L’insolite cas de Frantz André Burguet

Loin de la production littéraire courante, il y a parfois-rarement- un roman aérolithe, un roman transgressif, un roman solitaire qui se dresse dans le paysage français comme une sorte de statue d’île de Pâques.C’est le cas d’un roman publié en 1964, dans la collection « Le chemin », chez Gallimard. « Le Reliquaire » de Frantz André Burguet.Un vrai cas d’école. Ce roman avait été remarqué par les bons critiques de l’époque, pour sa véhémence, son feu central, son romantisme si original et décalé.

Souvenons nous que ces débuts des années soixante est un curieux moment littéraire. C’est la fin de la littérature engagée, existententialiste et absurde ligne Sartre -Camus.Sartre boucle son œuvre de fiction par un bref récit autobiographique « Les mots » en 1964 .ensuite il ne s’intéressera qu à la politique. Camus,lui, est mort sur la route de Paris le 4 janvier 1960 dans un accident prés de Montereau.

Le Nouveau Roman émerge difficilement . Sarraute publie ses « Fruits d’or «  en 1963 ,Robbe-Grillet « La maison de rendez-vous »en 1965, Duras se remarque avec « le ravissement de Lol V. Stein » en 1960, et Claude Simon avait frappé fort avec sa « Route des Flandres ». Dans ces années là le public populaire lit Hervé Bazin , Troyat,Cesbron etc.

Un jeune niçois blond surgit en 1963, à 23 ans, Le Clézio avec son fracassant « Proces-Verbal »,dans la même collection d’ailleurs que celle de Burguet, dirigée par un directeur littéraire en pleine forme, Georges Lambrichs.

Mais revenons à ce « Reliquaire »de 1964…L’ œuvre semble avoir mûri sous le double soleil noir de Chateaubriand et de Nerval. Oeuvre, hors-sol avec son obsession anachronique de la sylphide: ici c’est Elia , jeune fille malicieuse en bikini,sorte de Lolita sortie d’un pensionnat religieux.

L’histoire, simple au départ(un jeune homme de18 ans s’éprend d’ une fille de 16 ans et passe quelques jours en été et quelques jours en hiver avec elle, au bord de la mer) se fragmente,éclate avec des tortueux décalages chronologiques , car le narrateur semble acharné à mélanger une aventure réelle aux dérives de purs fantasmes pour suivre la pente d’une imagination désorganisante. L’évocation de ces amours adolescentes constitue la trame du livre,à laquelle s’ajoutent des lettres et des réflexions du narrateur sur la réalité de ce qu’il rapporte.

D’abord amour d’été dans une ville balnéaire de mediterranée (j’ai pense à Sète) dans une petite chambre d’hôtel de second ordre, puis un séjour d’hiver plus bref dans des côtes nordiques plus glacées. Baignades d’abord sur un rivage encombré d’épaves(il y a même un christ en croix rongé par les sels marins) ,errances au bord d’ étangs froids avec des courants violets. Les dialogues poursuivis dans une chambre close permettent de mieux connaître cette Elia .Elle possède un corps gracile, une bouche moqueuse, elle trimballe partout un gros Shakespeare relié toile bleue,sa seule lecture , tandis que lui est le fils d’un universitaire qui a travaillé des années sur « Les confessions » de Jean-Jacqsues Rousseau et qui n’écvioute que « La Grande Fugue » de l’ami Beethoven.Une photo (prise par mégarde) et finalement découpée et collée sur un pied de lampe  nourrit le narrateur dans son obsession.

Existe-t-elle cette Elia  ?

