Journal d’un curé de campagne, Bernanos encore et toujours

« Il m’est très pénible de parler de ce livre, parce que je l’aime.En l’écrivant j’ai rêvé plus d’une fois de le garder pour moi seul… »

Bernanos

Le « Journal d’un curé de campagne »  de Bernanos , comment ne pas y revenir ?On assiste à une crise d’un jeune curé parachuté à Ambricourt,dans une paroisse en train de mourir,comme tant d’autres. Qu’on soit croyant ou non, le texte frappe par sa sincérité nue, vibrante, avec des épisodes affolés, assez stupéfiants. Ce texte écrit en Espagne, rassemble un mélange d’angoisse, de solitude, de charité , d’inexpériences et ne cache rien d’une une perte de repères d’un jeune prêtre un peu perdu face à une nuée d’indifférents ou de paroissiens carrément hostiles ; tout ça finit dans une agonie du prêtre qui ressemble à une aube.

Voici ce qu’il exprime ce curé d’ Ambricourt après avoir rencontré des paroissiens qui doutent de lui et qui souvent lui racontent des mensonges .Le sentiment de l’échec pastoral le saisit, d’autant plus fort qu’il y a une double incompréhension :d’abord celle de la hiérarchie  ecclésiastique (notamment avec le chanoine de la Motte-Beuvron)qui le déteste. Il n’a comme vrai soutien dans l’église que le curé de Torcy, rusé, roublard, et sympathique et  seccond point, il a devant lui la redoutable incompréhension des habitants de sa paroisse .Il confie à son journal intime :

« Je n’ai pas perdu la foi .La cruauté de l’épreuve, sa brusquerie foudroyante, inexplicable, ont bien pu bouleverser ma raison, mes nerfs, tarir subitement en moi-pour toujours,qui sait ?- l’esprit de prière, me remplir à déborder d’une résignation ténébreuse, plus effrayante que les grands sursauts du désespoir, ses chutes immenses, ma foi reste intacte, je le sens. Où elle est, je ne puis l’atteindre. Je ne la retrouve ni dans ma pauvre cervelle, incapable d’associer correctement deux idées, qui ne travaille que sur des images presque délirantes, ni dans ma sensibilité, ni même dans ma conscience. »

Quand on entre dans le pauvre presbytère de ce village d’Ambricourt, en Artois , quand on suit ce jeune curé qui arpente sa « paroisse morte » si boueuse et pluvieuse (il associe souvent le péché à de la boue, – ça doit être en lien avec les souvenirs terribles de la boue et de la mort dans des tranchées de 14-18, si violemment subie par le jeune Bernanos soldat) , on est saisi.

D’abord marqué par le paysage . C’est l’odeur mouillée de la terre, les rafales de vent, la boue des chemins, un horizon de bois, de haies vives, de paysages rincés d’averses. dans le village  puis l’odeur de bière dans les estaminets, avec un comptoir des visages durcis par l’indifférence, la résignation. On dirait accoudées au bar , des bêtes rusées, un peu abruties devant un abreuvoir et qui ruminent sans doute un peu de pauvre luxure en lorgnant la serveuse.

Photo du film de Robert Bresson

Le curé parle d’un « étang d’eau croupissante », suggérant ainsi que cette paroisse s’enfonce spirituellement et se dissout. L’église la nuit, résonne de vent, de grondements, les portes grincent, et la nef ou la sacristie recèlent tant d’ombres qu’elle devient presque un décor de peur . On frôle le fantastique . Dans les cauchemars et insomnies du curé on devine que pourrait apparaître ce Diable qu’on rencontrait dans « sous le soleil de Satan » . dans ce texte, ni le Diable, ni le divin ne vont apparaître :cette fois le curé fait face à un ciel sans réponse, et que souvent, dans ses pires nuits d’angoisse, il croit vide ; il fait face à une absence . Notre curé avance et tâtonne dans une espèce d’obscurité de plus en plus profonde.d’autant que lorsqu’il rencontre ses paroissiens il avoue : « La paroles que je venais de prononcer me frappaient de stupeur.Elles étaient si loin de ma pensée, un quart d’heure plus tôt ! Et je sentais bien qu’elles étaient irréparables, que je devrais aller jusqu’au bout. «  Bref, il ne sait pas adapter son discours à la personne qu’il a en face de lui et multiplie donc les gaffes. Au catéchisme, même malentendu. Les filles ne l’écoutant pas pouffent de rire avec des pensées frivoles. Les parents protestent contre ses décisions. « L’ impureté des enfants » le surprend . Une visite au comte ? « Visite hier au château qui s’est achevée en catastrophe ».Il avoue qu’il ne sait jamais répondre correctement aux questions posées.

Ses rencontres, au lieu de soigner les âmes en difficulté , d’apaiser, aboutissent à des malentendus et souvent à de cinglants échecs. Ce prêtre si disposé à écouter,mains ouvertes, homme de bonne volonté qui espère tant du dialogue avec ses ouailles , lui qui se veut d ‘écoute et de réconfort est renvoyé sans cesse à un monologue,ce sinistre miroir qui reflète ses maladresses met en évidence ses « audaces de timide » qui aboutissent à des catastrophes.

Le ratage le plus spectaculaire reste sa confrontation avec la Comtesse . La mort de son enfant l’a réduite au désespoir depuis des années. Et c’est au cours du difficile dialogue, si brutal,si farouche, si engagé, avec cette Comtesse que le curé confie ceci : ‘j’ai,depuis quelque temps, l’impression que ma seule présence fait sortir le péché de son repaire, l’amène comme à la surface de l’être, dans les yeux,la bouche,la voix….On dirait que l’ennemi dédaigne de rester caché devant un si chétif adversaire, vient me défier en face, rit de moi ». il reçoit même des lettres anonymes.

On pourrait donc penser que ses nuits lui permettent repos, pour reprendre force et confiance et santé. Souvent c’est un moment trouble de mauvais rêves ou de cauchemars. Il multiplie les nuits d’angoisse. « La dernière lampe du village vient de s’éteindre.Vent et pluie.

Même solitude,même silence. Et cette fois aucun espoir de forcer l’obstacle ou de le tourner. Il n’y a d’ailleurs pas d’obstacle. Rien. Dieu ! Je respire, l’aspisre la nuit, la nuit entre en moi par je ne sais quelle inconcevable, quelle inimaginable brèche de l’âme. Je suis moi même nuit. »

Et pourtant, dés qu’il approche de quelqu’un , souvent la personne est prête à se confier. Quand il rencontre l’habile et si protecteur curé de Torcy, il sait qu’il a devant lui une simplicité et une franchise « souveraines », un « faiseur de calme, de certitude, de paix » qui l’aide. Le docteur Delbende , athée  lui , un ami qui combat à sa façon l’injustice,les malades les plus démunis, défend les humiliés, payant les dettes des plus pauvres du village et protégeant un braconnier alcoolique, (on le retrouve en majesté , en figure capitale, dans la « nouvelle histoire de Mouchette », ce braconnier..) .Le curé apprend beaucoup de ce genre de médecin apparemment misanthrope . Mais quand le docteur Delbende,chasseur, a été trouvé à la lisière du bois de Bazancourt,la tête fracassée, dans « un petit chemin creux,bordé de noisetiers » ,tué d’un coup de fusil qui fait songer à un suicide, alors curé déstabilisé s’interroge longuement,profondément, sur la médecine, la psychiatrie, la maladie, face à la religion( renvoyant sans doute à sa propre dépression Bernanos qui fut hanté par le suicide) .

