Dans les années quatre vingt dix, je louai un studio à Quimperlé ,dans la haute ville pour quelques mois . J’étais venu pour me « ressourcer » dans cette petite ville du Sud de la Bretagne cernée par une campagne vivace, avec des champs aux tons d’un vert acide . Sur les routes étroites vers Pont-Aven le jour tombe et répand alors sur les pâturages comme un sédiment d’une image mentale oubliée. A dessiner. Le prétexte pour me réfugier ici était aussi d’achever un essai sur la vie du peintre Turner, projet qui n’ intéressait pas grand monde à Paris sauf moi . Cette idée je l’ avais mûrie dans mon difficile exil anglais quand je prenais des cours de dessin à la Ruskin School of Drawing and Fine Arts .
Quimperlé
En fait, le plus souvent je traînais dans les rues de Quimperlé avec mon carnet à spirale et mon crayon ,surtout du côté des quais et des ponts de pierre. J’observais les scènes de la vie de province et en particulier j’étais fasciné par tout ce que je voyais de la fenêtre de ma cuisine. Elle surplombait une impasse .Cette allée mal goudronnée me surprenait à toute heure, ça devenait ma une scène de théâtre avec ses curieux habitants . J’étais dans une loge.
Les soirs d’hiver , au crépuscule, le lampadaire unique déversait une lumière d’un jaune sinistre.Et l’obscurité brumeuse des soirs de pluie me rappelait un film de Pabst qui se passait dans les les bas fonds de Berlin et qui devait avoir pour titre quelque chose comme « L’impasse des filles perdues ». Des prostituées coiffées garçonne à la Louise Brooks attendaient dans le brouillard les petits bourgeois bedonnants de la république de Weimar. Donc je baptisai cette impasse bretonne « l’ impasse des filles perdues ».
Louise Brooks dans Loulou de Pabst
L’été, fenêtre grande ouverte, je fume mon cigarillo en contemplant les allées venues des occupants de l’impasse. Des braves gens souvent âgés qui ont souvent pour sujet de conversation privilégié les inondations dans la basse ville ou l’été pourri.
Le premier habitant que je remarquais était un homme long, hâve, enfoui dans un pardessus marron à qui lui battait sur les mollets . Sa maigreur et sa tignasse ébouriffée de cheveux noirs m’impressionnait. Il y avait en lui du Artaud-le-Momo période indiens Tarahumaras . Artaud que je lisais passionnément l’année du bac. Donc cet excentrique à long pardessus rentrait chaque soir, brandissant une grande bouteille d’eau minérale ouverte contenant un liquide jaune , comme il était enveloppé d’une odeur de pastis , ça renseignait sur le con tenu de la bouteille.Il marmonnait . Parfois poussait un immense cri contre les goélands.Quand je le croisais , sa voix érailée exprimait de curieuses doléances contre des travaux devant le garage Citroën. Il maudissait aussi les ostréiculteurs . Pourquoi ? Personne n’a su me répondre. Un jour il vomit son pastis sur les bégonias de la grande maison du boucher, « monsieur Bertin ». Une autre fois, assis mollement dans l’abri-bus , il s’adressa à moi en personne et aboya comme une imprécation: « D’où sommes nous sortis ???? Hein !!!.. d’Où sommes nous sortis ?… pour avoir ces visages à faire de la peine au jour !..Monsieur !..… « Puis il reprit un curieux refrain d’une chanson dans lequel il était question « des espèces de sanglots qui venaient échouer sur chaque porte de la ville ». Cela m’impressiona et m’impresionne encore. Plusieurs passants s’écartèrent et écartèrent leurs parapluies en disant que c’était scandaleux de crier ainsi alors que des lycéennes sortaient du bus. Scandaleux !!Quand Artaud voulut se dresser ,il chaloupa et fut emporté et par une invisible houle vers des vélos entassés contre la grille de la Mairie. Personnellement, j’insiste, je suis resté marqué par cette incident . Visiblement, il voyait la vie de très haut et de très loin.
Longtemps après qu’Artaud soit rentré dans son garage-abri , persistait dans l’impasse une farouche odeur de pastis qui incommodait le couple de kinésithérapeutes en survêtement blanc qui habitait là. Un couple toujours en forme, avec un hâle sports d’hiver,sourire aux lèvres, Nike vert fluo. Ils couraient par tous les temps en petites foulées. Me voyant à la fenêtre, ils m’adressaient d’innombrables signes si chaleureux qu’il m’inquiétaient un peu, d’autant qu’ils criaient à tue-tête des encouragements pour que je fasse des parcours avec eux. Ils ignoraient que j’avais de nombreux et mystérieux griefs envers toutes sortes de sports. Ils remuaient tellement leurs têtes chevelues , les jambes, les bras, qu’ils avaient l’air d’être une compagnie de ballets en répétition. Je savais qu’ils s’agglutinaient avec d’autres coureurs vers l’église.Ils se bécotaient souvent ce qui me semblait un mauvais présage pour la longévité de leur vie de couple .
Ils passaient devant la maison blanche aux persiennes rouillées de cette ancienne chanteuse d’Opéra,Alina Galzes, venue de Toulouse, qui ouvrait ses fenêtres à onze heures du matin en chantant à pleine voix des airs de la Traviata. Toute vaporeuse dans ses châles couleurs de dragées,horriblement fardée, elle jetait des miettes de gâteaux bretons aux oiseaux du quartier du coin, notamment ceux qui, sous la petite bruine, restaient perchés sur les gouttelettes argentées qui glissent sur les gros câbles électriques.La rumeur,dans l’impasse, disait qu’elle avait rendu fou un professeur de mathématiques du lycée Pierre Loti à Paimpol.
