Sollers en sa deuxième vie

Sollers , écrire désormais : » Écrivain français, né le 28 novembre 1936 à Talence (Gironde) et mort le 5 mai 2023 à Paris. »  Philippe Sollers est mort il y a presque un an donc. On publie en mars 2024 ce texte ultime et posthume »La deuxième vie ».C’est court,46 pages. Il écrit à l’encre bleue, au stylo, dans la proximité de sa mort, il le fait avec précision, élégance, densité, raffinement.Le lecteur est saisi par l ‘étrange zone de calme qui rayonne et on se laisse entraîner par ces phrases qui ont l’air des naître par temps doux. Équilibre et sérénité . Qu’est-ce donc que cette  « Deuxième Vie » ?

« Je n’ai pas été un bon saint lors de ma première vie, mais j’en suis un très convenable dans ma Deuxième. » Ce qui frappe de prime abord dans ce texte c’est qu’il y a à la fois un détachement dans le ton et une secrète fièvre masquée , une passion cachée pour collectionner quelques « épiphanies » de sa vie, ses amours, ses années Venise. Ce récit écrit à l’ombre , sur fonds de néant , scintille comme une curieuse matinée, entre soleil voilé et brouillard, une lumière de lagune ; c’est la beauté si peu raisonnable du texte, son énergie, sa fraîcheur, comme quelqu’un qui pénétrerait dans un nuage blanc. On retrouve le Sollers du «  Cœur absolu », de « Studio », de « trésor d’amour »(sur Stendhal),de « Passion fixe », de « Portrait du joueur », ces livres-journaux intimes mélange d’impertinence, de sociologie griffue pour se moquer des français, de la biologie, du conformisme des journaux, et cette franche rigolade qui le prenait pour raconter ces livres d’élevage dont l’époque faisait la promotion dans ses suppléments littéraires .

Dans « La deuxième vie » -avec postface de Julia Kristeva- Sollers reste adossé à l’enfant qu’il fut, adossé à sa sœur aimée, à Bordeaux, guettant en curieux cette humanité terrestre « en phase terminale ».Bien sûr, adossé à deux femmes aimées, adossé aussi à la Bible, c’est évident. Rien de solennel ni de pompeux. La vie devenue un rêve fugitif. Il y a même pas mal de paragraphes enjoués sur le train du monde actuel comme il va,mais vu de Sirius ou d’une chambre silence aux rideaux tirés où l’auteur semble au chevet de lui-même.

L’observateur social ,très Flaubert révisé Sollers, se délecte de la bêtise du Nouveau Siècle. Sollers reste toujours toujours amusé par le cirque littéraire parisien , et précisément, dans ce livre, par l ‘ascension divine d’Annie Ernaux qui « venge sa race » avec un Nobel , et ,bien sûr, le cas Houellebecq dont il dit : »Il va donc continuer à décrire l’effondrement du sexe français ,pour le plus grand bonheur de la presse internationale, qui ne s’attendait pas à un tel cadeau » sa raison ‘être.

On ne peut qu’être saisi par ce mélange d’alacrité, de sérénité sans fleurs, d’impertinence théologique qui imprègne les phrases.

On notera aussi : buissonnier, et une harmonie nouvelle qui pénètre loin.Enfantin, oui, avec, au passage, une idée matinale, l’ éveil passionné d’un nouveau printemps (nous sommes en Mai) une curiosité pour des choses lointaines et oubliées de sa jeuensse .Certains paragraphes, dans leur brièveté , accueillent l’univers avec la simplicité limpide d’un verre d’eau. Aux portes de la mort, il voit le jour naissant sur le Grand Canal »fenêtre ouverte sur les Zattere. » 

Pour la teinte froide du texte il subsiste quelque chose des nuits au cours desquelles il a rédigé ces pages. Pour les teintes chaudes , ; on voit« Les objets, en état d’apesanteur, deviennent familiers.Je suis enfin, arrivé là où je devais aller,les indicateurs le signalent. »

Et aussi : « J’ai été ce fantôme heureux en train de toucher spasmodiquement du bois pour me rappeler qu’il s’agissait bien de ma vie réelle. »

Pour finir, après cette émotion de lecture, avec ce sentiment que monte la marée, une fois de plus, avec nos vivants et nos morts mélangés, un souvenir personnel . Je le rencontrais parfois au petit déjeuner dans une brasserie du boulevard de Port-Royal,au milieu d’une pile de journaux achetée au kiosque voisin. Deux moments :quand il sortit de son portefeuille une petite photo carrée -du noir et blanc- un peu abîmée d’une petite fille assez belle avec regard sombre, dont il me dit que c’était la sœur de Picasso.On la connaissait peu,lui l’avait retrouvée, et c’était toute une gentillesse innocente dans ce geste. Avoir retrouvé ce fin visage mélancolique le rendait joyeux .

