De Paris à Rome avec Michel Butor

Rarement, un début de roman a aussi efficacement embarqué le lecteur. Le voici.

.« Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant.
Vous vous introduisez par l’étroite ouverture en vous frottant contre ses bords, puis, votre valise couverte de granuleux cuir sombre couleur d’épaisse bouteille, votre valise assez petite d’homme habitué aux longs voyages, vous l’arrachez par sa poignée collante, avec vos doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu’elle soit, de l’avoir portée jusqu’ici, vous la soulevez et vous sentez vos muscles et vos tendons se dessiner non seulement dans vos phalanges, dans votre paume, votre poignet et votre bras, mais dans cotre épaule aussi, dans toute la moitié du dos et dans vos vertèbres depuis votre cou jusqu’aux reins.
Non, ce n’est pas seulement l’heure, à peine matinale, qui est responsable de cette faiblesse inhabituelle, c’est déjà l’âge qui cherche à vous convaincre de sa domination sur votre corps, et pourtant, vous venez seulement d’atteindre les quarante-cinq ans »

 Ce « vous » sera utilisé tout au long du livre avec habileté.  Le narrateur, parisien, 45 ans, agent commercial, représentant en machines à écrire, monte gare de Lyon dans un train qui se rend à Rome, pour retrouver sa maitresse, Cécile. Il a le projet de quitter son épouse Henriette pour s’installer à Rome avec Cécile. Entre Henriette son épouse parisienne et Cécile, sa maitresse, le narrateur fait les comptes de sa vie passé, présente et future. Le voyage est l’occasion d’un bilan de sa vie : échecs, perspectives, doutes, souvenirs heureux ou souvenirs tristes de décomposition d’un mariage, multiples doutes sur l’avenir, ponctuent les heures, les gares, le passage des villes ou hameaux, derrière la vitre du compartiment car le sommeil ne vient pas.

Avec ce « vous « le narrateur dialogue avec lui-même et avec le lecteur. Voyage à la fois bien réel dans les détails si minutieux du compartiment(grille chauffante, photos sous-verre, banquettes à motifs en losange ,filets pour les valises etc..) et la présentation des voyageurs(« Il y avait deux autres personnes dans le compartiment, qui dormaient la bouche ouverte, un homme et une femme, tandis qu’au plafond, dans le globe, la petite ampoule bleue veillait ; vous vous êtes levé, vous avez ouvert la porte, vous êtes allé dans le corridor pour fumer une cigarette italienne. »)   Sans oublier la circulation dans le couloir de ceux qui se dirigent vers le wagon-restaurant ou en reviennent.  C’est aussi un lieu symbolique.

Donc, au fil des pages et des gares la   vie du narrateur se modifie   comme un train passe sur un aiguillage et dévie de  sa trajectoire  .Au  fil des heures et de la nuit  le train  devient  le lieu de toutes les « modifications ».

Modifications de la vie sentimentale, modification des teintes du passé, modification du paysage mental qui se double des modifications du paysage réel, et   scène revécues ou imaginées à Rome ou à Paris, avec Cécile ou avec Henriette. Il y a donc un effet « cartes postales » romaines ou parisiennes, procédé que Claude Simon reprendra dans « Histoire » (1967) autre représentant du « Nouveau Roman », lui aussi publié aux éditions de Minuit.   Tout ceci dans le huis clos digne du théâtre classique avec cette unité de lieu parfaite : un compartiment de troisième classe surchauffé qui parcourt la terre et la nuit (« le train ne fait plus le même bruit que dans le tunnel »)

