plus belles méditations sur la mort quand elle survient dans la conscience enfantine.

Le paradoxe d’Updike, c’est qu’en décortiquant seconde par seconde toutes les phases d’une étreinte il décrit le merveilleux mêlée au sordide,l’émoi érotique le plus incandescent à une inquiétude métaphysique et religieuse toujours en filigrane. Analyse profonde qui tient compte du passage des générations dans cette aprés -guerre qui a tout chamboulé.

Ce n’est pas un hasard s’il met en exergue de « Couples » ,cet extrait de l’écrivain russe Alexandre Blok : « Nous aimons la chair ; son goût, ses nuances, son odeur de charnier, exhalée des mâchoires de la mort… »

Le roman « Couples » à sa publication en 1968 suscita une immense curiosité et , aussi, des réactions scandalisées en décrivant les échanges sexuels chez les petits bourgeois de la ville imaginaire de Tarbox . Updike observe l’Amérique de Kennedy à Nixon en train de changer et sort de sa torpeur : de l’évasion des Beats à la libération sexuelle,à l’échangisme ordinaire, sans oublier le problème racial, si bien traité dans « Rabbit rattrapé », avec le personnage de Skeeter, un jeune afro-américain, ancien dealer qui s’invite dans le foyer de Rabbit. Ce qui vaut des échanges perspicaces et fascinants. La trilogie des Rabbit offre unvéritable manuel traitant de l’émancipation des années 60-70 l’émancipation féminine ,heurts raciaux, inquiétude religieuse, tout est marqué chez Updike par un double mouvement,fuite et panique d’un côté , émancipation, rêverie de conquête d’un espace d’un espace vacant,neuf, dans la chair Promise comme il y a une Terre Promise au sens biblique. La clarté symbolique et azuréenne se lève au milieu des draps. Un Dieu puritain et vaguement mormon surveille les couples à la tête du lit.

Après avoir accédé à la notoriété internationale avec son roman Le Centaure en 1963 (National Book Award), celui qui a souvent collaboré au magazine New yorker rencontre un succès public et critique avec sa tétralogie sur le personnage de Harry « Rabbit » Angstrom : »« Rabbit rattrapé », » Rabbit est riche » et « Rabbit en paix », ces deux derniers volumes ayant chacun reçu le  Prix Pulitzer.

Revenons au plus réussi de ces romans.C’est à mon sens « Rabbit est riche ».

Rabbit, la quarantaine, est donc devenu riche.L’ancien minable vendeur de gadgets dans les supermarchés est devenu un concessionnaire Toyota en pleine expansion, héritage de son beau-père.Le chemin parcouru a été long, Rabbit a galéré,mais il est installé.
Le fil rouge de l’histoire demeure la relation compliquée de Rabbit avec son fils et la culpabilité qu’il ressent à devoir sa situation aisée à ce beau-père vieille école. Fils fragile, fils éternel ? Ce jeune brillant joueur de basket sent son autorité de père de famille contestée et reste un nostalgique de son adolescence.

L’argent et le sexe mènent le livre. Avançant en âge, Rabbit constate : « Maintenant les morts sont si nombreux qu’il voue aux vivants qui l’entourent la camaraderie que se vouent les rescapés. »Ce qui change la tonalité du livre ,lui donne une fine mélancolie tenue jusqu’au bout. C’est à cette époque que les américains plantent un drapeau sur la Lune. Réflexion  : »Il pense aux cendres de ces surfaces lunaires, aux hommes qui sautillent engoncés dans leurs combinaisons, aux empreintes de pas qu’ils laissent gravées là à jamais dans la poussière. » Or Rabbit a la certitude qu’il ne gravera rien dans la poussière .

