La table blanche

On se souviendra longtemps de l’immense table blanche à laquelle Vladimir Poutine a convié Macron à l‘intérieur du Kremlin le 7 février dernier. Cette table trônant dans une vaste salle d’un blanc glacé à la décoration typiquement soviétique. Cet endroit nous a fait pénétrer dans l’espace abstrait de la tragédie.  Nous étions au centre même d’un lieu tragique historique -le Kremlin-   célèbre par ses fantômes, ombres menaçantes des Tsars jusqu’aux décisions de Staline en passant par la silhouette de Napoléon regardant Moscou se consumer.

 En choisissant cette mise en scène, mettant une distance froide (table d’environ six mètres) entre lui et le président français, Poutine a voulu frapper les esprits. Montrer visuellement la Force brutale du Pouvoir Russe.

 En créant cet espace   neutre, vide, Poutine, avertit que le conflit tragique est toujours un espace figé qui consacre la force brutale de celui qui la met en scène.  Voir les gardes de Poutine (tenues bleues marine et boutons dorés, shakos impériaux) à qui il est simple (sur le plan du fantasme) de fermer les portes du Palais pour que l’invité devienne LE prisonnier.

Nous sommes donc dans le palais de Mycènes ou de Thèbes   dans le vestibule de Néron.  Poutine assis sur le trône met en situation de solliciteur l’invité étranger en infériorité ne parlant pas la langue du maitre.   Le rapport ne peut être tenu pour chevaleresque ou même égal puisque l’un détient la Puissance, la pression tragique (l’armée russe derrière lui) et que l’invité    ne peut que présenter   un plaidoyer « raisonnable » pour éviter la guerre que dans un flot de paroles justificatives, frappées du sceau de l’impuissance.  D’emblée, dans le cérémonial Poutine, avait choisi de ne pas serrer pas la main de Macron, le mettant ainsi dans le rôle difficile de l’invité quémandant.

 Supplice donc de la distance : la longue table a le don d’absorber, et de boire les paroles   de Macron, pour les réduire à des requêtes.

Cette   relation sadique (puisque l’un possède le Pouvoir et l’autre vient en position de supplication) met en évidence un dialogue impossible.  Il est l’essence même de la   tragédie. Le Kremlin est transformé en palais de Thèbes ou de Mycènes.  

Autre arme du rituel tragique, c’est le Regard.

Roland Barthes a   parfaitement analysé ça dans son « sur Racine ».

La distance silencieuse, l’immobilité de statue, c’est Jupiter implacable sur son nuage. Par le regard froid, insistant, par un imperceptible   sourire, Poutine a mis en sujétion son invité. Il est réduit à l’état d’objet. Dans ce genre de situation c’est la parole de l’invité qui devient aveu de faiblesse, et le silence l’arme du fort, le  du maitre des lieux.

L’autre arme de Poutine, c’est la menace.

Ce qui caractérise le tyran, c’est la légèreté avec laquelle il manie la menace de mort, qu’il s’agisse d’un mort avec un nom et un prénom, ou de cent millions de morts anonymes, un peuple entier, voire un continent. L’Orient contre l’Occident. Jupiter-Poutine tient dans son poing les foudres nucléaires et use du chantage.

Dans ce dispositif, tout se passe comme si les sentiments humains, les causes humanitaires, les belles causes humanitaires et rationnelles, les plaidoyers humanistes, comme si tout ça   se transformait en preuves de la faiblesse de l’Occident.

Le but recherché est l’humiliation. Le triomphe de l’humiliation. Le jeu a consisté à jouir lentement et sadiquement de son partenaire. Cinq heures de non dialogue   au cœur de la nuit…

 « Songez-vous que je tiens les portes du palais,

Que je puis vous l’ouvrir ou fermer à jamais,

Que j’ai sur votre vie un empire suprême,

 Que vous ne respirez qu’autant que je vous aime ? »

« Bajazet » de Racine, acte II scène 1

12 réflexions sur “La table blanche

  1. «  Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux/ Et jamais l’Empereur n’est absent de ces lieux…. » ( Britannicus, bien sûr.). JJJ va grogner que Racine et Neron n’ont rien à voir avec l’Ukraine….