 En vingt heures de voyage ferroviaire, le climat psychologique, et le déplacement géographique se renvoient pour former en contrepoint un pèlerinage. Le monologue du représentant de commerce se combine, s’échafaude, se corrige, hésite, se reprend, comme si le narrateur était lui-même soumis, dans ce no mans land (entre deux villes) aux caprices d’une Sybille ou des dieux romains antiques qui jouent aux dés avec   le destin du voyageur.   C’est un livre de solitude et de monologue avec soi-même. Le héros découvre qu’il est une énigme à lui- même et s’aperçoit que son passé est plus complexe et moins déchiffrable qu’il l’imaginait.  Son avenir avec Cécile, à Rome, reste flous et s’annonce   plus trouble et fragile qu’il ne l‘envisageait. Le rythme si lancinant du train se calque parfois sur sa rumination dans lequel il entre de la prière et des vœux. Il éprouve tantôt des moments d’euphorie (quand il pense à la ville de Rome et aux flâneries avec Cécile) ou au contraire subit des moments anxieux quand il se remémore l’asphyxie lente de sa vie conjugale dans le quartier du Panthéon.

Les gares défilent : Dijon, Chalon, Mâcon, Bourg, Culoz, Aix–les-bains, Chambéry, Modane, Turin, Gênes, Pise, enfin Roma Termini. On passe des grisailles ardoises parisienne aux champs de neige, puis  au lever du soleil  sur   des collines et enfin la  brutalité solaire et les immeubles bruns orangés de la banlieue romaine.

Ah, les villes ! Quel hommage superbe chez ce Butor-là ! Il aime la Ville Eternelle comme on aime une femme. Les deux se confondent. Cécile et Rome, condensent le sentiment amoureux.

On   comprend que le narrateur aime Cécile à travers le décor romain. . La pierre, le baroque, les palais, les églises, les   hôtels, la piazza Navone ou le Corso Vittorio Emmanuele   forment des musiques célestes   qui annoncent un avenir radieux et une nouvelle vie.

 On respire les odeurs de Rome. Comme l’Italie, chez Stendhal, a été l’oxygène, la délivrance et la liberté de la passion après les désagréments d’une jeunesse étriquée à Grenoble et Paris, cette Rome vibrante, poreuse et aérienne délivre notre voyageur.  Avec une remarquable économie e moyens, Butor suggère   une joie sensuelle à fleur de peau. Chemises légères et plus de fatigue dans les jambes dans le labyrinthe des ruelles à petites échoppes. 

 Rome , écrit-il« vous y avez développé toute une partie de vous-même à laquelle elle n’avait point de part, et c’était à cette lumière qu’elle désirait être introduite par vous. »

La Rome à embouteillages , affairée, rutilante se glisse au fil des pages dans la prose et ça imprègne la sous-conversation d’un « tremblé » particulier. C’est rigoureusement élaboré et réussi.  Eternelle jeunesse vibrante, païenne, de cette ville que domine le dôme du Vatican. Dolce Vita et mythologie des couples saisis dans l’allégresse romaine.  Nous sommes dans les escarpements feuillus qui bordent le Tibre, on savoure le tendre silence d’un quai en contrebas et le léger bruissement de l’eau, puis on remonte au niveau des embouteillage et des klaxons et pétarades des Vespa ; on plonge dans les bavardages nonchalants des touristes sous des parasols. Le soir les trattorias s’allument avec leurs voutes blanchies à la chaux. Aucune ville n’embarque comme celle-ci vers les nuits. Obélisques, archanges de marbre, lourdes portes d’église   voici un sanctuaire de repos, un autel et son linge blanc, quelques dorures, silence d’obscurité que rompt le tintement d’une pièce de monnaie qui tombe dans un minuscule boitier qui éclaire soudain une sculpture du Bernin. L’architecture baroque   exalte le sentiment amoureux dans les volutes de sa beauté enveloppante. En découvrant ce roman, on revit ses vacances romaines. Les réussies comme les ratées.    