Bernanos n’a jamais manqué de mettre en scène un face à face entre un prêtre et un médecin ou un psychiatre, cherchant à situer le point où l’âme humaine est dans la maladie, au sens médiavle ou dans la liberté d’ un combat avec le Mal.Où commencent la pure curiosité psychiatrique froide , avec les mécanismes névrotiques ? Où commence la définition bernanosienne de l’Enfer ? Le curé d’Ambricourt est confronté à ce dilemme face à la mort du Docteur Delbende.un des plus étonnants moments du roman.

Que lui reste-t-il comme arme dans son combat, à ce prêtre ? « Sa seule présence fait sortir le péché de son repaire, l’amène comme à la surface de l’être, dans les yeux, dans la bouche, la voix »

Dans le roman « sous le soleil de Satan » on pouvait rencontrer le diable en personne sur une route de campagne et se battre ,mais dans « le journal d’un curé de campagne », celui qui écrit se bat dans un monde où le néant gagne. Le curé est pris dans des sables mouvants ; un vide l’aspire. Il ne cache pas que la prière est souvent d’un faible secours ou même une angoisse supplémentaire .

La transcendance est parfois balayée. On entre alors -et c’est la puissance du texte- dans une spirale des angoisses , et la position sans point d’équilibre du prêtre ; Il nous fait prendre la mesure de la déchristianisation moderne, qui est en train de gagner les sociétés modernes et le moindre village.

Le curé est confronté à une « grande glaciation ».Inconsolable solitude sur les dalles de la travée centrale, dans la sacristie avec ses murs nus, ou dans le cimetière. Et pourtant dans ses pires insomnies ,le prêtre garde une lumière spirituelle qui accompagne sa silhouette, ses tourments, ses naïvetés ou ses erreurs. »et il parle de « ce grain de poussière rougeoyant de la divine charité » au milieu de « l’insondable Nuit ».

Quel fut l’accueil du livre à l’époque ? En 1936, la critique et le public sont pour une fois unanimes. Plus d’un million d’exemplaires vendus, et un grand prix de l’Académie française le couronne. Les Goncourt ratent le roman au profit de Maxence van der Meersch, avec « L’empreinte de Dieu » . André Malraux a raison de noter l’héritage de  Balzac dans la manière, l’écriture, la prose parfois étouffante , et il note aussi l’« influence si évidente de Dostoïevski. Dix ans plus tard les critiques littéraires placent le « journal » dans la liste des douze meilleurs romans du demi-siècle aux côtés de « Les Faux-monnayeurs », « Thérèse Desqueyroux » ou « Un amour de Swann » . Aujourd’hui « les faux monnayeurs » sont, à mon, sens illisblaes et en toc.

Extraits :Bernanos :« Je pense depuis longtemps déjà que si un jour les méthodes de destruction de plus en plus efficaces finissent par rayer notre espèce de la planète, ce ne sera pas la cruauté qui sera la cause de notre extinction, et moins encore, bien entendu, l’indignation qu’éveille la cruauté, ni même les représailles et la vengeance qu’elle s’attire… mais la docilité, l’absence de responsabilité de l’homme moderne, son acceptation vile et servile du moindre décret public.Les horreurs auxquelles nous avons assisté, les horreurs encore plus abominables auxquelles nous allons maintenant assister ne signalent pas que les rebelles, les insubordonnés, les réfractaires sont de plus en plus nombreux dans le monde, mais plutôt qu’il y a de plus en plus d’hommes obéissants et dociles. »

Quelles sont Les sources du roman ? L’enfance de Bernanos dans le pays d’Artois.Il faut savoir que l’exil de Bernanos aux îles Baléares n’a rien d’un séjour de vacances,mais d’un arrachement dans une période de grande pauvreté.

 « Dès que je prends la plume, ce qui se lève tout de suite en moi c’est l’enfance, mon enfance si ordinaire et dont pourtant je tire tout ce que j’écris comme d’une source inépuisable de rêves. Les visages et les paysages de mon enfance, tous mêlés, confondus, brassés par cette espèce de mémoire inconsciente  qui me fait ce que je suis, un romancier »

« Je ne me console pas d’avoir perdu l’image que je m’étais formé, dans l’enfance, de mon pays. Si je savais où on l’a mise, j’irais crever sur sa tombe, comme un chien sur celle de son maître. ».

« Que serais-je, par exemple, si je me résignais au rôle où souhaiteraient volontiers me tenir beaucoup de catholiques préoccupés surtout de conservation sociale, c’est-à-dire, en somme, de leur propre conservation ? Oh ! je n’accuse pas ces messieurs d’hypocrisie, je les crois sincères. Que de gens se prétendent attachés à l’ordre, qui ne défendent que des habitudes, parfois même un simple vocabulaire dont les termes sont si bien, rognés par l’usage, qu’ils justifient tout sans jamais remettre en question ? C’est une des plus incompréhensibles disgrâces de l’homme, qu’il doive confier ce qu’il a de plus précieux à quelque chose d’aussi instable, d’aussi plastique, hélas ! que le mot. Il faudrait beaucoup de courage pour vérifier chaque fois l’instrument, l’adapter à sa propre serrure. On aime mieux prendre le premier qui tombe sous la main, forcer un peu, et, si le pêne joue, on n’en demande pas plus. J’admire les révolutionnaires, qui se donnent tant de mal pour faire sauter des murailles à la dynamite, alors que le trousseau de clefs des gens bien-pensants leur eût fourni de quoi entrer tranquillement par la porte sans réveiller personne. »

Pour qui voudrait en savoir davantage sur Bernanos, je crois que le mieux est de se procurer « la revue des » Lettres modernes », et surtout les « études bernanosiennes » N° 18, « Autour du journal d’un curé de campagne », textes réunis par Michel Estève.

Ondine

C’est une de ces journées douces de septembre. Pas mal de villas ferment leurs volets .Les jardiniers jettent leurs râteaux et des branchages dans les camionnettes. Le ciel ouateux gris ressemble à un jour de neige. Il y a sur l’étendue des eaux un glacis de nacre et quelques clartés d’une nuance plus argentée. L’épais silence s’étend sur la baie . Des silhouettes de pêcheurs émergent, perdues dans un banc de sable vers l’île de Cézembre. En contre bas, l’ample mouvement des vagues apporte un curieux amas de feuillages épais avec des choses gluantes, amorphes, gélatineuses , errantes, méduses, couches d’algues , corps d’oiseaux morts . J’ai la sensation que l’ attraction terrestre se trouve légèrement déréglée comme si l’endroit, l’ estuaire et le grand large  s’inclinait légèrement par rapport à l’horizon marin.