Un autre matin, il sortit d’une de ses poches, une reproduction d’un bouquet de violettes peint par Manet. Je dépose donc ce bouquet de violettes sur sa tombe.

Drieu et son « Feu Follet », un examen de conscience percutant

« Je jette en arrière, sur les autres comme sur moi , un regard plus dédaigneux que charitable »

« Le Feu follet » est un roman de Pierre Drieu la Rochelle publié en 1931.On sait que le héros ,Alain, doit beaucoup à la personnalité et au destin de l’écrivain Jacques Rigaut, ami dadaïste de Drieu qui s’est suicidé le 6 novembre 1929: »je répands de l’encre sur la tombe d’un ami » écrit Drieu dans « l ‘Adieu à Gonzague ».

Il faut dire que Rigaut et lui étaient proches, ils passaient des vacances ensemble au Pays Basque , et le suicide a bouleversé Drieu comme s’il perdait un frère: « J’aurais pu te prendre contre mon sein et te réchauffer », va-t-il jusqu’à écrire dans son petit carnet noir 1929,la veille de l’enterrement.

Drieu nourrit donc son récit des épisodes de la vie de Rigaut :mariage avec une riche américaine, obsession de l’argent, dandysme intellectuel, masochisme baudelairien.

Si récit exprime la déception des soldats « démobilisés » de la Grande Guerre (lire « Fond de cantine« ) et le traumatisme de cette génération (exprimé aussi par l’Aurélien » de Louis Aragon il prend la forme parfaite d’une crise intime de quelques heures qui s’achève par la mort, ce qui fait ressembler le texte à une tragédie classique par son unité de lieu et d’action.

Maurice Ronet

Alain , comme Rigaut, est fasciné par les riches américaines , les fins de journée dans les bars chics , les nuits par étapes dans les dancings, les taxis en maraude  .Il franchit les cercles de solitude dans la fumée , des gens qu’on connaît vaguement, qui entrent et sortent de votre vie, se séparent, se retrouvent, cherchent quelqu’un d’autre. C’est un ballet de noctambule avec une sentimentalité masochiste, et des bribes de souvenirs qui sont des fragments d’un miroir cassé. Nul attendrissement , c’est coupant comme du verre et glacial, une vie de cendriers pleins et de moments vides.

L’auteur a le talent de nous murmurer cette confession ultime avec des phrases qui cherchent à prendre forme dans la bouche d’un Alain fatigué par le quatrième whisky, la vie en biais, les ruptures, les femmes quittées, les amis enlisés dans le conformisme; un tiroir empli de belles chemises finiront dans des draps froissés et une Lydia qui signe un chèque. Au fond, Alain cherche une idée de lui-même acceptable , elle reste introuvable.

Maurice Ronet dans le film de Louis Malle

Quand on relit « Le feu follet » , ou quand on revoit le beau film de Louis Malle magnifiquement adapté,en 1963, avec Maurice Ronet dans le rôle d’Alain, on se dit que Drieu a été notre Scott Fitzgerald, tous deux morts à quatre ans de distance. Tenue classique de la prose, ligne si nette d’un récit sobre, psychologie étudiée au rasoir,discipline de récit, exactitude des dialogues (avec leur non-dit) de ces soldats qui ont échappé à la boucherie de 14-18, et qui errent dans la vie civile comme les fantômes avec encore un peu de boue des tranchées sur leurs manches. . Scott Fitzgerald et Drieu ont eu le même sentiment d’une vie qui tombe et ne rebondit pas. Les deux écrivains l’expriment de manière lumineuse., les deux fréquentent les cliniques, les deux subissent les années folles comme une fièvre qui tourne mal, ,les deux analysent cette « touche de désastre », les deux , fréquentent leurs contemporains dans une curieux sentiment d’ infiniment lointain, comme s’ils les écoutaient dans un vague brouillard.L’alcool se mélange à de la lucidité. Et curieusement, les deux font part de leurs difficultés d’écrire au moment même où ils expriment cette difficulté avec des phrases impeccables !

Scott Fitzgerald

Prenons le début du récit de Drieu . Un couple dans un lit dans un hôtel de passe saisi au moment de la fin d’un orgasme décevant. le roman s’ouvre dans tous les sens du mot par une  » débandade », celle de la chair et celle de l’esprit.L’écrivain trouve la phrase magique :

»Pour lui, la sensation avait glissé, une fois de plus insaisissable, comme une couleuvre entre deux cailloux. » . Comme souvent chez Drieu , les gestes et les mots se nimbent d’une tendresse inattendue, venue des personnages féminins. Lydia dit à Alain :

 »Je suis content, Alain, de vous avoir revu, un instant, seul ».