Le ballet d’oiseaux est somptueux, réglé comme une pendulette. Tandis qu’on entend les postes de radio cracher des infos ou du bal musette, un couple de pigeons sort d’un trou sous la gouttière de la massive maison d’en face où ne loge personne depuis trois ans.Parfois trois ou quatre corbeaux s’abattaient lourdement sur le goudron de l’impasse. Leurs plumes brillaient d’un noir et bleu gras à reflets huileux ; ils sautillaient le long des poubelles qui débordent de cartons. Il y avait également des tourterelles qui roucoulaient(frustration ? tendresses,sens de la féerie matinale ? pure joie spirituelle?) juchées sur les antennes de télévision. Par grand beau temps, le soir, un vol d’étourneaux offrait son éventail diaphane , il se rétrécissait , se tordait, tourbillonnait, vrillait essaimait , choyait au ras des toits et remontait vers le grand vide , voile de points sombres sur le bleu du ciel, ce qui m’a fait penser à ces tableaux abstraits des américains après-guerre, ceux qui travaillaient en jeans et chemises à carreaux sur d’immenses toiles dans des hangars à courants d’air .
Une pie aimait à se poser sur la Lancia bleue de l’agent immobilier qui se gare à huit heures et demie.Dans son costume strict, cintré et ses chaussures jaunes pointues bien cirées , l’agent immobilier vérifie plutôt trois fois qu’une le verrouillage des portes de son véhicule avant d’enter dans un minscule bureau avec trois spots lumineux mal réglés. Il essaie de vendre des bungalows qui devraient se construire sur une zone marécageuse prés d’un grand échangeur routier. . Il tient à la main un de ces porte-documents en vrai cuir vachette comme on en voyait dans les années 5O chez les huissiers et les marchands de biens. Cet homme chauve et impeccablement rasé rajuste souvent sa cravate devant la porte vitrée de la maison voisine,celle du boucher « Monsieur Bertin » .
Parfois pendant les vacances scolaires un couple de parisiens débarque en taxi avec une montagne de bagages à roulettes et entre dans une ancienne remise à calèches, retapée-mal- en loft. Lui porte un chapeau de brousse et des chemises à carreaux style bûcheron canadien. Elle, en toute saison, garde une parka vert armée serrée par une ceinture cuir, avec une capuche bordée de fourrure. Elle marche en trébuchant comme si elle portrait des hauts talons pour la première fois. Elle rejette toujours sa lourde coiffure blonde oxygénée(style crinière de lionne) en arrière. Lui met un temps fou à trouver la bonne clé au fond d’un cabas.
Par leurs fenêtres ouvertes, je vois qu’ils vivent accroupis comme des fakirs et ne se nourrissent que de chips.Il enfile souvent des bottines mexicaines qu’il cire. Après son bol de café noir , il s’enveloppe d’un tourbillon de fumée aux formes bizarres et je perçois des odeurs de marijuana. Sa compagne se roule des cigarettes étroites qu’elle aligne sur la toile cirée du plan de travail.A voir des formes cartonnées je crois qu’elle essaie de rafistoler des sortes de marionnettes ou pantins d’Extrême Orient. Souvent elle pose un édredon sur un banc et s’endort en se tournant vers le mur. Lui la taquine parfois avec les feuilles d’un Ouest France , sans doute agacé qu’elle s’endorme à n’importe quel moment de la journée, surtout enroulée en fœtus, collée contre le mur.
J’avais lu il y a plus de quarante ans ce « Journal d’un curé » de campagne »,puis relu , avec, à chaque fois un attachement différent et remarquant des passages n des personnages, des scènes, et des registres différents.Mais toujours sidéré par la proximité de ce jeune curé malade avec tout lecteur croyant ou non. Ce sont ses difficultés, son impuissance, qui le rendent si attachant car il éprouve de la difficulté à prier, se sent mal à l’aise dans sa paroisse, dépassé par sa mission pastorale trop lourde pour lui ,et son immaturité. Bernanos lui-même avait souvent déclaré que c’était son texte préféré.
Les photos sont extraites du film de Robert Bresson
Aujourd’hui, texte relu, je reste sidéré par ce mélange de grâce, d’angoisse et de soudaine et simple odeur de la terre et de la pluie. N’étant pas un catholique je me dis que je ne suis pas le lecteur idéal , notamment pour apprécier les emprunts aux évangiles de Saint-Matthieu, aux textes de Thérèse de Lisieux pou saisir les enjeux dans le développement d’une théologie, notamment sur la place des saints, ou ce que représente l’obéissance à la hiérarchie de l’Église de son temps à laquelle le curé d’Ambricourt tient tant malgré ses révoltes et ses moments de trou noir.
Ce qui m’a le plus intéressé c’est que, depuis les bistrots de Majorque, en 1935, où il écrit ce texte ,Bernanos restitue magnifiquement le boulonnais, les plaines d’Artois,l’école du village, les cafés à odeur de genièvre, les nuits de grand vent et de grand désespoir, et bien sûr, ce qui émane de charité sur un visage, au moment le plus inattendu. .
Avant de parler directement du texte, je voudrais citer cet extrait des « Grands cimetières sous la lune » qui éclaire des pans entiers de l’œuvre de Bernanos en évoquant cette source inépuisable, son enfance. : »Qu’importe ma vie ! Je veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à l’enfant que je fus . Oui, ce que j’ai d’honneur et ce peu de courage, je le tiens de l’être aujourd’hui pour moi mystérieux qui trottait sous la pluie de septembre, à travers les pâturages ruisselants d’eau, le cœur plein de la rentrée prochaine, des préaux funèbres où l’accueillerait bientôt le noir hiver , des classes puantes, des réfectoires à la grasse haleine, des interminables grand’messes à fanfares où une petite âme harassée ne saurait rien partager avec Dieu que l’ennui- de l’enfant que je fus et qui est pour moi à présent pour moi comme un aïeul. »
Paysages sombres, mouillés, venteux, vallons encaissés, chemins détrempés , villages fouettés et hostiles , chaque habitant est planqué derrière ses rideaux , chaque être ratatiné sur ses misérables secrets mais guette et juge ce trop jeune curé. . Tout se passe comme si les villageois ressemblaient à du bétail errant, comme si un sommeil de la raison et de la foi avait saisi une paroisse ; des cœurs endurcis traversent en somnambules leur humble voyage éphémère entre l’arche ciel et terre. Bien les routes traversent des labours nus dans ce « Journal » si intime (mais aussi si anonyme et si loin des petites singularités étriquées de l’autofiction) qu’il nous entraîne presque à notre insu dans une aventure dont on sent qu’elle porte quelque chose de surnaturel dans son incandescence.
