Je suis revenu au restaurant Testaccio.
Je me souviens, j’étais assis à la même table,il y a dix ans, pour fêter le retour de Jessica à Paris. J’avais choisi ce restaurant italien familial du 5° arrondissement de la rue Linné, là où avions été si heureux. Je me souviens de cette fin Mai froide. En l’attendant je dessinais avec les dents de ma fourchette de multiples spirales sur la nappe en papier. Parfois j’entendais des barrissements qui venaient du Jardin des Plantes tout proche. J’étais impatient car l’absence de Jessica qui avait passé trois mois à Rome pour un stage de restauration de tableaux anciens au Vatican, m’avait paru interminable.

En l’attendant j’avais aussi papoté avec serveur, Alberto, mon ami. Enfin, Jessica arriva: j’eus du mal à la reconnaître, ses cheveux n’étaient plus blonds vénitiens, elle avait modifié sa coupe et son maquillage et ôté ses boucles d’oreilles.Elle avait changé ses tenues de lin blanc par une robe d’un gris austère sur une veste en chiné anthracite. Elle m’embrassa sur l’oreille furtivement et mit pas mal de temps à trouver une chaise qui lui convenait. Je dis :
-Tu m’as manqué.Bon voyage ?
– Qu’est-ce que tu bois ?
-Orvieto comme d’habitude.
-Moi aussi, un Orvieto Roberto. Comment tu me trouves ?
-Ravissante.Changée.
-Je ne me maquille plus.
-Ravissante.Vraiment.
Le serveur vint déboucher une bouteille d’Orvieto.
-Tu as déjà choisi ?
-Une zuppa di pesce.
– Moi Roberto je prendrai bien… des Taglioni con gamberi et limone. Tu as toujours des petits pains noirs aux anchois ?
-Aujourd’hui ce sont des spaghetti al Vongole . Je vous les recommande.
-Parfait.
Il disparut dans la cuisine en marmonnant.
-Alors ? Ton séjour à Rome ?…
-Très bien. Un hôtel pas loin du Quirinal. Le matin une légère brume. Un ciel divin.Ma chambre donnait sur une terrasse avec lauriers roses.
-Je vois.
-Le soir, à Rome le ciel s’élargit et dans la largeur du ciel, tu vois tant de choses .
-Des anges ?
– Le petit restaurant du quartier me servait un Prosciuto melone parfait. les hommes, les femmes, les enfants, les générations précédentes, les générations à venir, tout était parfait.
– Tu es sûre pour les générations « à venir » ?
– Et toi Paris ?
-La routine au Conservatoire. Et puis j’ai répété le quatuor de Janacek. La violoniste roumaine qui te remplaçais était un peu faible.
– Les romains sont si agréables, ils vous invitent partout..ils marchent légèrement j’ai descendu ainsi tout le Corso avec l’un d’eux.. un type qui travaillait au Corriere très amusant. Pas beau mais amusant.
-La pauvres violoniste dans l’allegro elle cafouillait.
-Et votre projet Franck ? ?
-On a abandonné. J’ai l’impression que Franck en emmerde certains.
-Ces italiens savent tout: les histoires des palais, des bordels mussoliniens, le nom des rues,des fontaines, des galeries .
– C’est qui le type du Corriere ? ?
-Tu connais pas ; il est à a fabrication. Il m’a même raconté les histoires sordides de la Curie pour l’élection du prochain pape.
-ah ?
-Il m’a invité de nuit..dans les thermes de Caracalla
– Prendre un bain ?
– T’es con. J’ai pris froid ce soir là.
– Et dans l’avion ?
-Quand on revient de Rome par avion, à cinq heures du soir, on distingue des plaques brillantes.Vaguement bleues ou violettes.
-Les Alpes. ?
– Eh bien tu vois, mon voisin de siège m’a parlé de la Suisse avec une telle élégance, que ça voulait dire bien davantage que la Suisse.
Roberto a apporté les spaghetti. Ça sentait la mer.
-Il n’était que sept heures et quart et tout la planète semblait dormir. Il a répété doucement, »mes Alpes suisses » si doucement… avec tant d’élégance que ces simples mots semblaient porter un très haut témoignage de toute la beauté de la Terre.. de la réelle beauté de la réalité de la terre..
-Et quand tu reprends ton travail ?
-Ici ? À Paris ? Jamais.
-Jamais ?Comment ça jamais ?
-Absolument.
Jessica suçotait une palourde.
-Ne fais pas l’étonné.
-Tu viens dormir ce soir à la maison ?
-Non, tout ça, c’est fini.
Le serveur apporta deux bruschetta sur un plateau de faïence.
-C’est de ma part.
– Petite ,reprit Jessica, je savais pas que mes parents étaient mariés. Papa était très malade. Je savais pas que les gens malades pouvaient se marier. Ma mère m’a raconté que d’une manière générale ,elle n’était jamais sortie avec des types vraiment bien portants.
