Sous l’évier

J’étais couché sous l’évier de la cuisine pour démonter le siphon. C’est alors que j’entendis de l’autre côté de la cloison une voix de femme :

-Épouse moi ! Épouse moi enfin !!!Norbert épouse moi!!!Merde.

Je reconnus la voix de Claudine,ma voisine qui travaille à la bibliothèque municipale du XIII° arrondissement. C’est une curieuse petite femme grassouillette avec un chignon trop haut. Elle porte des robes d’un jaune canari ou d’un vert cru avec un décolleté qui laisse voir ses seins. L’hiver elle enfile un manteau rose pelucheux qui ressemble plutôt à une robe de chambre. J’aime la rencontrer dans l’ascenseur:elle se tient de guingois et frotte une de ses jambes avec un pied délicieusement orné d’un minuscule tatouage. Elle pose sur moi un regard incandescent et me pose des questions sur mon métier d’écrivain -normal pour une bibliothécaire. J’ai rarement l ‘occasion de répondre car les portes de l’ascenseur s’ouvrent.

J’étais donc en train de démonter avec précaution ce maudit siphon lorsque à nouveau j’entendis  :

-Épouse moi !!! Merde c’est dans ton propre intérêt !

Elle ajouta :

-Je suis grasse et belle encore pour cinq ou six ans. Et tu as du pot car j’aurai toujours, en vieillissant, de belles mains blanches potelées et d’admirables paumes pour te faire jouir .

Il y eut un long silence. J’avais enfin trouvé la bonne pince pour dévisser le siphon. Je me demandai où était son mari :dans la pièce à coté ? Dans le couloir? Ou bien elle répétait seule une scène de ménage pour trouver la bonne intonation.

-Et puis merde ,c’est pas moi qui t’ai couru après !!!

J’entendis alors, assez désinvolte et traînante la voix de Norbert, qui travaille à Saclay ou un endroit dans ce genre . Je ne l’apprécie pas vraiment car il porte même en toute saison des pantalons blancs impeccables,une ceinture avec une boucle en forme de serpent et des mocassins blancs à glands.

-Je ne vois pas,dit-il pourquoi tu te condamnes a être malheureuse. Enfin chérie, oui, tu es mer-vei-ll-euse,détends toi, tu es indestructible.

-C’est pour ça que tu te fourres au lit avec ta serveuse le mardi et le jeudi depuis presque un an.

-Ce sont ses jours de marché.

-Il faut régler ça maintenant, tant pis si ça tue notre relation.Tant pis.

Claudine parlait en petites rafales saccadées.

Ma clé à mollette mordait mal sur le siphon.

-Norbert réfléchis je suis la seule à connaître ton anatomie et tes points sensibles. Je t’ai décortiqué comme aucune autre femme ne l’a fait..

-Je ne suis pas un crabe. Tu parles de moi comme si j’étais un crabe.Décortiquer !

-Je connais les points sensibles de ton dos, de t a colonne vertebrale et les zones de plaisir de ton crâne. … aussi bien que.. que..que… que.. la carte de l’Indochine que mon père avait dans son bureau.

Je m’aperçus en démontant le siphon, qu’il était plein de déchets de cheveux gras pris dans une curieuse gelée.

-IL faut régler ça maintenant. Tu m’épouses ou pas ?

-Écoute les enfants vont bientôt revenir…Et les voisins..parle moins fort..

-Dés ce soir tu ne couches plus dans mon lit.

-Notre lit ! Méfie toi des mesures radicales, on pourrait commencer par simplement changer de place. Je peux me mettre à ta gauche,rentrer mon bras, t’acheter un nouvel oreiller,ça facilite la levrette.

-Débarrasse moi d’abord de cette putain de serveuse aux yeux de sole frite.

-Mais pourquoi ? C’est un simple distraction.

-Si tu ne la quittes pas, si tu ne décides pas ce soir ce soir c’ est la valise. Ta valise ! TA valdoche ! Tout sur le palier.. Ton peignoir..tes jeux vidéos de gosse de dix ans.. et tes sculptures morbides en forme de clavicule ou de péroné. Tout sur le palier !Devant les enfants.

-Claudine t’emballe pas.

Il y eut un long silence qui me permit d’extraire d’autres bizarres paquets de déchets trouvés dans le siphon.

Lui :

-Ça fait des mois que je la vois comme une simple distraction,quelque chose d’hygiénique, de sportif, de cool, ni plus ni moins qu’une une partie de tennis ou de pétanque.

-Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi ?

-Elle a un corps agréable, oui un corps agréable sans plus , je suis agréable avec elle, elle dit des choses agréables.Son studio est agréable.

-Je ne suis pas agréable ?

Tristan et Yseult

-Non. Tu es ardente, voire parfois féerique, inattendue, plein de de cran, imaginative, « décortiqueuse », bouillonnante avec des caresses étranges.

-Tu l’aimes ?

–Elle a un seul défaut , elle est un peu lourde quand elle bascule sur moi, mais ça reste agréable .

-Quitte là ! Maintenant !! tout de suite, téléphone lui !! Téléphone lui ! Devant moi.

-Tu te fais des idées folles Claudine,mon amour. Si tu savais comme elle est agréable. Agréable c’est le mot. C’est le type même de la nana agréable auquel on ne s’attache pas mais qui ne fait pas peur.

– »A laquelle » on ne s’attache pas. Fais au moins des accords grammaticaux corrects Pauvre type.

-Non, elle est douce et calme, c’est ça que je veux dire. Rien de plus.

-Pour le moment je te trouve proprement dégueulasse.

– Faut savoir si je suis propre ou dégueulasse..Elle n’a qu’un défaut , elle ne sait pas bouger ses bras. Elle a de jolis bras mais inertes au moment du.. du… coït . Elle n’a pas d’initiative au moment suprême.

-Suprême ? Au moment « suprême » .C’est le mot qu’utilisait De Gaulle pour dire que les américains débarquaient en Normandie. »Suprême »…J’entends ton père parler.

– Elle ne sait pas où ses bras doivent aller.Mais elle est agréable, crois moi.

Elle est « agréable » comme verre de rosé de Provence, un abricot bien mûr ,un bouquin d’Amelie Nothomb, c’est pas pas une nana idiote.Elle lit beaucoup.

-Tu veux que je te confesse quelque chose ?

-Oui Claudine.

-Que vendredi dernier, je ne suis pas allé à Nanterre voir ma mère mais je suis venue sonner chez ta pétasse pour avoir une explication, la jauger.

-La juger et la condamner.

-Non, connaître ses intentions.

-Quel gâchis.

Il y eut un long silence que je mis à profit pour jeter un coup d’oeil sur le reste de la tuyauterie .

-Claudine laisse-moi un peu de temps, laisse moi encore coucher quelque deux trois fois .que je m’habitue ;;;

Il me sembla entendre quelque chose tomber lourdement sur le parquet , comme un fauteuil avec peut-être un type dedans.

J’étais sidéré par ce bruit si lourd puis des bruits d’efforts suivi d’une respiration pénible et une sorte de râle. Je cherchais un joint neuf dans ma boite à outils .

– J’ai affreusement mal au genou Claudine. Laisse moi m’habituer Claudine. Il y va même de notre équilibre conjugal. Tu vois je te dis tout.. Quand, au bureau je suis énervé,d’une humeur de chien, Lucile m’accueille.Et une heure sur son lit,ou sur la table de la cuisine, suffisent pour que je retrouve le sourire. avec pour finir un whisky et deux glaçons et alors je reviens vers toi détendu, de bonne humeur,frais, dispos, cool, et on baise magnifiquement. Tu vois, je te dis tout. .

Norbert reprit :

-Je te jure son appétit sexuel n’a rien avoir avec le tien. Il est même assez banal .

-Et alors ?

-Le tien est tout sauf banal.. avec des moments inattendus et sidérants avec plein de petits détails coquins.

-Quels moments ? Quels moments ?!!

– Tu as aussi des moments quelque chose de voyou et câlin dans l ‘action ,ou des moments galants. Avec une piété pour mon corps que je reconnais bien volontiers

-Quels moments ?!!

-Eh bien.. quand nous étions dans un hôtel prés de la gare de Perpignan.. tu étais en Perfecto et que tu t’es mise à faire le perroquet.

-Me rappelle pas.

-C’était bien, non ?

-Euh.. T’« es sûr que c’était moi ? Tu sais les amoureux font tous pareils. Faut pas m’la faire à mon âge !

Je crois que Claudine s ‘est mise à chuchoter pour une raison que j’ignore mais qui est sans doute dû au fait que j’ai déplacé ma lourde caisse et que des outils ont dû tinter. Elle a dit quelque chose du genre : « c’était si bon d’être enfant.. » ou « si bon d’être ensemble »je ne sais pas.