Les fonds de vallée cachent des cabanes pour braconniers, qui font aussi penser que ce jeune curé, lui aussi, sorti de son presbytère part en chasse. A sa manière il braconne les âmes . Il cherche les plus humbles et traque les plus orgueilleux, dans une sorte de ronde de nuit -sa nuit- pour les amener à Dieu, à mains nues .
Bernanos ,à partir de cette terre lourde, grasse, d’Artois,qui semble engluer les villageois dans l’indifférence,l’égoïsme, le repli, joue admirablement de cette lumière d’angoisse qui éclaire comme une aube d’hiver la paroisse « morte » que le curé d’Ambricourt est censé faire revivre. Et même si souvent l’odeur de terre du vieux pays passe entre les fentes du texte, avec une tendresse si nostalgique,il n’en reste pas moins que le roman laboure une terre d’angoisse sans cesse retournée.
Ces angoisses furent –la correspondance en témoigne- celles de Bernanos lui-même. Un certain accent de vérité ne trompe pas. Ce curé, perdu dans la blancheur de ses nuits d’insomnie , de doute, comme l’auteur, attend toujours l’aube comme une délivrance. .
Cela rend le personnage d’autant plus humain et proche du lecteur que dans bien des pages apparaît une charité vraie, une curiosité passionnée , mêlées à un courage recommencé, qui ressemble à un courage christique pour lutter contre cette double solitude : celle d’un village qui se déchristianise, et celle d’une foi qui connaît de sérieuses éclipses.
Ce qui frappe aussi c’est que, dans le dénuement d’une mission pastorale si ingrate, si difficile, dans ce village(modèle réduit d’une grande partie du monde?) le frémissement de la sensibilité n’exclut jamais la joie et l’espérance. Rappelons ce qu’écrivait Bernanos le 13 juillet 1942 à son ami Raul Fernandes : « Ah!j’ignore si la vie m’aime,mais le bon Dieu m’a fait la grâce de bien aimer la vie ,la vie que les imbéciles parcourent à toute vitesse sans prendre le temps de la regarder, la vie pleine de secrets admirables qu’elle met à la disposition de tous, et que personne ne lui demande jamais. »
Il est aussi frappant de voir à quel point ce curé d’Ambricourt –guidé par le curé de Torcy inébranlable, exemplaire- fait de la pauvreté une véritable mystique : »Lorsqu’on a connu la misère, ses mystérieuses et incommunicables joies,-les écrivains russe, par exemple, vous font pleurer. » Rappelons que Dostoïevski n’est jamais loin chez Bernanos.
Plus loin le brave et solide curé Torcy lui répète « Notre seigneur en épousant la pauvreté a tellement élevé le pauvre en dignité, qu’on ne le fera plus descendre de son piédestal(..) on l’aime encore mieux révolté que résigné, il semble déjà appartenir au royaume de Dieu, où les premiers seront les derniers(..) »
Ceux qui ont connu ou correspondu avec Bernanos disent que c’est le curé de Torcy , impénétrable sous sa rondeur bourrue, mais avec des éclairs de tendresse face au jeune prêtre anxieux, qui exprime au plus près les positions du catholique Bernanos toujours dressé contre les « marchands de phrases » et les « bricoleurs de révolution »,et les prêtres mondains qui ont oublié les pauvres pour s’asseoir à la table des riches ou qui parfument leurs discours d’un humanisme mou.. le mot de Torcy qui le résume est « faire face » et précise : » « Ça pleurniche au lieu de commander. »
De tous les personnages de ce « journal d’un curé de campagne » ce sont les jeunes femmes les plus intéressantes.et ce petit curé d’ambricourt manifeste une lucidité particulière pour sonder l’état intérieur des âmes, et malgré de multiples maladresses (notamment sa brutalité vis à vis de la Comtesse) ,malgré sa timidité ,sa gaucherie, son inexpérience, et des tourments si violemment oppressants,il possède une pénétration soudaine. La grande scène de la Comtesse, point culminant du texte , lui permet de comprendre combien cette femme s’est enfermée et paralysée elle même depuis la mort de son enfant. Et il l’a délivre ,dans une espèce d’ accouchement violent..
Le cas de Mademoiselle Chantal, la révoltée, est étonnant. La fille du comte et de la comtesse, les châtelains d’Ambricourt, voue une haine absolue à sa mère et son père pour sa liaison avec l’institutrice. Chantal débite des folies, « sans lever la voix »,dit le journal ,mais dans un moment absolument miraculeux, le petit curé arrive à faire entrer « Mademoiselle Chantal » dans le confessionnal ; il se passe alors une brève rencontre capitale , une complicité,inattendue, comme si l’orgueil blessé de la jeune fille rencontrait et se joignait à l’orgueil blessé de son confesseur. « A ce moment , il s’est passé une chose singulière. Je ne l’explique pas, je la rapporte telle qu’elle. Je suis si fatigué, si nerveux, qu’il est bien possible, après tout, que j’aie rêvé. Bref, tandis que je fixais ce trou d’ombres où , même en pleine jour il m’est difficile de reconnaître un visage, celui de Melle Chantal a commencé d’apparaître peu à, peu, par degrés. L’image se tenait là, sous mes yeux, dans une sorte d’instabilité merveilleuse, et je restais immobile comme si la moindre geste eût dû l’effacer. »
« Que voulez vous ? À partir d’un certain moment je n’invente rien, je raconte ce que je vois. Des êtres que j’ai aimés passent sur l’écran, et je ne les reconnais que longtemps après, quand ils ont cessé d’agir et de parler.. » écrit-il de Palma de Majorque en janvier 1936.
Il y a également la féminité hardie de la petite Séraphita Dumouchel( pas loin de Mouchette..) qui défie de sa jeune coquetterie le jeune prêtre ; et c’est elle dans la plus belle scène –à mon sens- du livre, qui essuie le visage du prêtre, égaré en plein champ , terrassé par la douleur de son cancer à l’estomac et qui vomit du sang sur sa soutane .Seraphita, figure trouble qui retrouve le geste biblique de cette Véronique essuyant le visage du Christ.