L’impuissance d’Alain est charnelle bien sûr, mais cette défaillance englobe une impuissance souveraine, ontologique.Les femmes du monde,généreuses mais mal prises ,ne suffisent pas à le retenir dans sa chute. «Il vous faut une femme qui ne vous quitte pas d’une semelle dit à Alain l’une de ses maîtresses, Lydia, sans cela vous êtes trop triste et vous êtes prêt à faire n’importe quoi» .Pourtant elles le quitteront pour d’autres hommes.

Le récit nous fait vivre ses dernières quarante-huit heures après avoir pris la décision définitive de se suicider. Avant, il se rend à la banque toucher un chèque remis par Lydia, puis décide de retourner à Paris pour revoir une dernière fois ses anciens compagnons de débauche. Chemin de croix. La jeunesse s’est flétrie, les anciens amis deviennent des inconnus que l’eau de la Seine et le temps qui passe, a rendu flous.

Alain reste un grand adolescent mélancolique, défait avant l’âge, cyniquement léger, -c’est son charme et sa limite – en route vers le néant, comme un jeune officier qui monte au Front .On notera d’ailleurs que la génération des « Hussards », de Nimier à Blondin en passant par Déon ou le jeune François Nourissier, a beaucoup emprunté au vestiaire de Drieu et aux fêlures romantiques de Scott. Alain , reflet d’une génération de démobilisés que le retour à la vie civile a dégoûté plaira à ceux qui sont démobilisés de la seconde guerre mondiale. Cycle éternel? Alain traverse donc Paris en taxi, un peu comme les cercles d’un enfer mondain ou la visite en spirale des paradis artificiels. Il passe d’un endroit à l’autre sans trouver un point d’appui. La nuit tombera ,définitive, à, l’aube. La confession tragique sera réussie littérairement et c’est le meilleur de Drieu qu’on a là.

Par certains côtés Alan Leroy ressemble à ce Frédéric Moreau de » l’Education sentimentale » de Flaubert. Ici éducation sentimentale tourne à la fin de partie. Ce n’est pas à un roman de formation qu’on assiste, c’est à une destruction en accéléré, une faillite d’homme pressé, un poème sur les séductions de la mort comme une délivrance qui permettrait on ne sait quel rachat .

Comme Frederic Moreau , Alain se révèle un aboulique lucide, un désespéré au regard sec, un errant élégant au pauvre sourire en train de se défaire, un lucide paralysé, capable de auto-analyse bien davantage que Frederic Moreau. Les salons de drogue chez les deux écrivains, évoquent un parfum de passé évanoui et d’impalpable mélancolie .

Précisons enfin qu’en parlant de suicide, Drieu a méthodiquement multiplié les brouillons de son suicide définitif, comme s’il voulait au fond retrouver une page blanche au bord du gouffre.

*** Extrait du « Feu follet »

« Tu as raison Milou, je n’ai pas aimé les gens, je n’ai jamais pu les aimer que de loin ; c’est pourquoi, pour rendre le recul nécessaire, je les ai toujours quittés, ou je les ai amenés à me quitter.

-Mai non, je t’ai vu avec les femmes, et avec tes plus grand amis :tu es aux petits soins, tu les serres de très près.

-J’essaie de donner le change, mais ça ne prend pas … oui, tu vois il ne faut pas se bourrer le crâne, je regrette affreusement d’être seul, de n’avoir personne. Mais je n’ai que ce que je mérite. Je ne peux pas toucher, je ne peux pas prendre, et au fond, ça vient du cœur »

Le jugement d’Angelo Rinaldi sur Drieu La Rochelle:

« L’erreur aura été l’inséparable compagne de Drieu et, quand on examine le parcours en zigzags de ce dandy qui n’a que trop bien réussi à déplaire, on découvre l’itinéraire d’un homme quia cherché le cul-de-sac, la voie sans issue, le mur contre lequel on vous colle, aussi obstinément que certains la sortie au soleil.

Les procureurs perdent leur temps à accabler cet accusé qui supplie les juges de frapper fort et qui, pour plus de sûreté,; choisit de se faire justice lui même .Personne ne dira de lui autant de mal qu’il en a dit, la plume à la main, , et ne le fustigera plus durement qu’il ne s’est fustigé. Son œuvre , aux réussites inégales, n’est que le ressassement du dégoût né d’un perpétuel examen de conscience effectué avec cette honnêteté meurtrière qui, d’ailleurs, fausse la balance dans la même mesure que l’aveuglement. Car ce sont toujours les généreux qui parlent de leur avarice, les courageux, de leur lâcheté .Drieu , qui se détestait avec application, et qui, à travers sa personne haïssait également son milieu d’origine , ne s’est rien pardonné. Et, comme il s’est trompé en tout , doutant à l’extrême de son talent, il n’a pas vu davantage qu’il avait fondé la confession moderne et notre romantisme sec. Que, dans la mise à nu de l’âme et de l’inavouable ,précédant Michel Leiris, il venait immédiatement après Rousseau. »

Angelo Rinaldi, in lExpress 31 Juillet 1978.