Il y eut un long silence. Un couple d’anglais entra dans la salle du restaurant.Ils étaient vetus de cirés et avaient l’air frigorifiés .Ils s’installèrent à la table ronde prés du petit escalier, là où il y a une photo d’Alberto Sordi dans « I Vitelloni »
J’ai humé mon verre d’Orvieto.
-Il a un léger goût de cendre. Volcanique. Sens.
Elle sentit.
– Alors tu ne viens pas dormir ce soir ?
– Pour dire la vérité il m’est arrivé quelque chose d’important. Un soir je dînais à » la Regola », un restau à pergola le long de la rivière Aniene, il y avait une table de nonnes.
-Des quoi ?
-Des religieuses. Elle dînaient et bavardaient dans la salle . Elles étaient une dizaine à une longue table garnie des fleurs et une belle argenterie, toutes gaies, à l’aise, discutant avec le personnel, charmantes, belles, enjouées. Elles plaisantaient avec le personnel. Tu vois ?
-Je vois.
– Une salle avec des poutres apparentes , des tresses de piments suspendues au plafond. Elles fêtaient anniversaires de l’une d’elles, je crois bien que c’était la Supérieure. Je les enviais.Ce fut un curieux moment, une révélation.Je les enviais. J’aurais tant voulu être l’une d’elles. Elles étaient pas maquillée, joyeuses entre elles. J’ai pensé à leur vie quotidienne, le soir, le cloître, la prière,la chapelle, la cellule et le crucifix au dessus du petit lit, et aucun type à sucer le soir.
-Tu m ‘as pas souvent suçé .
-Elles irradiaient , j’avais envie de les embrasser. Toutes. Et quand je suis sortie du restaurant, je suis descendu par un petit escalier de bois au bord de la rivière, j’ai regardé l’eau, elle était noire, rapide, il y avait des pins et aussi des oiseaux endormis si tranquilles et je me suis dit: je ne vais pas rater la deuxième partie de ma vie. A 43 ans, tu ne vas pas rater cette partie là. La dernière. Réveille toi. J’ai pris une décision.
-Ah… En moins d’une minute?…Devant l’eau noire?…
– Mardi je repars à Rome.
-Ah oui ?
Puis j’ajoutai :
-Tu pars seule ou avec quelqu’un ?
— Je regardais couler la rivière. Je me suis dit, depuis ta naissance tu n’es jamais sortie de ta bulle, de ta vadrouille merdeuse avec les hommes .Une vie d’infirme. Spirituellement dégueulasse . Tu ne t’es jamais laissée aller ,regarde ces religieuses , elles courent dans un verger, ce sont des jeunes filles et elles prient Dieu. Avec une telle confiance.
C’est alors que le chef, avec sa veste blanche, sa bonne bouille rouge est sortir de la cuisine , pour nous serrer la main.Il nous a souri.
-Tout se passe bien ?
-Très bien.
Le chef resta longuement avec un étrange sourire embarrassé. Puis il alla saluer une autre table.
-Tu vois, je suis restée à regarder couler l’eau,la nuit était si douce, une nuit de Révélation.. et j’avais envie de pleurer. Et puis j’ai entendu des rires de jeunes filles du côté du sentier qui menait au restaurant : c’était bien sûr …
-Tes religieuses.
– Et je me suis dit:elles n’ont jamais quitté leur chambre d’enfant..Elles restent jeunes même dans leur vieillesse elles ont un teint si frais..… Je me suis dit :Reste à Rome, oublie Paris.
-Puis-je dire quelque chose..
-Je t’en prie.
-Tu n’ avais pas envie de me retrouver ?-
– Pas du tout.
-Et notre couple ? Nos années ensemble ?
-Mais nous n’avons jamais formé un vrai couple mon pauvre ami.
-Je t’aime, tendrement.
-Ce n’est pas parce qu’on s’est léchouillé à heures fixes qu’on a formé un couple.
Je fixai mon verre d’Orvieto une curieuse petite paillette translucide tournoyait dans le vin.Moi peut-être. Je m’identifie souvent à des objets remarquablement infimes.
-Il ne faut pas que tu t’angoisses . Je vais enfin être heureuse.
-Et la musique ? Notre quatuor, et le quintette de Mozart prévu en juillet aux nuits musicales de Sorèze?
-Il y a pas mal de bonnes violonistes qui ne demandent que ça. Jeunes. Belles. Sexy. Tu vas te régaler.
-Je suis tombé amoureux de toi .
-Tu n’approuve pas mon choix ?
-Tu vas passer ton temps à laver des draps dans une buanderie. Et à rester le soir à genoux.
-N’importe quoi !
Je recommençais à dessiner avec ma fourchette sans rien dire.Les anglais m’intriguaient.
-Tu es triste ?
-Tu me trahis.
– Je sais. Entre nous ce n’étais plus raccord.
-C’était très bien pour moi.
– Tu te mens.
J’eus la vision de nous deux dans une pleine réverbération romaine devant San Luigi dei Francesi, en plein midi, c’était fou de bonheur.Je venais de lui acheter une édition de poche de Rimbaud.
-Je suis triste,dis-je, horriblement triste.