Livre de la maturité, il nous renvoie inéluctablement, douloureusement -mais avec des paillettes de fantaisie- à cette enfance qui devient mirage, obsession, lointain, fine lézarde, fissure dans une vie puis grave fêlure. Rabbit vieillissant demeure mal sorti de sa chambre d’enfant. Rabbit : « En prenant de l’âge, d’une certaine façon on porte le monde et pourtant ce moi que tout enfant l’on avait gaspillé et distribué comme des morceaux de pain dont parle le miracle, plus que jamais il semble impossible à dompter. »

Rabbit est donc logiquement séduit par les femmes-enfant, les ados fluettes avec leurs longs bras, leurs poignets maigres et leur mince déhanchement sans oublier « les cascades nonchalantes des cheveux luisants ». Rabbit, la nuit, pendant ses insomnies, voudrait se baigner, une fois, une seule fois, dans les eaux de sa jeunesse. Mais sa ville a changé, autant hélas que les traits de son visage. Il détaille mètre par mètre, sur chaque trottoir , ces changements urbains,le cœur navré, préférant les lenteurs campagnardes de ses premières années. « Ces magasins bien chauffés vomissant des chants de Noël dans un air qui piquait comme des aiguilles de sapin » ou « ces décorations qui dans ses souvenirs marquait la saison au temps de son enfance,quand l’énergie était abondante et le vandalisme rare. »

Poignant et vrai. Je n’en dis pas davantage. Lisez ce texte. Avec sa couleur déjà automnale, ce jaune fané que le plein été ne dissipe jamais complètement.Le paradis perdu,notre Rabbit-lapin , en débâcle,

le cherche sur les corps des femmes, mais en rêvant à la touffeur des étés de la campagne, quand l’herbe des vergers étaient jonchés de pommes pourries.

Extrait :

« Des érables de Norvège ombragent ces rues. A peine plus grands que dans son enfance. on empoigne une branche basse et on se hisse dans un nid de frelons. on fend des graines et on se les fourre dans le nez pour jouer au rhinoceros .Haletant il coupe à travers leurs ombres. Un mince douleur lui lacère le haut du flanc gauche. Tiens bon vieux cœur. le vieux Fred Springer(son père) a cassé sa pipe dans une flambée de rouge. Rabbit pense d’ailleurs depuis toujours que la dernière chose que l’on voit quand le cœur lâche, c’est du rouge, non d’ailleurs qu’il croie que c’est ce qu’il l’ attend, plutôt une longue lutte contre le cancer des poumons. Stupéfiant la noirceur à recoins obscurs de ces maisons américaines, à neuf heures du soir.Une sorte de ville fantôme, personne à part lui sur les trottoirs, toutes les poules enfermées dans le poulailler, rien d’autre ça et là qu’une petite lueur brunâtre qui filtre par l’interstice d’une fenêtre, une veilleuse dans une chambre d’enfant. A la pensée des enfants son esprit bascule dans un chagrin sans fond.(..)Obsédé par la petite Becky qui, elle, a été emportée, qui, elle, est morte. Bien des heures plus tard, l’eau stagnait encore dans la baignoire, une pellicule de poussière sur la surface grise et immobile, un simple petit bouchon de caoutchouc à soulever, mais Dieu malgré Sa toute puissance n’avait rien fait

L’impasse des filles perdues(suite)..La joie à Quimperlé

C’est à Quimperlé, sortant de « l’impasse des filles perdues », en marchant au hasard dans les rues de la ville et le long des quais que je me suis senti transporté de joie. Soudain.Comme ça. Sans raison apparente.

J’ avais oublié la colère incroyable du boucher et ses insultes au monde entier. Il était onze heures douze et soudain je marchais en descendant vers les quais, c’était comme s’il y avait eu des journées et des nuits précédentes à oublier, des années grises englouties, c’était comme si il y avait eu longtemps que les trottoirs,les éclats de lumière, les vitrines des magasins avaient pris une douceur que je n’avais jamais remarquée . Je croisais ,devant un porche d’église, quelques hommes et femmes en noir devant un fourgon mortuaire Mercedes. Ils suivaient le manège des employés des pompes funèbres en train d’ entasser des couronnes de fleurs sur et contre le cercueil. Et je songeais qu’un cadavre reposait sur un tissu moiré beige plissé dans le cercueil,les paupières closes pour ce premier délicieux sommeil, un fin sourire sur les lèvres glacées et fardées. Enfin il était délivré d’un poids, sa propre vie dans laquelle pendant 50 ou 60 ans, il avait trébuché, devenait une plume.