La folie du premier livre…

La détresse, l’écœurement, la nausée, la colère, fermentent et claquent en phrases maigres, dans « Les armoires vides ». Ce livre accusateur, ce livre réquisitoire, est le premier récit d’Annie Ernaux écrit en 1974, ( année où Jean Daniel fonde « Le Nouvel Observateur ») par une prof de lettres de 34 ans. Ce récit rageur – qui résume une jeunesse bancale et une adolescence humiliée- s’ouvre et s’ achève par un tuyau enfoncé dans le ventre au cours d’un avortement subi en 1964 chez une faiseuse d’anges. Denise Lesur, l’héroïne du roman, se remémore son enfance et surtout son adolescence . L’étriqué et le gris d’une époque ( guerre d’Algérie, gaullisme, poujadisme) ressurgit, à vif.

Le choix de situer entièrement l’action du livre dans l’attente de l’expulsion du fœtus avorté accentue le noir de cette confession.

Annie Ernaux l’exprime dès la deuxième page «  Il n’y a rien pour moi là dedans sur ma situation,pas un passage pour décrire ce que je sens maintenant,m’aider à passer mes sales moments. «  .Annie Ernaux balaie toute sensiblerie.Phrases sèches.

Le thème central du livre reste la honte. Honte d’être une fille de bistrotiers parmi les jolies lycéennes pomponnées. L’étudiante cultivée nourrie de Camus ,de Lamartine, de Voltaire, de Sartre, se sent affreusement et définitivement séparée et surtout un peu dégoûtée par ses parents incultes qui se coltinent des casiers à bouteille derrière le comptoir et écoutent, « Reine d’un jour » extatiques .

Oui, la Culture sépare. Denise est devenue l’inconnue dans la maison. « J’ai été coupée en deux ».Effectivement ,en poursuivant ses études de Lettres jusqu’à l’Agreg, Denise se coupe de son milieu social. Sa toute fraîche culture universitaire la sépare de son enfance qu’elle ne ressentait pas comme sordide quand elle était à l’école primaire. Son milieu ouvrier lui paraissait naturel ,il devient ringard et repoussant. C’est au lycée « bourgeois » que tout bascule et qu’elle comprend la le cloisonnement entre les classes sociales et sa cruauté. Elle hésitera ,plus tard, a présenter sa mère, son tablier et son torchon, à ses petits amis.

Denise l ‘étudiante , à table, a honte de ces deux là, ces parents qui « saucent le jus  » dans leur assiette .Elle ne parle plus leur langue . « Le vrai langage, c’est chez moi que je l’entendais, le pinard, la bidoche, se faire baiser,la vieille carne, dis boujou ma petite besotte. »

Elle a honte honte du café-épicerie , du picrate ,des Pernod, des rincettes, de l’évier sale, des gestes dégoûtants des ivrognes, braguette ouverte, qui traversent la courette pour aller se soulager.

Elle comprend aussi les décennies d’ humiliations que ses parents ont subi, pauvre couple derrière le comptoir obligé d’écouter tard le soir les propos avinés et salaces des clients avec « leur odeur de canadienne mouillée » . Irrécusable réquisitoire : « J’ai l’impression que je ne pourrai plus revenir en arrière, que j’avance, ruisselante de littérature ,d’anglais et de latin, et eux, ils tournent en rond dans leur petit boui-boui, ils sont contents, pas besoin de remords, ils ont tout fait pour moi. »

On ferme le récit en se disant  quel nettoyage à sec. Il y a du Jules Renard et du Hervé Bazin dans ce texte rugueux, teigneux, furieux, chaviré

Certaines pages sont jetées sur le papier comme cette eau de Javel utilisée par la mère pour nettoyer les seaux hygiéniques au fond de la cour.

Il est évident, à relire ce texte, qu’il fut écrit dans un élan cathartique ultra violent. Le livre frémit de colère rétrospective.

Pourquoi est-ce que je reviens sur le cas Annie Ernaux ? Parce que j’y ai des raisons personnelles et objectives.Il me touche de prés.

Nous sommes de la même génération, à trois ans prés. Elle est née en 40, moi en 43. Comme elle, j’ai subi la Normandie d’aprés-guerre, de ruines, de privations, de souvenirs du Débarquement avec ce que cela comporte d’ambiguïtés face à ces Alliés qui avaient pulvérisé nos villes et tué des habvitants,moi à Caen, elle entre Le Havre et Rouen.

