Dans les années 80 je louais une maison grise dans la baie de Paimpol. C’était un ancien café dont la terrasse dominait l’eau. Une bande caillouteuse et algueuse s’étendait sur la droite et une jetée sur la gauche. Un sentier bordé de hautes herbes s’achevait dans les broussailles, et rejoignait une bande d’un sable fin et blanc cerné de trois rochers. Dans cette crique y pourrissait une barque qui ressemblait à un cage thoracique goudronneuse , défoncée et mangée de sel. J ‘avais l’habitude de lire le journal chaque matin dans cet abri rocheux . C’est là qu’en début de matinée je vis approcher une grande femme bien proprotionnée, dans une robe rouge longue , chevelure brune déployée; elle marchait avec précaution le long du sentier après avoir ôté ses sandalettes. Elle s’installa prés du rocher couvert par endroits d’un lichen vieil or , d’un cabas en paille tressée elle sortit une serviette de plage , une crème solaire et une bouteille thermos . Elle ôta ses lunettes de soleil papillon qu’elle replia avec soin en soufflant dessus ,les glissa dans un étui , déposa le tout sur un galet et glissa sa robe pardessus la tête. Elle portait un maillot de bain d’un rose caoutchouteux bizarre et posa le chewing-gum qu’elle mâchait sur le galet,prés de l’étui à lunettes. Elle huma l’air, regarda brièvement de mon côté, enduisit de crème solaire uniquement les ailes de son nez,puis l’arrondi de ses épaules. Enfin elle se redressa, glissa un doigt entre son maillot et ses cuisses comme si elle voulait cacher des poils pubiens . Elle approcha de l’eau calme qui chuintait,pénétra en écartant les bras, et glissa avec souplesse dans des étincelles de lumière que ses battements de pieds bousculèrent. Elle sembla s’évanouir dans les frissons argentés de l’eau ; il ne resta plus qu’un persistant tourbillon de bulles et d écume là où ses talons disparurent.Son corps s’était dispersé dans un monde aquatique sauvage vers un horizon étincelant et miroitant de vide.
Deux voiles enfin passèrent au loin sur fond de la ligne de terre avec ses rares villas. La baie gardait l’éclat un peu sombre de ces jours les plus beaux de Juin que je regrettais comme si le reste de l’été ne pouvait être qu’une pâle copie d’une Saint-jean qui s’achève en dévorant l’énergie de la jeunesse en bals et en virées pétaradantes. Maladive sensation d’un automne approchant,avec le jaune feuillu des villas redevenues désertes et du vent poussant le sable le long des portières de garage. Passages de mouettes, nageuse disparue, intensité chimique lente du lichen croûteux que porte le rocher de gauche.Je refermai mon jouurnal et attendis. Les étés précédents ont-ils existé ?
Suave et inquiétant cloaque de cette crique déserte.Le soleil chauffait mes pieds dans le sable .J’attendis.
La nageuse revint à travers trop de soleil après un long moment de complet silence, elle resta dans l’eau à mi corps, s’ébroua et secoua ses mains dans une animale simplicité qui me sidéra. La présence obscure d’une vague molle montant à son ventre fit naître une seule et unique pensée anxieuse:qu’est-ce qui dans sa chair plantureuse et vierge , éveille en moi , un mystérieux présage,celui de ma finitude sur terre ? L’offrande de cette chair féminine au soleil, n’ouvrait que sur un monde immuable, secret, de sable, de vent, de clarté vide , d’attente, de particules de vie en germination , processus qui n’arrête jamais et sur lequel la belle nageuse s’appuyait et se confiait , sans qu’il y ait le moindre partage possible. Les ombres, les vagues, les courants, le bruit éphémère d’une voiture qui s’éloigne sur la route ,assez loin, et cette femme coupée en deux par une eau noire, à demi engloutie, le visage renversé extatique, tandis qu’elle lissait ses cheveux , devint une source étrange de réflexion.