 Ecrit   en 1956 et publié en 1957, ce roman de Butor a installé dans le grand public l’image d’un « Nouveau Roman » réussi. ce voyage intérieur  avec régulier balancement du train, pose les questions :« Qui êtes-vous ? Où allez-vous ? Que cherchez-vous ? Qui aimez-vous ? Que voulez-vous ? Qu’attendez-vous ? Que sentez-vous ?». J ‘ai aimé ce roman , découvert en 1968, tandis que les CRS chargeaient mes potes  étudiants   lanceurs de pavés sur le Boul’ Mich’ (j’étais  alors dans un bureau  terne  de l’Ecole Militaire).

    En le relisant 54 ans plus tard, je retrouve la même émotion, mais chargée de tous mes multiples   voyages à Rome.  Le magnétisme de cette écriture faussement réaliste aux phrases longues et ondulantes, serpentant dans le psychisme tourmenté d’un homme de 45 ans questionne toujours autant.

 Extrait :« Tout d’un coup la lumière s’éteint : c’est l’obscurité complète, sauf le point rouge d’une cigarette dans le corridor avec son reflet presque imperceptible, et le silence sur cette base de respirations très fortes comme dans le sommeil et du bourdonnement des roues répercuté par l’invisible voûte. Vous regardez les points, les aiguilles verdâtres de votre montre ; il n’est que cinq heures quatorze, et ce qui risque de vous perdre, soudain cette crainte s’impose à vous, ce qui risque de la perdre, cette belle décision que vous aviez enfin prise, c’est que vous en avez encore pour plus de douze heures à demeurer, à part de minimes intervalles, à cette place désormais hantée, à ce pilori de vous-même, douze heures de supplice intérieur avant votre arrivée à Rome. »

Deuxième extrait :

« Il était quatorze heures trente-cinq : le soleil entrait par la gauche de la Stazione Termini ; il est impossible qu’il fasse aussi chaud, aussi clair, demain, après-demain et lundi. C’était une dernière oasis d’été, magnifiant, dorant encore le superbe automne romain qui va pâlir.

Comme un nageur qui retrouve après des années la Méditerranée, vous vous êtes plongé dans la ville, allant à pied, votre valise à la main, jusqu’à l’Albergo Quirinale où vous attendaient les sourires empressés des garçons. « 

Enfin méditons le conclusion de la dernière interview de Michel Butor, l’année de sa mort (2016): « Au XXe siècle, j’attendais beaucoup du XXIe siècle. Seulement le XXIe siècle a commencé si mal et continue si mal que je crois qu’il faut attendre le XXIIe siècle. Pour l’instant… si on ne s’aperçoit pas que les choses vont mal, c’est qu’on est vraiment aveugle. »