Des lycéens sous un abri-bus , se bousculaient et riaient, en se jetant des cartables à la tête. Deux vieilles femmes , engoncées dans des vestes polaires, sur le quai, se penchaient pour voir l’eau sombre glisser sous le pont ; elles souriaient et bavardaient .

Quimperlé devenait nette, pure, sans vertige, avec sa Maison de la Presse et sa barre de néon mauve brutale, et plus loin, la vitrine rouge pompier d’une bijouterie qui offrait dans l’aquarium trop éclairé de sa devanture des rangs entiers de montres aux cadrans brillants, et aussi des chaînettes, des alliances, des réveils et et des timbales.

Quimperlé à ce moment là portait une musique initiale que je n’avais jamais entendue et se lovait dans un silence matinal qui doucement finirait par s’assombrir sous la tache noire d ‘un nuage immense et assez bas qui en fin de la journée deviendra bel orage. J’imaginais avec entrain les eaux qui ruissellent sur les toits, les ponts, envahit les chantiers, les ruelles,pour nous rappeler que la mer n’était pas si éloignée que ça et que viendrait un jour où tout serait submergé : les terrasses des cafés et les petites retraitées qui bavardaient accoudées au dessus de l’eau.

Plus tard, j’eus la certitude que ce temps ouateux,ce ciel pesant , mettait en évidence la netteté hollandaise d’un hôtel formant une île le long de l’eau. Je vis comment Vermeer de Delft traiterait cette vision ,puis je continuai tout au long de ces lourds bâtiments austères d’un ancien pensionnat religieux qui sent le dortoir de séminaire, la caserne , les pèlerines mouillées le soir. Plus loin, je longeai un de ces préaux d école à l’ancienne qui abritent les malaises et les maladies de l’automne.Oui, c’est, dans un jour d’hiver gris que pour la première fois ,la joie pure, comme un avènement, s’est imposé à moi, ni fragile ni intermittente , simple, nue, échappant à toute raison. Soudain, j’étais de l’autre côté, là où la joie, sans prévenir, s’est imposée sans que je sache pourquoi. J’ émergeais de l’autre coté , de l’autre côté de quoi ? Je ne savais pas.

J’entrai alors dans une crêperie à plafond bas, avec des fenêtres étroites garnies de rideaux au crochet : il y avait un long tapis usé fibreux , et des fauteuils de rotin.Je m’installai sur l’unique banquette de moleskine sous une applique parcheminée qui diffusait une lumière tamisée.

Je commandai une galette avec un café allongé.Je me sentis revenu chez moi.Mais venant de quel pays ? Je ne savais plus. Paris, en quelques semaines, s’était prodigieusement éloignée, devenue inconnue et incertaine, brumeuse comme une île du Pacifique.

La fossette de la serveuse, appuyée contre un fossé breton, accompagna ce moment parfait.

En fin de journée, il y eut un incident tragi-comique.

L’abbatiale Sainte Croix

J’entrai dans l’ abbatiale Sainte Croix pour admirer les chapiteaux décorés de feuillages . Au moment où je sortais mon carnet à dessins et un crayon , je m’aperçus qu’une silhouette un peu tordue, claudicante, se glissait dans la travée de droite et se dirigeait vers la rotonde centrale. Puis la silhouette fit un bon de côté derrière un pilier.J’entendis un ricanement sinistre, énorme. C’était bien celui que j’avais baptisé Artaud , Artaud-le-Momo , qui vivait au fond de l’impasse, avec son pastis dans des bouteilles d’eau minérale .Il était presque au garde à vous. Ses yeux de braise fixèrent obstinément les fleurs fraîches qui avaient été disposées sur l’autel . D’un geste large il attrapa un pan de son pardessus marron affreusement taché pour s’effondrer au premier rang, sur un un prie-dieu. Son ricanement devint un grincement de dents et un curieux couinement.Puis il se tut et plongea son visage osseux dans ses longues mains,comme sil allait sinon prier, tout au moins se recueillir. Enfin il redressa la tête, fixa la voûte et cria :