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  2. @ Marc C, sachez que JJJ apprécie vos citations de compétition, tant qu’elles ne reflètent pas vos opinions personnelles…
    Quant au nouveau texte de Paul Edel, merci à lui d’avoir montré qu’il n’était point totalement étranger à l’agitation du monde, et qu’à l’observer ainsi de St Malo, on pouvait toujours à bon droit y mobiliser Roland Barthes, sans se renier pour autant. Pour ma part, je n’avais pas encore compris à quel point ce petit homme craignait à ce point notre microbe de président…
    Et il terroriserait la terre entière, derrière la table de sa souillarde ? Allons donc !

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  3. Votre billet m’a fait instantanément songer au Palais des très blanches mouffettes de R..Areinas…
    N’était l’audace de la comparaison un brin tirée par le cheveu entre l’illustration et la métaphore du romancier cubain, le résumé de Babelio offre néanmoins d’étranges résonances avec votre objet. Permettez-moi moi de le citer et d’y nommer les deux personnages (ajoutés en majuscules) d’une photo appelée à une immarcescible postérité historique. Bàv,
    __________
    «  » » » Et toutes les voix qui étaient accourues à un certain moment pour nous intimer l’ordre de chanter, de continuer, perdent leurs accents désespérés, et tous les sons se résument désormais au pas de quelqu’un qui vient, plein d’assurance, certifier notre mort. Il approche. L’immense palais s’évanouit devant un hystérique roulement de cils. Il approche. Les innombrables angoisses sont levées devant l’étendue fixe où il se précipite déjà. […] L’homme (VLADIMIR) arrive. Et le pur, le pauvre, le héros (MANUEL M) n’est plus dès lors qu’un détritus qui a gardé l’empreinte de ceux qui l’ont piétiné. « Dans cette campagne (UKRAINIENNE) écrasée par le soleil, la misère noire et une dictature (POUTINIENNE) qui vit ses derniers moments, on ne peut qu’espérer devenir fou, ou mourir et rejoindre le « palais des très blanches mouffettes » (A SA TABLE BLANCHE). Mais existe-t-il vraiment un havre de paix pour les damnés de cette terre ? » » » »

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  4. Deux têtes à claque dans un décor à la Sempé qui dit la petitesse des personnages et la démesure de leurs ambitions, sinon celle de ceux qu’ils sont supposés représenter

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  5. Dans le genre, il y a aussi.
    « Quiconque entre au palais porte sa tête au Roi », mais là, on est dans Nicomede, très savoureuse comédie politique de Corneille, dont on se demande pourquoi elle est effacée des programmes et du Français,

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  6. Dernière reprise avec Deiber’dans Prusias, et un plateau qui n’était pas déformé par la culture de l’hendecasyllabe asséné comme étant l’alexandrin.

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  7. Ce n’est pas parce que nous discutions de Butor et de sa Modification, que nous sommes indifférents au reste du monde.
    Ce n’est pas parce que nous ne parlons pas ici de l’Ethiopie, de l’Erythrée, du Mali, du Liban, de l’Irak, de la Syrie, de la RDC, de l’Ukraine, du Yémen, du Tibet et autres pays et populations déplacées, pillées, meurtries … que nous n’y pensons pas, que nous leur tournons le dos sans rien lire des guerres, conflits, difficultés et tensions qui les traversent et transpercent ou en refusant de voir et d’agir.
    Mais ses pensées et ses gestes sont à nous et ne regardent que ceux vers lesquels nous nous tournons et qui en ont le besoin. On ne fait pas de barouf, on ne brasse pas d’air, voilà tout.

    Il y a Moscou et la Place Rouge. et le Kremlin, imposante forteresse ceinte de rouge également. A l’intérieur s’y trouve la place des cathédrales, bordée de monuments officiels et d’églises de toute taille, aux façades blanches ou pastelles et aux coupoles dorées, brillantes sous le soleil. Leurs intérieurs sont peints de couleurs multiples et tiennent presque du merveilleux. L’ensemble forme un complexe patrimonial unique, très impressionnant, beau quoique vaguement oppressant.
    Mais comme ces rideaux et tapis lourds, et cette table longue, blanche à dessus de verre et sans grâce m’éloigne de tout cela. et comme tout cela me semble tout à coup perdu et inaccessible.