66 réflexions sur “De Paris à Rome avec Michel Butor

  1. « Embarqué », c’est le mot juste à plus d’un titre.
    Et Paul Edel l’exégète qui convient (tropisme romain, longue fréquentation du roman & du lieu, etc.).
    Ce qui n’incite guère à ajouter des commentaires — que j’ai tendance, ds ces conditions, à juger plus ou moins superflus avant même de les formuler. Il y a sans doute, pour des plumes plus déliées que la mienne, mille et une façons de dire bravo, merci, « oui, c’est tt à fait cela » sans tomber ds la flagornerie ni/ou la paraphrase ni/ou l’appropriation (on allait tjs le dire, & c’est bien sûr un pur hasard si on n’avait pas encore pris la peine de le faire, alors un « +1 » ou un « pareil » ns permet de donner signe de vie & de faire plaisir — à peu de frais).
    Tt cela pour rappeler que l’absence de commentaires ne signale pas nécessairement désapprobation de l’article ou désintérêt pour le texte évoqué. D’autre part, le patron du blogue est aussi le maître des horloges, au sens où il choisit son moment pour évoquer les auteurs & les textes dont il a envie de parler, en fonction de son programme de (re)lectures à lui. (Ce qui est la moindre des choses, bien entendu. Sinon, qui s’astreindrait à tenir un blogue ?)
    Ns ns efforçons de suivre. Certains, esprits mieux organisés, dotés d’une mémoire encyclopédique ou s’appuyant sur leurs fiches de lecture bien tenues & mises à jour, sont capables d’apporter des compléments ou suppléments pertinents à l’improviste, 10 ou 20 ans après avoir lu l’ouvrage en question.
    (Pour me consoler de faire si piètre figure, je me dis parfois que certaines approches, relevant davantage de l’histoire littéraire, de l’histoire des idées ou de l’histoire tt court, de la biographie de l’auteur ou encore de la thématique, s’y prêtent peut-être mieux que « le texte, tt le texte mais rien que le texte » — c’est sans doute, hélas, une façon de me chercher des excuses.)
    Ns avons même (paraît-il) une vie, avec qq occupations par ailleurs, des deuils, des problèmes de santé ou d’humeur noire. Il est vrai qu’il ns arrive pourtant, après avoir lu un article du blogue qui (mystérieusement) a déclenché qq ch en ns, de tt lâcher ou de bousculer nos propres priorités pour, là, tt de suite, découvrir cet ouvrage, cet auteur que ns avions inexplicablement raté ou boudé, ou revenir à un texte lu il y a longtemps & plus ou moins oublié — éloignement ou ignorance qui ns paraissent brusquement intolérables, à faire cesser au plus vite. (« Mystérieusement », obscurément, parce que cet effet ne me semble pas tt à fait rationnel, ni totalement lié à la « qualité critique » que ns attribuons à tort ou à raison à l’article, pas plus qu’à l’enthousiasme, au désir d’intéresser ou de convaincre qui ont présidé à sa rédaction : d’autres comptes-rendus de lecture du même blogueur, tt aussi intéressants, n’entraîneront pas les mêmes réactions (du moins chez la même personne, mais se révéleront peut-être « prescripteurs » pour d’autres lecteurs) — d’où l’utilité pour « le patron » de revenir, au fil des années, sur ses auteurs & ses textes de prédilection.)

    Retour au sujet du jour.
    Il se trouve que j’avais ouvert récemment les Improvisations sur Flaubert de Michel Butor — essai & non roman, & qui plus est, nettement plus tardif (La Modification, 1957, cette Improvisation-là, 1989) — au chapitre « À propos de Madame Bovary ».
    J’en extrais non ce qui me paraîtrait le plus important ou le plus éclairant sur le roman de Flaubert, mais ce qui me semble susceptible d’être appliqué qq peu abusivement (détourné, pour en faire un outil réflexif a posteriori) au roman de Butor lui-même :

    « Flaubert met le lecteur à la place de Madame Bovary, lui fait éprouver les tentations qu’elle éprouve […] Il va falloir à la fois faire ressentir la tentation et la démasquer ».
    Ds un développement portant sur la personnification des péchés capitaux ds ce roman : « ne pouvant être médecin, [Homais] fait comme s’il l’était ; tissant tout un univers de mensonges, il usurpe cette fonction sainte par excellence pour Flaubert. »
    Quant à Emma, « si elle se laisse séduire par Rodolphe, c’est qu’il y a dans son esprit toutes sortes d’interprétations déjà prêtes, de “lectures”, qu’elle va projeter sur les personnages qu’elle rencontre. […] Son malheur, expression d’un malheur répandu sur la France entière d’alors, vient d’une littérature drogue, d’une littérature de pharmacien, qu’il faut remplacer par une littérature de médecin. »
    Plus tard ds l’histoire d’Emma, « à ce médecin paresseux [Charles Bovary], proie des pharmaciens parce qu’il est presque l’un d’eux, et à cette littérature paresseuse qui va nous cacher la vérité, s’opposent une médecine vigoureuse, vertueuse, orgueilleuse, et la littérature qui lui correspond. »
    Le gd médecin arrivera trop tard, reste l’écrivain qui « va constituer un corps de phrases sur ce lit ou cette table d’opération qu’est la page blanche. À l’intérieur de ce corps, ou de cette âme, il va trancher, recoudre. Il transforme le lecteur en chirurgien, le faisant passer d’une littérature de paresse à une littérature d’orgueil qui doit disperser, brûler les mensonges. […] La moralité de Madame Bovary, […] c’est la moralité du “style”, c’est-à-dire du bistouri […], instrument qui tranche et sépare les différentes strates ou fibres qui se camouflent l’une l’autre ».
    Au début de ce texte, Butor avait souligné la différence que marque ce roman, Madame Bovary, avec les textes de jeunesse de Flaubert, qui « doivent être lus au fil de la ligne, on doit être emporté » : il s’agit au contraire maintenant, grâce à différents procédés, de « forcer la lecture à revenir sur elle-même ».
    « Cet idéal superpaternel, médical et chirurgical », propre à Flaubert, ne pourrait-il, mutatis mutandis, être transposé à un auteur moderne, fils spirituel de la démarche de G.F. qu’il anatomise si bien, notamment ds son aspect « anti-drogue », ou si l’on préfère la terminologie girardienne, en tant que révélation « romanesque » d’un enivrant mensonge « romantique ».

