En circulant il y a quelques temps dans le Bocage entre Dol et Combourg, je n’ai pas résisté à la tentation,je suis retourné au Manoir où j’avais vécu un hiver entier, seul, puis deux mois d’été avec mes deux filles. C’était il y a plus de trente ans. A l’époque Je ne me sentais pas bien à Paris , dans la salle de rédaction , mes collègues soumettaient nos lecteurs à d’épouvantables harangues moralisatrices. Mes ambitions littéraires avaient été déçues, j’accumulais les refus des maisons d’édition. Je voulais me « reprendre », et « faire le point ». J’avais loué ce Manoir de la Tourbière, avec les belles arcade de sa cour, sa grande cour nue que les pluies balayaient l’hiver. J’avais emmené ma petite Olivetti et une valise de rames de papier. Chaque matin je cherchais l’inspiration en rase campagne ,j’allais vers les marais, les terres blanches là où le regard se perd dans la baie et ses barres d’écume. Des souvenirs d’enfance assez ingrats montaient comme de grosses bulles venues d’un étang,mais qui échappaient aux mots dès que je voulais les fixer sur le papier.
Parfois le bocage sous un pâle soleil prenait quelque chose d’onirique et de précieux.Tout brillait. Les grandes plages, avec quelques corps rares de baigneurs avaient la mystérieuse attraction des cimetières qu’on agrandit. Les grands vents apportaient du sable sur la route.Je tombais parfois sur la carcasse rouillée d’une charrue ou un hangar à l’abandon. Le soleil déclinait entre des nuages trop rapides et d’immenses flaques d’eau.

Je me souviens , il faisait froid dans les pièces malgré les bûches que je jetais dans la cheminée dans une gerbe d’étincelles . Les écorces crépitaient. Aucun mouvement dans les miroirs sinon quelques lueurs mourantes vers minuit.Les yeux rouges des braises.
Je somnolais souvent un livre sur le nez,parfois une horloge tintait, des pluies crépitaient sur les hauts carreaux , des souris trottaient à l’étage supérieur. Puis le silence, ou le vent. Un bruit de moteur me faisait sursauter puis je retombais dans la torpeur de l’attente. Je feuilletais une Bible toute jaunie laissée dans une table de chevet. Je rêvais à la gloire immense et instantanée de JD Salinger. Je revenais toujours à lui et à sa famille Glass ,car il avait le secret du miracle littéraire. Puis il l’avait perdu le restant de sa vie. Je relisais Franny and Zooey , Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers et soulignais une phrase sur deux. Le miracle littéraire était là, intact, frais, neuf, sous mes yeux. Je collectionnais les revues et quotidiens qui avient écrit sur lui. J’avais découpé dans le New York Times une photo de lui:un grand type aux yeux sombres et si étrangement doux.Il portait une belle veste à chevrons et une chemise col oxford ; je scrutais son expression navrée pour y trouver le secret de son talent. Sur un autre cliché ,plus petit ,je le voyais surpris par un photographe indélicat, en train d’acheter des boites de soupe Campbell’s, dans un supermarché du New Hampshire.
Et maintenant je suis là, accoudé devant ce manoir à l’abandon , qui pue le vide, avec un panneau « A vendre » mal accroché une fenêtre du premier étage. Les lettres blanches sur fond bleu sont à demi effacées. Il y a une chaîne et un cadenas qui clôt la barrière. Quand les enfants étaient venus en été leur mère leur avait recommandé de ne pas me poser de questions sur mon activité littéraire.
Chaque soir, devant un grand bol de café , je restais allongé (style Oblomov) dans une bergère à contempler des portraits de comtes, de barons, de marquis, crème la chouannerie, tous accrochés dans la plus grande salle,celle avec une cheminée faussement Renaissance. Ils s’appelaient La Bouexiere, Saint-Carrec, Bois Andy, Hirel .Il y avait une Caroline de la Rouerie qui me faisait rêver. Ils étaient pendus dans la demi obscurité , endormis dans le silence sépulcrale de ces salles où la poussière dansait à midi. Avaient-ils au moins profité du miel de leurs vies ?
Un matin, alors que j’étais occupé à brosser les tiges encrassées de mon Olivetti , un type aux cheveux gras est arrivé par le chemin creux côté cuisine et a tapé au carreau de la porte et m’a demandé où était la maison des Richaud. J’ai répondu que je ne savais pas, je ne connaissais pas de Richaud Il est resté longtemps à me dévisager comme si je lui devais une explication.