Plus tard elle s’étendit avec une nonchalance étudiée sur la serviette de plage aux ramages vert olive compliqués. Sa voluptueuse manière secouer sa chevelure, de croiser les bras sur ses genoux pour y poser sa tête et de fermer les yeux, sonna pour moi comme une définitive espérance éteinte . Le monde, dans son désordre , son chaos, sans commencement ni fin, neuf et vierge, avec ses mouettes, ses morceaux de bois flotté,ses galets, son sable farineux et brûlant, ne dispensait pas les mêmes grâces que celles que j’avais éprouvées avant la présence de cette baigneuse. Un venin s’était glissé quelque part. La pure beauté animale, béante, radieuse, d’une femme lovée sur elle même, « dans l’amitié de ses genoux » comme on dit, en train d’écouter les gouttes d’eau sécher sur ses épaules, enfermée dans une torpeur naissante , fit naitre et croître en moi un trouble insistant ; je restai sur le bord du monde, sans décence aucune, en trop, ne sachant pas choisir entre une idée d’extase ou de crime.
Dans l’énorme maelstrom verbal de Faulkner, dans ses mélodrames paysans, dans ses chroniques de sa terre natale sudiste devenue grâce à sa machine à écrire, l’ imaginaire comté de Yoknapatapha, je préfère, un îlot particulier,une œuvre à part, le bref roman « Pylône ».C’est mon refuge.
C’est là que Faulkner révèle à nu ses rapports brutaux avec l’alcool, la sexualité, et son dégoût de la civilisation « moderne » uniquement fondée sur l’argent,la standardisation, l’industrie et l’exploitation des masses. Dans une société en train de perdre sa dignité,(le Sud de Faulkner a été envahi par les «Carpetbaggers », escrocs du Nord) il reste quelques hommes épris de liberté, des insoumis, ce sont des anciens pilotes rescapés de la guerre 14-18 que le retour à la paix laisse démunis. Roger Shuman est l’un d’eux. Il pilote un vieux zinc déglingué ,rafistolé, pour participer, à des meetings aériens, « l’été au canada,l’hiver au Mexique » .. Il est réduit à l’ état de saltimbanque ,accompagné de Jack Holmes,le parachutiste , de Laverne,la femme sexy qui couche sans doute avec les deux .Le trio d’acrobates traîne un enfant dont la paternité n’est pas sûre. Ils dorment sous l’aile de l’avion quand il pleut trop fort …
Les pilotes de la guerre 14-18 dont Faulkner aurait voulu faire partie
Cet improbable ménage à trois est accompagné du mécano, Jiggs, qui passe son temps à démonter des soupapes, couché sous le moteur d’un avion qui risque de lâcher à tout moment. .Ces cinq là débarquent à la Nouvelle Orleans pour l’ inauguration d’un nouvel aéroport, en quête de primes et de prix aux montants dérisoires. Apparaît alors un personnage-clé , l’humble journaliste « des chiens écrasés » ,toujours humilié par son rédacteur en chef,qui lui crie dessus comme s’il était une mule. Ce reporter paumé, étique , délabré « immense, indistinct « ,le chapeau de guingois dont Faulkner précise : »cet être humain qui semblait n’avoir jamais eu ni père ni mère, qui ne serait jamais vieux et qui n’avait jamais été enfant » est immédiatement hypnotisé par la liberté sexuelle du groupe.C’ est un des plus beaux personnages de Faulkner.On croit retrouver les désarrois du jeune Faulkner qui fut si souvent humilié par des rédacteurs en chef qui refusaient ses nouvelles ou lui versait des sommes dérisoires pour les publier. Et voici ce que l’auteur pense de la Presse :« …Fragile rouleau d’encre et de papier, assertif et déclamatoire ; profondément et irrévocablement futiles..produit éphémère de quarante tonnes de machines et de la burlesque illusion d’une nation entière. » oui, « la burlesque illusion d’une nation entière »..Voici comment Faulkner définit la presse américaine page 127 de l’édition de poche.
Le journaliste donc ,pour faire un article , suit la petite troupe dans les hangars, au milieu des clés anglaises et des pièces de moteur puis les invite à dormir chez lui, comprenant leur manque d’argent. Il envie cette troupe ambulante, ces forains en combinaisons graisseuses.Leur mépris des conventions, leur vitalité insolente face aux puissances de l’argent,leur intrépidité dans leurs acrobaties aériennes, leur indifférence face aux combines sordides des notables du coin hypnotisent le journaliste. Il touche de prés une humanité vraie.Non seulement il les héberge mais leur fournit un cruchon d’ absinthe de contrebande , et lui même s’alcoolise sérieusement et convoite la belle blonde .Il comprend que ces casse-cou ne sont pas des humains modèle courant , il veut percer leur mystère pour enfin pénétrer dans cette épaisseur de la vraie vie qui appartient à ce domaine de verité qui n’intéresse pas une seconde la rédaction qui l’emploie..On comprend que ce n’est pas un banal article qu’il va ecrire,mais sans doute cxe livre qu’on tient entre les mains. Le reporter a enfin trouvé ce quelque chose après lequel il a couru » toute sa garce de vie « ce quelque chose qui « valût la peine d’être raconté ».En clair, il est en train de devenir écrivain. Et là, on se souvient de la définition de Faulkner :Ecrire, c’est comme craquer une allumette au cœur de la nuit en plein milieu d’un bois. Ce que vous comprenez alors, c’est combien il y a d’obscurité partout. La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mieux mesurer l’épaisseur de l’ombre. ».