A propos de Séraphita, le jeune prêtre expédie un peu vite ce qu’il appelle le « problème de la luxure », mais ne cachant pas que c’est au cours du catéchisme, devant les visages des futures jeunes communiantes qu’il se sent troublé et démuni. Les scandales récents de pédophilie dans l’église catholique semblent lui donner raison.
A ceux qui ont déjà fréquenté Bernanos, on retrouvera son éloge des routes, de l‘aube, de la fausse sérénité des familles bourgeoises qui cache des turpitudes », ses combats contre les faux prêtres, plutôt ceux de la haute hiérarchie, et le goût de l‘enfance qu’il fait assumer par son prêtre maladroit , caché sous un comptoir de bistrot où viennent échouer les ivrognes de la région.
En revanche, suis resté perplexe devant ce journal qui résonne de tant d’ aveux de défaillance, de nuits affreuses » de prières vides de sens, de doutes multipliés , que l‘ensemble frôle un apitoiement . Que dire, aussi de ces rêveries autour d’un Moyen-âge qui ressemble à un livre d’images pieuses, avec cette « chevalerie chrétienne » qui oscille entre Saint-Louis sous son chêne et Jeanne au sacre de Reims ? Est-ce une nostalgie idéalisée d’ une monarchie ?
Enfin, une autre réussite du livre se trouve dans la délicatesse avec laquelle le village ,le pays, ses lumière plombées ou diaphanes jouent le rôle d’intercesseur entre les choses visibles et celles qui sont invisibles. Par exemple, dans une brèves conversation sur une place déserte du village, un vol de pigeons passe régulièrement autour des deux personnages. Ils entendent « siffler leurs ailes » et attendent le retour de ces oiseaux comme si un message de fin du monde était suggéré en filigrane par ces mots si simples : « ce sifflement pareil à celui d’une immense faux ».ou bien quand le curé découvre de sa fenêtre un monde devenu interrogation angoissée.. »Je viens de passer une grande heure à ma fenêtre, en dépit du froid.Le clair de lune fait dans la vallée une espèce d’ouate lumineuse si légère que le mouvement même de l’air l’effile en longues traînées qui montent obliquement dans le ciel, y semblent planer à une hauteur vertigineuse .Toutes proches pourtant.. Si proches que j’en vois flotter des lambeaux, à la cime des peupliers. Ô chimères ! Nous ne connaissons réellement rien de ce monde, nous ne sommes pas au monde. » Les plus belles interrogations muettes du prêtre , ses appels intimes, naissent ainsi de détails du paysage bernanosien. C’est un des miracles du récit.
C’est le critique Gaëtan Picon qui avait résumé cet art: »le surnaturel »est pour cette œuvre ce que le destin, ou l’ histoire, ou la liberté sont pour d’autre :son lieu. C’est la lumière du surnaturel que nous pressentons derrière les ombres fuligineuses du drame terrestre, et qui leur donne une surprenante grandeur. »
Véra Kundera, veuve de l’écrivain franco-tchèque Milan Kundera dont elle était indissociable de la vie et de l’œuvre, est morte, a annoncé à l’AFP samedi 14 septembre l’éditeur du romancier, Gallimard. Elle avait 89 ans.
Vera Kundera et Milan Kundera
« Antoine Gallimard et les éditions Gallimard ont la très grande peine d’annoncer ce 14 septembre 2024 le décès de Véra Kundera », a indiqué la célèbre maison d’édition française. « Formant un couple fusionnel avec son mari, elle a veillé sur lui jusqu’au dernier jour et œuvré admirablement au rayonnement de son œuvre romanesque et critique dans le monde », a-t-elle ajouté.
Selon La Voix du Nord, Véra Kundera est morte au Touquet (Pas-de-Calais). « Elle a été retrouvée sans vie, ce samedi matin, par une femme de chambre » de l’hôtel sur le front de mer où elle était en villégiature, a rapporté le quotidien régional.
En circulant il y a quelques temps dans le Bocage entre Dol et Combourg, je n’ai pas résisté à la tentation,je suis retourné au Manoir où j’avais vécu un hiver entier, seul, puis deux mois d’été avec mes deux filles. C’était il y a plus de trente ans. A l’époque Je ne me sentais pas bien à Paris , dans la salle de rédaction , mes collègues soumettaient nos lecteurs à d’épouvantables harangues moralisatrices. Mes ambitions littéraires avaient été déçues, j’accumulais les refus des maisons d’édition. Je voulais me « reprendre », et « faire le point ». J’avais loué ce Manoir de la Tourbière, avec les belles arcade de sa cour, sa grande cour nue que les pluies balayaient l’hiver. J’avais emmené ma petite Olivetti et une valise de rames de papier. Chaque matin je cherchais l’inspiration en rase campagne ,j’allais vers les marais, les terres blanches là où le regard se perd dans la baie et ses barres d’écume. Des souvenirs d’enfance assez ingrats montaient comme de grosses bulles venues d’un étang,mais qui échappaient aux mots dès que je voulais les fixer sur le papier.
Parfois le bocage sous un pâle soleil prenait quelque chose d’onirique et de précieux.Tout brillait. Les grandes plages, avec quelques corps rares de baigneurs avaient la mystérieuse attraction des cimetières qu’on agrandit. Les grands vents apportaient du sable sur la route.Je tombais parfois sur la carcasse rouillée d’une charrue ou un hangar à l’abandon. Le soleil déclinait entre des nuages trop rapides et d’immenses flaques d’eau.
Je me souviens , il faisait froid dans les pièces malgré les bûches que je jetais dans la cheminée dans une gerbe d’étincelles . Les écorces crépitaient. Aucun mouvement dans les miroirs sinon quelques lueurs mourantes vers minuit.Les yeux rouges des braises.