Comme elle, mes parents étaient commerçants ,come elle j’ai fait des études de Lettres, comme elle j’ai subi l’étouffoir Gaulliste et vécu mal l’algerie, les copains dans les Aures .Comme elle , j’ai découvert Sagan, Camus, Malraux et Sartre,comme elle j’ai entendu les noms de Soustelle, Gaillard, Mendès France et j’ai connu le « café bouillu » et arrosé des comptoirs normands. Comme elle j’ai écouté Only You au Juke Box du Central Bar. Comme elle, dans la sexualité je suis resté hésitant, maladroit, enfiévré, décalé, confus, empêtré. et comme elle j’ai vu l’effroi des avortements clandestins. Comme elle j’ai découvert la littérature avec la même ferveur , ouvrir un livre s’était une escapade. C’est curieux comme nos deux jeunesses dans des villes normandes s’inscrivent sous le sceau de la tristesse et de la déception, spécialité flaubertienne. Madame Bovary ,jamais loin..

Vivre, à cette époque, sur les bords de la Seine, ou de l’Orne, c’était être déçu. J’ai découvert comme elle le versant sombre, maudit, étriqué d’une société -sous influence catholique- qui veut surveiller et punir ses jeunes dans leur sexualité .

Enfin, comme elle, j’ai écrit pour me délivrer, par catharsis. Dans mon cas ce fut en 1965, à 22 ans .J ‘étais encore sur les bancs de la Fac de lettres de Caen. Je vécus trois semaines folles d’un mois de Juillet, un été de ciel vide et beau, devant une machine à écrire, volets entrebâillés, immeuble désert. C’est bien étrange la littérature, je voulais comme Ernaux ,oublier les parents, les devoirs, les terribles repas familiaux et leurs silences écrasants , la salle à manger en merisier et les babioles de faïencé époussetés, les patins dans l’entrée. Comme Annie, je voulais échapper à la violence d’une sclérose, aux disputes, aux bruits de délabrement d’une jeunesse rétrécie. Écrire, c’était sauter hors du cercle de la détresse familiale , échapper aux violences du père, aux résignations maussades de la mère. L’ écriture alors jaillit à l’état brut, presque automatique, comme une journée enfin passée avec des folles filles gaies sur une plage. C’est l’ozone, l’altitude. Les mots courent sur le papier, le papier devient une route droite, piste de décollage, escapade, grande évasion ,fièvre. J’oubliais l’état de fils, de petit frère muet , de pensionnaire renfrogné , de mauvais élève près du radiateur. Je me débarbouillais de cette culpabilité poisseuse dont on m’avait soigneusement englué.

Je me souviens de cet été là, l’ appartement vide, le silence, la pénombre ,le sandwich dans la cuisine, Je glisse la feuille blanche dans le rouleau de l’ Underwood brillante et noire .L’été crépite. Mes mots, les miens, enfin.

Mais contrairement, à Annie Ernaux cette folie d’être enfin soi avec des mots ne vire pas au règlement de comptes, mais à une ivresse. Une extase. Le moi se dilate, le monde entier se fragmente en phrases courtes . La surface du monde scintille avec des brillances et des coupures de miroir fracassé. La beauté du monde en miettes, en mots, en secondes. Voilà la grande différence. En écrivant la journée de congé d’un garçon de café ,je cours hors des zones glacées de ma jeunesse alors qu’Annie Ernaux analyse la tête froide ce qui a empoisonné sa jeunesse ,elle dresse, elle, un réquisitoire ; moi, c’’est plutôt une fuite, une fugue, une course vers le soleil. Je galope dans les mots comme un enfant court pour atteindre le haut d’une dune et découvrir la mer.

J’éprouve la même euphorie d’aligner des mots sur une page vierge que celle du skieur chevronné qui dévale une pente de neige immaculée dans le froid du matin .l’ivresse verbale emporte tout sur son passage.

La frappe de la machine à écrire devient le mouvement de la vie retrouvée, de la vie ailleurs,de la vie autrement, la vraie vie,enfin . C’est l’essor en plein ciel, on quitte toute la bigoterie de la vie.

Naissance du monde, naissance au monde…

Et cependant, la fin de mon livre reste morose. L’époque a déteint ? Elle laisse ses traces sales ? Sans doute. Tout s’éteint soudain. La journée de congé n’a pas tenu ses promesse. Il faudra qu’Arthur demain matin, reprenne le seau, le balai et nettoie le percolateur.