S’agit-il de se souvenir d’elle ou de la construire ? Toujours est-il que le narrateur, victime consentante, tombe dans une vénération d’autant plus troublante qu’il y a un pacte de chasteté. On se frole,mais on ne s’appartient pas. Lui s’absorbe souvent dans la contemplation de la femme endormie. Il collectionne ses sommeils, puis Elia raconte -ou invente ?- ses rêves. Tantôt c’est une écolière appliquée,gaie,pimpante, fidèle, tantôt une insolente garce boudeuse,exigeante, s versatile, bref une fugitive. Son jeu est de séduire et déconcerter.J’ai cru comprendre que placée à une éternelle distance du natteur, convoitée et intouchable, elle atteint au cœur du psychisme du narrateur et fait naître de larges nappes d’images effervescentes et de fantasmes . On pense évidemment à la sylphide de Chateaubriand qui hante,par sa féminité fantomatique toute l’oeuvre : « Cette charmeresse me suivait partout invisible ; je m’entretenais avec elle, comme avec un être réel ; elle variait au gré de ma folie […]. »

Frantz André Burguet

On songe aussi à Gérard de Nerval, et à sa Sylvie, fille du feu   qui symbolise toutes les femmes réunies en une seule, née de l’idéalisation d d’images d’enfance et d’adolescence .

Jean-Baptiste-Camille Corot

Burguet écrit : « Elle était la première fille qu’il m’était donné de voir évoluer dans tous les moments du jour.Je gardais avarement chacun de ses gestes, et son personnage m’enchaînait au point que je sacrifiais tout pour le conserver : le plaisir de mon corps, et notre équilibre.. » Tout le conte à la limite de la rêverie devient éloge de l’abstinence , avec le vertige qu’il procure , avec la tension sauvage qui magnétise pas mal de pages et fait l’originalité absolue de ce livre. Il y a,dans des dialogues apparemment ordinaire ente Elia et le narrateur quelque chose d’un malaise.Le roman perturbe. Les fantasmes deviennent des souvenirs ou est-ce le contraire ? Le voyeurisme et la chasteté ouvrent donc des pans secrets d’une vie fiévreuse,nocturne, cachée, edenique, recherche presque ésotérique qui entrouvre ses portes d’ivoire à ce couple orgueilleux. Dan,s cette démarche on retrouve le romantisme allemand façon Novalis qui, avec une candeur enfantine, croit à un point idéal de la pensée qui investit un monde qui ne connaît pas la désolante fuite de temps,ni la culpabilité, ni le remords, et la pauvreté du malheur et devient une beauté sans destination immédiate.

On voit que le sujet du « Reliquaire » ressemble à une quête romantico-mystique. L’auteur s’invente un passé, une histoire dont la noblesse tient au seul mouvement de l’écriture .Cette confession délirante longe des précipices,force la dynamique du langage avec des phrases longues , qui mélangent l’appétit de bonheur sensuel immédiat (mais frôlé) et la haine de la vie d’adulte dans ses pitoyables accommodements .

Parfois une page brille classique dans sa plénitude, parfois le désordre passionné tourne à l’obscurité et au brouillard langagier . Mais souvent on reste bluffé par un paysage traversé d’éclairs et qui donne une formidable impression de présence au bord du fantastique.Je me suis demandé si Gracq l’avait lu.. Peinture d’une griserie, curieux mélange de sang chaud et de souffle délicat. C’est livre à relire plutôt qu’à lire car son aventure intérieure possède ce mélange d’audace et de désinvolture qui désoriente bellement.Ce roman a fait un pas de coté assez sidérant. Et prend ses grandes distances.

C’est à prendre ou à laisser.Mais je prends ce discours brisé, cette manière impétueuse qui se libère de tout conformisme et refuse les sensibilités de son époque.

Oui, ce livre est un choc,une fracture dans le discours ordinaire du roman contemporain. Il y a de la liturgie dans cette prose, et aussi quelque chose comme une insolence assumée.. Toutes les portes de la vraisemblance sont franchis comme dans un rêve, à la manière dont Cocteau franchissait les miroirs.Pour Burguet le seul sujet du livre est de réaliser par l’écriture une alchimie de l’expérience vécue ou rêvée .On voit comment un couple fuit devant la banalité de la vie, exprime une sensibilité aristocratique qui rejette au loin le brouhaha indistinct du reste de l’humanité. C’est le dandysme du livre qui affiche fièrement son culte de la différence. 

La fin, brutale, ne se raconte pas,et fait vibrer longtemps le récit.