Sous l’ apparence d’ une virée d’alcooliques et d’un journaliste « ramasseur d’ordures » , ce roman où les personnages titubent, se heurtent les uns les autres, risquent la mort devant une foule de voyeurs, Faulkner nous révèle ses désillusions,et plus largement , la chute de la culture sudiste, le drame des etats vaincus ,touchés à mort, devant le rouleau compresseur de l’industrialisation. Les acrobates en bi-plan sont emblématiques d’une « génération perdue ». Ils rêvaient d’être des héros patriotes au-dessus des champs de bataille de la Somme, ils deviennent des aviateurs de cirque.
C’est aussi dans » Pylône » que William Faulkner décrit fastueusement la Nouvelle-Orleans pendant le carnaval. Rues bloquées, foules en train de se saouler nuit et jour, fanfares, bordels, rixes, bars miteux,poivrots,servantes noirs agressées sexuellement, le tout forme un miroitement visuel, halluciné , un tourbillon ,un vertige à la fois lumineux et enténébré. Le sexe, la frénésie, l’angoisse, la fraternité,les orgueils désesperés,la proximité avec la mort, les relations humaine se disloquent, comme les vieux coucous qui décollent du terrain d’aviation . Le roman nous « défamiliarise » le monde. Il lui restitue une étrangeté radicale.On sort étourdi et sidéré,comme si Faulkner lui même nous avait confié ses obsessions au fond d’un bar.
Jamais, selon moi, Faulkner n’avait été aussi original dans un mélange de dérision, de grotesque, et de compassion.Cette compassion qu’il manifeste pour des personnages isolés, vaillants, anachroniques, dans un monde gangrené où l’homme n’est plus qu’un loup pour l’homme, dans un monde industriel qui multiplie les ghettos.
Faulkner travaille sa prose , la tord, la malaxe en gerbes d’images non pas pour épater mais pour exprimer la tragédie qu’il ressent en observant son Mississippi changer. Et ses obsessions sexuelles se condensent en rafales d’images . On n’oublie pas cette femme qui saute en parachute et arrive, au sol, nue dans ses sangles. »Elle était arrivée au sol avec sa robe, que le vent avait déchirée ou libérée des courroies du parachute, remontée jusqu’aux aisselles, et elle avait été traînée le long du terrain jusqu’à ce qu’elle fut rejointe par une foule hurlante d’hommes et de jeunes gens, au centre de laquelle elle était maintenant étendue à terre, vêtue seulement des pieds à la ceinture, de boue, des courroies du parachute et de ses bas. »
Il ne faut pas se cacher : Faulkner décrit le syndrome sudiste blanc, ces planteurs dépossédés par le Nord qui installe ses entreprises, ses banques, ses Snopes, ces intrus qui rachètent les domaines de la vieille aristorcatie . Faulkner écrit pour faire tourner les aiguilles de sa montre à l’envers : l’aristocratie revient, et il l’a magnifie dans son oeuvre en décrivant une sorte de retour perpetuel du passé,comme une malédiction dont il ne peut se défaire. L’héritage sudiste familial il en est le dernier dépositaire et archiviste . C’est un réflexe de caste, c’est tout à fait évident. Faulkner reste un gentilhomme sudiste.Moraliste lucide au bord du désespoir face au monde moderne liberal et démocratique
Enfin, notons qu’il met en scène son alcoolisme sans fioritures. On titube, on vomit, on dort tout habillé, on devient un fantôme en enfer. Ce vertige alcoolique qui imprègne les pages et donne au récit l’image d’un immense miroir bombé a été la tourment de Faulkner. Il a connu plusieurs désintoxications alcooliques, la dernière lui étant fatale puisqu’il est mort « dans une maison de repos délabrée » à quelques miles d’Oxford Mississippi où il demeurait.