Je somnolais souvent un livre sur le nez,parfois une horloge tintait, des pluies crépitaient sur les hauts carreaux , des souris trottaient à l’étage supérieur. Puis le silence, ou le vent. Un bruit de moteur me faisait sursauter puis je retombais dans la torpeur de l’attente. Je feuilletais une Bible toute jaunie laissée dans une table de chevet. Je rêvais à la gloire immense et instantanée de JD Salinger. Je revenais toujours à lui et à sa famille Glass ,car il avait le secret du miracle littéraire. Puis il l’avait perdu le restant de sa vie. Je relisais Franny and Zooey , Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers et soulignais une phrase sur deux. Le miracle littéraire était là, intact, frais, neuf, sous mes yeux. Je collectionnais les revues et quotidiens qui avient écrit sur lui. J’avais découpé dans le New York Times une photo de lui:un grand type aux yeux sombres et si étrangement doux.Il portait une belle veste à chevrons et une chemise col oxford ; je scrutais son expression navrée pour y trouver le secret de son talent. Sur un autre cliché ,plus petit ,je le voyais surpris par un photographe indélicat, en train d’acheter des boites de soupe Campbell’s, dans un supermarché du New Hampshire.
Et maintenant je suis là, accoudé devant ce manoir à l’abandon , qui pue le vide, avec un panneau « A vendre » mal accroché une fenêtre du premier étage. Les lettres blanches sur fond bleu sont à demi effacées. Il y a une chaîne et un cadenas qui clôt la barrière. Quand les enfants étaient venus en été leur mère leur avait recommandé de ne pas me poser de questions sur mon activité littéraire.
Chaque soir, devant un grand bol de café , je restais allongé (style Oblomov) dans une bergère à contempler des portraits de comtes, de barons, de marquis, crème la chouannerie, tous accrochés dans la plus grande salle,celle avec une cheminée faussement Renaissance. Ils s’appelaient La Bouexiere, Saint-Carrec, Bois Andy, Hirel .Il y avait une Caroline de la Rouerie qui me faisait rêver. Ils étaient pendus dans la demi obscurité , endormis dans le silence sépulcrale de ces salles où la poussière dansait à midi. Avaient-ils au moins profité du miel de leurs vies ?
Un matin, alors que j’étais occupé à brosser les tiges encrassées de mon Olivetti , un type aux cheveux gras est arrivé par le chemin creux côté cuisine et a tapé au carreau de la porte et m’a demandé où était la maison des Richaud. J’ai répondu que je ne savais pas, je ne connaissais pas de Richaud Il est resté longtemps à me dévisager comme si je lui devais une explication.
Il m’a dit :
-C’est vous qui faites ce raffut ?
-Quel raffut ?
– On entend des cris la nuit, ça vient de chez vous. La nuit. Des cris. Sur le toit. On vous l’a dit ?
– Non .
-On entend ça depuis le hameau.
-Désolé.
J’ai ajouté :
-Après tout, il m’arrive de faire un ou deux mauvais rêves . Comme tout le monde. Et alors ?
Je redis :
-Comme tout le monde.
Puis :
-Vous avez dû entendre un choucas.
J’ai refermé le petit carreau.
Ce soir là je me suis fait des pommes cuites au four.
Dans les moments exaltation, après le déjeuner, je me disais :Tu aimes le froid océanique ,la danse des Elfes dans le brouillard matinal, cet ancien pays défendu par la chouannerie, et ces terres blanches des marais qui donnent les plus beaux poireaux. A toi les vieux bahuts bretons, la sève crue du bocage, les embruns qui crépitent sur les vitres , les grands fauteuils pour mariner dans la nostalgie, le roulis des nuages à la nuit tombante, alors maintenant :écris !
Ça s’arrêtait là.
Et puis un soir, sortant sur les toits, je me suis vraiment mis à hurler comme un loup. Les peintures qui s’écaillaient me parlaient de plus en plus fort et m’empêchaient de travailler. Je crus entendre ,plusieurs fois, au lever, les sons maigres d’un clavecin au fond du couloir.Une femme blanche avec des grands voiles approchait de mon lit avec un air canaille.
Enfin tout ça s’est mal fini. On m’a emmené une clinique de la banlieue de Rennes . Les feuilles de mon œuvre voletaient désormais sur les champs ou le long de la voie ferrée.
Et maintenant je suis là, appuyé sur la barrière.Trente ans ont passé. Mes deux filles ont grandi ce sont deux belles femmes élégantes qui visitent Le Louvre ou le Musée d’Orsay et m’offrent un thé au jasmin en me parlant de Turner ou de Chardin. Tandis qu’elle dissertent sur le décloisonnement de la représentation dans la peinture de Pierre de Cortone, je me souviens d’un aprés-midi de panique autour du manoir. Alice et Aude avaient disparu. Ma femme, des voisins, même moi, on avait appelé, cherché le long des haies, sur la grand route, vers la sapinière .On craignait qu’ elles soient tombées dans la tranchée de la voie ferrée. Heureusement, on les avait retrouvées dans un appentis de la ferme voisine , en train de jouer à la dînette et parlant aux lapins. Rue de la faisanderie, pas loin d’Orsay, je buvais un thé froid et voyais deux petites filles en jupe plissées et sociqettes blanches en train de glisser de l’herbe aux lapins à travers les trois d’un grillage .Je ne m’habituais pas à être face à deux élégantes habillées cardigan feuilles mortes qui parlaient du hasard et du désordre dans la peinture de Jackson Pollock. Oui, le monde a pris une drôle de courbure. Certains soirs, je vérifie mes papiers d’identité.
Maintenant , il reste la cour vide, la galerie envahie par les orties.Tout semble dormir. Tout est faux , trompe-l’œil.
Je regarde ces champs nus , la ligne noire de la sapinière , des champs nus. Tout a disparu, tout est ailleurs.Mais où ? Je reprends la voiture, miroitement pâle de l’ étang de Beaufort,vieil ami, là où, vers les roseaux, je voyais jadis courir les cornettes des religieuses qui ressemblaient à des papillons.
Je tourne vers Bonnemain et Lanhélin, direction Combourg. Derrière le pare- brise une éclaircie,les champs brillent après la pluie, la radio parle de la Bande de Gaza,d’un changement de gouvernement, la route s’élargit ,plus noire , plus large, plus neuve.
C’est curieux comme on peut descendre en soi, bien bas, en s’accoudant sur une barrière devant un vieux manoir. J’approche de Combourg. Zig-zags et cris d’hirondelles au dessus des toits, des pavillons neufs sont alignés , puis une cour d’école et son poteau de basket,la Poste, un carrefour,le tabac est fermé.