La fin de la phrase m’échappa car j’étais en plein effort pour vérifier l’étanchéité du siphon en faisant couler alternativement l’eau froide et l’eau chaude .

C’est à ce moment là que la voix de Norbert devint quasiment inaudible, comme s’il avait changé de pièce.Il me sembla qu’il répétait :

-A quoi bon ? ..à quoi bon..

-A quoi bon quoi ?

-Se marier. ..

-Pour la stabilité,pour les enfants, pour te consacrer à moi.

-Tu vas quand même pas me faire toute une histoire pour une petite voltige avec une serveuse qui m’émoustille. Et si je sortais avec un homme ? Avec un transsexuel  libre matin et soir tous les jours? Hein ?  

-….

-Il parait que tout se passe pas si merveilleusement bien entre eux. Quand je reviens auprès de toi, tu y gagnes,crois moi.Et puis elle a quelque chose de loyale.

-Epouse moi. J’ai les papiers du mariage.

-Non.

-Pourquoi?

-Les anniversaires de mariage furent si déprimants chez mes parents. Il y avait des bouchées à la reine infectes.

J’ouvris le robinet d’eau froide puis le robinet d’eau chaude (il faudra un jour que j’achète un beau mélangeur) pour voir s’il y avait une fuite . Un peu d’eau perlait au bord du joint.Misère. Immeuble maudit.

Il y eut un long silence , de l’eau perlait sur le siphon. Puis soudain la voix de Claudine,si chaude, si proche du mur que je crus qu’elle s’adressait à moi.

– Mon jugement est fait. C’est une espèce de pauvre connasse qui croit qu’elle aime parce qu’elle secoue son matelas chaque jeudi avec un type qui ne sait même pas se servir de sa bouche aux bons endroits. Mais si tu la quittes,on se marie.

Il y eut comme un gloussement et un froissement et j’imaginai qu’ils glissaient voluptueusement enlacés sur le parquet, près du fauteuil renversé,pour une réconciliation.

On chuchota, on marmonna, on pleura ,mais qui ?

-Tu as des bras merveilleusement souples.

Après un interminable et énigmatique moment de calme, je crus entendre Claudine chuchoter :

– Si nous étions mariés la porte étroite entre mes jambes deviendrait un arc de triomphe. Jamais tu ne te sentiras aussi bien protégé ni avec autant d’assurance. Mariés, nous serons tous les deux blottis définitivement dans un nid de lumière. J’entendis ensuite de longs halètements semblables à ceux de deux coureurs de dix mille mètres en fin de parcours.

Ensuite, alors que je me fatiguais à resserrer les joints du siphon, éclata une effroyable déluge sonore et des voix hystériques germaniques genre Wagner, « L’or du Rhin » ou « Le Vaisseau Fantôme »( je confonds les deux) suivi d’une brutale coupure publicitaire pour des lot de boites de thon au naturel pêché à la ligne chez Carrefour à un prix imbattable. Ils avaient branché la radio.

Donc, réconciliés, me dis-je. Je finis par ranger avec regret ma boîte à outils dans le placard de la salle de bain. Je vérifiai que l’eau s’évacuait bien dans la tuyauterie. J’étais content de mon travail et regrettais de n’avoir pas été bricoleur plus tôt. Quand je pense qu’il y a des gens qui se plaignent que notre immeuble est mal insonorisé.

« Sous le volcan » de Malcolm Lowry. Le vacillement de l’amour en train de se perdre dans le mescal

Difficile de parler de «  Sous le volcan «.C’est un roman exceptionnel qui divise les lecteurs en enthousiastes ou en détracteurs. Pas de milieu. On l’ouvre, on est séduit par une moiteur, quelque chose d’étouffant, d’ exotique, de prenant,  et on ne sait pas d’où ça vient. On est en même temps déconcerté, car le premier chapitre ne s’explique vraiment qu’avec la lecture du dernier chapitre.. Oui, le livre irrite et déconcerte à la première lecture .Un flux verbal qui charrie un baroquisme des images et des personnages comme vus travers du verre cathédrale ou des miroirs déformants, un jeu mental entrecoupé de petites scènes de bar, scènes de fêtes, dialogues comme suspendus entre le silence ou le ressassement d’un passé effondré par la bouche pâteuse d’un type au fond d’un bar, dialogues dans un jardin biblique , longs marmonnements intérieurs d’un type en pleine dérive alcoolique, fièvres dans un soir de chaleur, couple en délicat replâtrage sentimental sous un volcan. Un paysage déroutant, un jardin trop exubérant, des silhouettes de péons en blanc, des sentiers orageux, bestioles rampantes, imminence orageuse annonçant catastrophe, corrida burlesque , et surtout un type éméché qui marmonne quoi: des regrets? des remords? des espérances improbables? une quête mystique? une prière qui sauverait tout?  