Un couple s’installe sur un banc pas loin, lui déplie un journal avec soin, et la femme dit en défroissant les manches de son imper : « Quand quelqu’un se tait,il devient beau ». Je regarde les vagues les unes aprés les autres et somnole flottant, sans but sans attributs, sans attente, plus aucun recel de sens,rien qu’un champ visuel intense,argenté, dans le contre jour . Est-ce une vie d’ avant la mort,chère Ondine ?est-ce ma nouvelle vie qui commence sur ce promontoire ?

Ondine ,c’est à toi que je m’adresse.

Il y a longtemps que tu tiens ton adorable petit chapeau de paille devant moi, les bras inertes, avec ta subtile coquetterie au coin des lèvres et un petit peu de sable qui reste sur ton ventre après ton long voyage. A chacun de mes réveils je reste persuadé que tu as dormi contre moi pour me protéger. Évidemment c’est faux.Les Ondine restent des heures dans la salle de bain à se remaquiller et à secouer le sable qui reste entre leurs doigts de pied . Elles ruissellent si longtemps dans leurs peignoirs. Chaque matin, avant de disparaître dans l’eau tu me chantonnes que tout ceci est une farce que je me donne et que je mens et tu ajoutes dans un rire : »Mais tu as rêvé,je ne suis pas là!! et puisque tu veux tout savoir , depuis que nous sommes nées, ma sœur et moi nous sommes restées vierges.  »

Mais je sais que tu es là. Depuis si longtemps tu m’accompagnes. Un lundi d’orage,tu débouches une bouteille de Quincy et tu me guides sous les voûtes d’une église normande vers Dives-sur-mer, et tu te blottis à mes côtés, sans précaution, et sur un ton tranchant assez vulgaire, tu dis :

« Et maintenant, qu’est-ce que je te fais ?  »

Ce n’est pas la première fois que tu m’entraînes là où je ne veux pas aller , ce n’est pas la première fois que tu te mêles de me protéger ou de me conseiller, avec ce mélange désagréable de familiarité et d’indifférence.Et ce regard d’eau qui me trouble quand tu me fixes ainsi… Et tu me dis : « Regarde cette île  Cézembre, ce fut longtemps mon île ! elle est désormais légèrement plate, visitée par des connards de touristes qui effarouchent les oiseaux,tant d’hommes y ont péri sous les bombes, il n’y a pas si longtemps… disons.. 78 ans !.. » puis tu enfouis délicatement mes espadrilles dans le sable, c’est exactement ton genre de plaisanterie, de typiques plaisanteries de sœurs. . Près de notre banc une pie vient sautiller. Le couple âgé est parti.

Quand tu t’éloignes un instant dans l’allée et que tu t’approches vers les eaux plus sombres du large ,je respire .L’estuaire m’ envahit de sa lumière-jusqu’au vertige et parfois il m’arrive de tomber du banc,heureusement il n’y a personne, qu’un chien qui vient flairer ce corps. Au bout d’un quart d’heure j’ai peur que tu ne reviennes pas au rendez vous et que tu me laisses seul toute la soirée,une fois de plus.

Tu me dis : »Viens!Viens donc enfin !C’est à toi de venir !!Ce soir j’ai envie de t’embrasser sur la bouche. Une première fois,non ?  »

Puis après un long silence : « Avec  tes pensées solitaires tu n’es jamais parvenu quelque part !Tu gardes tes gestes,tes geste tristes d’enfant ! Secoue toi !!. « 

Je ne réponds rien car je sais que tu me défies une fois de plus. J’observe les choses qui bougent au loin,au large, souvent un chalutier et son teuf-teuf régulier qui approche de l’écluse.

La balance des arbres sur le sentier forestier forme une masse pleine, rassurante, une voûte, un refuge , ces feuillages, destiné à me protéger de toi ou parfois t’accueillir. Ces eaux si belles où je ne veux pas aller.

Je m’en souviens, la première fois ,notre première rencontre , c’était en gare d’Angers, un jour de grande chaleur dans les années 80. Tu trimballais trop de valises et de sacs. Sans prévenir, tu me saisis la main sur le quai et court et tu tentes de me jeter sous l’autorail qui entre en gare. À onze heures et demie du matin, nous sortons enfin de la gare car tu voyageais sans billet et on t’a arrêté. A la terrasse de la brasserie « L’univers », nous commandons un plateau d’huîtres,deux bières. Surprise du maître d’hôtel qui nouait son nœud papillon devant un miroir . Tu remarques son beau gilet noir, ses cheveux mal taillés derrière les oreilles.  » Trois douzaines d’huîtres ? Pour vous deux ? » répète-t-il. Il précise : « Le service n’est pas commencé mais je….je… » et il revient, étale une nappe en papier et des couvertstres lourds. Nous avons avons dévoré ces huîtres gloutonnement, sans parler, tandis qu’un groupe d’enfants vêtu de pèlerines bleues traversait l’avenue en chantant un chant religieux . Tu examinais le vieux vinaigre qui brunissait des fragments d’échalotes dans le saucier . Tu remarquas qu’une des fourchettes à huîtres avait les dents rouillées. Le soleil sur tes cuisses radieuses Ondine. Toi.Moi. Trop beau. Je fixais le reflet inquiétant de ton visage dans la vitre de cette brasserie sombre et vide et un peu crade. Des gens débarquèrent du train de Paris, ils parlaient trop fort tous ensemble en pénétrant dans un couloir dont le tapis usé faisait hôtel de passe. Tu as dit « elles sont infectes ces huîtres.. tout est infect..la table grasse et ce pain au léger goût de moisi… «  Puis tu découvris que je te regardais dans la vitre noire   « Pourquoi  tu ne me regardes pas directement ? Il te faut des reflets ?

-Je me posais la question de savoir si je te regardais bien, toi, Ondine, ou a travers toi quelqu’un d’autre à cause du reflet.

-Tu mens ! Des notre première rencontre , tu mens, alors qu’on se connaît à peine..Tu mens !!! « 

Elle posa sa serviette en papier. Le maître d’hôtel nous a demandé : «Ça s’est bien passé ?

-Magnifiquement, as-tu dit. Votre brasserie rend les gens meilleurs ! » 

J’étais stupéfait.

On entendit alors le long crissement d’un TGV qui arrivait en gare tandis que le maître d’hôtel empilait nos assiettes,les chopes et le saucier sur un plateau.. Autres trains. Le maître d’hôtel nous a demandé plusieurs fois si nous souhaitions un dessert .Tu n’as pas répondu et moi non plus. Tu n’avais alors aucune intention de répondre à sa question ni aux miennes. Tu consultais ton portable. Je me souviens alors de cette invitation absurde , hideuse, de sauter par dessus le parapet, pour se laisser tomber tous deux sur le prochain TGV qui entrait en gare. . Ensuite tu m’as aidé à enfiler la manche de mon blouson puis tu as glissé ton bras si léger sous le mien. Je me suis senti mieux et en même temps bien vieux. Nous avons ainsi marché jusqu’au château et ses jardins. Tu avais l’air si rayonnante et moi je ne savais plus quoi faire de ta présence.