L’œuvre de Cesare Pavese fut souvent lue et interprétée dans l’ombre de son suicide, ce qui est se tromper sur une grande partie de son oeuvre lumineuse et sensuelle. Précisons qu’il avala des cachets le 27 août 1950, à 42 ans, dans une chambre de l’hôtel Roma, place Carlo Felice, à Turin sa ville tant aimée . Il laissa sur sa table de chevet un mot : « Je pardonne à tout le monde et à tout le monde, je demande pardon. Ça va ? Ne faites pas trop de commérages. »
Il avait reçu la plus haute récompense littéraire italienne le Prix Strega, 4 mois auparavant. L’écrivain Italo Calvino, que Pavese avait découvert et soutenu dès ses premiers textes a dit quelque chose de capital sur Pavese : « Tous les romans de Pavese tournent autour d’un thème caché, autour d’une chose non dite qui est la chose qu’il veut vraiment dire et qui ne peut être dite qu’en la taisant. » Puis : »En général dans les récits de Pavese, apprendre cela signifie apprendre aussi et surtout comment on souffre, comme on se comporte face aux blessures qu’on reçoit.Et ceux qui n’ont pas appris succombent. » De son côté, Natalia Ginzburg qui a longtemps travaillé à ses côtés aux éditions Einaudi se souvient : « Il était, parfois, très triste. Mais nous avons cru, pendant longtemps, qu’il aurait guéri de cette tristesse au moment où il aurait pris la décision de devenir adulte, parce que sa tristesse nous semblait celle d’un jeune homme, la mélancolie voluptueuse du jeune homme qui n’a pas touché terre et qui se meut dans le monde des rêves arides et solitaires. »
Lui-même insistait sur une sorte de silence fondateur qui présidait à son œuvre et en même temps ,plus sa vie privée était indécise, malheureuse, chaotique, semée d’échecs, plus se marquait une aspiration à une perfection littéraire qu’il s’assignait sans pouvoir l’atteindre, produisant un inévitable sentiment d’échec. « Le silence, c’est là notre seule force », écrivait-il dans un de ses premiers poèmes.Son journal intime « Le métier de vivre » enregistre avec précision toute la sismographie des tensions entre vie et œuvre.
Pour le comprendre on peut aussi ouvrir « Le bel été » ,commencé en 1940 et publié en 1949.Il rassemble trois de ses meilleurs textes . Outre ce « bel été »,il faut lire « le diable sur les collines » et « entre femmes seules » qui fut adapté par le cinéaste Antonioni. On découvre alors un panorama assez juste des thématiques et du ton si particulier , murmuré incisif. « Le bel été » évoque des fêtes, de virées nocturnes dans Turin , sorties de groupe dans des cafés , promenades en barque le long du Pô, ou tournée des bals dans les bourgades ,parmi ces collines où il est né et dont il n’a jamais pu se détacher . L’ amitié entre garçons est un des sujets du texte « Le diable sur les collines » . Dans « entre femmes seules » ce sont les llirts , disputes, conquêtes et séparations , qui forment la trame .dans « Le bel été » ce sont les souvenirs des soirées dans les bistrots enfumés de Turin, nuits blanches, bals de campagne, virées des jeunes gens et jeunes filles en rase campagne dans les vignobles. La subtilité des analyses, les relations triangulaires sentimentales ,les bavardages narquois et piégés, (qu’on retrouvera magnifiquement dans « La plage ») ne se limitent pas à de la psychologie traditionnelle, mais la prose, les dialogues soignés captent le chant secret nostalgique qui a bercé cette génération qui découvrit l’amour au moment du fascisme .
Pavese a une obsession. Il se demande où est l’unité d’une vie, comment se fabrique une personnalité, une maturité(d’où son obsession de vouloir se marier et fonder une famille) alors qu’il n’y a que solitude intéieure, doutes des instants précaires ,des signaux contradictoires.Ce professeur qui traduisit beaucoup les auteurs américains et notamment Herman Melville,nourri aussi de l’Antiquité, est obsédé par des images mythiques centrales, archaïques, assez virgiliennes. L’ unité perdue , le cycle des saisons,comme un Éternel Retour, les Dieux absents traversent son œuvre.
Mais le grand sujet reste les femmes : les jeunes filles, les amoureuses ,les timides, les délurées, les conquérantes, les maternelles, les coquettes, les intellectuelles, les paysannes, qu’elles soient ouvrières ou grandes bourgeoises ,Pavese les observe en suggérant les débats intérieurs sous jacents. Le jeu des attractions sentimentales, des affinités, est mené avec virtuosité dans toutes leurs nuances. Les dialogues de Pavese sont tissés de ces fausses banalités qui cachent le courant souterrain des pensées et des émotions. Il faut avoir l’ouïe fine pour percevoir cet art de la sous-conversation qui culmine dans « La plage »avec ses papotages sur le sable. Pas mal de lecteurs sont passés à côté de cet art de l’infime, de la nuance fuyante, des drames dissimulés sous un blague de rien, du flux de conscience dans ce qu’il y a d’insaisissable, ce brouillard étonnant des paroles ordinaires pour masquer l’essentiel. Pavese annonce déjà les tropismes de Nathalie Sarraute . Ce qui affleure entre les garçons et les filles, ce qui glisse sous la surface des bavardages , ce heurt des émotions, ces fractures et fêlures entre les sexes, ces incompréhensions qui grandissent entre les êtres, Pavese en est le maître. Les déambulations bruyantes et alcoolisées dans Turin rappellent parfois les distractions vides des copains qui, dans la maturité restent d’incorrigibles adolescents, ces « Vitelloni » de Fellini.
En même temps il sait mieux que personne faire savourer les douceurs des nuits d’été sous les treilles, les touffeurs tièdes des collines tant aimées, ces « Langhe » où il est né et aussi les musiques de la jeunesse qui s’enfuit .Il interroge le « silence du monde ».Littérature d’écoute ou d’un ressenti qui s’abandonne parfois à des visions érotiques craquantes de luminosité,d’eau et d’azur.
