Contrairement à ce qui a été écrit dans quelques articles, à propos de la réédition de deux « écrits » de Claude Simon , « Le tricheur » et « La corde raide » parus aux éditions du Sagittaire (en 1945 et 1947 ) et republiés en mars de cette année,aux éditions de Minuit (en un seul volume) l’auteur n’a jamais renié ces deux premiers romans. Il avait même eu l’intention de les inclure quand il a été question de publier ses œuvres complètes en Pléiade en 1994 .
Selon Mireille-Calle Gruber qui a fort bien présenté la réédition de « Le tricheur » et « La corde raide », Claude Simon a toujours considéré ses deux premiers romans comme une partie intégrante de son œuvre.
Découvrir ces deux textes est un vrai bonheur. Claude Simon est déjà tout entier dans son écriture puissante et touffue .

Dans « Le tricheur » il offre déjà des blocs de réalité, des fragments juxtaposés , des séquences aux descriptions ralenties, minutieuses, d’où émergent lieux, personnages, paysages qui seront sa marque. Il bouscule la continuité narrative classique , préférant la dissolution dans un flux de conscience avec ses stases. Il privilégie les sensations, le discontinu, souvenirs et arrière -monde dans une obsédante précision et intensité du regard. Jamais il ne quitte un monde concret.
Celui qui voulut être peintre le reste avec des mots. Chaque phrase possède sa couleur, sa surface, ses volutes et arabesques. Chaque sensation s’impose avec une présence neuve .
L’intrigue n’est pas passionnante. D’ailleurs Claude Simon donne le sentiment de s’y désintéresser soudainement C’est la fugue de deux jeunes amoureux dans un paysage de campagne . La jeune fille est sans doute mineure. Le garçon profite d’une sieste d ‘Isabelle pour repérer une gare d’où il pourra prendre le train avec elle. On ne sait pas trop si la jeune fille est consentante. Phrases surchargées, sensuelles, savoureuses, pour parcourir l’éblouissante surface du monde, avec savants changements de plans et perspectives , comme un cinéastes. Mais ici le temps n’est qu’ une suite d’instantanés. On trouve déjà dans « le tricheur »l’écriture exubérante qui désoriente par sa méticulosité, son foisonnement , et ce savant décousu qui déplaira à une catégorie de lecteurs, et critiques, mais en séduira d’autres…

On voit déjà apparaître un thème essentiel : l’immutabilité des saisons et la beauté pastorale et virgilienne de la Nature opposée au chaos violent de l’Histoire.
La grande surprise vient de« La corde raide » publié en 1947.

Le texte offre une série de brèves épisodes autobiographiques rédigés dans une prose rapide, informative, qui n’a rien à voir avec le style fastueux auquel Claude Simon nous a habitué. Claude Simon revient sur l’évènement fondateur sur lequel se fonde son œuvre , cette journée du 17 mai 1940 telle qui l’a vécue: le massacre de son escadron en Belgique ,quand il quitte la route de Beaumont, et traverse un village saccagé et encombré de véhicules démolis et de cadavres d’hommes et de bêtes. Il décrit sèchement, presque en journaliste, sa guerre. La mobilisation, les séparations des soldats et de leur famille sur un quai de gare, la chevauchée de son escadron en rase campagne ,puis l’idiotie d’un chef , le carnage, la terreur, enfin l’ humiliation quand Simon est fait prisonnier puis envoyé ,dans des wagons à bestiaux, vers un stalag en Saxe, d’où Simon s’évadera.
A ces épisodes se mêle une réflexion sur la peinture et l’importance de Cézanne .Là il devient théoricien du regard, quand la vision ordinaire et réconfortante de la réalité cède à un effarement. Le traumatisme face à la mort immédiate change l a nature de ce qu’on voit et de qu’on ressent. S’affirme alors une discontinuité temporelle et spatiale. Ce 17 juin 40 a rendu dérisoire ce qui était le sentiment de sécurité dans lequel l’auteur avait baigné jusque là. On comprend mieux alors cet art fracassé, à la fois désenchanté et ébloui, ces formes, ces couleurs qui semblent avoir la puissance d’un écorché en peinture. Simon constate la faillite de l’humanisme, sa perte de foi dans les « avenirs radieux » et les consolations dérisoires de la religion. Impossible transcendance et bouffonnerie amère.