Heimito von Doderer, le remarquable autrichien témoin d’une société en voie de disparition

L’été prédispose aux lectures longues et enrichissantes. Je recommande qu’on prenne le temps, cet été, pour découvrir le grand écrivain autrichien Heimito von Doderer (1896-1966), contemporain de Musil et de Broch, et qui mérite d’être découvert en France, d’autant qu’il bénéficie d’une traduction magnifique de Robert Rovini qui passa les dernières années de sa vie à donner vie à cette multitude de personnages qui se croisent dans les salons et les cafés viennois, selon un assemblage d’intrigues assez complexe. Comme chez Proust la haute société se décompose en mille détails « aussi mélancoliquement isolés que des astres dans la nuit ». Oui, il y a une féerie proustienne dans le mélange subjectif de souvenirs, de fragments de conversations, de scènes quotidiennes analysées méticuleusement, d’impressionnisme voluptueux, de chatoiement du réel pour décrire saisons, fuite du temps, souvenirs d’étés , promenades d’automne, randonnées hivernales dans les sous bois; enfin, constamment, une fine bouffonnerie nimbée de nostalgie pour raconter les derniers feux de l’empire austro-hongrois. Il est assez incroyable que cet auteur d’une si grande tradition classique, lu avec passion dans les pays de langue allemande, reste ignoré en France.

Heimito von Doderer

Son œuvre capitale « Les démons » est paru en 1956.Son auteur a mis trente ans à l’écrire. Sans être exactement un contemporain de Proust ((1871-1922) Heimito vonDoderer (1896-1966) a, comme Proust mis en évidence une écriture  à la fois  complexe, subtile et impressionniste pour donner de l’ensemble  de  société « mondaine » viennoise une image minutieuse et profonde.  Il y a chez lui une  analyse enveloppante des personnages, de leur passé, des coups de sonde dans les replis cachés de leur  sensibilité (avec souvent de l’humour)    Il y a  aussi  une intuition permanente du Temps intime qui ouvre des déréglements subliminaux selon des visions perturbées, baroques.Cette méthode d’introspection reflète et redouble l’architecture de la ville de Vienne dans une linéarité musicale souple,d’un charme absolu…Le grand principe de relativité des points de vue condamne chaque partie du livre à offrir des perceptions nécessairement partielles et fugitives en ruptures: le grand décousu de la vie,lié au moment, à l’endroit où on se place,rompt les fausses unités rationnelles d’un art classique et aboutit à une succession de moments perturbés qui font éclater l’apparence ordinaire des choses. Le paysage, le décor(forets, salons, palais,ruelles tordues) qui cerne les personnages , forment des petites taches, des osmoses,comme si une menace, une angoisse, une euphorie formaient toute une herméneutique liée à la libido et à une mémoire pulsionnelle incontrôlable. de plus ce sont ces lignes de rupture qui donnent à l’œuvre des couleurs sensuelles si éparpillées et surprenantes, offrant des double sens, un abandon à des coïncidences et libres associations quasi surréalistes..

Au milieu d’une unité, Doderer déconstruit et rejoint des perceptions bien en amont de toute perception rationnelle. en ceci, il se révèle proustien. Mais la grande originalité de Doderer c’est qu’il place et agence ses personnages dans la ville de Vienne, qui est le grand personnage du livre. Tous les quartiers  de Vienne sont explorés, scrupuleusement, poétiquement, avec une exactitude géographique magnifiée par une espèce d’irisation printanière qui court tout au long du roman. , les rues, les places, les palais, les sous-bois à sentiers enneigés, les cafés, les salons à hautes fenêtres, les tavernes forestières,   forment non pas le décor mais la sève du roman. Doderer  saisit l’étoffe  même de la vie viennoise, dans un mélange de délicatesse picturale, impressionniste,  et de lucidité .Il nous parle de la douceur d’une société  avant son effritement  et sa condamnation. Chronique  ironique et satirique  (moins cérébrale que celle de Musil )  elle frappe aussi  par  une tendresse  presque galante, à l’ancienne, et proustienne comme si l’auteur nous mettait  en garde  car cette société impériale  en voie de disparition avait porté des valeurs dont la disparition  apporte une menace pour les générations actuelles. On approche historiquement  de l’irruption nazie.