Après ce voyage tu exigeas de moi un abandon total, tu me ,poussas vers une plage venteuse et stérile où je ne pouvais plus me reconnaître pazrmi ces dunes, un lieu sans passé. Ton appel pressant pour une amnésie, pour que je me débarrasse des fausses ou vaseuses complications familiales, de tout ce bordel du passé, cet appel m’avait attiré par sa brutalité même. Tu m’as délivré d’ évènements personnels qui me hantaient .Tu m’ as aidé à ôter cette armure égotiste qui m’asphyxiait sans que je m’en rende compte. Tu répétais en riant : »  Je vois que tu n’y comprends rien !..Laisse moi faire ! Colle toi à moi……. »

Ondine , crois moi,je comprenais très bien.

Je devais te céder l’oreiller et la plus grande part du lit, car tu me disait sans cesse : » Ce sont tes mauvaises relations qui ont tendance à diluer ta confiance dans la vie.Nous ne sommes pas des esclaves, ni toi ni moi,  Viens plus prés de moi.»

Vint la saison de tes absences. C’était si soudain, je dépliais l’horaire des marées et je t’attendais jusqu’à la nuit. Tu disparaissais dans des villes en bord de mer, Trouville, Boulogne, Le Croisic , Langrune, n’importe quelle rue de ces villes ,n’importe quel magasin, cinéma désaffecté tu entrais. Tu séjournas au milieu d’un embouteillage à Cabourg un dimanche. Tu t’es endormie genoux contre le visage , dans un ces passages souterrains où les ivrognes pissent avec leurs chiens. 

Je sus par une amie que tu avais fréquenté pas mal de piscines et tu exhibais tes seins radieux au milieu des hommes jeunes ; tu prenais ta revanche face aux femmes vieillies qui barbotaient dans le chlore. Les saisons passaient, et tu me laissas errant dans une foule du Midi ,le long des cabines de bain ; la barbarie joyeuse, rassasiée, des gens qui puent la sueur et la crème solaire me saoula..

Maintenant, je cherche un calme paysage d’eau en prenant un petit autocar toujours à moitié vide à la station Solidor .Paysage d’hiver, de ciel bas. Le minibus mène vers l’anse de Quelmer .Je descends. Du vent, du silence, des frissons d’herbes , des bernaches somnolent dans l’eau salée. Les jours raccourcissent, je sais que tu viendras.

Une soirée à Mouffetard

Aujourd’hui ma fille Constance fête ses 31 ans. Pour son anniversaire j’ai décidé de l’emmener voir une pièce d’Harold Pinter, que j’aime« Une petite douleur » au  théâtre Mouffetard, dans un bâtiment modeste au fond d’une courette. Je me réjouis de passer une soirée avec elle. Pour un père, une soirée avec sa fille aînée, c’est une fête. Et dans le métro, je me pose toujours la question : qu’est-ce qu’un père ? Suis-je devenu un père  ?

Théâtre Mouffetard

Depuis les naissances de mes trois filles, je n’ai toujours pas la réponse. Que doit dire un père  à ses filles? Est-ce que j’étais , est-ce que suis un bon père ? Ayant subi un père violent, et une mère souvent absente, je me suis efforcé d’être présent, mais surtout tolérant et attentif. J’ai tâtonné. Est-ce que cela a suffi ? J’en doute.

La seule chose que je sais c’est que ma complicité avec Constance repose sur des silences complices , des non -dits sur lequel flotte quelque chose de tendre et d’enjoué. Cependant, parfois, aussi, j’ai l’impression que mes paroles touchent du verre et que nos paroles complices dissimulent un sens beaucoup plus lourd . Beaucoup d’humour passe dans nos mails ou dans nos conversations téléphoniques, l’humour allège notre relation comme une bonne tasse de café. Le déballage familial n’a jamais été notre fort.
Dés sa naissance, je ne savais pas comment m’y prendre, je n’avais pas pris de leçon pour ce nouveau rôle. Les pères qui proclament à la télé leur enthousiasme dans le couloir de la maternité me laissent perplexe.

J’étais terrorisé devant ce petit être écarlate et braillard avec des fesses minuscules curieusement fripées et violécées , j’osais à peine la prendre dans mes bras, persuadé que si je ne lui tenais maladroitement la tête, le bébé allait mourir dans la seconde.

Harold Pinter

Plus tard, je me souviens de scènes particulières Celle de l’école maternelle. J’emmenais Constance , elle me serrait une main trop molle très fort. On passait par un couloir carrelé avec des rangs de porte-manteaux auxquels étaient pendus alignés des petits vêtements colorés pour lilliputiens. comme si j’étais tombé sur une planète lointaine ou tout fonctionnait selon des règles que je ne connaissais pas.

Je me souviens:la cour de récréation. Un déferlement de cris et de bousculades, galopades,exclamations.Quand je lâchais le main de Constance pour la voir rejoindre un groupe j’avais peur qu’elle trébuche.

Autre scène. L’appartement est calme, je suis seul, Constance est à à l’école,en CE1, c’est le milieu de l’après midi. J ‘arrête de taper à la machine et regarde le cendrier bourré de mégots en équilibre sur le bras du fauteuil, puis je me glisse dans la chambre de ma fille ; j’ouvre le placard et je palpe les tissus rêches des pulls ou le velours doux d’un col de son manteau préféré vert bouteille avec des gros boutons noirs., C’est l’heure où il y a une flaque de soleil qui se pose sur l’oreiller de son lit, et je me demande à quoi elle peut bien rêver .Rêve-t-elle ? De quoi ? Je me souviens de la merveilleuse douceur la première fois où Constance découvrit des petits flocons de neige voltigeant dans le puits de la cour. La douceur aussi quand, après lui avoir raconté une histoire abracadabrante, qui fait un petit peu peur, j’éteins la petite lampe de chevet et je lui dépose un baiser sur son nez qu’elle plisse.

Autre scène. : c’est la tombée du soir, elle a onze ans , reste assise sur son petit lit Ikea, les jambes ballant, le regard fixe, sombre, elle est si concentrée que ses yeux agrandis fouillent dans on ne sait quel vide .Je m’approche d’elle, elle se décale. Enfermée, bouclée, cloîtrée , inaccessible. Je tente une deuxième approche, même écart. Elle ne veut pas de ma tendresse.

Je suis surpris, je fixe la courbe de ses bras frêles, stupéfait de sa capacité à se boucler sur elle-même. Je parle à son chien en peluche préféré ,Achille. Je blague avec lui, mais elle ne sort pas de son mutisme.Je quitte la chambre avec le sentiment d’une défaite.