Il m’a dit :
-C’est vous qui faites ce raffut ?
-Quel raffut ?
– On entend des cris la nuit, ça vient de chez vous. La nuit. Des cris. Sur le toit. On vous l’a dit ?
– Non .
-On entend ça depuis le hameau.
-Désolé.
J’ai ajouté :
-Après tout, il m’arrive de faire un ou deux mauvais rêves . Comme tout le monde. Et alors ?
Je redis :
-Comme tout le monde.
Puis :
-Vous avez dû entendre un choucas.
J’ai refermé le petit carreau.
Ce soir là je me suis fait des pommes cuites au four.
Dans les moments exaltation, après le déjeuner, je me disais :Tu aimes le froid océanique ,la danse des Elfes dans le brouillard matinal, cet ancien pays défendu par la chouannerie, et ces terres blanches des marais qui donnent les plus beaux poireaux. A toi les vieux bahuts bretons, la sève crue du bocage, les embruns qui crépitent sur les vitres , les grands fauteuils pour mariner dans la nostalgie, le roulis des nuages à la nuit tombante, alors maintenant :écris !
Ça s’arrêtait là.
Et puis un soir, sortant sur les toits, je me suis vraiment mis à hurler comme un loup. Les peintures qui s’écaillaient me parlaient de plus en plus fort et m’empêchaient de travailler. Je crus entendre ,plusieurs fois, au lever, les sons maigres d’un clavecin au fond du couloir.Une femme blanche avec des grands voiles approchait de mon lit avec un air canaille.
Enfin tout ça s’est mal fini. On m’a emmené une clinique de la banlieue de Rennes . Les feuilles de mon œuvre voletaient désormais sur les champs ou le long de la voie ferrée.

Et maintenant je suis là, appuyé sur la barrière.Trente ans ont passé. Mes deux filles ont grandi ce sont deux belles femmes élégantes qui visitent Le Louvre ou le Musée d’Orsay et m’offrent un thé au jasmin en me parlant de Turner ou de Chardin. Tandis qu’elle dissertent sur le décloisonnement de la représentation dans la peinture de Pierre de Cortone, je me souviens d’un aprés-midi de panique autour du manoir. Alice et Aude avaient disparu. Ma femme, des voisins, même moi, on avait appelé, cherché le long des haies, sur la grand route, vers la sapinière .On craignait qu’ elles soient tombées dans la tranchée de la voie ferrée. Heureusement, on les avait retrouvées dans un appentis de la ferme voisine , en train de jouer à la dînette et parlant aux lapins. Rue de la faisanderie, pas loin d’Orsay, je buvais un thé froid et voyais deux petites filles en jupe plissées et sociqettes blanches en train de glisser de l’herbe aux lapins à travers les trois d’un grillage .Je ne m’habituais pas à être face à deux élégantes habillées cardigan feuilles mortes qui parlaient du hasard et du désordre dans la peinture de Jackson Pollock. Oui, le monde a pris une drôle de courbure. Certains soirs, je vérifie mes papiers d’identité.
Maintenant , il reste la cour vide, la galerie envahie par les orties.Tout semble dormir. Tout est faux , trompe-l’œil.
Je regarde ces champs nus , la ligne noire de la sapinière , des champs nus. Tout a disparu, tout est ailleurs.Mais où ? Je reprends la voiture, miroitement pâle de l’ étang de Beaufort,vieil ami, là où, vers les roseaux, je voyais jadis courir les cornettes des religieuses qui ressemblaient à des papillons.
Je tourne vers Bonnemain et Lanhélin, direction Combourg. Derrière le pare- brise une éclaircie,les champs brillent après la pluie, la radio parle de la Bande de Gaza,d’un changement de gouvernement, la route s’élargit ,plus noire , plus large, plus neuve.
C’est curieux comme on peut descendre en soi, bien bas, en s’accoudant sur une barrière devant un vieux manoir. J’approche de Combourg. Zig-zags et cris d’hirondelles au dessus des toits, des pavillons neufs sont alignés , puis une cour d’école et son poteau de basket,la Poste, un carrefour,le tabac est fermé.
Hirel, par exemple.,,
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famille de Verre? C’est vrai que Caroline de la Rouerie renvoie à tout un passé de conjurations pour le retour du Roi, le triomphe des Chouans, etc, etc. Mais les autres noms ne doivent pas tous être faux,,,,
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Le poisson banane…
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La famille Glass…
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