    Aimé par 1 personne

      • tiens, ça a coupé mon texte!…. Lire « pourrait » au lieu de « pourrit » bien sûr.. mais ce qui est amusant à constater c’est que ce narrateur est un représentant en machines à écrire, et qu’il a emporté dans ses bagages un roman qu’il n’ouvrira jamais, et dont on ne donne pas le titre ni le nom de l’auteur.. on sait seulement que dans ce roman « il y a des gens qui ressemblent à ceux que le narrateur retrouve dans son compartiment »..et Butor écrit aussi: » pendant ce voyage-ci vous désiriez pour une fois être vous-même en totalité dans votre acte », ce qui est aussi une explication du fait que le roman anonyme n’a pas été ouvert tout au long du voyage.car le voyageur est pris dans une mission capitale de « connais toi toi même » presque mystique en écriture donc Flaubert pas loin. .. Butor nous offre son roman et insiste bien qu’il ne peut « espérer se sauver seul » et que donc, par l’écriture d’un roman-celui qu’on tient entre les mains- il s’agit d’obtenir un Salut au sens kafkaïen..

        J’aime

  2. « pour fumer une cigarette italienne »
    Une Muratti Ambassador, peut-être?
    De celle que fumait mon oncle lors de notre première rencontre ce qui laisserait entendre que le premier contact concret avec un italien ce serait l’odeur et la distinction de la cigarette.
    Merci beaucoup pour ce texte Paul Edel!

    J’aime

  3. Plaisante évocation, Pauledel. Nous espérons que vous relisez ce Butor dans cette édition d’origine au titre bleu nuit, comme les trains, et du grand format des menus présentés dans les wagons restaurants.

    J’aime

  4. Il y a donc un effet « carte postale ».
    Magnifique remarque Paul Edel lorsque l’on sait l’importance chez Michel Butor de la pratique de « l’art postal » qu’il pratiqua toute sa vie et dont j’ai bénéficié à titre personnel de cette générosité épistolaire. Il y a comme un aller-retour existentiel chez notre écrivain!

    J’aime

    • Pat, moi aussi j’ai reçu des cartes postales de Butor et aussi sur les pages de dédicaces de ses livres des délicieux dessins coloriés. Un autre écrivain m’ envoyait des cartes postales amusantes et avec dessins: José Cabanis.