-Toute la Foi, toute la Charité !! tout est de la cochonnerie dans ce pays !!. Le pays est cochonnerie Pure !!.Purrrre !…

Il avait un balancement de la tête,comme un automate. De sa voix éraillée montant dans les aigus ,il hurla de plus belle :

-Il n’y a plus de paroles, plus de prière !! plus de langue humaine ! plus d’esprit !! Rien !!..Rien !!!..

Ses paroles résonnaient dans toute l’église. Puis il sembla retomber ,prostré, dans une position fœtale, enrobé dans son pardessus. Ses bras pendaient comme du linge.Il huma l’air. Il avait la tête tournée vers les rayons bleus d’un vitrail, la respiration difficile,mais je trouvai soudain qu’il avait un beau visage d’apôtre. Je l’entendis murmurer :mon âme..mon âââme n’attentez pas à mon âme..Dieu…

Je sortis en douce de l’église alors qu’il restait prostré, et qu’ il semblait en quasi sommeil -ou torpeur éthylique ? – sur son prie-dieu.

Ses paroles me troublèrent longtemps.

L’impasse des filles perdues ou la colére effarante du boucher(suite)

Arrêtons-nous un instant devant la plus imposante demeure de «  l’impasse des filles perdues « ,celle du boucher. Avec son long toit d’ardoises refait à neuf, ses baies étincelantes au premier, ses fenêtres encadrées de vigne vierge ,elle en impose. Le rez de chaussée est occupé par deux garages profonds à portes basculantes. Un long et large balcon permet à ce couple de retraités de recevoir des vagues de familles, cousins, oncles, collègues de boucherie et de charcuterie .Ils sont vers midi le dimanche tous enveloppés des fumées de grillades de saucisses. Parfois c’est un barbecue poissons, thons rouges, gambas, parfois de grosses crevettes qui viennent d’îles lointaines. Cette demeure est le joyau de l’impasse. Bernard Guelvennec fut longtemps le meilleur boucher de Quintin, dans les côtes d’Armor.Les mauvaises langues de l’impasse disent qu’il s’est enrichi grâce à des combines avec des éleveurs de la Manche,mais comment ne pas susciter de jalousie quand on a dans ses garages une Land Rover, un break Peugeot aménagé pour deux épagneuls bretons , une BMW 530 dotée d’ une alarme antivol ultra sensible qui se déclenche dés qu’un chat passe devant le capot. Mais cet heureux boucher à la mine écarlate a un énorme souci:sortir son break Peugeot chaque matin, d’un garage trop étroit. A onze heures pile, il déplie ses lunettes ray-ban jamais nettoyées ,monte dans le véhicule pour aller boire des verres de rosé au Café des « Petit lutins » rue Audran à 3OO mètres . Il conduit lentement et mal . Les portières et les ailes de son break Peugeot ressemblent à du papier d’emballage froissé car il a multiplié les éraflures à chaque sortie de garage. . Chaque matin, je me délecte du spectacle : après un ou deux essais ratés en marche arrière , il klaxonne .Sa femme, Yvette, toute menue, nerveuse, brune, toujours décidée, se penche au balcon et constate les échecs de son mari.Elle dévale alors l’étroit escalier. . Elle surgit en peignoir en pilou , charentaises fourrées aux pieds, flanquée des deux épagneuls. Elle déloge son mari du break Peugeot. Il se laisse faire en petit garçon obéissant qui a fait une bêtise , elle s’empare du volant , achève avec la manœuvre délicate d’un geste étourdissant de précision . Elle lui redonne le volant et ouvre le hayon pour mieux disposer les épagneuls frétillants.Ces deux braves bêtes croient peut-être qu’ils vont enfin courir le lièvre et le faisane dans les bruyères bretonnes,mais ils se retrouvent sur le linoleum du café des « petits lutins » parmi des retraités de la marine marchande et des employés municipaux .