Quel texte ! On comprend que les illusions politiques idéalistes du jeune Simon furent ruinées par cet épisode; et dans le même élan, l’urgence de forger un outil romanesque neuf , qui soit à la hauteur de cette expérience traumatisante.
On se demande également pourquoi ce récit nu, irrépressible, comme écrit au sein des ténèbres. On a une partie du mystère résolu quand on sait que ce texte est dédié à cette Renée, la jeune femme aimée, qui choisit la mort le 7 octobre 1944 . « La corde raide » irradie d’une curieuse blancheur de ton avec ces drames vécus. Le chagrin ,pudiquement, se dessine en filigrane tout au long de cette une prose dans une sorte d’urgence d’un homme qui v se voit coupé de son passé .C’est un récit secret, un récit de minuit. Un homme jeune découvre, dans sa chair, le fond noir de la nature humaine.
Plus tard il développera dans « La bataille de Pharsale », dans « Les corps conducteurs » , « Les Géorgiques », ou »l ‘Acacia » ce chant à la foi funèbre, célébrant, et somptueux pour détailler des épisodes de sa vie, de celle de ses ancêtres, dans leurs demeures méridionales obsédantes , ces pièces qui gardent une odeur de fleurs fanées et de plâtre moisi, et une odeur de cierges éteints après une inhumation.

On découvre la naissance d’un homme neuf, brûlé, dans lequel l écriture joue le rôle d’une renaissance secrète. La beauté immédiate du monde, le chant du monde , dans sa lumière vibrante , ses pluies, ses nuages, ses saisons, avec le miracle d’être vivant, soulève les dernières pages du livre, dans la continuité de la réflexion sur la peinture Cézanne. L’éloge de la chair féminine – à travers l’image des putains- boucle le texte dans une pirouette ironique émouvante
Voici les dernières lignes de « La Corde raide » : »Immobile, dans la nuit, à regarder la hasardeuse disposition des fenêtres allumées, rectangles peints en jaune orangé, écoutant le bruit d’un pas sur les boulevards, écoutant une femme qui rit quelque part, une musique, , écoutant l’arbre palpiter et s’ouvrir, pousser ses ramures à travers moi, m’emplissant les mains de ses feuilles , m’emplissant de sa voix chuchoteuse, les voix de ceux qui n’ont pas encore vécu, celle de ceux qui ont fini de vivre, les mêmes voix, les mêmes présences , toutes celles qui m’ont tellement donné, celle qui m’a donné une vie, celles qui m’ont donné la bouleversante tendresse de leurs chairs, celles qui m’ont aimé, celle qui m’a trop aimé .Les branches passent à travers moi, sortent par les oreilles, par ma bouche, par mes yeux, les dispensant de regarder et la sève coule en moi et se répand, l’emplit de mémoire, du souvenir des jours qui viennent, me submergeant de la paisible gratitude du sommeil. »
C’est toujours extraordinaire de lire un roman, de Claude Simon. Merci pour cette évocation, Paul Edel.
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Déjà, la première phrase du roman « La corde raide » joue sur une mémoire littéraire inversée : « Autrefois je restais tard au lit et j’étais bien. »
Quelques pages de bonheur et très vite, « Mais maintenant, il faisait noir et le quai était gardé par des policiers…
Et très vite : »C’est tout seul, irrémédiablement, qu’il s’achemine, chargé de son passé qui n’appartient qu’à lui, inaliénable, vers sa mort qu’il devra affronter seul. »
Et l’on arrive à l’été 1936 et aux autos des miliciens portant en lettres blanches l’inscription : « Viva la Muerte ».
