« Vers l’abîme » un roman d’Erich Kästner, le  Berlin  volcanique des années 30

 Voici un roman époustouflant, brûlé par les nazis.

Dans un café de Berlin Jakob Fabian, journaliste,32 ans, lit les gros titres des journaux du soir. Nous sommes dans les années 20-30, Berlin ville électrique, sillonnée de tramways, sorte de Babylone chaotique, grouillante de riches à gros cigares immortalisés par les dessins de Grosz ou les peintures d’Otto Dix, qui achètent tout, femmes, immeubles, cabarets, journaux. Ils marchandent tout, et dans une marée d’innombrables pauvres et d’infirmes, ville barbouillée de lumières, avec ses cafés enfumés, ses hôtels de passe, ses pensions de famille avec logeuses méfiantes, ses ateliers d’artiste pour petites orgies entre amis, ses cabarets avec un public chahuteur, ses masses d’ouvriers qui manifestent, cernés par des policiers à cheval.

Grosz

A la manière des scènes crues, façon Brecht, le personnage de Jakob Fabian, journaliste et publicitaire devenu chômeur, sillonne les quartiers, de jour comme de nuit, vaguement compatissant aux malheurs d’un vieil homme, mais le plus souvent, voyeur , sarcastique, voire cynique, en profitant des femmes , tantôt  écoutant,   tantôt  sermonnant. On comprend qu’il est vaguement de Gauche mais surtout pacifiste, croisant sur les trottoirs tant de gueules cassées, d’infirmes laissés à l’abandon, anciens de 14-18.

Erich Kastner (1899-1974), l’auteur fut jeune journaliste dans un quotidien berlinois.  Comme son héros Jakob Fabian il déambula dans tous les quartiers de Berlin. Il inclut dans sa prose des faits divers, des itinéraires de trams, des poèmes, des chansons populaires, des dialogues entendus dans toutes les couches sociales. Il réussit un portrait d’une bourgeoise affamée de sexe Irene Moll (qui serait un portrait de la chanteuse de variétés Rosa Valetti), ou des liaisons lesbiennes chasses-croisés sexuels, ballet d’entremetteurs et de voyeurs, tout ça forme une danse « Vers l’abime », avec patrons qui ne cessent « d’allonger les secrétaires sur leur bureau » et opéra de 4 sous dans les rues : drogue, alcool, prostitution, bagarres de rues entre communistes et ceux qui deviendront les chemises brunes.

Kästner a travers le regard du jeune Fabian dresse un bilan terrible de cette époque : l’échec de la République et la montée du nazisme.  Fabian, et son ami Labude (qui serait selon certains critiques un portrait de Walter Benjamin) assistent aux bagarres qui opposent ouvriers et partisans d’Hitler. Ils voient s’installer et grandir colère haine et désespoir dans les classes populaires. peu de compassion, pas de se sentimentalisme seulement une belle lettre  digne de la mère de Fabian rompt la sarabande . 

« Vers l’abîme », publié en 1931, avec des coupes, a fait scandale. Sa liberté de ton pour parler de sexualité, a choqué une partie de la presse bourgeoise.

 Cette vue d’une Sodome et Gomorrhe ressemble à un tourbillon bruyant, expressionniste, décadré et répond assez exactement au futurisme allemand tel qu’il est pratiqué par Alfred Döblin dans « Berlin Alexanderplatz » de 1929. Rien n’est statique, vision brute qui soumet l’art à la vie grouillante. Il y a un art du montage cinématographique accéléré du Tiergarten à Grünewald, apparait une ville Moloch qui absorbe et dévore chaque existence et la rend anonyme, dérisoire, éphémère. Seul le mouvement compte d’où perce une idée du chaos du monde avec grandes gares, trains de nuit, ruelles tordues, filles perdues, ricanements de fêtards au bord d’un canal pour suicidés. L’eau noire de la Spree métamorphose les personnages en ombres vacillantes qui ne sont plus que reflets.

 Magie d’une écriture mobile. Malgré une vision misogyne de Kästner le roman dresse un bilan terrible de cette époque : l’échec de la République et la montée du nazisme. Dès l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933, Kästner fut interdit, considéré comme décadent. Son roman fut brulé avec ceux de Heinrich et Thomas Mann, de Zweig, de Freud, etc…