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Dorothy Malone et Rock Hudson dans « la Ronde de l’aube »
Douglas Sirk a tourné un film adapté du roman , titré en français « la ronde de l’aube ».Avec Rock Hudson,fiévreux, Robert Stack aux yeux fixes qui semblent voir au loin sa propre mort et surtout Dorothy Malone,blonde affolante, qui accepte tout par amour.C’est un assez bon film qui se laisse voir bien qu’il ne reflète pas le caractère cinglant, navré et désespéré, du roman. Les noirs du film, les ombres énormes , ne sont pas assez noirs , le Temps n’est pas asses déglingué, les sales personnages ne sont pas assez louches, et le Désir Erotique qui fait vibrer certains passages -avec l’industrie d’Hollywood- reste une sucrerie.
Un extrait de « Pylone »
« Les deux [avions] qui tenaient la tête amorcèrent leur virage en même temps, côte à côte, leur grondement sourd augmentant et diminuant comme s’ils l’aspiraient dans le ciel au lieu de le produire. Le reporter avait encore la bouche ouverte ; il s’en aperçut au picotement nerveux de sa mâchoire endolorie. Plus tard, il devait se rappeler avoir vu le cornet de glace s’écraser dans sa main et dégouliner entre ses doigts tandis qu’il faisait glisser à terre le petit garçon et le prenait par la main. Mais ce n’était pas encore maintenant. Maintenant les deux avions côte à côte, Shumann en-dehors et au-dessus, contournaient le pylône comme s’ils étaient liés, lorsque soudain le reporter vit quelque chose comme un léger éparpillement de papier brûlé ou de plumes flottant dans l’air au-dessus du sommet du pylône. Il regardait, la bouche toujours ouverte, quand une voix quelque part fit « Ahhh ! » et il vit Shumann bondir à ce moment presque à la verticale, puis une pleine corbeille à papier de légers débris s’échapper de l’avion.
Un peu plus tard, les gens racontaient sur la piste qu’il avait utilisé le peu de contrôle qui lui restait, avant que le fuselage ne se brisât, pour s’éloigner par une montée en chandelle des deux avions qui se trouvaient derrière lui, tandis qu’il regardait au-dessous de lui le terrain bondé de spectateurs, puis le lac désert, et choisissait, avant que le gouvernail de profondeur ne fût devenu complètement fou. Mais la plupart étaient fort occupés à raconter comment sa femme avait supporté la chose : elle n’avait pas crié, ne s’était pas évanouie – elle était tout près du micro, assez près pour qu’il eût pu capter le cri – mais elle était simplement restée là, debout, regardant le fuselage se casser en deux en disant : « Oh ! maudit Roger ! maudit ! maudit ! » puis, se retournant, elle avait empoigné la main du petit garçon et couru vers la digue, l’enfant agitant vainement ses petites jambes entre elle et le reporter qui, tenant l’autre main de l’enfant, courait de son galop dégingandé avec un léger bruit, comme un épouvantail dans une tempête, après le fantôme étincelant et pur de l’amour. Peut-être fut-ce le poids supplémentaire qui fit que, toujours courant, elle se retourna et lui lança un simple regard, glacial, terrible, en criant : « Que le diable vous emporte ! Foutez-moi le camp ! » ..
Publié par les soins de Léonard Woolf ,son mari, en 1953, soit 12 ans, après le suicide de Virginia , ce « Journal d’un écrivain »,malgré ses coupes, est un document capital.
Je l’ai lu en 10/18 dans une traduction assez ancienne de Germaine Beaumont.Il paraît que la nouvelle traduction est supérieure . Cependant, lu d’une traite avec un infini plaisir, ce « Journal » permet de mieux comprendre les enjeux, les buts, les soucis ,les batailles de l’écrivaine (j’ai du mal avec ce mot..) avec les mots et ses personnages, car nous sommes dans son atelier, et nous voyons son processus de création de près. Elle ne cache rien de ses moments d’oppression, de doute, mais aussi ses enthousiasmes.Mais le fond,le principal, restent son dialogue avec elle-même, ses fantômes, et la manière dont on tient à distance une dépression qui guette et qu’elle combat par l’imaginaire. Elle puise beaucoup dans le silence dans sa cabane au fond du jardin,là où elle a écrit ses plus beaux romans.