Le lecteur naïf doit se dépendre d’une lecture facile, évidente. Il faut accepter un temps d’accommodement, comme on lit Musil , Joyce ou Proust. On est d’abord déconcerté  par une déconstruction de la chronologie (tout à fait voulue par l’auteur) dans cette unique journée coupée en 12 chapitres, ainsi qu’une modulation de la prose vraiment particulière , hérissées de références, qui fixe des vertiges et des délires, presque une musique atonale qui remue dans cette prose ductile, ce que rend admirablement bien la traduction de Jacques Charras.

La prose se surcharge d’ allusions mythologiques, littéraires, philosophiques, cabalistiques, Des allégories et des scènes renvoient à la Bible, à Dante, à des prières, à des chansons, à des épisodes autobiographiques :le bombardement de Saint-Malo ,la rencontre édénique avec Yvonne, ou un épisode tragique en Extrême Orient à bord d’un cargo. Parfois  des personnages sortis dont ne sait où voltigent et disparaissent. Reviennent des images obsédantes du paysage de Cuernavaca. Les premiers lecteurs professionnels du roman, chez l’éditeur Jonathan Cape ont été ,eux aussi, déconcertés devant de livre vertigineux. Malcolm Lowry a minutieusement répondu à leurs observations et à leurs perplexité dans une longue lettre . En résumé sommairement : 1) Malcolm Lowry plaide pour une structure baroque qui s’appuie sur des flash back.2) Le flou des personnages? « je n’ai pas cherché à créer des personnages au sens traditionnel du terme. »3) La couleur locale n’est pas voulue comme une vision touristique mais se fonde sur une exigence et un sentiment de la Nature très spécifique. 4) la dépression nerveuse à laquelle succombe Geoffrey Firmin ? l’auteur en utilise toutes les possibilités poétiques qu’offre la « fantasmagorie mescalienne ».

Il faut savoir que le roman fut écrit , réécrit, repris, le personnage d’Yvonne changea de statut. Inlassablement Lowry s’y consacra pendant dix ans, entre 1936 et 1946 (au moins quatre versions du manuscrit dans son intégralité verront le jour!) Enfin le roman fut sauvé in extremis d’un incendie qui avait ravagé le bungalow où Malcolm Lowry s’était réfugié avec sa compagne. Le texte fut refusé par plusieurs éditeurs, et la critique fut mitigée à la sortie , à l’exception de quelques enthousiastes dont Anthony Burgess, l’auteur d’Orange mécanique . Puis vinrent les traductions et les enthousiasmes se multiplièrent. En France ces « happy few » furent entraînés par Maurice Nadeau et Max-Pol Fouchet. . Aujourd’hui,  » Sous du volcan » est unanimement considéré comme un des cinq meilleurs romans publiés au XXème siècle.

Pour bien comprendre l’objectif de Lowry il faudrait citer les 15 pages serrées de justifications de Malcolm Lowry écrites de Cuernavaca, le 2 janvier 1946 à l’éditeur Jonathan Cape. On découvre alors que le roman est concerté, voulu, construit dans un effort continu et très conscient pour atteindre une vérité intérieure.il se fonde sur une sincérité absolue, une recherche morale avec des moyens littéraires amples et raffinés. Comme chez Proust, l’ œuvre devient alors un un acte de connaissance et une expérience sur la myriade d’instants sensoriels qui nous compose à chaque instant .Cette lettre de est reproduite, avec d’autres documents dans la belle édition de la Pochothèque « Romans, nouvelles et poèmes, présentation, notes , avec d’excellentes traductions dont celle, si exemplaire de Jacques Darras.

il faut au moins une seconde et une troisième lecture pour comprendre et aimer cette œuvre aussi révolutionnaire que celle d’un Joyce. Le Consul a quelques heures pour retenir et reconquérir Yvonne . « Aussi quand tu partis, Yvonne, j’allai à Oaxaca. Pas de plus triste mot. Te dirai-je, Yvonne, le terrible voyage à travers le désert, dans le chemin de fer à voie étroite, sur le chevalet de torture d’une banquette de troisième classe, l’enfant dont nous avons sauvé la vie, sa mère et moi, en lui frottant le ventre de la tequila de ma bouteille, ou comment, m’en allant dans ma chambre en l’hôtel où nous fûmes heureux, le bruit d’égorgement en bas dans la cuisine me chassa dans l’éblouissement de la rue, et plus tard, cette nuit-là, le vautour accroupi dans la cuvette du lavabo ?« *