Otto Dix

Il raconte cet épisode :  » En l’an 1933 mes livres furent brûlés en grande pompe funèbre sur la place de Berlin près de l’opéra, par un certain monsieur Goebbels . Le nom de 24 écrivains allemands, qui devaient être à jamais symboliquement effacés, furent par lui triomphalement proclamés. J’étais le seul des 24 écrivains qui me déplaçai pour assister à cette mise en scène éhontée d’un bûcher pour livres. Je me trouvais près de l’université, coincé entre des étudiants en uniforme de SA , la fleur de la nation , et là , je vis nos ouvrages s’envoler vers les flammes étincelantes et j’entendis des tirades prétentieuses du nabot hypocrite et menteur(Goebbels)  . Un temps d’enterrement régnait sur la ville. La tête brisée d’un buste de Magnus Hirschfeld avait été fichée sur une longue perche qui se balançait de droite et de gauche dans les airs, au-dessus de la foule muette. C’était écœurant. Soudain, une voix de femme retentit :  » Mais c’est Kästner !  il est là !  » c’était une jeune artiste de cabaret qui en se faufilant dans la foule avec un collègue et en m’apercevant là, n’avait pu retenir cette expression de surprise. Je me sentis extrêmement mal à l’aise ; mais il ne se passa rien (et pourtant à cette époque, il s’en passait des choses). Les livres continuaient à voler vers les flammes. Les tirades du nabot hypocrite et menteur résonnaient toujours. Et les visages de la garde brune des étudiants, avec leur jugulaire sous le menton, ne s’étaient pas détournés. Ils regardaient toujours en direction des flammes et du petit démon gesticulant et psalmodiant. Au cours des années suivantes, je ne vis plus mes livres en public, que les rares fois où je me trouvais à l’étranger. A Copenhague, à Zurich, à Londres. C’est un sentiment extraordinaire que d’être un auteur interdit et de ne plus voir ses livres sur les étagères des bibliothèques où dans les vitrines des librairies. Dans aucune ville de mon pays natal. Pas même dans la ville où j’étais né. Pas même à Noël, lorsque les allemands courent les rues enneigées à la recherche de cadeaux. »

Les dictionnaires précisent qu’interdit en 1933, Kästner -émigré de l’intérieur- reçoit cependant une autorisation spéciale pour travailler sous pseudo à des scénarios de films dont « Münchhausen » (1943). Il a été arrêté deux fois par la Gestapo et a été exclu de l’Union des écrivains. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, Erich Kästner s’installe à Munich, où il dirige le supplément culturel du « Neue Zeitung » ainsi que la collection Pinguin pour enfants et adolescents.

Les années qu’il passa à Berlin de 1927 à la fin de la République de Weimar en 1933 sont littérairement les plus productives pour Kästner. En quelques années, il se hisse au rang des plus grandes figures intellectuelles de Berlin. Il publie ses poèmes, ses gloses, ses reportages et ses récits dans différents périodiques. Rédacteur du journal de la gauche démocrate « Neue Leipziger Zeitung », Erich Kästner collabore aux journaux « Weltbühne, » » Berliner Tageblatt » et « Frankfurter Zeitung. »

On lui doit notamment un grand nombre de poèmes contre le militarisme et des chansons pour les cabarets berlinois.

****

Extrait:

 Fabian fit une promenade.il n’y avait   pas grand monde. Au coin des rues, quelques prostituées fumaient d’un air morose. Les tramways rentraient au dépôt. Il s’arrêta sur le pont et baissa les yeux vers le fleuve. Les lampes à arc s’y reflétaient en tremblant, on aurait dit une succession de petites lunes tombées dans l’eau. Le fleuve était large. Sur les collines qui entouraient la ville brillaient une multitude de lumières papillotantes. »

Aujourd’hui on peut lire ce roman en collection 10/18 avec des postfaces passionnantes.

4 réflexions sur “« Vers l’abîme » un roman d’Erich Kästner, le  Berlin  volcanique des années 30

  1. En 1946, Erich Kästner a publié une nouvelle préface à son roman qui était, enfin, autorisé à la vente, et il y affirme ceci:
    « Un taux de chômage élevé ,une dépression morale résultant de la crise économique, un besoin frénétique de s’étourdir, des partis dénués de scrupules, tels étaient les signes avant-coureur de la catastrophe qui menaçait. Sans excepter le calme avant la tempête, l’inertie des cœurs, semblable à une épidémie de paralysie. »

    J’aime

  2. Certain que Remarque, celui d’Après, ou Salomon, n’ont pas cette focale la. Je ne suis pas certain que les grandes œuvres des peintres allemands de cette période soient bien représentés dans nos collections, et ceci pour un tas de mauvaises raisons. Or aligner Dix, Nolde, etc n’est pas une mince performance. Mais après tout le Louvre ne s’est aperçu qu’il lui manquait un Friedrich qu’autour des années 2000…. ´. Bien cordialement. MCourt

    J’aime

  3. Pour une fois, j’ai lu ce livre que tu chroniques – – il y a une bonne poignée d’années – – point de départ (outre que ce soit de la littérature allemande) : j’avais tout bonnement trouvé sa couverture chouette. (eh oui, c’est parfois un critère qui entre en ligne de compte pour un achat de livre …)

    J’aime

  4. Heureux de cette découverte (finalement lue en mars 2022). Un très grand merci d’avoir attiré mon attention sur ce roman… L’édition définitive en 10/18 dans la traduction de Corinna Gepner constitue un bon guide de lecture avec toutes les annexes et différentes préfaces de l’auteur lui-même… Je ne comprends pas trop pourquoi on en a changé le titre et pas gardé « Fabien, histoire d’un moraliste ».. Broutilles… Votre post s’inspire directement et puise très largement dans la « note éditoriale » fort conséquente de Sven Hanuschek (une cinquantaine de pages). Sauf erreur, vous ne le citez pas, et je trouve cela un peu regrettable, Je crois qu’il aurait fallu avoir ce genre de délicatesse à l’égard de son travail de mise au point entre les options politiques de Kastner mises en parallèle avec les caractéristiques socio-psychologiques de son anomique et fascinant personnage, Jakob Fabian…

    J’aime

Laisser un commentaire