Une fois, une seule, Yvette se confia à moi alors que je choisissais des batavias sur le marché . Elle avoua que son idée du couple avait largement évolué au fil des ans et   combien elle se laissait envahir par un sentiment de mélancolie en songeant à ses fiançailles de Juillet 1981 avec un jeune homme si mince et pâle, si timide et prévenant qui n’avait rien à voir avec retraité congestionné rondouillard ,bigleux, amateur de Banyuls, contenant mal sa bedaine dans un affreux pull de montagne à fermeture éclair. « Où est passé le charmant fiancé que je connaissais ? » me demanda-telle comme si j’avais la solution de l’énigme. … Elle me raconta comment ce jeune apprenti boucher ,besogneux, discipliné,au tablier toujours impeccable, avait réussi une cour romantique sur les bords de L’Isole, lui glissant toujours en fin de rendez- vous une tranche taillée dans le filet (en lui précisant de la manger bleu) ou bien une pièce de merlan à fibres courtes qui pouvait se préparer en grillade si on était malin.

A cette époque, Yvette , jeune fille d’un huissier de justice, portant jupe écossaise impeccablement plissée, chaussettes blanches, réussissait ses études.Elle avait obtenu le bac avec mention bien . Ses parents hésitèrent si longtemps à la laisser partir faire son Droit à Rennes,ville de perdition, qu’elle aida dans une mercerie de la basse ville que tenait une parente assez revêche. Courtisée , elle fut médusée par le dévouement, la fidélité  de Bernard qui la surveillait du coin de l’œil avec habileté tout en sciant des os de veau pour un osso-buco.

Ce gros jeune homme fort et doux avait le mérite d’avoir des idées simples et une morale solide. Sa présence musculeuse faisait passer un frisson sur la peau d’Yvette. Elle ne le voyait pas en simple bon camarade mais en amant lourd et langoureux, elle avait même remarqué chez lui des petits accents de drôlerie tout à fait bien venus. Ce jeune garçon avait l’art d’embellir les dimanches par des parties de pêche, ou par la déclaration de sentiments élevés notamment un samedi de grande braderie  à Pont Aven . Il avait également de troubles curiosités en fixant son chemisier. Il la rassurait en lui répétant souvent qu’il savait lui même repasser ses chemises et ses tabliers , aimait les enfants et en désirait une flopée .Il croyait dur comme fer que l’harmonie était possible entre hommes et femmes (nous sommes encore au XX°ème siècle) , tout ceci exprimé sur un ton suave sur un banc mouillé devant le courant rapide mais épais de l’Ellé . Il vint même à lui tenir la main et en lui chatouillant parfois la paume, ce qui faisait tressaillir Yvette. Malgré les réticences sournoises des parents, Yvette épousa donc ce boucher plein d’avenir. Les parents et beaux parents mirent au pot pour l’achat d’un magasin bien placé centre-ville . Mais, à peine mariés, les copains envahirent la maison du jeune couple et firent quelques bringues à tout casser. Dans la salle à manger de type breton rustique les dialogues entre potes , marqués par des sous-entendus cochons, se multiplièrent . Enfin les pulsions libidinales du boucher s’exaltèrent et Bernard devint vraiment exigeant , il sautait au cou d’Yvette en pleine nuit, secouait le matelas et déchira pusieurs draps avec ses oongles de doigts de pieds ; il l’a chatouillait partout dans les couloirs ; elle, un peu effrayée essayait de contenir la bête folle qui l’étreignait comme on étrangle. Elle se demandait souvent si toute ou seulement une partie de l’humanité avait de tels emportements. Lui réclamait, à heures fixes, sa part de viande fraîche, ce qui est sans doute normal pour un boucher. «  Nuit et jour ! » me précisa Yvette, alors que nous tournions dans l’impasse. Elle m’avoua que,heureuse compensation, le magasin ne désemplissait pas. L’argent rentrait à flot. Yvette trouva du réconfort avec la naissance deux solides garçons. Yvette sortit enfin du couloir noir qui menait à la dépression en s’occupant des bambins,Thibault et Ewen.