Le bureau de Virginia Woolf , Monk’s House
Elle réussit à décrire cet espace mixte dans laquelle se mêle le retrait en soi et ce qui bruisse autour d’elle de vie sociale . Cet équilibre si délicat pour elle entre vie mondaine et recueillement, entre souvenirs lancinants d’une blessure originelle (venant des innombrables morts qui ont marqué son enfance) et baignade dans le fleuve sensuel des jours lumineux.
Et en même temps, une sorte de confiance originelle traverse ce Journal .On note que ses états d’âme si subjectifs qu’ils soient se relient directement à la situation générale de cette Angleterre prise entre deux guerres mondiales.On sait que cette femme qui soutenait par sa présence les meetings travaillistes ne fut jamais déconnectée de la politique comme on le croit souvent.Ce n’est pas un hasard si elle tient sa part dans le combat féministe de son époque.
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L’auteur de « Mrs Dalloway « ou de « Vers le phare » ( qui longtemps fut publié sous le titre « la promenade au phare ») nous entraîne dans son bureau, dans ses piles de livres, parmi ses manuscrits et ses tasses de thé ,ùais rien de confiné chez elle, l’appel de la mer, des plages, des dunes, des champs, des jardins, des odeurs apres la pluie, ou la fascination de draps blancs forment un hymne à la vie de l’instant et une aventure sensuelle.
À noter un détail important qui explique -en partie- l’audace formelle de ce qu’elle écrit:elle sait qu’elle sera publiée puisqu’elle est son propre éditeur. Son mari Leonard Woolf, son futur époux, a créé la Hogarth Press avec elle.Cette bienheureuse indépendance matérielle et financière fait rêver car elle lui a permis une émancipation intellectuelle, une aventure moderniste pour aller au bout de son artsans crainte d’être corrigée ou censurée; Ses recherches formelles ont pulvérisé tranquillement (enfin pas si tranquillement,on le voit dans ce journal..) le vieux modèle victorien d’une manière au moins aussi radicale que celle de l »Ulysse » de Joyce.
La cabane au fond du jardin où elle se retirait pour écrire
A parcourir un peu vite ses romans,et dans une lecture superficielle on peut croire son art incertain,seulement vibratoire, gracieux, vacillant, aquatique, fleuri,alors qu’elle va très loin dans l’exploration d’une figure féminine centrale qui anime ses romans. Grâce à ce Journal-atelier on découvre une recherche technique acharnée, des recherches musicales , un art des ruptures, des soliloques lyriques,des collages, pour faire passer le monde invisible et profond de la conscience dans le monde visible.Recherche précise, épuisante.Elle ne cache rien de ses pannes,découragements, journées vides, tentation de tout flanquer à la poubelle.Il y a un merveilleux bruit de papier froissé dans ce Journal. Chapitres bancales, chapitres biffés, raturés,c’est le labeur quotidien et ses labyrinthes de perplexité.C’est la mère courage du stylo , arrimée à son bloc de papier.Elle poursuit, reprend, avance, écoute ses bruits de délabrements intérieurs qui se font de plus en plus fréquents à mesure qu’elle vieillit. Au milieu de ces monologues intérieurs déterminée, cette audacieuse renouvelle les formes romanesques avec une prodigieuse audace dont se souviendront les françaises Sarraute ou Duras. Dans la critique littéraire (qui lui mange pas mal de temps )elle manifeste une liberté de ton ,une sincérité,des élans, un caractère entier. Son coup de griffe est bien ajusté. Carrément, à première lecture rapide (200 premières pages), elle déteste l »Ulysse » de Joyce,livre scandaleux, interdit, dont on parle tant dans son entourage. Elle renâcle devant DH Lawrence dont elle avoue pourtant qu’il travaille dans le même registre qu’elle.