-Pour être franche, tu ne m’aimais pas, tu ouvrais les draps et tu m’écartelais.
– N’importe quoi.
Jessica appela le serveur.
-Roberto, une grappa. T’en veux une ? On ne va pas se laisser aller.
– »Écartelée « ? Putain, tu y vas fort.
Roberto apporta deux grappa dans des verres ballon en,foncés dans un lit de glace pilée. .

-C’est tout ce que vous avez mangé ?
-Merci Roberto. Ça va.
Jessica reprit :
– Elles étaient si pétillantes, si joyeuses, elles buvaient du vin blanc dans des carafes tu sais avec l’effigie de Jules César ou de Néron.
-M’en fout des empereurs.C’est Jules César.
-.Elles sont dans la vraie vie. .
Jessica chercha quelque chose dans son sac qu’elle ne trouva pas.
-La vie de couple c’est fini..Échanger de la sueur, foutre et sperme…non..
-Tu pourrais parler moins fort ? On nous regarde.
-De toute façon j’ai rendez vous pour mercredi 11heures Via Massimo.Avec les sœurs dominicaines de Sainte Catherine de Sienne.
– Tu va te cloîtrer ? Tu vas voir comme c’est marrant de faire vingt fois le tour du cloîtreà étudier la parabole de l’enfant prodigue
-J’ai eu une révélation. Tu peux comprendre ? Non.
-Révélation de quoi ? Comment on découvre ça ? Tu as eu des indices ? On n’arrive plus à enfiler ses chaussures ? On avale de travers son petit déjeuner ? On a des fourmis dans les pieds ?
-Je sais que tu es malheureux alors tu dis n’importe quoi.. De toute façon, j’ai choisi ma congrégation, et je devrais m’intégrer facilement car avec ma licence du Louvre ,j’ai même fait quatre ans de latin.
Elle savoura une longue gorgée de grappa et me fixait avec étonnement
-C’est un jour heureux.
-Tu vas passer ton temps à prier ?
-Je ne serai pas cloîtrée.
-Écoute sexuellement, entre nous c’était parfait.
-Tu entrais en moi comme dans un Franprix.
Elle ouvrit son sac de cuir rouge que je lui avais offert et sortit un billet d’avion Alitalia.
– Mardi fin de matinée je repars d’Orly par Easy Jet.
-Oui.
-Oui quoi ?
Je goûtai la grappa. Elle me brûla l’estomac.
-Tu repars pour un autre homme ?
Puis :
-Qui t’attend à Rome ?
-Non.
-Ah , oui. Bien sûr…Le Seigneur ! Notre Seigneur !Il t’attend,bras en croix, Lui. Tu sais il t’attends dans toutes les Eglises. Pendu aux murs. Tiens il y a un tres beau christ mort à Saint-Médard, tout prés d’ici, tu le connais ?
-Ne sois pas médiocre,je t’en prie. Pas de vulgarité.
Elle essaya tendre sa main vers moi.

– Comprendre que sa vie fut si quelconque pendant 40 ans ,c’est un vrai moment tu sais. Tu peux comprendre?
Puis :
-Je retrouvé enfin ce que j’avais perdu.La grâce.
C’est alors que le chef de cuisine et sa bouille rougeaude est revenu à notre table.
-Alors, ça a été ?
Jessica intervint :
-Excusez moi, mais nous avons une conversation importante.J’aimerais la finir.
J’eus honte de ce comportement . J’avais chaud. J’ai voulu me venger.
Je dis :
-Ils auront intérêt a laisser un mini frigo plein et plusieurs carafes d’Orvieto dans ta cellule.
Je pensai à l’été d’avant, quand nous avions fêté ici l’anniversaire d’un ami violoniste, ici même, nous étions cinq musiciens chambristes heureux. Jessica était heureuse, moi aussi. C’était une autre planète,une planète qui s’éloignait. Je repris de la Grappa.
Je me demandai si le Paradis ressemblait à une piscine d’eau bleue avec une odeur de chlore , et avec location de belles serviettes de bain épaisses et douces et Jessica en train de battre doucement des pieds en pensant à l ‘île de Ré, tandis que de l’autre côté de la route, il y avait un camping avec des jeunesses communistes et leurs foulards rouges , des gens simples ,des ouvriers sûrement un peu quelconques spirituellement aux yeux de Jessica. En train de chanter « Bella ciao bella ciao » et pendant ce temps j’essayais de passer mon permis de conduire pour la troisième fois tandis qu’une attachée de presse de la Maison de la Culture de Bourges à robe courte fleurie me disait que j’étais en retard pour le concert , que le violoncelliste était furieux, que la salle était pleine et que le maire était vexé .La dernière image que je garde était celle d’un soldat de 14-18 en train de jeter un hareng vivant à un chien noir tout pelé. Bref, je perdais les pédales.
Il paraît que je me suis évanoui. Je me suis retrouvé dans une salle de la Salpêtrière avec une infirmière qui me prenait le pouls. Les autres lits étaient vides.








