Ecrit sur une serviette en papier

Suis retourné après dix ans d’absence dans mon restaurant grec -ou plutôt crétois- de la rue Mouffetard. J’y déjeunais dans les années 80 avec deux amis écrivains. Des années auparavant, j’y dînais avec mon ex. Mais le plus souvent je m’y rendais seul, morose , seul en plein hiver, pour le décor pastoral. Avec les murs en pierre apparente, le vieux carrelage, ses chaises rustiques, les salières et leurs trous bouchés, j’avais l’impression de me réfugier dans un chalet de montagne. Sur le plus grand mur à gauche j’aimais cette crétoise collée sur un panneau de bois et dont la robe était constituée de petites cuillères. Avant que j’ai pu parcourir le menu les deux serveurs chaleureux, avaient déjà apporté quelques olives et débouché une bouteille de vin résiné Kourtaki avec son étiquette jaune de chrome. Les deux serveurs et le patron portaient des chemises blanches impeccablement repassées. . Je prenais soit une salade grecque soit une brochette de viande avec une grosse pomme de terre entourée d’un papier alu .Une petite cuillère était plantée dedans.

Le soir de mon retour, le patron vint me serrer la main. Ses deux mains entourent la mienne. Il n’a pas changé ,la chevelure ondulée, grisonnante, avec les traces des dents du peigne. Il réchauffe ma main les deux siennes, geste d’hospitalité que je lui ai toujours connu .Il me demande si je vais bien , comme si j’étais venu la veille.

Je m’installe pas loin du petit bar et ses bouteilles. Rien n’a changé. Les mêmes nappes,les mêmes serviettes, les mêmes verres, le même lustre en cuivre, le même panneau si attirant avec des vieux billets de banque des années lointaines, sans doute entre deux guerres, billets turcs, grecs, russes, aux couleurs passées comme ces vieux timbres qu’on trouve sur des cartes postales jaunies. Le podium minuscule est toujours au fond de la salle.

Le samedi soir , deux musiciens âgés, assis sur des petites chaises s’installaient les deux en chemisette blanche, ils jouaient de vieux airs, ou un même lancinant sirtaki avec parfois des sonorités aigrelettes qui me touchaient. Le visage creusé d’un des musiciens, le plus âgé, était intéressant par son air grave, concentré , absent, comme s’il était dans l’âme même de ce qu’il jouait, dans des collines râpeuses grillées soleil, bien éloigné des gens qui bavardent dans la salle.

Le serveur qui me verse du vin raisiné me chuchote toujours avec la même gourmande suavité  : » Sur la carte, il y a la célèbre spécialité de la truite à la crétoise,mais il n’y a jamais eu de spécialité de truites en Crète. Jamais ! »

Pendant le dîner, surgit une bande de jeunes sportifs arrogants, trois garçons athlètes à cheveux mouillés, l’un genre rugbyman roux et bouclé,les deux autres tenues de jogging lilas à bandes noires, bandana, sneakers argentés et trois filles, dont deux longues blondes genre basketteuses.L’une avec son fard à paupières violet faisaient penser à une belle esclave égyptiennes , et la brune au regard charbonneux portait des cheveux noirs tirés sur les tempes, à la Eva Peron. Tous s’installèrent à une longue table dans un raffut des chaises et de sacs à dos. Des affamées de vie.

Les serveurs, d’un calme solennel parfait ,alignent les verres, ajoutent des serviettes en papier et des coupelles d’olives et allument des bougies. . Je contemple les nouveaux venus : insolence des corps , débardeurs qui baillent sur des seins hâlés, voix rauques, éclats de rire, bourrades, la saine vulgarité. Le faux Brad Pitt , en claquant des doigts commande des Martini pour tout le monde.

Oui devant moi déferle une vague de jeunesse, verte,crue, dure glorieuse. Devant ces filles à dos nus, devant cette petite bande rigolarde et tonitruante, les autres clients, des couples discrets, prennent un air offusqué ou jettent des regards en coin . Deux femmes âgée, l’une avec un chignon,l’autre avec une tresse de cheveux gris, toutes deux enrobées de tricots et foulards achèvent calmement un curieux gâteau au chocolat qui leur laisse un peu de sucre au bord des lèvres. Retraitées laineuses, lentes,elles comparent leurs mains baguées,topaze et turquoise. Et leurs doigts deviennent de curieuses araignées sur le papier de la nappe.