C’est donc  bien une écriture – ferveur pour cette ville,  et pour ses personnages hypercultivés et hypersensibles : Kajetan , Schlaggenberg ou  Stangeler. Mais à l’intelligence historique et psychologique  Doderer  mêle toujours  une certaine féerie mélancolique pour une société de plaisirs, de commérages de salon, de diplomatie compliquée, de  fidélité aux valeurs traditionnelles d’une société fermée qu’il appelle « les Nôtres », tout ceci pris dans un inéluctable mouvement d’érosion et d’effacement Le « ton »  et la « touche » Doderer sont sans équivalent dans la littérature germanique..

Il est évident qu’on se perd un peu parmi ces nombreux  personnages aux destins entrelacés. Il  faut s’abandonner  au charme de la lecture,car tout s’éclaire vers la fin du roman. Précisons que Les Démons se centre sur les évènements survenus en Autriche le 15 juillet 1927.  Ce jour-là, au tribunal de Vienne, sont acquittées trois personnes.  Celles-ci, membres notoires d’une milice de droite, étaient accusées des meurtres d’un ouvrier d’une quarantaine d’années et d’un enfant lors d’une manifestation ayant opposé, quelques mois plus tôt, des partisans de Droite à d’autres de Gauche.  L’acquittement, jugé partial, sera à l’origine d’un soulèvement populaire qui sera réprimé dans le sang.  Autour d’un nombre considérable de personnages, l’auteur semble alors brosser, variant ses  perspectives, un portrait du Vienne  qui bascule  vers un nouveau régime politique.

A ne considérer que cet aspect-là, on pourrait rattacher Les Démons à cette littérature « fin d’époque », « basculement d’un monde » mais la multiplicité des intrigues, les rythmes de narration  différents, l’enchevêtrement des vies privées et des secousses politiques font que  le récit se calque sur l’étoffe même de la vie. Miracle. 

Alors nous lecteurs, sommes embarqués dans une quête spirituelle sur un monde disparu. Thomas Mann, dans sa « Montagne magique » avait le même projet. Ne pas tout comprendre des intrigues tricotées inlassablement,  ne doit pas décourager. La subtilité analytique, la finesse  sensuelle des descriptions,  les milles nuances qui vont du flirt passager à la passion brûlante,  ont quelque chose d’universel.Enfin  les différentes lumières ( lumière de neige dans la foret viennoise, lumières d’automne dans les parcs ,,maisonnettes de Grinzing au charme  champêtre désuet, lumières contre-jour  des hautes fenêtres des salons  ambassade  ou de salons bibliothèque, lumières vertes et basses des cafés avec billard forment une fresque irisée, paradisiaque.Doderer n’est plus tout à fait l’auteur-démiurge classique , mais il est le chroniqueur tantôt distant, tantôt ému,  se rapprochant soudain  de ses personnages(certaines femmes sont  étonnantes de fraicheur, de coquetterie, de charme,)  comme s’il tenait un aparté avec le lecteur, bavardage toute au long d’une    promenade inspirée entre printemps acide et automne interminable.… L’assurance moirée de cette écriture fascine, tant elle capte dans ses volutes toutes les métamorphoses sentimentales, affectives, ou même le trésor archéologique et architecturale de la ville.  

Doderer au café de l’hôtel Sacher avec ses amis écrivains Hans Weigel et Robert Neumann

Il y a aussi chez Doderer,comme chez Proust, des Oriane, des Guermantes, des Verdurin, des Swann et des Odette mais de la société  autrichienne Mittell Europa :esthètes et historiens, universitaires zoologistes, bateleurs ;fonctionnaires dévoués, ou  médecins américains, plantureuses mangeuses de gâteaux  à propos perfides  et aristocrates  oisifs , beaux parleurs sous tonnelles de vigne et   jeunes garçonnes  ambitieuses, poupées érotiques et vieux beaux,  officiers ou commissaires de police, jeunes fiancés ou  conseillers à la Chambre des Finances,  se croisent  dans un étonnant ballet ,tantôt dans le plein jour du Graben, tantôt sous les clartes lunaires des quais du Danube. Bref, population entière  viennoise des années 2O  avant la  fermentation nazie. N’omettons pas  que Doderer fut séduit  un temps  par le national-socialisme mais son retour au catholicisme, en 1940,  le ramena à la lucidité .