Il écrit : « Je ne cherche pas y approuver ou à condamner. Je raconte seulement ce que j’ai vu et je cherche à comprendre si tout cela avait un sens et pourquoi ces choses se passaient ainsi. »
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C’est difficile à lire « La corde raide ». La mort et la guerre sont là partout avec cette solitude, cet effarement.
Claude Simon suit sa pensée vagabonde et quand soudain il évoque la peinture, les musées c’est pour remettre en question ce qu’il a vu dans les musées. Et revient, lancinant : – Et Cézanne ? J’y viens, j’y viens.
Et on attend qu’il précise sa pensée sur les toiles de Cézanne mais c’est l’homme qu’il décrit de plus en plus vieux, voûté, incompris qui part dans les collines avec son chevalet sur le dos. Une peinture incomprise qui l’épuise mais à laquelle il ne renonce pas. Il parle de son acte de peindre comme « des formes qui pouvaient changer, s’enfler (…) de ce qu’elles absorbaient par une incessante osmose de leur immédiat et lointain voisinage (…) la multiple infinité des réalités toutes également possibles, leur présence en érection »
Comme c’est juste : une pomme, un pichet, un mur, une montagne, un ciel, un corps…. Tout se reflète en tout. Toute couleur cherche à s’approcher, à se fondre avec celle qui est proche comme si elle tremblait de solitude. « La vibration continue de l’atmosphère au-dessus des terres au soleil et le palpitement sans fin des feuilles. »
« Quelque chose, comme la perte des illusions. » Et là il parle autant de lui que de Cézanne.
Il l’évoque comme « un vieillard prophétique et raide, aux gestes gauches d’échassier déplumé, dans son immuable redingote sombre surmontée d’une mongolique figure, essayant d’expliquer en s’aidant d’une gesticulation impuissante le secret de l’univers. »
C’est beau, balbutiant, intuitif, poignant.
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Je ne m’attendais pas, mais alors pas du tout à découvrir dans son récit « La corde raide » Claude Simon liant le traumatisme de cette terrible confrontation puis la déportation en stalag à la peinture de Cézanne.
Une déconstruction réinventant une vision particulière du monde. C’est impressionnant. La véhémence qui explose dans les dernières œuvres. Sa palette s’assombrit. Les touches sont engluées dans une pâte lourde. Comme si la mort approchait. Il peint, épuisé, dans la chaleur insupportable de ce dernier été. Cézanne s’acharne et travaille. Il écrit à Émile Bernard : » Aix, 21 septembre 1906. Je me trouve en un état de troubles cérébraux, dans un trouble si grand, que j’ai craint à un moment que ma frêle raison y passât. »
Cézanne meurt un mois plus tard, le 23 octobre.
Je revois l’échine bleue de la Sainte-Victoire.
Je pense à Claude Simon dans son Stalag (photo impressionnante). Cézanne dans le silence de sa peinture, Claude Simon dans le silence de son écriture. Obstinés, altiers, intenses.
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Votre nouveau et très bel hommage à Simon m’a fait penser à la possibilité d’établir un parallèle avec les premiers romans de Guyotat (Sur un cheval et Ashby), avant d’imaginer qu’il les avait reniés après Tombeaux pour 500 000 soldats et Eden Eden Eden… Il y avait déjà chez lui, pourtant, dans un style certes plus conventionnel, quelque chose qui annonçait la suite et qui le poursuivra plus tard, dans la narration des souvenirs de sa mobilisation dans la guerre d’Algérie. Ceci dit, n’étant pas spécialiste, cette comparaison spontanée établie à votre lecture ne sera-t-elle sans doute pas très légitime ou bien pertinente.
Elle reste pourtant là, à s’imposer, et n’amoindrit en rien l’amour que j’ai toujours porté à la démarche de ces deux immenses écrivains, à mes yeux, si proches et si différents l’un de l’autre.
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