Le vin aidant , le lent vertige des souvenirs m’envahit. Jours anciens, photos de famille, quand les filles écoutaient la mer dans un coquillage , quand Paul emmêlait les fils de nylon d’une canne à pêche rafistolée au bord d’un étang dans le Nivernais. Leurs enfances baignent dans des jours si limpides dans leur midi que j’ai du mal à les connaître, comme un filigrane, dans un contrejour qui éblouit. J’ai du mal à retrouver intacts ces petits inconnus qui bataillent, rieurs, ou boudeurs à l’arrière, sur la banquette de la Volvo tandis que les routes forestières du Morvan dispensent des bouffées d’air humides et boisées.

Je revois le corps dodu de Caroline, ce premier bébé qui braille, dans son bain bain mousseux . J’ignore tout d’eux désormais. De ces quatre petits chamailleurs il ne reste que ces trois grandes filles , sobres, élégantes, bien organisées perdues dans la la foule du samedi qui coule nonchalante dans les travées des grands magasins; et un grand garçon voûté, concentré sur plusieurs ordis, pâle, sérieux dans un polo noir, son bureau cerné de verre dépoli . Il achète mille trottinettes électriques à Shanghai d’un seul clic .

S’infiltre alors une immense tendresse rétrospective pour ces enfants d’autrefois, enfuis, fantômes malicieux sous la grande lumière des vacances bretonnes. Ils jouaient dans les rochers et sondaient avec une épuisette des flaques d’eau de mer ; ils avaient l’air de coïncider si fort à ce qu’ils faisaient qu’il y avait un parfum d’éternité heureuse. Rien ne pouvait vraiment les atteindre. Aujourd’hui, dans cet univers en dérive, n’importe qui peut les atteindre. Des affabulations savoureuses se glissent alors dans mon esprit, pour m’échapper; des opérations mentales cherchant des souvenirs s’affolent, calculs instantanés de photos Kodachrome , diapos saturées de mer bleu chimique ,vite, garçon un café : toutes ces années lointaines, passées comme un songe, comme un repas de communion après-guerre. On souffle huit bougies, la maison bretonne s’éteint, le grondement de l’orage roule longtemps sur la mer, les gamins rigolent. Le lendemain tout le monde ôte ses vêtements pour nager dans le coin sans algues. Folie, baisers chauds, villa confortable , bouquets qui rosissent et grésillent dans le beurre de la poêle. Les valeurs fluctuantes de la cohésion familiale finissent en reflets insaisissables aujourd’hui. Quand, à quel moment, le tissu a-t- il pu se déchirer ? Cette piscine là est sans fond.

La comète familiale réapparaît quand tu roules vers les Invalides, quand tu passes devant une terrasse pleine de lycéens , tu y cherches encore tes enfants, c’est le Jardin d’Eden derrière les grilles , face au lycée Duruy. Tu les as vu grandir tes lycéennes sans comprendre, sans en être à la hauteur. Et les chahuts de leur enfance ,d’un lit à l’autre, même s’ils t ont rassuré refusent encore de t’appartenir.

Non assistance à personnes en danger ? Froideur congénitale ? Tu vadrouilles dans ta perplexité si tardive et si bouffonne dans son inutilité Souvenir net : tu es allongé contre Aline, tu n’oses pas bouger ton bras ankylosé tant qu’elle n’ a pas gagné la zone calme de sa respiration régulière apaisée, après la crise d’asthme. À trente années de distance, tu lui tiens encore la main .La maturité n’existe pas.

Aujourd’hui encore à six heures du soir quand la nuit tombe, l’hiver, dans le creux désagréable de la journée, tu te forces à composer sur ton portable le numéro des filles, pour les rassurer, non, pour TE rassurer , car dans un moment de la matinée tu n’as vu soudain que des ennemis.

Aujourd’hui ce sont des grandes étrangères, tes filles, si matures, elles comprennent tes mots maladroits, décryptent tes silences, décodent ce petit ton persifleur qui ne trompe personne. Remarques ironiques fins de phrases inachevées qui sont tes chausse-trapes, tes cachettes, cachettes de quoi, au fond le sais-tu ? Tu confirmes, avec un entrain douteux que tout va bien ici en Bretagne.  Tout va bien, le chat est sur le balcon , il hume l’orage qui approche , la mer blanchit.