Comme chez Proust, Doderer a un sens des dialogues parfaits et souvent cocasses .
Les déplacements, les excursions, les fêtes,  les cérémonies officielles, les environs forestiers sillonnés par les premières rutilantes voitures, les flirts tout est  décrit comme si ,sous la banalité, se trouvait une splendeur cachée mais dont le narrateur ne révèle pas les fins ultimes.  C’est toujours d’une justesse et d’une précision souveraine.. sensations, méandres de l’âme féminine, suave phrase qui, comme celle de Proust, entraine sur des chemins escarpés des révélations psychologiques à tiroirs et des métaphores surprenantes.il étudie, comme Proust, les effets de la mémoire et du présent, les méandres des hypothèses imaginatives  et suppositions entre relations humaines. Doderer  mène  un déconcertante intelligence ce qu’il y a de produit historique dans les classes sociales entre aristocratie vieillissante et  nouvelle bourgeoisie montante.

« Un meurtre que tout le monde commet » de Doderer version en langue allemande

Il donne même le sentiment de débusquer les névroses naissantes de cette nouvelle société naissante  car il a  un sens des « maladies de l’âme », et celle, notamment, de l’ennui.

  L’article dans l’Encyclopédia Universalis  a raison d’insister sur l’importance  ce « dernier grand romancier — et sans doute le plus « viennois » — de la prestigieuse lignée des Musil, Broch, Roth et Canetti ».

 Il commença à publier dans les années 1930 (Ein Mord, den jeder begeht, 1938), mais c’est seulement en 1951 qu’il connut la célébrité avec le roman Die Strudelhofstiege oder Melzer und die Tiefe der Jahre, vaste fresque de la société viennoise. Oui, la technique romanesque de Doderer est d’une virtuosité époustouflante.

Le Quartier Grinzing dont il est souvent question dans « les Démons »

Premier extrait du roman:

 Dans cette extrait suivant, Doderer nous livre une constante de sa sensibilité :la surface des choses nous délivre des messages essentiels, un peu comme Proust avec le grain rêche d’une serviette..  On admirera aussi l’ humour de la dernière phrase.

« Les fenêtres du café de la gare François-Joseph plaisaient aussi à Mademoiselle  Drobil par leurs arcs amplement cintrés où les grandes glaces s’arrondissaient en haut d’une façon quelque peu insolite… Ma foi, ces petites choses qui relèvent le goût de la vie ne sont pas sans une certaine importance que nous étouffons, il est vrai, la plupart du temps ; mais dans le souvenir elles se montrent bien plus durables que ce qui semblait important sur le moment, souvent même elles y  constituent  les seules places encore éclairées. Moins agréable était la seconde particularité de ce café, les joueurs de cartes qui, même maintenant qu’il ne faisait plus chaud depuis longtemps, persistaient  à ôter leurs vestes et à siéger autour des tables de jeu vertes en gilets défaits ou en chemise à bretelles. Ils parlaient tchèque parfois, ce qui obligeait Emma à participer involontairement à tous leurs débats. Bien sûr, elle ne pouvait pas savoir que ces gens étaient en majeure partie des concierges des environs qui avaient l’habitude de se rencontrer là ;  l’antipathie de Mademoiselle Drobil ne reposait que sur l’instinct, peut-être aussi sur l’odorat. »l » Traduction de Robert Rovini

2eme Extrait du roman:

« Cette partie de la ville [de Vienne] est par endroit proche du fleuve, mais ce n’est pas vrai de toutes ses rues et ruelles ; il semble pourtant que de quelque façon tout se rapporte plus ou moins à lui, dont la nature est d’ouvrir les terres, d’autant plus efficacement ici qu’il y coule déjà entre des rives plates : le Kahlenberg et le Bisamberg étaient en amont de la ville les dernières hauteurs à sembler doucement venir serrer son cours, l’un avançant près de l’eau, mais l’autre comme fuyant déjà de sa courbe arrondie vers le fond du ciel. Et c’est à partir de là que commence l’Orient plat. Les cheminées des vapeurs à roues progressent lentement, on les voit de très loin, on entend aussi leur bruit sourd de meule quand ils remontent. Quand le vent soulève les jupes des saules, la face inférieure argentée des feuilles devient visible. À l’horizon, des nuages lourds de vapeur : là-bas de l’autre côté, le Marchfeld [plaine fertile au Nord-Est de Vienne, sur la rive gauche du Danube] ; non loin, la Hongrie.

   Le quartier est bâti sur une grande île qui a en gros la forme d’un navire, d’un gigantesque navire qui a autrefois remonté le fleuve encore gigantesque pour venir mouiller ici. Il y a longtemps maintenant qu’il ne plus repartir, les eaux ayant baissé. Sur la plage avant s’est étalée la Brigittenau, au milieu se trouve Leopoldstadt, rejointe par le Prater, et tout à fait à l’arrière on fait des courses de chevaux dans la Freudenau.

   Léonard sentait le fleuve. Il le sentait, le soir, quand il était couché sur le dos sur le divan de cuir lisse de sa chambre.

   Le fleuve sentait. Le fleuve était pollué. C’était ce qui formait au plus profond, au plus intime, le vif de cette âme ou corps, de cette broche par laquelle son passé sur l’eau rejoignait le présent de Léonard et l’habitait. Non que l’eau du fleuve ait senti, elle coulait trop vite, dans le lit principal tout au moins. Mais la vie sur les remorqueurs, en remontant de Budapest, en passant sous le haut promontoire montagneux de Gran [Ezstergom], en franchissant Komorn [Komarom/Komárno], cette vie lente sur les péniches était toujours accompagnée d’odeurs que ces larges vaisseaux trainaient en quelque sorte par la plaine verte qu’elles offensaient et polluaient  : cuisine et chambre à coucher, femmes et enfants qui se trouvaient souvent sur les navires de ce genre, sur ces bateaux qui du dehors avaient l’air superbes et propres, grands comme des navires de haute mer, passés au goudron noir. Ce n’était pas le goudron qui gênait le nez de Léonard : il l’aimait bien. La fumée des cheminées du remorqueur de tête, s’il arrivait que le vent la rabatte sur le train de péniches, incommodait moins Léonard aussi, encore que l’on se mit alors volontiers à jurer à bord. Mais l’épais remugle de moisi et de malpropre qui remontait le fleuve lui causait un trouble profond. »

Pour terminer j’aime ce début de l’article de Marcel Brion,publié le 20 mars 1965 dans « Le monde » pour annoncer la traduction si réussie de Robert Rovini qui permettait aux français d’avoir accès à cette œuvre capitale.

« Il n’est pas inutile de bien connaître son plan de Vienne pour s’orienter dans les Démons de M. Heimito von Doderer, de même qu’il faut avoir dans la mémoire ou sous les yeux la topographie de Dublin pour se diriger sans erreur dans l’Ulysse de James Joyce. Vienne, en effet, est peut-être le personnage principal du livre, non que la ville y vive, à proprement parler, comme le Paris de Zola ou le Londres de Dickens, mais plutôt parce qu’elle est, invisiblement, imperceptiblement, la force d’attraction qui précipite les uns vers les autres les très nombreux personnages. Leur localisation dans les différents quartiers de la capitale autrichienne, dans les villas de la  » banlieue verte « , sur les pentes du Kahlenberg, dans les cafés du Ring, ou les vieux palais du centre, répond à une intention très marquée de la part de l’auteur.