    Et en dépit de l’émotion intense que je sens en moi et provoquée par cette invasion, cette guerre, et de tout – … hasard … les deux auteurs que je suis maintenant en train de lire depuis quelques mois (car je les lis très lentement), sont russes…
    et donc ? et quoi ? je ne balancerai pas ces romans aux orties : mon attachement à la culture et à la littérature russe restent intacts.

    Comme ces évènements ajoutent de la tristesse à la tristesse …

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  8. correction car orthographe en berne :
    >> Mais ces pensées et ces gestes sont à nous
    >> mon attachement à la culture et à la littérature russes reste intact.

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  9. J’hésite un peu, non à citer ce mauvais esprit de Benoît Duteurtre, mais plutôt à attirer l’attention sur son roman de 2018, En marche !
    Ds l’ambiance actuelle, c’est le désigner à la vindicte publique, alors qu’il pouvait espérer que les censeurs rateraient l’ironie de son « conte philosophique » (déjà plus ou moins oublié, 3-4 ans c’est une éternité pour l’actualité littéraire) :
    « Dix ans après la “Tendre Révolution”, une partie de l’Histoire continuait à se jouer ici entre une vieille Europe, enfermée dans les archaïsmes, et une Europe nouvelle ouverte au monde et soumise aux fluctuations de l’économie de marché. »
    « Ici » c’est en Rugénie, un petit pays d’Europe de l’Est, longtemps « considéré comme une province de la Molduvie voisine » jusqu’à l’effondrement du régime, filmé presque en direct., mettant fin à la domination molduve & « ouvrant la voie à une adhésion à l’Otan. » Le héros, Thomas, jeune député du mouvement En avant !, avait été touché par la grâce en lisant La Globalisation heureuse, le bestseller du nouveau gourou de l’économie, qui préconisait « la dérèglementation des échanges et l’abandon de l’État-Providence; mais aussi une stricte réglementation de la vie quotidienne justifiée par […] les impératifs du vivre-ensemble […] Liberté économique et régulation éthique des pratiques individuelles », un double défi pour aborder le 3ème millénaire. Or son auteur, StePAN GLOSS, est lui-même d’origine rugène. Raison de plus pour aller voir sur place ce modèle de « révolution centriste éco-responsable », certes un peu secoué par la crise financière, mais bénéficiant « des éloges de la Banque mondiale, du FMI, de l’Organisation mondiale du commerce », etc. & candidat à l’entrée ds l’Union européenne.
    Pas de chance, Thomas débarque ds le pays en pleine grève du ramassage des ordures (confié à une multinationale du déchet qui y avait délocalisé ses services administratifs en échange d’avantages fiscaux) & surtout, en pleine agitation indépendantiste (& populiste) ds la province de Haute-Rugénie. « La Molduvie rêvait de reconstituer son ancien empire […] le pouvoir totalitaire molduve jouait avec le feu, au risque d’embraser une partie de l’Europe. […] Le monde entier avait les yeux fixés sur la Rugénie qui devait s’opposer aux minorités ultra-nationalistes et aux intimidations molduves. La famille occidentale la soutiendrait dans cette voie ».

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  10. @ Ce n’est pas parce que nous discutions de Butor et de sa Modification, que nous sommes indifférents au reste du monde (M.).
    Mais personne n’en a jamais douté, voy’hons, et même quand on a taquiné le chef !… Cela dit, les deux gars sur la photo, je crois pas qu’ils causaient de l’œuvre de Michel Butor. Auraient peut-être appris à se modifier, hein ? Mais j’en doute, personnellement. On a même prétendu que le Nouveau Roman ne servait à rien pour aider la diplomatie du XXIe s. à avancer… Pas plus que Zadig et Voltaire. De quoi ?…
    (émoticone lol).

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  11. Benoit Duteurtre a écrit La Cité Heureuse qui marquait de manière prémonitoire la dysneylandisation des villes et le régime du bonheur obligatoire. Pour cela, et Requiem pour une Avant-garde, on lui pardonne beaucoup…. Margotte a tout à fait raison, et de la même manière, je me refuse à prendre en otage des artistes russes dont l’essence est d’être musiciens où musiciennes, et non donneurs de leçons. A- t-on oublié ce que l’école Russe a apporté à Paris? Cette conduite d’humiliation est le plus beau cadeau fait à Poutine ,pour sa propagande. Mais à vivre en manicheenne, on ne le voit pas.

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