Et puis, confessa Yvette, fataliste , Bernard, après trois verres de rosé gardait un caractère enjoué et jouait les pères Noël en toute saison pour ses fils. Yvette ajouta : » Et il m’offrait et m’offre encore une semaine à Marrakech. J’adore Marrakech. »

Marrakech

J’étais désormais le dépositaire de la désillusion d’Yvette. Mais ces confessions si intimes et complètes furent interrompues par un drame.

Un vrai grand drame.

Cela se passe un mardi vers onze heures cinq. Le vélo surchargé de lettres du postier freina devant la maison de Bernard. L’homme de la poste appela son ami le boucher pour lui demander de venir signer pour une lettre en recommandé. Bernard, du balcon, en t-shirt Pink Floyd et caleçon rayé avait pâli à l’annonce d’un recommandé. Je l’entendis marmonner :

-Tu ne perds rien pour attendre…

Il descendit en un éclair dans l’impasse, dans sa tenue légère et hurla :

-Montre moi ça !!..et si je signe pas ?..

Le chétif postier présenta impassible le formulaire et un crayon à bille pour une signature .

Bernard s’empara alors du formulaire avec un sourire effrayant,le déchira en petits morceaux et fit voler le crayon à bille dans les airs. Puis il renversa le vélo d’un habile jeu de jambes. Et se mit en position d ‘escrime . Le postier sentit sans doute que l’échange ne serait pas conforme aux bons usages, voulut reculer,mais tomba sur la pédale du vélo , s écroula et se réfugia derrière sa bécane coincée contre le mur.

Bernard lui cracha dessus :

-Espèce de crabe baveux des Postes !.. Agent du conformisme franchouilalrd.. parasite des 35 heures..dégonflé !..

iI s’empara de la sacoche,la fit valser, pour essaimer les lettres et les revues dans les airs, vers les mouettes qui tournoyaient. Il secoua le vélo, cracha une nouvelle fois sur le postier devenu un fœtus à casquette.Les fenêtres de l’impasse s’ouvraient les unes après les autres. La chanteuse fardée, le couple de kinés, ma voisine la belle esthéticienne (qui me faisait rêver) et son look de danseuse de l’opéra, avec ses cheveux tirés en chignon, s’émurent du vacarme.

-Vous croyez que les bouchers sont des agneaux qu’on plume !.. Vous allez voir !! .Bernard secoua le vélo.

– On croit que je suis le brave petit retraité sympa, le brave boucher qui donne du mou au chat, de la vieille.. on s’essuie sur moi comme si j’étais un paillasson, Y’a plus de boucher sympa !!! Vous entendez tous ! Espèce de Bidochons foireux à varices , affalés devant vos écrans plats !! Socialistes de salon qui veulent la mort des brases artisans !! Personne ne me mènera plus par le bout du nez.Ni Yvette ni vous tous !! Vacherie de pays devenu peuple de veaux que je ne voudrais même pas pendre aux crochets dans mon frigo !! !! Planqués de l‘administration , faux chômeurs !! communistes !! Agents immobiliers !! syndiqués FO !! Francs-maçon !! Employés municipaux feignasses, pullulante vermine  ! !! Je vous connais tous!!J’ai une liste !! J’ai vos noms et adresses !!

Bernard ensuite essaya de réduire le frêle postier recroquevillé en saint Sébastien en lui piquant les rayons de la roue avant du vélo dans les fesses. Il s’assura avec un geste solennel que la sacoche était vide , de tous les recommandés et courriers administratifs . La chanteuse d’opéra commença à prendre des photos avec son portable .Il me semble que le couple de kinés appelait la police. Yvette ne se montrait pas,les deux épagneuls frétillaient de la queue.