L’époque mussolinienne ,et la chasse aux intellectuels se retrouvent dans « La prison » et « La maison dans les collines » qui composent le recueil « Avant que le coq chante » .
« La prison » fut écrit entre 1938 et 1939 mais ne fut publié qu’en 1948 après l’effondrement du régime fasciste. Pavese raconte son séjour de huit mois à Brancaleone en Calabre où il fut assigné à résidence par le gouvernement fasciste. Il vit surveillé dans une humble cabane face à la mer grise. Image de l’ennui, de la monotonie d’un rivage plat et d ‘une existence artificielle. La encore la solitude subie devient passionnante grâce à deux présences féminines, Elena , la femme de ménage , humble, fidèle, attentive , pudique , et Concia la femme sauvage qui se donne aux hommes.
Sans cesse revient l’image de la fenêtre ouverte sur la mer. Pavese écrit : « Là-bas il y avait la mer. Une mer lointaine et délavée qui, aujourd’hui encore, s’ouvre derrière toutes mes mélancolies. C’est là que finissait toute terre, sur des plages désolées et basses, dans une immensité vague. Il y avait des jours où, assis sur le gravier, je fixais de gros nuages accumulés à l’horizon sur la mer, avec un sentiment d’appréhension. J’aurais voulu que tout soit vide derrière ce précipice humain. » La réflexion sur la séquestration, le « confino » devient une auto-analyse d’où il émane une poétique de la pauvreté intérieure et une reccehr d’ascétisme. Toutes les lettres de cette époque sont à lire. Pavese se souvient d’ une lettre de Léopardi :»Je connais un homme qu’un simple œil-de-bœuf ouvert sur le ciel vide, en haut d’un escalier, met dans un état de grâce » .
A propos de ce texte rappelons que Pavese fut arrêté le 15 mai 1935 dans une rafle frappant le mouvement « Giustizià et Libertà ».Il est emprisonné pour ses fonctions de directeur par intérim de la revue « Cultura » et pour détention de correspondance clandestine. Il a alors 27 ans et ne s’est jamais signalé par une opposition franche au régime. Pendant son assignation ,Pavese se baigne, lit les tragiques grecs, des polars, se fait la cuisine, donne quelques cours aux enfants de Brancaleone, et corrige son recueil de poèmes « Travailler fatigue » qui selon lui était « susceptible de sauver une génération » . Les poèmes n’ont rien sauvé du tout ,ils ont surtout été soumis au contrôle du Bureau de la censure de la Préfecture de Florence, et amputés de 4 poèmes. Publiés, ils tombent dans une relative indifférence .
Voilà comment, sous les traits de Stefano, se décrit Pavese confiné et surveillé : « Elena ne parlait pas beaucoup mais elle regardait Stefano en s’efforçant de lui sourire avec des alanguissements que son âge rendait maternels. Stefano aurait voulu qu’elle vint le matin et qu’elle entrât dans le lit comme une épouse, mais qu’ensuite elle partit comme un rêve qui n’exige ni mots ni compromissions. Les petits atermoiements d’Elena, l’hésitation de ses paroles, sa simple présence lui inspiraient un malaise coupable. Des propos laconiques s’échangeaient dans la chambre fermée.(..) des minutes savourées avec Elena ,il lui restait une fatigue oublieuse, repue, presque une stagnation de son sang. Comme si, dans les ténèbres, tout s’était passé en rêve. mais il lui en voulait de l’avoir priée, de lui avoir parlé de lui avoir révélé, ne fût-ce que par feinte quelque chose de sincère et de tendre. Il sentit sa lâcheté et sourit : »je suis un sauvage. »
Ce qui est étonnant dans ce récit « La prison », c’est la beauté harmonieuse et l’enchevêtrement des durées, les subjectives et les objectives. Les vertiges, les ruminations, les méditations solitaires, toutes ces harmoniques du temps intérieur face à la mer vide et à ce village au fil des saisons.. Pavese collectionne les instants : la fenêtre face à la mer, les cuvettes des collines, les rives caillouteuses, les sentiers déserts qui portent à l’exaltation, Il y a aussi une attention minutieuses aux rites : repas, passages du plein soleil à l’ombre, de la grosse chaleur à la fraîcheur des soirées devant les vagues.il analyse ses phases de l’exaltation au découragement, avec quelque chose étrangement aride et honnête dans l’exacte enregisrtements de ses humeurs. Déjà on constate que le sexe est à la fois espérance folle, désolation, vertige, exaspération ,obsession , consolation. C’est dans la séquestration que cet écorché ,vivant au plus secret de lui même, devient un grand écrivain.
Depuis sa mort, pas mal de critiques et journalistes se sont intéressés de prés à son parcours politique*.
Il est est déconcertant .
On sait qu’entre 1935 et 1936, il a passé moins d’un an en résidence surveillée. En Juillet 1943, quand Mussolini est déposé par le conseil fasciste puis libéré par un commando SS en Août, et que s’instaure la républie de Salo Pavese affirme son indépendance : alors que la maison d’édition Einaudi où il travaille est occupée de politique, Pavese se tient à l’écart de toute engagement. »Cependant,malgré des bombardements sur Turin, il continue son travail d’éditeur,opiniâtrement et courageusement. Quand le 8 septembre, Turin est une ville occupée par les soldats allemands , alors que ses proches collègues rallient les combats des P dans les collines qu’il aime tant , Pavese se réfugie chez sa sœur à Serralunga di Crea puis en décembre, il prend un faux nom , se cache chez les Pères du Collège Trevisani de Casale. Période controversée , Pavese traverse une crise religieuse. Il subit un choc en apprenant l’arrestation de ses amis du Parti d’Action .La mort de son ami Leone Ginzburg dans la prison Regina Coeli à Rome le bouleverse . Le 25 avril 1945, il sort de son refuge à Casale et se mêle avec la foule libérée.Il porte un œillet rouge sur sa veste pour manifester son attachement au mouvement communiste et rentre à Turin . En mai, il publie un article dans le grand journal communiste « L’Unità ».C’est aussi dans ce journal officiel du communisme, italien qu’il consacre un grand article au « Sentier des nids d’araignée », d’Italo Calvino.Il écrit : »Le plus beau récit que nous ayons pu avoir sur l’expérience des partisans. » Cet article, devenu célèbre, consacra aussi l’amitié de Calvino et de Pavese. A cette époque,Pavese cherche une synthèse entre catholicisme et communisme. Il se consacre, en qualité d’éditeur, à publier des collections d’études religieuses et humanistes Au même moment ,il écrit « Le camarade », roman qui affiche son adhésion au communisme, cependant la direction du Parti le garde en suspicion car ne comprend pas que d’un côté il publie un récit dans la ligne du Parti, et de l’autre publie chez Einaudi des divagations mythologiques, ces « Dialogues avec Leuco ».