Virginia Woolf peinte par son ami Roger Fry
La critique littéraire n’est chez elle ni un sport frivole, ni un service d’entraide mutuelle, ni une manière de régler des comptes,c’est une discipline qui fait partie de son métier d’écrire, son laboratoire expérimental de romancière.Elle n’a nulle satiété de lire, et même dans ses périodes dépressives , jamais au grand jamais elle ne perd le don d’admirer; sa curiosité à ouvrir un livre subsiste avec ce mélange d’impatience, d’instinct, et de fièvre qui caractérise les vrais critiques littéraires. Elle parle métier de l’intérieur. Elle observe le Milieu littéraire à la bonne distance, cette foire aux vanités qui la fascine -dont elle est un phare. L’intérêt de ce carnet intime c’est d’y lire en filigrane une sorte de buée de joie d’écrire, écarte tout soupçon d’acrimonie, de jalousie.Rien d’étriqué chez elle, et dans cette prose, subsiste toujours un halo lumineux, un étonnement premier, un remerciement sur le fait d’être là, au monde, dans une lumière de jardin. .On dirait qu’elle a toujours le pas plus vif et hume de l’ air plus frais dés qu’elle écrit.Car il est aussi évident que l’écriture est pour elle un moyen de lutter sont ses moments dépressifs qui se révèlent, vers la fin, plus fréquents.Le couple Création-destruction penche du mauvais côté dans les années 38-39.Les fantômes accourent. Et là son courage consiste à écrire au bord de l’indicible comme si les mots et les phrases de ses derniers romans devaient être une naissance perpetuelle -au-monde sans relâche,jusqu’au bout. On devine un vertige devant le chaos, la mort, les visages décolorés des morts, qui s’empare d’elle.
Cette rêveuse à larges chapeaux et silhouette languide a tenu son journal avec une constance parfaite de 1915 jusqu’au 9 mars 1941, soit 19 jours avant qu’elle pénètre dans la rivière avec des cailloux dans ses poches. Virginia Woolf ,acharnée, minutieuse, vraie, inusable, épuisée, n’omet rien, ni ses émotions devant une dune, ni sa surprise devant un Bruno Walter, chef orchestre « pas élégant du tout » qui lui révèle l’ignominie du nazisme. Elle écrit comme si sa prose était une pellicule hypersensible pour dire une matinée dans Londres et l’arc en-ciel des sensations,l’herbe des marais, le givre sur la vitre, sans oublier qu’il y a une supplication secrète face au vide,même si les voix se démultiplient,s’interfèrent,avec une subtilité mélodique incomparable. Et même si la bouffonnerie théâtrale nous réjouit, les ombres s’allongent, comme c’est le cas dans l’ultime et si beau « Entre les actes ».
Il n’y a rien chez elle du défaut inhérent au journal intime, de cet art complaisant gidien ,calfeutré dans une autosatisfaction avec tous ces grumeaux narcissiques . Le scintillement du monde est là chez elle. Bleu du ciel, ressac des vagues,air frais, l’éther incolore et sans limite au-dessus d’elle, de ses chapeaux ,comme une inquiétante action de grâce. Au contraire des ces journaux qui étouffent l’œuvre, ici, l’ écriture quotidienne,le carnet intime, délivrent, transmettent l’impression physique d’une femme à sa table, devant sa fenêtre grande ouverte. Quelle porosité frémissante chez elle.Son Moi est ouvert, comme une maison aux portes battantes. La journée entière , ses clartés, entrent dans son bureau. C’est un moment de silence sur le jardin après la pluie,l’odeur d’herbe coupée,un dimanche calme d’été, c’est là, on le touche. Il y a du Colette chez elle. Ce qui irrigue ses roman glisse furtif dans les pages de son journal sans la maniaquerie de la plainte qui caractérise ce genre littéraire.. On retrouve sa manière d’être touchée par une rencontre dans un salon de thé, d’un bavardage -caquetage par dessus un haie.
. L’imminence de la guerre en 1938 la terrorise et n’est sans doute pas étranger à son suicide.
Elle évoque sans sentimentalisme ni pathos le décès de de l’ami Roger Fry Au fond, elle est attachante car elle garde une espèce d’espièglerie mélancolique pour décrire ses illusions, ses humeurs, sans jamais rien cacher de ses faiblesses ni de ses moments noirs.En avant, calme et droit, elle écrit.
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Dans l’extrait suivant que je donne, on retrouve Virginia Woolf à la campagne dans le cottage que son mari Léonard et elle ont acheté en 1919, Monk’s House, dans le village de Rodmell, baigné par le cours de l’Ouse.