De retour dans mon bureau, je guette la la fin du jour quand une pellicule sombre flotte dans les pièces et sur les meubles. Rien ne bouge dans l’appartement, il devient une chute lente vers l’obscurité. Et ce matin comme elle a refusé que je lui serre les brides de ses chaussures, j’essaie de l’imaginer adolescente. Deviendra-t -elle une grande fille rousse et sportive comme sa mère qui adore le ski ? Rien ne s’est passé ainsi.

Je la revois triomphante à 17 ans, au lycée jonglant avec le ballon de basket, dans la cour, au milieu de la mêlée, esquivant les obstacles .Elle a des ailes, elle cueille le ballon, flotte , court, évite, et le loge dans le panier. Net. Elle devient pendant un an, une vedette du lycée.

Les années passent . Constance est devenue une ado qui a pris l’habitude non pas de s’asseoir sur le canapé,mais de se jeter dedans, baskets délacées,bras en crois.. Elle adore lancer ses vêtements dans le panier à linge de la salle de bain comme si c’était un panier de basket. Devant un miroir grossissant elle redessine sans cesse ses sourcils avec un crayon et garde longtemps la bouche ouverte, sa vivacité enfantine a disparu au profit d’une gravité. .Pendant les week-ends elle émerge de sa torpeur vers midi.Elle n’embrasse plus, elle effleure la joue.Elle essaie plusieurs types de chignon. L’appartement est régulièrement envahi par sa bande de copines délurées, provocantes, malicieuses, elles pillent le frigo , s’entassent dans la salle de bain puis s’esquivent en claquant la porte d’entrée laissant une traînée joyeuse suspendue dans l’air du salon et une odeur sucrée de parfums mélangés.

J’entends encore leurs rires, leurs exclamations quand elles traversent la cour, ça laisse une curieuse queue de comète d’un temps évanoui qui reste figé en moi , buée de mélancolie quand j’y repense. C’était l’époque où j’essayais d’écrire sec, laconique, menaçant, blessant, à la manière d’Harold Pinter.

Harold Pinter

Ce fut aussi la saison des cachotteries et de bouderies ; les garçons se faufilaient vers sa chambre en douce. Tout devenait hypersensible, écorché . Dans nos dialogues il y avait d’invisibles tessons de bouteille. Je la regardais partir avec un jeune inconnu au profil maigre à la Cocteau aux cheveux soyeux et aux jeans déchirés, alors pendant quelques minutes l’air devenait blanc ; et en même temps, j’avais la certitude que je restais son refuge. Enfin je remue tout ça entre les stations de métro jusqu’à la station Monge.

Constance m’attend dans la courette mal éclairée du petit théâtre Mouffetard. Elle a la mine renfrognée,les yeux un peu rouges. Les poings dans les poches de sa parka. Je connais cette mine défaite des mauvais jours.

Je demandez:

-Qu’est-ce qu’il y a ?

-C’est rien…ça va passer.

On rejoint la file d’attente pour pénétrer dans la petite salle en pente.

La soirée fut morne. Les trois comédiens jouaient pesamment des dialogues légers. J’avais un peu honte d’avoir entraîné ma fille dans un spectacle banal c qui caricaturait mon auteur préféré. Je guettais parfois dans la pénombre le profil de ma fille comme on interroge une statue grecques dans un musée.

A la sortie, je lui propose de se rendre a la taverne « La Crète, » ou nous avions eu nos habitudes quand elle était toute petite.

Taverne La Crète

Rien n’avait changé. Je reconnus les murs avec pierres apparentes, la fresque brunâtre sur la gauche avec une crétoise dont la robe était formée de cuillères, et aussi les chaises rustiques, et aussi les boiseries sombres du côté du bar. Je retrouvais inchangé ce panneau poussiéreux sur lequel on avait punaisé des billets de banque anciens de tous les pays d’Europe.

En ôtant sa parka, Constance me dit :

– Tu te souviens des deux petits vieux qui jouaient des airs folkloriques grecs sur des instruments bizarres.J’adorais.

-Oui, c’était le vendredi et le samedi. Ils portaient des gilets rayés et avaient l’air complètement absents quand ils jouaient. L’un était penché sur son instrument comme s’il cherchait un insecte caché dans la caisse de résonance. Ils saluaient timidement quand les clients, aux tables, les applaudissaient. Enfant, Constance ,puis mes deux autres filles était fourrées derrière le bar. Le patron les laissait jouer , remplir des verres d’eau et planter des pailles comme si elles préparaient des cocktails.

Nous commandâmes deux agneaux à la crétoise et une demi de blanc résiné. Le personnel avait changé, sauf un vieux serveur voûté, avec une veste pleine de taches, et un ouvre-bouteille accroché à une poche. Il me reconnut.

-Alekos!! C’est Alekos !!!!…dit Constance.

C’était lui qui parlait avec un accent bizarre qui consistait à détacher les syllabes. Il nous recommandait toujours la truite à la crétoise en nous confiant le secret qu’il n’y avait jamais eu de truites en Crète. Lui même était originaire d’Héraklion et avait épousé une institutrice française. C’ était sa fierté. Il avait joué avec mes trois filles pendant tant de saisons. Je me souviens qu’il avait fait semblant de me gronder le jour où j’avais appuyé sur une petite cuillère posée sur une soucoupe pour la faire voler en l’air. Maintenant, c’était un vieillard qui marchait avec une étrange raideur en contournant des obstacles invisibles entre les tables. Quand nous bavardâmes sur le bon vieux temps, je remarquais ses mains avec de bizarres cloques violettes sous la peau et des veines apparentes. En nous écoutant, il déglutissait.

A la fin du repas il nous offrit des glaces.

Enfin, quand je sentis Constance plus détendue, je lui demandais :

-Alors pourquoi tu pleurais ?.. dans la cour du Théâtre?

– Je ne pleurais pas.

Il y eut un long silence. Elle regardait Alekos.

-Tu ne veux pas me parler ? tu veux qu’on parle d’autre chose ?..

Une odeur de brochettes venait de la cuisine. Je me sentais englouti par les nombreux souvenirs de mes filles dans cet endroit.

Enfin, Constance dit :

-Cet après -midi, en allant faire visiter un appartement ,je suis passé devant mon vieux lycée. La façade n’a pas changé. J’étais dans ma voiture,j’attendais le client. J’observais le trottoir en face, je n’étais pas venue depuis au moins sept huit ans Les fenêtres et leurs briquettes avaient toujours le même air ancien, années trente. Il y avait une classe de filles qui revenait de la piscine . Elles chahutaient avec leurs sacs de sports devant le portail.Elle allumaient des clopes, se bousculaient.

-Et ?..

– Elles avaient l’air si légères, si libres, si dégagée.. elles étaient dans une bulle d’allégresse.,je me suis dit à ce moment là que j’avais définitivement quitté ma jeunesse ou plutôt, c’était ma jeunesse qui m’avait quitté sans que je m’en aperçoive. Ma jeunesse.Elle est ou ?… Ces filles légères chahutaient et blaguaient. Jamais je ne pourrai blaguer et chahuter comme ça.