Au départ, une intrigue simple.
Au-dessous du volcan  nous fait suivre la déambulation chaotique d’un Consul Geoffrey Firmin, démis des fonctions diplomatiques qu’il exerçait à Quauhnahua. C’est le jour des morts(fête ambivalente au Mexique, qui fête autant la séparation d’avec les défunts que la renaissance, dans un carnaval baroque) que revient sa femme, Yvonne, un an après leur séparation. A ce si difficile moment de retrouvailles avec la femme éperdument aimée et perdue, s’inscrit le départ probablement définitif de son frère, Hugh. Les trois personnages tentent – en vain – d’empêcher la rupture amoureuse et le naufrage définitif du Consul Firmin dans l’ivrognerie. Mais ceci se passe en 12 chapitres qui sont autant de stations d’un chemin de croix vers la mort et la solitude définitive. Et tout se passe de cantina en cantina, dans les brumes de l’alcool. le roman est donc sans cesse en balance entre remémorations d’instants de bonheur entre Yvonne et Firmin et analyses de l’échec, oscillation entre présent et passé, maturité et gamineries, débâcle et effort de reconstruction, souvenirs lumineux et présent torturant , ou parfois l’inverse, tandis que des images de la ville se superposent sans cesse: c’est une affiche de cinéma « Los manos de Orlac » ,les portes battantes d’une pulqueria, un jardin saturé de chaleur et d’insectes , et un voyage épuisant dans un autocar ferraillant sur une route dangereuse.

Il y a aussi des remémorations particulièrement douloureuses de Geoffroy Firmin.Il a a laissé enfourner des prisonniers allemands dans la chaudière du bateau. Sa conscience ,(marquée par le catholicisme? l’anglicanisme? )refuse de l’absoudre.c Souvent pendant la lecture, ,vous vient l’idée que ce roman repose sur le thème de l’expiation. Est-ce que la fuite et le retour d’ Yvonne, n’en est pas la métaphore?

Les alcooliques des » cantina  » qui cuvent , accoudés au bar, sont à la fois des trognes sorties d’un tableau de Breughel et des morts nageant dans l’Hadès. Des souvenirs d’autrefois se mélangent et des fantômes d’un temps futur inquiétant. Ils m’apparaissent parfois comme les figurants d’un film baroque, saturés de noirs et gris , sortis d’un mélo tel que les studios de cinéma du Mexique en ont produit dans l’immédiat après-guerre. Il y a parfois, des épisodes burlesques, comme celui où le Consul, ,au cours d’une corrida, quitte les gradins pour sauter dans l’arène et rejoindre le taureau.

Malcolm Lowry

Il y a ceux qui considèrent en France que c’est un des plus grands romans de tous les temps, de Maurice Blanchot à Maurice Nadeau, de Gilles Deleuze à Olivier Rolin. Excusez du peu.. ..Il y a également ceux qui avouent sur les sites littéraires leur extrême difficulté à plonger  dans ce fleuve verbal .Mais il y a des passages bouleversants. Exemple: »A présent le Consul faisait de cette Vierge-ci l’autre qui avait exaucé sa prière et, comme ils se tenaient en silence devant elle, il pria encore : « Rien n’est changé et malgré la miséricorde de Dieu je suis toujours seul. Bien que ma souffrance semble n’avoir aucun sens je suis toujours dans l’angoisse. Il n’y a pas d’explication à ma vie. » En effet il n’y en avait pas, et ce n’était pas là non plus ce qu’il avait voulu exprimer. « Je vous en prie, accordez à Yvonne son rêve – rêve ? – d’une vie nouvelle avec moi – je vous en prie laissez-moi croire que tout cela n’est pas une abominable duperie de moi-même », essaya-t-il… « Je vous en prie, laissez-moi la rendre heureuse, délivrez-moi de cette effrayante tyrannie de moi. Je suis tombé bas. Faites-moi tomber encore plus bas, que je puisse connaître la vérité. Apprennez-moi à aimer de nouveau, à aimer la vie. » Ça ne marchait pas non plus… « Où est l’amour ? Faites-moi vraiment souffrir. Rendez-moi ma pureté, la connaissance des Mystères, que j’ai trahis et perdus. Faites-moi vraiment solitaire, que je puisse honnêtement prier. Laissez-nous être heureux encore quelque part, pourvu que ce soit ensemble, pourvu que ce soit hors de ce monde terrible. Détruisez le monde ! » cria-t-il dans son coeur. Le regard de la Vierge était baissé comme pour bénir, mais peut-être n’avait-elle pas entendu. »

Maurice Nadeau qui introduisit Malcolm Lowry en France .