Bernard vociféra:

-Ah, vous croyez que tailler, désosser des carcasses de veaux depuis Mitterrand ça rend sympa !.. Non !! Bande de planqués !Pleurnicheurs devant vos apéros !!

Il jeta la tête en arrière, façon Job sur son fumier, et s’adressa au ciel..

-C’est vous dans l’impasse que je vais tailler , découper, griller, mettre en..en.. brochettes !!!.. c’est vous la viande saignante, en bas de chez moi qui arrive par bétaillères entières.. la viande crue elle est là.C’est vous la chanteuse !! c’est vous l’intello pharisien  bigleux !! vous les kinés !! que je vais découper à la scie..et pas de sciure sur le carrelage.. du vrai sang !!…. je vais vous couper les rognons.. ça va gicler le cervelas !…. Il devint franchement violet en cassant le vélo.

-Tas de bestiaux castrés  !.. vous pouvez me regarder de vos fenêtres !!… c’est vous les malades et pas mes agneaux de pré-salé..je vais vous faire cuire.. ah !.. je vais vous réduire en pot-au_feu et vos points de retraite avec….Oui, vous la haut !! vous !! la chanteuse de mes deux.. .Vous aller devenir toute saignante sur mon barbecue..croyez moi..  votre graisse et votre rimmel va fondre !..

– »Vont »,lui répliqua la vaporeuse fardée, assez formaliste sur la grammaire et les accords.

C’est alors qu’il sortit une sorte d’ Opinel glissé dans son caleçon tandis que le postier essayait de glisser et ramper comme une couleuvre, en douce, de dessous sa bécane.

Le boucher, emporté loin dans sa colère, continuait :

– Vous êtes tous, dans cette ville, moches, gras, du suif.. de la graisse d’oie heureuse..contents de vous , rabâcheurs, racistes, lépreux de la Retraite affalés au bord du Gange !.. des sales petits survivants du Covid aboyant avec vos boites de kleenex à l’arrière de vos Mercedes.. et vous les bonnes femmes chochottes en train de vous enduire de graisse d’oie sur les plages pleine de crottes de vos chiens. Et je m’souviens vous suez d’angoisse quand il faut ouvrir vos petits porte-monnaie tricoté pour me payer un steak dans l’onglet. . Et ce sale prof de latin à double menton allez qui voulait faire redoubler mon Thibault pour une histoire de version de Tacite mal traduite , je me charge de le ficeler, de lui couper la roussette et de le laisser cuire une heure à feu doux.

Je vis alors que le couple de Kinés sportifs tapotaient encore pour essayer peut-être de prévenir le Samu.

– Je vais tous vous braiser !! vous bouillir !! vous griller !! Toute l’impasse à braiser !!.. « 

Bernard sombrait en plein chaos mental.Je pensais à Yvette la première victime qui avait connu, quand elle était jeune fille, les assauts lubriques de son jeune époux. La condition des femmes m’a toujours effrayé.

Au moment où je songeais à elle Yvette regardait derrière le vitre et curieusement n’avais pas l’air de s’effrayer, au contraire.

Elle voyait bien que son époux essayait de démantibuler ce qui restait du vélo. Le postier avait rampé vers un creux du parking et s’essuyait la bouche ensanglantée Bernard jeta un élément de dérailleur comme on jette des miettes de pain aux goélands. Sa voix se cassa :

  -Tas de carcasses mortes, je vais tous vous escaloper . Je vais transformer le Finistère en boucherie.On se souviendra de moi !!!

Par chance, une voiture blanche de la police municipale pénétra dans l’impasse sans sirène et sans éclats de gyrophare. Le véhicule freina, trois policiers surgirent et menottèrent l’infortuné qui continuait à brailler «  Vous foutre en salaison ! Tous !! Je vais vous fumer !.. »l

Le lendemain, en ouvrant Ouest France , page 9, Bernard était qualifié de « forcené » d’une charmante impasse paisible Une photo était prise d’un tel angle en surplomb que ce devait être la soprano de Toulouse qui avait du passer le cliché à la police.

(à suivre)