Je lui emplis son verre de blanc résiné.

-Et puis ? Demandai-je.

– Je me souviens, je jonglais avec le ballon, je mettais autant de paniers que je voulais, j’étais en apesanteur, je me sentais si légère à cette époque, je faisais gagner mon équipe,je n’étais jamais essoufflée.

Elle remuait la petite cuillère dans sa tasse de café vide pour écraser le sucre fondu.

-Un soir tu es venu me voir jouer , un seul soir, j’étais si heureuse.

-Oui, dis-je bêtement.

L’extravagant Stendhal dans le salon de Madame Ancelot

C’est intéressant le rôle de l’exubérante et généreuse Madame Ancelot dans un des pires moments de la vie de Stendhal .Nous sommes en 1827. Année difficile pour lui , car les états autrichiens , et Monsieur de Metternich détestent ce voltairien bonapartiste , ils l’ expulsent d’Italie .Retour à Paris en 1828, avec encore le cœur glacé de son amour si malheureux avec la milanaise Mathilde Dembowski. Il n‘a pas d’argent, et pas le moral, il dessine sans cesse des pistolets dans les marges ses carnets ce qui veut dire « pensées de suicide ». Il a peur de vieillir et donc rédige des testaments un peu idiots car il n’a pas grand-chose à léguer à part quelques paires de bottes. Il note peu de choses dans son journal. Paris lui paraît laid.Il passe ses soirées dans les salons, le dimanche chez M. de Tracy, le mercredi chez le baron Gerard, et le mardi il se rend chez Mme Ancelot, qu’il a connu en 1825. Mme Ancelot est l’épouse du poète et dramaturge fade Arsène Ancelot. C’est un salon de bon ton, qui rassemble ce que déteste Stendhal : des dévots, des royalistes, et légitimistes de tous poils. Mais surtout, le salon est un tremplin pour se faire élire à l’académie française(ce qui n’intéresse pas Stendhal) . Dans ce salon on y rencontre Chateaubriand, Cuvier, l’actrice Rachel, et surtout il retrouve son vieil ami, son compagnon Adolphe de Mareste, homme plein d’esprit, moqueur, rigoureux ,positif, fidèle et qui surtout l’initie à la politique. C’est lui qui tenait Stendhal au courant de la vie parisienne, par de multiples lettres, quand ce dernier vivait exalté à Milan. C’est lui qui ramène un peu Stendhal sur terre quand ses amours et ses idées politiques l’égarent vers de pures chimères. Il est à noter que la correspondance Mareste-Stendhal, est excellente,c’est le Réaliste Mareste politique contre le Romantique fougueux italianisant Henry Beyle.

Alfred de Musset dessine Stendhal dansant dans une auberge des bords du Rhône

Le paradoxe de Stendhal , c’est qu’il tient à fréquenter ceux qu’il n’aime pas, pour les séduire ou les choquer. enfin, il DOIT se faire remarquer d’une manière ou d’une autre. Et même dans un salon où ses idées politiques triomphent,  comme celui de Tracy, salon de l’opposition libérale dont il est proche, il ne peut s’empêcher de multiplier les paradoxes. Pour Stendhal , opposants comme partisans il les considère tous comme trop mous. Il me fait penser à notre Jean-Luc Mélenchon l’ Insoumis pénétrant dans un salon occupé par des Jean d’Ormesson. . Radical, extrémiste, Stendhal affirme à son ami Mareste que « rien ne vaut les bonnes injures »… .

Revenons à Madame Ancelot.

Elle avait lu et aimé « De l’amour » ,ce curieux traité du sentiment amoureux, dans lequel Stendhal classe les sentiments avec le soin minutieux d’un herboriste .c’est dans cet essai qu’il développe la théorie de la « cristallisation », devenue célèbre, en affirmant que l’imagination qui s’emballe transfigure l’être aimé et le pare de toutes les vertus ,le rend unique, et l’illumine comme on décore un sapin de noël avec des guirlandes lumineuses. Virginie Ancelot était assez belle, bien en chair , gaie, un peu naïve, généreuse. Elle tenait beaucoup à avoir cet original dans son salon pour pimenter la soirée.

Se sentant protégé par cette femme, Stendhal ne se prive pas d ‘en abuser. Il multiplie les numéros de bouffon , va parfois jusqu’au grotesque. Un soir ,parmi les beaux académiciens, il se déguise en paysan, avec un bonnet de coton, parle mal avec un accent terroir et se fait passer pour « César Bombet, fournisseur aux armées ». il se conduit comme un vrai plouc. D’après les témoins de ce soir-là, il s’abandonne et improvise un monologue hilarant, et jouant à merveille le rôle de « paysan du Danube » obtus , réussissant le numéro du crétin satisfait parmi ces académiciens ou candidats conformistes .Ne jamais oublier que Stendhal s’est toujours cru un homme de théâtre et rêvait de devenir le Molière de sa génération.

Dans la journée, donc, Stendhal toujours en proie à des coups de déprime, cherche un emploi, le soir il court les salons. Son impertinence, ses blagues douteuses (surtout après minuit et pas mal de punchs) ses saillies, ses sarcasmes, ses paradoxes, ses histoires lestes, amusent quelques-uns mais choquent les autres.

Le fin Stendhalien Michel Crouzet dans sa biographie « Stendhal ou Monsieur moi même »note avec finesse : «  « A Paris ,il était tout de même toujours mal à l’aise ; guindé ou trop vif. Il n’avait pas de semblables, il n’était jamais lié .Il attirait et repoussait ; partout où il est passé il a laissé ce sillage de scandales(…)Les tristes et les ennuyeux étaient ses ennemis naturels et ses victimes ; cela faisait beaucoup de monde. Il ne leur passait rien et ne cédait à personne. »

Il passe à la moulinette de ses sarcasmes les auteurs à la mode, les pièces de théâtre à succès, les poètes « pour femmes de chambre ».Il est péremptoire, insolent, versatile , fier de ses formules. Il voit des sots partout. Virginie Ancelot aime cet extravagant car elle devine les peines de cœur. A38 ans, elle n’avait plus -selon les témoins- tout à fait la grâce qui l’avait rendu très désirable quelques années auparavant. Stendhal lui trouvait « une belle gorge » et cette punaise de Mérimée parlait des « calebasses sur la poitrine ».

Chaque mardi, elle supportait avec bonne humeur dans son salon ce bonimenteur de Stendhal alors que ses traits d’esprit blessaient ou choquaient certains invités de marque. Par exemple Stendhal se moquait régulièrement de Victor Hugo. Virginie lu écrivit des lettres pour demander à son invité turbulent de cesser ce jeu de massacre qui risquait de vider son salon.

Esquisses parisiennes” by Henri Monnier

C’est chez madame Ancelot que Stendhal fit a connaissance du très intelligent et fidèle Victor Jacquemont, qu’il fréquenta Sutton Sharpe. Ils devaient tous jouer un rôle important dans la vie de Stendhal.