  

Le modèle d’Yvonne.

Second extrait. Le Consul Geoffroy Firmin flâne dans son jardin.

 « Quelque fût le chaos, voilà qui prêtait un charme de plus. Il aimait l’exubérance sans retouche de la proche végétation. Tandis que plus loin, les plataniers superbes, à la floraison si obscène et si péremptoire, les splendides jasmins de Virginie ainsi que les poiriers, braves et têtus, les papayers plantés autour de la piscine et, au-delà, le bungalow lui-même, blanc et bas couvert de bougainvillées, avec sa longue galerie semblable à un pont de navire, formaient positivement une petite vision d’ordre, vision qui, toutefois se fondit sans plus de logique, à l’instant où il se détournait par hasard, en une étrange vue subaquatique des plaines et des volcans avec énorme soleil indigo à flamboiement innombrables au sud-sud-est. Ou était nord-nord-ouest ?  Il nota le tout sans chagrin dans une certaine extase même, allumant une cigarette, une Ailas(mais répétant tout haut mécaniquement le mot « Ailas ») puis la suée de l’alcool lui coulant aux sourcils comme de l’eau,  il se mit à descendre vers la clôture séparant de sa propriété le nouveau petit jardin public qui la tronquait. »Traduction de Clarisse Francillon;

Troisième extrait:

« Aussi quand tu partis, Yvonne, j’allai à Oaxaca. Pas de plus triste mot. Te dirai-je, Yvonne, le terrible voyage à travers le désert, dans le chemin de fer à voie étroite, sur le chevalet de torture d’une banquette de troisième classe, l’enfant dont nous avons sauvé la vie, sa mère et moi, en lui frottant le ventre de la tequila de ma bouteille, ou comment, m’en allant dans ma chambre en l’hôtel où nous fûmes heureux, le bruit d’égorgement en bas dans la cuisine me chassa dans l’éblouissement de la rue, et plus tard, cette nuit-là, le vautour accroupi dans la cuvette du lavabo ?« 

Traduction de Jacques Darras

La Nausée

Je me lève…j’écoute la radio dans la salle de bains.. déplacement des populations….on parle de bombes incendiaires russes larguées sur une ville d’ Ukraine…. T’allume la télé…kibboutz dévastés, un sombre nuage monte au ralenti au-dessus d’habitations étagées sur l’horizon…populations massacrées.. une espèce de Saint-Barthélemy est tombée du ciel sur une rave party .. et tout au long de la journée.. images télévisées en boucle.. un curieux état de dégoût saisi.. d’abord imperceptible ..diffus.. balbutiant…puis sentiment d’être saisi dans un étau.. honte d’être un animal humain dans cette débâcle.. un chaos grandit en soi…une sidération….un vertige.. j’essaie de lutter contre une nausée intérieure qui s’entend, grandit et en même temps que j’essaie de me dissimuler.. en vain…. est-elle intérieure ou extérieure ? Quelque chose d’animal, d’instinctif ? Un état mental ? Une hallucination kinesthésique ? Quelque chose de psycho somatique?…qu’est-ce qui s’empare de vous.. harcèle.. dérègle.. est-ce la réalité ou ,l ’irréalité ce que je vois ?.. ces nuages de poussière.. ces avenues dévastées…aplaties…ce désert de décombres.. ces gens qui fuient en troupeaux.. honte d’être humain.. Ici en Bretagne je marche le long de pimpantes villas…c’est elles qui sont fausses ce matin….décor de théâtre.. .impossibilité ce matin d’une pensée naturelle, claire.. construite… toutes les impressions se dédoublent ..les paroles se vident de consistance…de mesure.. de bon sens.. elles se dissolvent … le monde devient curieusement artificiel…impossible… et se vide de sa familiarité …. Comme si on était plongé dans une irréalité visqueuse… cotonneuse.. . obèse… Un mélange de stupeur.. et d ‘incrédulité saisit.. incompréhension de tout.. . et ce sentiment nauséeux casse tout ce qu’il y a de rassurant dans les raisonnements qu’on se fait pour se rassurer… une espèce d’irréalité trouble…terrible gagne le corps, les sensations se corrodent. . Des agonies sans cesse quelque part.. sans cesse…les idées de fermeté et d’efficacité…les opinions simplistes se trouent comme du papier journal.. corrompt toue pensée naturelle et vive et l’asphyxie .