Là encore, je m’aperçois aujourd’hui à 60 ans de distance exactement(ô vertige 1964-2024) que comme Ernaux, je rejoins cette littérature de la déception. Flaubert reste le patron .

Dernière confidence : plus tard, quand j’ai lu Bernanos, je suis resté sidéré que cet écrivain catholique exprimât aussi bien ce sentiment que j’avais connu en écrivant  : »Qui n’a pas vu la route à l’aube, entre ses deux rangées d’arbres, toute fraîche, toute vivante, ne sait pas ce que c’est que l’espérance ». Je me souviens que dans l ‘appartement désert, le livre fini au milieu de la nuit, , j’avais allumé les lumière de toutes les pièces, et que j’avais sifflé la moitié d’une bouteille de Bordeaux chipée dans la cave des parents.

J’ouvre toujours et encore les premiers livres des inconnus avec un curiosité particulière, à chaque rentrée littéraire, car on sent souvent la folie du lâcher tout. L’adolescence retrouvée.

Sartre: mauvais romancier, dramaturge injouable, philosophe sans originalité? Vraiment?

Faut-il brûler Sartre ? Sur les blogs, pas mal de gens sont prêts à jouer les incendiaires contre l’œuvre Sartre. Sartre en cendres? J’ai déjà ,sur ce blog, longuement défendu le romancier de la trilogie de « les chemins de la Liberté », étonnant témoin du choc de la guerre 40 sur sa génération; j’ai aussi défendu l’homme de théâtre qui nous a donné « Huis Clos ». Je laisse la parole aujourd’hui à une étude pertinente d’Anne Mathieu à propos de Sartre. Elle est du côté des examinateurs lucides. Cette maîtresse de conférences en littérature et journalisme à l’université de Lorraine, directrice de la revue « Aden «  ré- évalue donc Sartre. Elle a travaillé aussi sur le style polémique anticolonialiste des années 30 à 60, sur les héritages stylistiques nizaniens et sartriens dans les pamphlets d’aujourd’hui, et sur la mise en fiction française et étrangère de la guerre d’Espagne aujourd’hui.

Je note surtout qu’elle ré-évalue le romancier Sartre à la hausse, celui des « Chemins de la Liberté », qui à la sortie des romans avait été sous évalué par bon nombre de critiques littéraires d’après-guerre. Bonne lecture !

Il y a un paradoxe Sartre. Celui qui symbolise « l’intellectuel total, présent sur tous les fronts de la pensée, philosophe, critique, romancier, homme de théâtre   », peine à trouver une place posthume digne de ce nom dans son pays. Le paradoxe est accentué par le rayonnement toujours actif de sa pensée et de ses écrits à l’étranger. C’est que l’Hexagone s’éclaire désormais aux lanternes du conformisme consensuel auquel les (pseudo-)débats télévisuels ou radiophoniques ne parviennent même pas à donner l’illusion d’un souffle déstabilisateur. L’étriqué et le convenu sont bien éloignés de celui qui ne cessa, après la seconde guerre mondiale, d’en découdre, de se lancer dans la bataille, de prendre des risques. Une certaine intelligentsia récuse en Sartre son statut de représentant de l’intellectuel engagé « à la française ». Seule œuvre à faire l’unanimité, Les Mots (1964). Les gloses n’en finissent pas sur « la grande œuvre de l’écrivain », et ce n’est pas un hasard : cette autobiographie narrant son enfance et sa jeunesse ne dérange personne. La pensée unique de droite comme de gauche a su identifier l’ouvrage lui permettant de se défausser de détester unilatéralement l’intellectuel, et, simultanément, de le remiser au « magasin des accessoires » datés, dépassés .

Dépassés et usés jusqu’à la moelle de l’erreur. Car, nous l’a-t-on assez seriné, Sartre se serait toujours trompé . À moins que cette accusation ne se retourne contre les accusateurs. Faisons nôtres ces mots revigorants de Guy Hocquenghem quelques années après la mort de l’auteur des Chemins de la liberté : « Vos âmes avaricieuses et pauvres, puritaines et théoristes, ont cent fois voulu tuer Sartre ; et plus vous le reniez, plus vous le ranimez. Plus vous le repoussez, plus il vous étreint, il vous entraîne avec lui dans la mort. Le vrai Sartre échappe au tombeau de respect renégat et de trahison où vous aviez voulu l’enfermer .  »