A noter aussi que l’année suivante, Stendhal complètement épris d’Alberte de Rubempré, mais qui n’arrivait pas à ses fins, eut l’idée de provoquer la jalousie de cette Alberte .Il se mit alors à faire la cour à Mme Ancelot. Celle-ci, surprise, troublée de cette attention si soudaine, flattée sans doute, ne comprit pas non plus la volte-face si soudaine de Stendhal qui l’abandonna aussi soudainement, car son stratagème avait en partie réussi. Stendhal -c’est son côté comte Mosca – s’était servi d’elle cruellement. Bien que choquée, madame Ancelot ne lui en tint pas rigueur . Les deux restèrent amis jusqu’à la mort de Stendhal. Elle vécut longtemps et écrivit des romans.

Manuscrit de Stendhal avec dessin

Je ne résiste pas à donner un extrait d’une lettre du premier janvier 1831, alors qu’il s’ennuie à Trieste .N’oublions pas que « Le Rouge et le Noir » est paru  n mois et demi plus tôt.

Stendhal écrit à Mme Ancelot :

 »Hélas, Madame, je meurs d’ennui et de froid. (..) Je ne sais si je resterai. Je ne lis que « La Quotidienne » et « La Gazette ». Ce régime me rend maigre. »

Puis il fait une allusion à son comportement à Paris, dans son salon, sous forme de remords : » Pour être digne et ne pas me perdre, comme il m’était arrivé à Paris, je ne me permets plus la moindre plaisanterie. . Je suis moral et vrai comme Télémaque. Aussi l’on me respecte. Grand Dieu, quel plat siècle. Et bien digne de tout l’ennui qu’il ressent et qu’il transpire. Je touche ici à la barbarie. J’ai loué une petite maison de campagne qui a six pièces grandes, à elle six comme votre chambre à coucher. Elles n’ ont d’agréable que cette ressemblance. Là, je vis au milieu de paysans qui ne connaissent qu’une religion, celle de l’argent

Enfin, ces dernières phrases qui laissent vraiment rêveur : »Je n’ai su qu’il y a huit jours l’apparition du Rouge(son roman « Le Rouge et le Noir » ) . Dites-moi bonnement tout le mal que vous pensez de ce plat ouvrage, non conforme aux règles académiques, et, malgré cela, peut-être ennuyeux. Écrivez moi une fois par mois. »

Il signe sa lettre « Champagne ».

Il quittera Trieste le 31 mars, chassé par Metternich, pour le port de Civita-Vecchia, où il s’ennuiera, consul, à comptabiliser les arrivées et départs des bateaux, entouré de mouchards dans ces états du Vatican qui ont des dossiers contre lui et connaissent parfaitement sa haine des dévots et son enthousiasme déplacé pour Napoléon.

La jubilation Audiberti

Ses poèmes ? Oubliés . Son théâtre ? Plus jamais joué après avoir été souvent attaqué . On ne monte plus les pièces farfelues de ce colosse en pardessus qui suçotait son crayon dans les bistrots parisiens.. Il débuta chroniqueur au « Réveil d’Antibes » découvrit Paris en 1924(il a 25 ans) et travaille au « Petit Parisien », rubrique faits divers, critique de cinéma, enquêteur tous terrains, raconteur de crimes en tous genres. Là il découvre le théâtre de banlieue, ring de pugilats sanglants, les cadavres manipulés avec des gants de caoutchouc, les filles étranglées dans des WC, le vocabulaire fleuri des livreurs, ceux qui règlent leurs divergences d’opinion à coup de rasoir tandis que des fillettes jouent à la marelle de l ‘autre coté de la vitre. Il déambule parmi les flics, les bus, les poissonneries, prend l’apéro avec les grévistes de 36 aux usines Renault ; il écoute les vantardises et le blabla des types bourrés jusqu’au goulot. Il voit l’eau des cuvettes, le sang des assassinés, les bras nus des amants qui se cachent derrière un gazomètre, ces zones de misère vers le quai de javel qui frappèrent si fort Jacques Prévert, mais chez lui des escadrons passent dans le soleilles, derrière les percolateurs , le patron rêve de marquises XVIII°, soudain le ciel d’Antibes survient et lui fait humer une odeur brulée de café, tandis des femmes nues se prélassent sous des dattiers. Il écrit souvent la nuit, parfois une pièce entière, il ouvre un cahier et expose les aventures du bandit Corse Spada guillotiné en 1934 et regarde la neige tomber devant le chalet savoyard où il est allé passer un noël. Il voit tout, rêve tout, d’une belle femme aux cheveux lustrés aux bibelots du Passage Choiseul. Son étonnement ne s ‘use jamais devant la bête humaine. Méfiance. Il doute. Il ne croit pas à l’impérieux sentiment de véracité qui possède l’historien.il est plus prophétique, voyant, pythie. Il devine l’univers entier dans les lèvres de la Caissière du Grand café. Il calligraphie une sourde angoisse que la jubilation naturelle de sa prose ne cache jamais complètement.

Il cherche la clé du monde, avec une naïveté proche de celle du douanier Rousseau. Les saisons passent le long des rues et mélange l’émerveillement et ula mélancolie.. Ce qu’évoquent les plaques des rues, dans chaque arrondissement, le fait jubiler, depuis l’assassinat du Duc de Guise jusqu’à Renée Coraille, grande femme blonde qui chantait du Lulli quand il pleuvait des bombes sur Boulogne-Billancourt. Bref l’épaisseur de la vie le malaxe, le harcèle, l’éblouit, le déconcerte, l’inquiète , sentant l des odeurs sauvages dans ces êtres humains qui se baladent en foule sur les Grands Boulevards. Le Paris populaire le questionne car il a trop suivi pour « le petit parisien » ces chiens écrasés qui lui permettent de saisir l’insolite brutal de ses contemporains sous le folklore facile des faubourgs.

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Il note tout en rustique entier, naturel devant l’improbable: les désirs, les jalousies, les amours vaches, les pétages de plomb imbéciles, les confidences d’un flic en gabardine, lui assis devant un Vittel Cassis tandis qu’à la table voisine, on déguste une tête de veau ravigote.