Witold Gombrowicz

Je me souviens d’une réflexion de Witold Gombrowicz qui m’avait beaucoup frappé il y a des années. J’ai feuilleté son « Journal », tome II  et je l’ai retrouvée: « Ose le dire encore une fois pour toi-même : plus que le malheur d’autrui, ce qui me tourmente c’est de ne pas savoir quoi faire de toi face au malheur d’autrui. »  

Le Prieuré

Derrière les vitres du TGV j’ai reconnu le paysage des marais de Dol. La baie baigne dans un brouillard bleu. Les barques enchâssées dans un miroir que trouble à peine un remous. L’eau avance et imprègne la baie terreuse , ses rochers et ses lointaines collines avec une ligne fragile de lumières. Silence, immobilité. L’ impression d’être suspendu dans une nacelle entre ciel et terre, entre vie et mort, entre sommeil et pleine conscience. Un crépuscule traîne sur tout ça, et notre enfance Bertrand. Tu vis donc là dans cet immense déversoir râpeux de solitude ,cette baie si large et que les marées lavent.

Soudain après deux kilomètres à pied au milieu des champs j’ai aperçu la silhouette de ton Prieuré.

C’est étrange de savoir que tu vis ici depuis cinq ans , un fantôme – oui un fantôme célèbre mais un fantôme tout de même- au milieu des chênes , des bouleaux argentés , des saules, tu te caches dans les traînées sableuses ou boueuses, les barques envasées ,les fossés noirâtres, quelques écluses. Ici les fermes basses ressemblent à des épaves. 

Ce paysage enferme l’universel endormissement des humains. Il me soulage. J’ai reconnu les terres blanches ,les terres noires là où nous jouions ensemble Bertrand, là où tu me prêtais une cravate tricotée pour notre premier spectacle au lycée. Toi le maître et moi l’esclave,je t’admirais Bertrand.

J’avais déjà froid à cette époque de Guerre d’Algérie  , tu me passais ton pull dans le dortoir.. Et ce jour de Pâques où tu m’as fait lire « Tambours dans la nuit » de Brecht, dans le dortoir jusqu’à cinq heures du matin; quel souvenir!..

.

-J’ai vieilli a dit Bertrand.

-Nous avons vieilli.

Nous avons traversé tous les deux les pièces vides du Prieuré, la salle capitulaire et ses lignes de colonnes, le chauffoir, le cellier où tu as gardé quelques vieux morceaux de décor de ton Richard III , ton triomphe de Milan et à Avignon.

Je t’ai demandé :

-Qu’est-ce que tu fais de tes journées?

-Rien. Je collectionne les boites de médicaments.. Je taille des crayons .

-Tu as toujours beaucoup taillé les crayons.

Il y eut un long silence entre nous, puis dans la salle capitulaire nous avons bu du calva dans d’affreuses chopes que tu as rapporté de Munich.

-Mon mauvais goût.

-Oui.

J’ai eu soudain très froid, à cause de la fatigue du voyage.

– Donne moi un truc pour me réchauffer.

-Tiens, prends ce manteau.

-C’est un manteau de femme.

-C’était le manteau de ma femme.

J’ai regardé la cour est ses herbes folles.Bertrand m’a demandé:

-Tu as gardé la maison de tes grand parents ?

-Non, vendue.

-Pourquoi ?

-Mon ex m’a coûté cher, son alcoolisme, ses maisons de santé.

-Qu’est-ce que tu fais dans le Tarn ?

-Pédicure.

J’ai ajouté :

-Et parfois j’aide un menuisier .Un vieil artisan charmant de Revel. Il construit un lit à baldaquin …Ne ris pas ! Il refait une copie d’un lit qui a appartenu à Henry IV….

– C’est pour qui ce lit ?

-Un oligarque russe.

-Tu sais faire des lits à baldaquin ?

-Je ne suis pas menuisier.

-Et la si belle maison de tes grands patents ?avec l’escalier en spirale ? Le jardin de curé ? La grande bibliothèque ?

-Vendue aussi . obligé.

–Ça t’a fait quelque chose ?

– Pas envie d’en parler.