Depuis son décès en 1980, peu de choses auront été épargnées à celui qu’on aurait, de son vivant, redouté d’affronter. Sartre serait un philosophe qui écrit mal de la littérature… Les bancs des étudiants ont fourmillé longtemps de ces blagues de potache — ayant essaimé jusque dans les rangs des universitaires, leur accordant de fait une légitimité scientifique. En littérature, précisément, Sartre demeure peu étudié. Qu’on relise pourtant son premier roman, La Nausée, le recueil de nouvelles Le Mur, sa trilogie injustement méconnue et mésestimée Les Chemins de la liberté. C’est de la belle ouvrage, diverse stylistiquement, narrativement, et qui « parle » à tout le monde, imprégnant à jamais la formation intellectuelle et personnelle : marque des grandes œuvres. Son théâtre ? Divers, lui aussi, inventif, et… d’actualité. Outre Huis clos, Les Mains sales, ses pièces les plus connues et les plus montées aujourd’hui, la puissance de dénonciation de Nekrassov et des Séquestrés d’Altona demeure intacte : pour la première, celle de la mystification de l’information et de l’embrigadement ; pour la seconde, celle de la fin et des moyens dans les périodes violentes de l’histoire.

Enfin, bien sûr, il y a ses textes politiques. Car c’est là que le bât blesse : Sartre dérange encore parce qu’il fut « en situation ». Il l’énonçait dans Les Temps modernes en 1945 : « L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire, dira- t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola ? L’administration du Congo, était-ce l’affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d’écrivain .  »

Compagnon de route du Parti communiste

La guerre sera le déclencheur de l’engagement de Sartre. Mobilisé en septembre 1939, fait prisonnier en juin 1940, il est transféré dans un stalag à Trèves. Là-bas, il connaît la camaraderie, la fraternité ; il compose et met en scène une pièce de Noël, Bariona ou le Fils du tonnerre. Libéré en mars 1941 en se faisant passer pour civil, Sartre rentre à Paris, décidé à agir. Il fonde avec Maurice Merleau-Ponty le groupe éphémère Socialisme et liberté, avec la velléité d’organiser un mouvement de résistance en allant voir André Gide et André Malraux en zone libre. Sa pièce Les Mouches porte un air de révolte dans Paris occupé. En 1943-1944, il écrit pour les Lettres françaises, l’organe du Comité national des écrivains fondé dans la clandestinité par Jacques Decour et Jean Paulhan . Mais ce sera absolument tout… Sartre ne fut ni Georges Politzer ni Claude Bourdet. Avant la seconde guerre mondiale, ce qui frappe, c’est l’absence de tout horizon politique. Quoi qu’en dise Simone de Beauvoir, et malgré la nouvelle « Le mur », il demeure à distance de ce qui se joue en Espagne . Quand on lit sa correspondance avec Beauvoir, le Castor, on est stupéfait de n’y relever une première mention politique qu’en juillet 1938, deux mois avant Munich. Et ils ne comprennent pas grand-chose au Front populaire. Cet éloignement politique de l’entre-deux-guerres le conduira toute sa vie à cheminer aux côtés du fantôme de Paul Nizan, son ami de jeunesse, qui, lui, s’engagea totalement dès la fin des années 1920.

Sartre rejoint en février 1948 le comité directeur du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), dont le projet a été élaboré antérieurement par des journalistes et des intellectuels de gauche et d’extrême gauche, dont David Rousset. Le RDR mourra avec le départ de Sartre (octobre 1949), dont ce sera le seul engagement dans un parti politique. De la mi-1952 à la fin 1956, il s’installe dans un compagnonnage de route avec le Parti communiste français (PCF), largement motivé par la répression policière et judiciaire dont celui-ci fait l’objet, alors qu’il s’était jusqu’alors affronté assez violemment à lui. Au point que le président de l’Union des écrivains soviétiques l’avait qualifié en 1948 de « hyène dactylographe ». Il rompra lors de l’écrasement par Moscou du soulèvement hongrois, en 1956. Comme ce sera à chaque fois le cas, sa verve journalistique s’est imprégnée des thématiques et du lexique des compagnons qu’il s’est choisis. Tels ses textes publiés dans France-URSS en 1955, qui n’ont guère à envier à la phraséologie des communistes orthodoxes. Néanmoins, les articles sartriens de cette période livrent une réflexion toujours actuelle sur la mystification des dirigeants et de la presse : « Tous nos lecteurs savent que nous tenons la politique du gouvernement pour néfaste, et pour méprisables les hommes qui l’inspirent : mais notre tâche est de le démontrer sans cesse. C’est seulement en démontrant que nous pouvons espérer servir. Nous continuerons : s’il est défendu d’appeler Bidault [alors ministre des affaires étrangères] un criminel, nous dirons que c’est un grand coupable ; si l’on nous refuse le droit de parler du sang qu’il a sur les mains, nous parlerons des écailles qu’il a sur les yeux. Ce n’est qu’une affaire de terminologie.  »