Pour revenir à son théâtre, il est définitivement oublié pour cause d’ivresse verbale et de préciosité,de logorrhée, pour cause d’invraisemblances et de fantaisie louche car son désir profond, il l’avoue, c’est de noter tout absolument tout, de fouiller avec toutes les fanfares des dictionnaires ce qui se passe dans un train de banlieue plein  avec »la chair humaine, vagins, fressures, aponévroses,trijumeaux, dans ses robes, ses pantalons, ses vestons, ses manteaux, serrés, jacassante, bienheureuse.. »(extrait de « La Nâ »)…

Qui lit aujourd’hui « Quoat-Quoat » de 1945 ? ou « Le mal court »de 1946 ? ou « Le Cavalier Seul » ? Et même « La fourmi dans le corps » ? Elle entra au répertoire de la comédie française en 1962 et malgré la sensualité de l’écriture, la pièce est tombée ,elle aussi, dans l’oubli. Je ne résiste pas au plaisir de citer un extrait de la critique parue dans « Le monde » à la Générale de la pièce :

« Avec l’autorité et l’intransigeance du dépit, une vieille fille se fait chanoinesse au couvent de Remiremont pour la seule joie d’en chasser les abeilles mondaines qui, comme souvent au dix-septième siècle, distraient les pieuses fourmis de leur contemplation. Mais par la grâce d’un enfant recueilli et d’un officier de passage, l’amazone découvre bientôt l’amour terrestre, plus moral finalement que sa rigueur de vierge rance, puisqu’il lui donne la force d’adopter un monstre et de convertir le grand Turenne à la non-violence…

La mère d’Audiberti

Sous la caution d’un fond de chronique vraie, Audiberti exalte une fois de plus sa confiance dans la libre charité du ventre. Comme ses sœurs Alarica, Jeannette, la Hobereaute et la Logeuse, la chanoinesse sanctifiée par l’hystérie atteste que l’âme procède du corps, que le  » bien court  » avec le mal dans les veines de la création, et qu’aimer c’est d’abord aller au devant de la vie de tout son instinct .

Selon son habitude, l’auteur démontre moins ce credo sensualiste qu’il ne prêche d’exemple. De même que ses héros se grisent des mélanges de l’existence, son style constitue un hymne à l’ébriété du langage, meilleur et pire confondus. Improvisation prolifique, grouillante, effervescente, turgescente, jubilante, où les images, les rythmes et jusqu’aux consonances imitent follement le kaléidoscope de la pensée et les saccades de la vie.

Cela passe, en brisures imprévisibles, de la métaphore baroque digne de Villiers, de Claudel ou de Lautréamont au calembour d’almanach Vermot ou armes et cycles indifféremment. « 

Cette critique donne une idée exacte de ce qui déconcertait le spectateur  d’avant et après-guerre: fariboles mystificatrices, jongleries allègres,railleries , calembours, humour noir, désinvolture religieuse et vision historique surréaliste, réminiscences littéraires impossibles à déchiffrer pour le premier venu.Trop de surréalisme dans l’air. Le spectateur sort déconcerté de la salle : ce feu verbal manque de sens clair , d’une raison, d’un plan, d’une conviction,d’une morale,d’une cohérence, tout se déroule dans une apesanteur et des associations d idées incongrues-souvent dansantes- et comme le dit l’auteur : «  tout ce beurre humain,plein de cheveux, déborde ma tartine. »

Boris Vian, Jean Cocteau, Paul Valery, Jean Giono, Mandiargues, François Truffaut, défendirent cet inclassable .

C’est dans les romans qu’Audiberti donne sa pleine mesure et se déchaîne.

Il étale ses hantises : conflit du Bien et du Mal, interrogations sur la souffrance et le Pourquoi de l’Espèce Humaine errant vers on ne sait quoi. L’amour devient « des tonnes de semence » car la question érotique le tourmente. « La chair elle-même,la peau, la surface de la conscience et de l’intelligence, la peau de chair m’apparaissait d’un drap si luxueux, d’un si précieux satin,que j’avais envie qu’on la déboutonnât et même qu’on l’enlevât comme on faisait pour les manteaux de fourrure. »

Certitude audibertienne : la femme est magique, céleste, splendide,mexicaine, grise, débordante, explosante fixe, louve, souveraine,consolatrice,perverse, que sais-je.., L’humour si décalé de l’écrivain tempère son pessimisme métaphysique et physique (la laideur, comme chez Hugo, le fascine) , sentiment qu’il exprima dans un petit traité nommé « l’abhumanisme. » qui nous avertit que « l’homme doit accepter de perdre de vue qu’il est le centre de l’univers.

je vous donne un conseil : ne résistez pas au torrent verbal de cet écrivain, lâchez tout, abandonnez vous à électricité des phrases , c’est une haute mer bariolée . Leur cargaison d’images ne peuvent se comparer qu’à la tambouille océanique et verbale de son maître Hugo.


J’ai mes livres préférés: « Marie Dubois »,le plus tendre.. émouvant… »  ou « Les tombeaux ferment mal », le plus désolé..

Pour ceux qui n’ont rien lu de lui, une bonne initiation je conseille « Le maître de Milan » de 1950 ; avec des italiennes de Milan aux formes généreuses..C’est le le récit le plus discipliné de ce grand baroque . Pages poétiques, déviations fantasques à partir d’un rien , une rue, un couloir d’hôtel , une chambre , un souvenir d’enfance, un chemisier rayé rose et vert, avec cette perpétuelle obsession de la chair convoitée qui culmine dans plusieurs scènes dignes du meilleur Bunuel à propos d’une belle jeune femme unijambiste qui ensorcelle les vieux.

Mais le plus émouvant et discret reste « Dimanche m’attend.. » rédigé en 1963-64 lorsqu’il apprit par son médecin qu’il n’avait que peu de mois à vivre .Que fait-il alors ? Il flâne dans Paris,les églises, les cinémas,les passages, les quais, les parcs, suit les belles passantes, les ruelles à pigeons. Il médite , enjoué, parfois un peu las, sur les drames ou les bonheurs insoupçonnés derrière les façades d’immeubles, et tout ce ragoût de pensées intérieures confuses, d’impressions qui vous mêle aux arbres, aux vitrines, à vos parents disparus, à vos amis partis , à des épisodes oubliés.La promenade parisienne devient un parcours initiatique pour comprendre davantage son passé et s’ouvrir davantage à l’au-delà et aux troublantes questions que pose le néant. La ville prend des teintes un peu fanées , comme si l’écrivain visitait la cale d’un vieux bateau aimé, une maison de famille avant que les déménageurs embarquent tout dans des cartons,sans ménagement.

Il revoit donc cette ville comme un tendre muséum : les gares l’hiver et ses cafés aux vitres pleines de buée, l’hôtel Meurisse, » ses plafonds de cristal et ses fauteuils en fruits confits ».., les bancs du Palais Royal, le parc Monceau.Il se souvient d’Antibes et de son père,maçon, de ses amis de la NRF, de Gide à Paulhan,de Drieu ou de Marcel Arland, du catéchisme, quand il papotait avec son ange gardien, d’une de ses filles qui prend l’avion pour Bordeaux, des visages familiers que le temps a creusé, durci ou effacé . Il prend le bus 47, visite le marché de l’avenue Blanqui :»caleçons, articles de ménage, bretelles, décapants, combinaison, dentifrice, rognons de porcs,tripes madères, avec l’appétit touristique qui vous vient de vous enfoncer dans le pittoresque des souks. » Il aime la Place d’Italie et ses Pauwlaunias. »

Il conclut, apaisé : »cette année, nous ne verrons pas fleurir ces beaux arbres horizontaux. »

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