Dans la salle capitulaire,comme il faisait humide , tu as placé des bûches et les dans la cheminée . les broussailles qui crépitaient. Aucun mouvement dans le grand miroir. Tu avais les yeux rouges des braise.

– C’est chez toi Antoine;, dans la maison que tu as vendue que j’ai passé mon meilleur été. Grace à toi, grâce à ta femme, à votre hospitalité. Je te dois ça. J’y pense chaque jour. Tu m’as recueilli avec mes trois enfants. quand j’étais dans le plein creux. Je ne savais us où aller..Je te dois ça. Je n’oublie pas.

Il s’est versé du calva.

Un long silence. Il m’a demandé :

-Es tu retourné au théâtre de l’Odéon ,le lieu de ton triomphe?

– Non.

-C’est ici que nous avons vu les premières mises en scne de Skakespeare.

– C’est surtout là que tu as été couronné .

-Oui, pour mon Richard III.  Je me suis servi de tes notes au premier acte.

– Je ne savais pas.

-Es-tu venu, au moins une fois, voir mes spectacles ?

-Oui.Une fois à Milan dans les années 90 et une fois à Londres bien plus tard.

-Et alors ?

-J’en suis sorti malade.

-Pourquoi ?

-Tu reniais ce que nous avions construit .

-Non, tu es sorti malade de mon spectacle parce que ça plaisait, que la salle était enthousiaste.que toutes les grandes salles européennes étaient enthousiastes. Que toutes les représentations à Londres faisaient salle comble. On vendait les billets au marché noir. La critique disait que j’étais le seul français original.

-Pauvre critique .

– Oui ou non ?Oui ou non,oui ou non ? Je mens ?

-Non.

-La voilà la vérité.Tu es malade de mon succès .

-Tu projetais les comédiens contre les murs.Ce n’était plus du théâtre , tu dirigeais un zoo . .Hommes, femmes, ensanglantés, bousillés, écorchés, malmenés, massacre. Combien de comédiens as-tu cassé ? Humilié ? Comment as-tu pu faire ça ? Comment, as-tu pu en arriver là ?

Il a fini la bouteille de calva.

-J’ai été acclamé comme jamais tu ne l’as été. Et tu as traversé la France entière pour me dire ça ?Je veux comprendre pourquoi tu es venu Antoine… Pour remuer le passé ?Mon pauvre Antoine tu t’es enfermé tout seul dans un musée poussiéreux avec la petite photo de Jean Vilar dans la Cour d’honneur . L’époque a changé.

-Moi pas .

-Mon pauvre Antoine .

-Ne me touche pas !Je ne suis pas pauvre.

– Je voulais juste te passer la main dans les cheveux.

-Ne me touche pas !Nous ne sommes plus au dortoir.

-Tu es resté dans un musée ,le musée de notre jeunesse. .

– Je suis resté fidèle.

– Combien d’années Antoine tu as traîné ton échec? Tu joues toujours Giraudoux?Il est amer de vieillir Antoine.

Nous avons marché vers la plage.  

-Tu projetais les comédiens contre les murs. Comment as-tu pu faire ça ? Comment, as-tu pu en arriver là ?

-Le public m’a suivi. Toi, il t’a lâché. Sauf quelques syndicalistes dans une salle paroissiale mal chauffée..

La petite petite frange blanche d’écume s’étirait sur l’horizon. J’ai vu une aigrette s’envoler comme un mouchoir blanc qui s’envole.

– Les prochaines générations Bertrand ne te pardonneront pas ce massacre.

Là, je me suis écarté du sentier Je suis allé vers le plus ouvert de la baie.Je revoyais nos deux vélos de lycéens en plein vent.

-Ta dernière mise en scène, Antoine, c’était quand ?

-A Ivry. En Mars 1995

-C’était quelle pièce déjà ?

– » La Locandiera ».Goldoni.

– Je m’en souviens .Celle qui jouait la Locandiera était une petite brunette piquante.

– Ne te moque pas Bertrand.Tu ne devrais pas.

La pluie arrivait à l’horizon, un rideau gris évoluait vers la baie.

-J’ai réservé une bonne table Saint-Malo.Le Cottage. Une des meilleures tables.Deux étoiles au Michelin. On va passer un excellent moment. Le Saint-Pierre, c’est toujours ton poisson préféré ?

Ils ont un Quincy fantastique. J’ai réservé une table devant la baie. Tu verras le crépuscule sur la mer.

En montant dans sa Volvo, il m’a dit :

-Tu m’expliqueras comment on construit un lit à baldaquin. .