Pendant la conversation ton père boit son café à petites gorgées qui paraissent interminables et racle le sucre fondu avec une petite cuillère ornée d’un écusson de Savoie. Aux années cinquante , à ma ville bombardée, et aux baraquements à toits goudronnés,   se superpose la fille de la documentation et sa frange , ses coudes mignons, son air sage, ses cahiers bien rangés et ses crayons de couleurs, une vraie écolière en robe Vichy. Elle n’ose toujours pas avouer à ses deux enfants qu’ elle a une liaison torride depuis quatre ans mais elle croit qu’ils s’en doutent. Ma mère pliait longtemps les serviettes en pinçant les lèvres.

Le vent d’automne secoue toujours les persiennes ,les gouttes d’eau de la table de ping-pong ne sèchent pas sous le cerisier. Le raffut d’un camion de bois qui passe en pleine nuit route de Toulouse reste ton meilleur souvenir.

Le serveur me demande si je veux un autre café serré sans sucre «  comme d’habitude « ? Oui Alex, comme d’habitude. Avec le café il m’apporte la bouteille ambrée du cognac Grec Metaxa et la laisse sur la table, comme autrefois. Je vais doucement m’enrober dans le lierre de l’alcool, cher cognac ambré qui échauffe les extrémités du corps.

Tu dérives, tu largues ce restaurant crétois cette bande d énergumènes de bandes dessinées, tu rigoles eh banane avec le Consul, Yvonne, le ravin , le Volcan, la Cantina, file moi la Tequila, Ta Terre Promise , le Livre qui tu aurais dû écrire si tu n’avais cédé à une immense paresse qui masquait ta crainte de surprendre ta vraie valeur.

Tu enfiles ta veste, tu te lèves, tu te faufiles jusqu’au bar pour régler l’addition.

Quand tu sors une rafale de vent aigre traverse la nuit glacée. Des papiers tourbillonnent dans la rue Mouffetard.

3 réflexions sur “Ecrit sur une serviette en papier

  1. Quand même, quelle surprise de vous découvrir père de famille nombreuse ! Quelle scène charmante au bord de la mer ! Et le bébé dans sa baignoire d’eau savonneuse…
    Donc, vous savez faire cela aussi : être papa et un peu déconcerté qu’ils soient devenus ces jeunes adultes qui vous impressionnent. Quelle fraîcheur vivifiante dans ces souvenirs…

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  2. Sur fond de solitude, celui qui revient.
    C’est un vieux film déroulant des petites scènes saccadées. Paisible, il les accepte dans une clarté grise. Le départ des enfants comme plaquée sur le temps qui a passé. Les amis… les femmes aimées… Ils sont ailleurs.
    Comme un trou dans le cœur, comme un vide.
    Tout ça écrit sur une serviette en papier qui, heureusement, n’a pas été volée par le vent tourbillonnant. Plus personne devant, ils sont derrière sauf le serveur attentionné qui laisse la bouteille à côté du café serré.
    L’âge d’homme s’arrête au père et aux bombes sur Caen.
    Tout est noté par ce guetteur solitaire. Même le désarroi du voyageur à son retour.
    A sa table, Chronos, Dieu du temps.
    Lui, il ne parle pas. Où est sa place dans ce chagrin très doux, ce désert à soi ? Une vie comme une absence…

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  3. Bonjour Paul, votre nouveau récit me fait penser au film de Letourneur vu hier soir au cinéma du coin, l’Aventura… Il s’agit d’un couple de « bobos » parisien moyen qui débarque en Sardaigne avec deux mômes, sans trop savoir ce qu’ils foutent là. Ils sont paumés dans le temps et l’espace, et c’est l’ado qui leur remet les choses en place. Elle filme tout et ils commentent plus tard leur misérable road movie. Je ne sais trop pourquoi votre récit nostalgique me fit penser à vous et votre ex dans ce café, en train de manger des spécialités grecques et boire du résiné crétois plutôt que sarde.
    Bravo.

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