      J’aime

  5. Je relis à l’instant l’édition de son « Génie du lieu » le seul de ses livres paru chez Grasset en 1958, exemplaire truffé d’une de ses lettres adressée en 1972 à J.C. Zylberstein, alors secrétaire de Jean Paulhan…Ce bouquin possède encore son bandeau de couleur aubergine sur lequel est marqué MICHEL BUTOR en grosses lettres.
    Encore ( parmi bien d’autres…) l’édition originale de MOBILE, 1962, dédicacée et accompagnée d’un découpage collé d’une magnifique voiture américaine.
    (Bon vous savez que nous avons fait un livre collectif ensemble…en 1985.)
    J’ai sorti aussi l’édition de EXPLORATIONS aux éditions de l’Aire 1981.
    Merci de ma faire ressortir mes vieilleries! 😉

    J’aime

  6. Deux choses là dedans: on n’épouse pas Rome. Je crois que c’est le sens de l’échec avec Cécile, par delà les cauchemars engendrés par le Roi du Jugement. Le Roman , si bizarre cela soit-il, est construit entre deux images royales. L’une in absentia, mais que vous citez, celle du Grand Veneur des Valois, où se projettent les interrogations du Narrateur quand tous les possibles sont ouverts : « ou allez-vous, d’où venez-vous ?, (et je crois, à vérifier m’entendez-vous?) » C’est à la fois lui et un autre. Il y a de l’Oracle et du Doppelganger là dedans.. Puis l’écrasant Roi du Jugement. Rome en sa splendeur michelangelesque. Et c’est cette Rome là, sublime et grandiose, qui écrase notre représentant de sa splendeur révélée. D’une image royale à l’autre, on passe de l’interrogation à l’écrasement, et après l’épiphanie du Roi de la Sixtine, de l’ecrasement au choix de la modestie, lequel n’est pas, on l’oublie trop, sans grandeur ni lucidité. Un peu comme le modeste Aelius Aristide voyait en sa cure Apollon lui-même a Drlphes. Puisqu’il est question du Butir buissonnier, j’avoue que j’aime bien ces Brassées d’ Avril, que j’ai avec un envoi à Georges Lambrichs. Bien à vous. MC

    Aimé par 1 personne

  7. @Elena
    « Ns avons même (paraît-il) une vie, avec qq occupations par ailleurs, des deuils, des problèmes de santé ou d’humeur noire. Il est vrai qu’il ns arrive pourtant, après avoir lu un article du blogue qui (mystérieusement) a déclenché qq ch en ns, de tt lâcher ou de bousculer nos propres priorités pour, là, tt de suite, découvrir cet ouvrage, cet auteur que ns avions inexplicablement raté ou boudé, ou revenir à un texte lu il y a longtemps & plus ou moins oublié — éloignement ou ignorance qui ns paraissent brusquement intolérables, à faire cesser au plus vite. (« Mystérieusement », obscurément, parce que cet effet ne me semble pas tt à fait rationnel, ni totalement lié à la « qualité critique » que ns attribuons à tort ou à raison à l’article, pas plus qu’à l’enthousiasme, au désir d’intéresser ou de convaincre qui ont présidé à sa rédaction : »
    Comme cela sonne juste et ai délicatement écrit.
    et ces moments-là, je le nomme : « visite à mes petits jardins suspendus ». Je mets sans scrupule ma vie, mes priorités, entre parenthèse et m’accorde quelques instants volés et imprévus de lecture (alors soit je pars à la recherche du livre en question, soit en lis un extrait glané ici ou là, soit me plonge dans une analyse, une critique complémentaire trouvé au hasard des recherches sur la toile – – soit les trois à la suite) Puis je regarde l’heure et reviens à (très rude ces derniers temps) la réalité.

    Aimé par 1 personne

  8. 😦 … beuh – mon post est truffé de fautes. (et je renonce à les corriger toutes).

    Sinon, oui, beau livre de Butor mais si je me fie à mes souvenirs, exigeant avec le lecteur (comme souvent le sont les « nouveaux » romans) car lui réclamant temps et calme, la construction quasiment d’une sorte de rempart entre le couple que forment « le lecteur et le livre » et le réel.

    J’aime

    • L’année de sa mort,2016, Michel Butor a déclaré ceci à la radio: »: « Au XXe siècle, j’attendais beaucoup du XXIe siècle. Seulement le XXIe siècle a commencé si mal et continue si mal que je crois qu’il faut attendre le XXIIe siècle. Pour l’instant… si on ne s’aperçoit pas que les choses vont mal, c’est qu’on est vraiment aveugle. » prophétique, non?