Quand il publie en 1949, « La maison dans les collines » , ses détracteurs se déchaînent.Il a osé mettre en scène des membres de la république de Salo sans les condamner explicitement . C’est en même temps dans cette année 49 , en Avril, qu’il signe une lettre ouverte des intellectuels au ministre de l’Intérieur pour défendre les libertés fondamentales. Jusqu’à sa mort, les Communistes lui reprocheront de ne pas attaquer frontalement la bourgeoisie et de collaborer à la revue « Cultura e realtà » qui se propose de changer la nature même du marxisme.
Un jour de septembre de cette année là, Fabrizio Onofri lui demande d’éclaircir ses rapports avec le PC et d’analyser les politiques culturelles régionales. En fait le PCI s’agace devant une œuvre qui devient de plus en plus célèbre et qui manque singulièrement de clarté dans la critique de la bourgeoisie.
Pavese dans une lettre du 2 Août 1943 avait écrit à Fernanda Pivano : « Je ne suis pas un politique et je n’ai rien à gagner avec la politique. «
En 1990 la publication du » Carnet secret », jette un trouble encore plus grand sur la pensée politique de Pavese. C’est un ensemble de notes prises entre juillet et décembre 1943 . entre des considerations purement littéraires, il exprime sa lassitude à l’égard de l’antifascisme, tient des propos où il ne cache pas son admiration pour l’Allemagne ,fait un éloge de la guerre et une défense du programme fasciste de Vérone du 15 novembre 1943. .Il semblerait que ces pages étaient été ôtées du « Métier de vivre » par Pavese lui-même. Pourquoi les a-t-il conservées ? La maison Einaudi a soutenu que ce n’était pas les opinions de Pavese qui s’exprimaient dans ce carnet mais un personnage de fiction resté fidèle au régime fasciste. La question reste ouverte.
Ce qui est assuré, c’est que pour suivre la météorologie de la sensibilité complète de Pavese, opinions, sensations, travaux littéraires, amours, obsessions, « Le métier de vivre », reste le meilleur document. Une première mouture a été publiée en 1952. Tenu du 6 octobre 1936 jusqu’au 18 août 1950, on y découvre l ‘écrivain dans toute sa sa sincérité,sa nudité, ses hésitations, son masochisme, mais aussi son sens aussi du soleil, deds baignades, des cafés, , des discussions au fond des bistrots de Turin, ses dragues, cet inépuisable retour à son enfance, son goût des nuits blanches, des virées d’étudiant et d’étudiantes, en bagnole, son goût des fêtes de villages, des guinguettes, son attuirance vers les corps des femmes, tout en virant soudain à l’ homme seul qu’un rien rend cafardeux,brutal, injuste, à la parole blessante .Soudain il se sent vieux et rejeté en pleine jeunesse.Journal et autoportrait complet d’un écorché vif. Il ne cache rien de sa sécheresse naturelle, de sa sensualité . Misanthropie, humeurs déconcertantes , ruminations littéraire de forcené, instabilité caractérielle, maussaderies obsessionnelles, une lancinante quête des origines au milieu de ces collines en forme de sein maternel.Il interroge sans fin la mythologie grecque, la philologie, le christianisme, la logique des rêves.C’est un homme qui attend une révélation ; c’est peut-être pour cela que dans ses récits, souvent, un homme attend l’ Aube comme une délivrance.
Dans ses meilleurs récits, il saisit dans une seule coulée, des instants qui appartiennent aux vignes, à la terre chaude, aux arcades de Turin, aux femmes , à la lisière d’un mystère. Et en même temps, soudain il se détache de tout et fait un écart.. Entre les lignes de ses lettres ,il se débat dans le vide.Sa vie prend en vieillissant la couleur de l’eau, c ‘est à dire plus de couleur . Un vertige. Détails minutieux de l’égo, questionnements épuisants sur les problèmes de Forme pour cacher autre chose .
Dés 1946, il avait précisé son rapport avec les intellectuels avec la politique :»Chaque soir,une fois le bureau fini,une fois le restaurant fini, une fois les amis partis- revient la joie féroce,le rafraîchissement d’être seul.C’est l’unique vrai bonheur quotidien. » (25 avril 1946)
Le 16 août ,onze jours avant de se suicider il écrit :
Mon rôle public, je l’ai accompli-j’ai fait ce que je pouvais.J’ai travaillé, j’ai donné de la poésie aux hommes, j’ai partagé les peines de beaucoup. « « 17 août : Les suicides sont des homicides timides.Masochisme au lieu de sadisme. »
* A propos du parcours politique, de l’écrivain j’ai trouvé mes sources dans le Quarto Gallimard, « Pavese » Oeuvres, edition établie et présentée par Martin Rueff, dont le travail est particulièrement remarquable. Je conseille cette édition. De plus l’iconographie,l’introduction et la biographie sont exemplaires.
Citons les premières lignes du « Bel été » , ce un début si magistral est particulièrement significatif de cet art pavesien vibrant : »A cette époque-là, c’était toujours fête. Il suffisait de sortir et de traverser la rue pour devenir comme folles, et tout était si beau, spécialement la nuit que, lorsqu’on rentrait mortes de fatigue, on espérait encore que quelque chose allait se passer, qu’un incendie allait éclater, qu’un enfant allait naître dans la maison ou ,même, que le jour allait devenir soudain et que tout le monde sortirait dans la rue et que l’on pourrait marcher, marcher jusqu’aux champs et jusque dans l’autre côté des collines. »