L’emmêlement de ces destinées est un immense jeu auquel tous ceux qui participent partent de points différents, se rencontrent, se séparent, s’entrecroisent. La polarisation de certains  » groupes  » dans des cafés, dans des salons, dans des excursions à travers le Wiener Wald chanté par Johann Strauss répond à cette secrète force d’attraction qui se dégage de l’âme même de Vienne, de ses structures sociales et mondaines, de sa configuration géographique et de sa place au centre même de cette République autrichienne qui a succédé à l’empire bicéphale de naguère. »

Les pentes du Kahlenberg sont souvent évoquées dans le roman.

« 

Le bureau de l’écrivain…

Il y a plus de 15 ans, je fus invité en bretagne par un écrivain que j’admire beaucoup. Pendant qu’il préparait à déjeuner, je me suis mis, sur un carnet quadrillé, à noter ce que je voyais dans la grande pièce qui lui servait de bureau. Avez vous une idée de quel écrivain il s’agit? Bien sûr, il y a quelques précisions qui donnent des indications précieuses sur l’œuvre de cet écrivain…

La pièce est assez grande et basse de plafond, avec une cheminée sur la gauche encadrée de panneaux de bois striés représentant vaguement des colonnes grecques de style ionique avec des rainures assez profondes et un chapiteau sommaire.

Sur le dessus de marbre trône une maquette de chalutier rouge et noir et un almanach pour les marins avec les horaires des marées. Il y a aussi sous un cube vitré la maquette de « L’Union-Castle Liner Gascon ».

On note également des bûches entassées dans un panier d’osier et un bouffadou avec des gros nœuds dans le bois.

Le mur du fond est occupé sur toute la longueur par une bibliothèque de chêne sombre avec des cabochons. On remarque par endroit une multitude de petits trous de vers.. et une rangée de placards. On y trouve de lourds volumes d’histoire de la marine, des boussoles en cuivre, de vieilles jumelles, et un minuscule taille crayon en forme de sous-marin. Sans compter les innombrables reliures de gros cuir des œuvres complètes de Jules Verne, des cours de navigation des Glénans, et puis tout un tas de romans, vers le haut, qui vont de l’Odyssée d’Homère à « Au dessous du volcan » -de Malcolm Lowry. A l’extrémité d’un rayonnage , on trouve deux « Vies de Saint Augustin » dans des collections de poche différentes et visiblement feuilletées. Et tout au long des étagères, étaient punaisées des cartes postales qui semblaient venir, dans leur couleur sépia, d’un autrefois :quand les hommes portaient des canotiers et les femmes des robes à crinolines. On distingue des palmiers, un quadrillage de rizières , une pagode, tout cela venant sans doute d’anciennes colonies, et notamment d’Indochine. Il y a aussi une ou deux cartes postales de « La Bretagne pittoresque » avec des calvaires sur fond de nuages et des jeunes filles (souriant ou pouffant de rire?) portant le costume noir à jupe bouffante et la coiffe de dentelle en tuyau de poêle. Le grand bureau occupe l’angle contre les boiseries de l’escalier qui mène aux chambres du premier. Cette tableau à tréteaux supporte une lampe de bureau formé d’une coupole d’un noir mat, un vieux téléphone d’un bleu plastique, une loupe, un couteau à plusieurs lames, un pot de la Compagnie Coloniale ayant contenu du thé Earl Grey, et pas mal de cartes postales représentant des peintures d’Eugène Delacroix, notamment une superbe « Tête de lion » et une reproduction pâlie d’un tableau de Jongkind, »un quai à Honfleur ».

A noter aussi un guide des limicoles, et en l’ouvrant on découvre des petits échassiers, pluviers, barges, courlis, tourne-pierres.Il traîne aussi des pinces à dessin, une rallonge pour prise électrique, une boule de plastique abritant un phare autour duquel tourbillonnaient d’infimes morceaux de plastique qui devaient figurer de la neige, si on secouait l’objet.

Quand on lève la tête, on remarque un plafond formé de lames de bois laquées de blanc avec des auréoles jaunes.

Quittant cette pièce assez sombre pour la terrasse ,choc lumineux, réverbération, le vent claque, et au-delà de la frêle balustrade ,la baie étincelante, le ciel bleu.