Les derniers mois du compagnonnage de route avec le PCF se chevauchent avec l’engagement de Sartre contre la guerre d’Algérie. Ce fut sa grande bataille. Ce que d’aucuns ne lui pardonnent toujours pas : son anticolonialisme viscéral, l’implacabilité de son discours mettant les Français devant leurs responsabilités historiques, intellectuelles et morales : « Fausse candeur, fuite, mauvaise foi, solitude, mutisme, complicité refusée et, tout ensemble, acceptée, c’est cela que nous avons appelé, en 1945, la responsabilité collective. Il ne fallait pas, à l’époque, que la population allemande prétendît avoir ignoré les camps. “Allons donc ! disions-nous. Ils savaient tout !” Nous avions raison, ils savaient tout et c’est aujourd’hui seulement que nous pouvons le comprendre : car nous aussi nous savons tout. (…) Oserons-nous encore les condamner ? Oserons-nous encore nous absoudre   ? »

Certains, souvent les mêmes, n’acceptent pas davantage son amitié pour le psychiatre et essayiste martiniquais Frantz Fanon, alors quasi ostracisé, et dont il préfaça Les Damnés de la terre (1961), essai-phare du tiers-mondisme. Une préface dans laquelle il vilipende le mensonge d’une nation orgueilleuse qui n’est que l’ombre d’elle-même : « Quel bavardage : liberté, égalité, fraternité, amour, honneur, patrie, que sais-je ? Cela ne nous empêchait pas de tenir en même temps des discours racistes, sale nègre, sale juif, sale raton .  »

La radicalité et la subversion de Sartre se mesurent à l’aune de la haine qu’il inspire aux tenanciers des boutiques littéraires et journalistiques. On n’est même pas aussi déchaîné contre Louis-Ferdinand Céline, sauvé par une certaine critique au prétexte de son style. Car, à défaut d’avoir été antisémite, Sartre a commis la grande faute de fraterniser avec ceux qui se révoltèrent contre l’oppresseur français. Les calomnies vont bon train. Un de ces bretteurs de salon ne recule pas devant le ridicule en incriminant Sartre de « tentative d’assassinat contre Camus ». Tout cela, bien entendu, sur toile de fond de guerre d’Algérie, où l’on nous ressert le plat d’un « philosophe [Albert Camus] qui ne s’est jamais trompé   ». Au nom de la complexité de sa situation personnelle, on justifie la position erronée de l’auteur de L’Étranger au regard des enjeux du moment historique ; on dédaigne un combat courageux — et dangereux : le domicile de Sartre fut l’objet d’un attentat au plastic commis par l’extrême droite — pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Et les médias en profiteront toujours pour se gausser de Sartre à Billancourt sur son tonneau, époque de son compagnonnage de route, en 1970, avec les maoïstes de la Gauche prolétarienne.

Il y a quelques mois, dans Le Figaro,le 19 juillet 2019, Jacques Julliard figure de l’intellectuel consensuel, délivre son verdict sur Sartre : « Mauvais romancier, dramaturge injouable, philosophe prolixe mais sans originalité, c’est un libertaire qui a encensé toutes les dictatures, une grande âme qui a justifié tous les massacres, pourvu qu’ils se réclament du socialisme (…). C’est un imposteur de bonne foi qui a réservé sa sévérité, parfois sa rage aux régimes libéraux et qui a fait de l’affichage de la mauvaise conscience de l’écrivain l’alibi de son confort intellectuel. C’est bien le seul domaine où il a engendré des disciples jusqu’à nos jours .  » Pourquoi, diable, tant d’humaine mesure ?

Anne Mathieu, auteur de l’étude sur Sartre

Pour parvenir à « une défense politique de Sartre   », le mieux est de considérer son œuvre en situation, d’en mesurer aussi bien les erreurs, les outrances, les faiblesses que le brio, la pertinence et l’actualité. L’actualité ? Si ce modèle de l’intellectuel engagé est aujourd’hui démodé, il n’y a pas lieu de s’en réjouir. En 1983, trois ans après la mort de Sartre, Pierre Bourdieu expliquait en effet que « les conditions conjoncturelles, mais aussi structurales, qui (…) ont rendu possible [l’intellectuel par excellence] sont aujourd’hui en voie de disparition : les pressions de la bureaucratie d’État et les séductions de la presse et du marché des biens culturels, qui se conjuguent pour réduire l’autonomie du champ intellectuel et de ses institutions propres de reproduction et de consécration, menacent ce qu’il y avait sans doute de plus rare et de plus précieux dans le modèle sartrien de l’intellectuel et de plus réellement antithétique aux dispositions “bourgeoises” : le refus des pouvoirs et des privilèges mondains (s’agirait il du prix Nobel) et l’affirmation du pouvoir et du privilège proprement intellectuels de dire “non” à tous les pouvoirs temporels   ».