« Londres, dimanche 2 octobre 1932
Nous sommes tellement,t heureux à Rodmell,L.et moi. Quelle sensation de liberté!Cette vue embrassant,t trente ou quarante miles ; pouvoir aller et venir à notre gré ; les nuits dans la maison vide, et la triomphante élimination des intrus, et plonger quotidiennement dans cette divine beauté, et toujours quelque promenade, et les mouettes sur les labours violets, ou bien aller jusqu’à Taring Neville(ce sont les excursions que pour le moment je préfère) sous un vaste ciel indifférent. Personne pour vous bousculer,vous agacer, vous tirer par la manche. Et les gens viennent facilement , s’épanouissent en intimité dans ma chambre. Mais ceci est le passé ou le futur.Je lis également D.H. Lawrence avec mon sentiment habituel de frustration et aussi que lui et moi avons trop de chose en commun:la même urgence d’être nous-mêmes ; de sorte que le lire n’est pas une évasion.Je ne suis qu’intéressée. Ce que je voudrais, c’est accéder à un autre univers et c’est cela que Proust me donne. Pour moi,Lawrence est irrespirable,confiné.Je passe mon temps à me dire que ce n’est pas cela que je veux.Et cette répétition de la même idée, je ne veux pas cela non plus.Qu’ai-je besoin d’une « philosophie » ? Je ne crois pas au déchiffrage des énigmes par les autres.Ce qui me plaît(dans les Lettres*) ce sont les visions soudaines ; le grand fantôme bondissant par-dessus l’écume des vagues, en Cornouailles.Mais je ne trouve aucun plaisir à l’explication de ce qu’il voit. Et puis, c’est tellement harassant, cette quête haletante de quelque chose ; et ce « je n’ai plus que six livres dix » et le gouvernement le chasse à coup de pied,comme un crapaud, et l’interdiction de son livre ; la brutalité du monde civilisé à l’égard de cet nomme épuisé, agonisant(..) L’art c’est de se débarrasser de tous ces sermons ; ce sont les choses en soi,les phrases en soi qui sont belles ; les mers innombrables, les jonquilles devançant l’audace des hirondelles ; tandis que Lawrence ne parle que de ce qui prouve quelque chose. »
Certains jours, certaines nuits, quand il fait froid, quand l’insomnie s’éternise, quand le voisin du dessus claque les portes , quand le train-train quotidien rend morose et ressemble à un étrange enlisement ,quand e l’ennui s’étale et s’inscrit dans le cadran de la pendulette, « j’entre en Russie… » Comme on entre en cure. Qu’est-ce que ça veut dire ?
La steppe
Je reprends mes vieux poches de Gogol ou Tchekhov. J’écoute Richter jouer une sonate de Prokofiev, ou j’écoute le merveilleux Scriabine, ou je rouvre « Oblomov » de Gontcharov ou « Les âmes mortes « , « Guerre et Paix » ou « le Maître et Marguerite » de Boulgakov. Je me réchauffe à la famille Rostov ou à la famille Tourbine.
Tchékhov
Le miracle a lieu :un sentiment d’être, avec eux, à l’abri, dans leur famille , vautré sur leur canapé, logé enfin dans une humanité plus chaleureuse, plus vaste, plus vraie, plus profonde, plus fantasque aussi comme si dans leurs passions et même dans la platitude de leur vie, dans leurs promenades en forêt, dans leur long hiver enfoui, dans leur mélancolie, ils dispensaient des trésors d’humanité. Leur foyer irradie. Ces écrivains, quand on les fréquente deviennent des proches. Leur voix nous murmure et résonne loin en nous. Ils captent le déraisonnable et le grotesque de la vie et en même temps nous proposent des raisons d’espérer. La miséricorde de Dieu joue un grand rôle chez Dostoïevski –que Bernanos a lu de près- et pas du tout chez un Pasternak qui croit à un vitalisme et un salut par l’Art grand A.
« Pensées mélancoliques » de Joukovski
Les uns croient en Dieu : Tolstoï ou Dostoïevski, d’autres non : Tchekhov est matérialiste (« il y a plus d’amour du prochain dans l’électricité et la vapeur que dans la chasteté et le refus de manger de la viande », écrit-il. Il croit que les nouvelles générations seront (peut-être !) meilleures. Boulgakov croit au diable, lui qui fut aussi médecin. Il est d’un pessimisme total et pourtant il nous fait rire avec une fable politique. Lisez « Cœur de chien » qui raconte la transformation d’un bon chien en méchant homme. Dostoïevski va loin dans l’exploration de nos couches profondes et fascine les psychanalystes, avec son mélange de sauvagerie et d’extrême sensibilité, un goût pour sonder les hérédités obscures et lourdes, et des visages de femmes bouleversants. Ajoutez son immense fond de sympathie pour le peuple russe , à l’exclusion des autres parfois avec son panslavisme… Il met à jour des pans inconnus de la nature humaine, des noirceurs, des pulsions criminelles , avance dans des zones qu’aucun autre écrivain n’a osé aborder avec cette audace. L’auteur de « Mémoires écrits dans un souterrain » , réussit les grandes scènes de ses romans en détaillant la joie dans l’humiliation et dans le sadomasochisme. Dans sa vie aussi. Quand première femme meurt, il écrit à un ami : « O mon ami, elle m’aimait sans limites, et sans limites, moi aussi, je l’aimais. Mais nous n’étions pas heureux ensemble. Bien que nous fussions bel et bien malheureux nous ne pouvions cesser de nous aimer :plus nous étions malheureux, plus nous nous attachions l’un à l’autre. »
Tchekov jeune
Le paradoxe de ces écrivains est que souvent, dans la lignée gogolienne, la trivialité et les petitesses de la condition humaine, minutieusement étalés apportent au lecteur une consolation fraternelle, une gravité et en même temps un sourire de complicité.Tous brisent la solitude du lecteur avec une déconcertante facilité .
Nos russes mêlent le ridicule et le sublime, le cruel et le compassionnel d’une manière que nous ne savons pas utiliser. Comme si leur spectrographe enregistrait des radiations et des couleurs de la sensibilité humaine qui nous échappent, comme si leur conscience était davantage percée par les stridences d’un monde à vif. Quand on lit Gogol et qu’on suit les errances de son héros Tchtichikov qui s’étourdit et se fatigue à parcourir la terre russe par tous les temps, renfoncé dans sa britchka dont les roues tournent si vite qu’on voit la steppe à travers avec ses chemins défoncés.. Gogol métamorphose la réalité qui ressemble à une toupie qui tourne en ronflant par-dessus les champs et les clochers. Tout devient insolite et auréolé de magie, la moindre auberge crasseuse, la moindre cour boueuse, le nez d’un paysan. C’est déroutant l’aisance avec laquelle il laisse son imagination dériver spontanément en métaphores magnifiques : »La journée n’était ni lumineuse ni sombre ; elle avait cette teinte bleu gris qu’on ne voit qu’aux uniformes usés des soldats de garnison, guerriers pacifiques d’ailleurs, si ce n’est qu’ils se saoulent quelque peu le dimanche ».
Moujiks, factionnaires, hobereaux, vieilles bigotes, mais aussi les enfants , simples d’esprit, casse-pieds bavards, cochers, corbeaux, faux Revizor, coquettes emplumées, tout s’irise de fantastique et d’un peu de mysticisme.. Et Gogol n’ jamais caché en vieillissant, que c’était la religion qui, lui avait donné un mode d’emploi avec les Évangiles ,lui qui voulait, dans les dernières années de sa vie, faire un pèlerinage à Jérusalem.
Forets de bouleaux, fleuves larges, horizons dégagés et nus :les écrivains russes cheminent naturellement vers une certaine sainteté qu’ils accordent à la Nature.
Portrait de jeune fille de Valentin Serov
Ce n’est pas un hasard si la description de la steppe la plus désolée a permis au jeune Tchekhov de connaitre la célébrité. L’attachement à la terre comme une ferveur religieuse. Là encore, écrivains russes, voix proches, intuitions irrationnelles qui révèlent à demi des sens secrets. Voix pressantes, amicales, considérations charitable à propos de la petitesse humaine, humour oblique, et un sens de la vie lente et secrète de chaque âme, du temps qui prend volontiers l’allure des nuages immobiles sur les toits et sur nos tourments.. Officierrs , bourgeois,petits propriétaires terriens, fermiers ruionés, insititruce viuvotant mal, actrices vaniteuses, ils,peuvent être grincheux, raleurs, amers, ils ne sont jamais aigrés car le regard que lécrivain pose sur eux itrtadie de tendrfesse et d’étonnement. Saisir la grisaille des vies humbles, gens modestes, secrets, humiliés, fatalistes,jamais aucune sécheress,une aérienne douceur. . Que ce soit une dame au petit chien qui s’ennuie pendant sa cure thermale ou un métayer faisant ses comptes, chacun recèle un mystère, une opiniâtreté, une part insécable et fascinante. Quelle leçon.
Paysage du peintre Levitan qui fut l’ami de Tchékhov