      J’aime

  9. J’aime beaucoup vos surprenants commentaires, hélène et margothe – On sent qu’en tant que féministes mesurées, vous savez ressentir avec bienveillance ce qu’essaie de dire Paul E dans ses carnets de voyage en littératures anciennes. Vos rebonds sont pleins de délicates surprises.
    Bàv,

    J’aime

  10. Par curiosité, je suis allée consulter les réactions « à chaud » de 2 critiques au moment de la publication de La Modification : Pascal Pia (ds Carrefour, déc. 57) me semble être « passé à côté » d’un certain nombre d’enjeux du texte (facile à dire aujourd’hui, qd on peut s’appuyer sur de multiples commentaires & analyses de l’œuvre, & que l’on n’a pas soi-même laissé de traces écrites de sa propre première lecture…), quand Maurice Nadeau (aux Lettres nouvelles, un mois avant son confrère), plus enthousiaste, fait ressortir ces enjeux en qq phrases, malgré le format restreint & les contraintes du genre : s’agissant de critique d’actualité, & non d’un travail universitaire, ils consacrent l’un & l’autre inévitablement bcp de place à « l’anecdote », à l’histoire racontée (il se trouve qu’en l’occurrence cela nécessite une opération de reconstruction, de rétablissement de l’ordre chronologique & que l’exercice imposé est sans doute moins convenu & moins superflu que ds d’autres cas).

    Encore une fois, entendons-ns : il ne s’agit pas de distribuer des bons points a posteriori, mais il n’est peut-être pas inutile de remarquer que l’article de P. Pia est en grande partie « réactif », qu’il accorde d’abord de l’attention au « qu’en dit-on ? » avant de se colleter avec le texte (que celle qui n’a jamais été agacée par une campagne publicitaire envahissante ou par les mesures d’intimidation d’une avant-garde lui jette la première pierre). L’unanimité inhabituelle des éloges décernés au précédent roman de Butor, L’Emploi du temps (qui devaient figurer sur le bandeau ?) l’étonne & l’agace peut-être un peu : « cet accord parfait [des Lettres nouvelles, justement, à « plusieurs académiciens »] résult[e-t-il] de la révélation d’un indiscutable génie, ou présage[-t-il] l’entrée des Lettres dans l’âge d’or » ?
    « Reste à savoir si M. Butor est aussi nettement sorti des chemins battus que le disent ceux de ses apologistes qui vantent avant tout son originalité. »
    Des « dons de démiurge qui caractérisent le romancier-né », Claude Simon est (tjs selon P. Pia) le plus « généreusement pourvu », A. Robbe-Grillet le plus dénué (mais « le plus appliqué ») ; « M. Butor en a reçu sa part, moins large que celle de M. Simon, mais comme il est plus habile il en tire un meilleur parti. C’est grâce à cette habileté que d’un personnage médiocre flanqué d’une épouse sans éclat et d’une maîtresse qu’on dirait extraite d’un des magazines de la “presse du cœur”, M. Butor a réussi à faire non un chef-d’œuvre, mais un des bons livres de l’année. »
    « Comment [cette modification] s’est-elle produite, comment, en vingt heures de parcours et sans qu’aucun événement, aucune information ait rectifié les données du problème social et sentimental que s’était posé Delmont, celui-ci change du tout au tout la solution de ce problème, c’est ce que M. Butor explique dans son roman, […] qu’il faut considérer d’ailleurs comme un monologue intérieur, mais travesti tant bien que mal en récit, grâce à un artifice de langage. Au lieu d’accorder la parole à Léon Delmont, M. Butor se substitue à lui. Dès la première page […], c’est M. Butor qui, s’adressant à son personnage, prétend l’informer non seulement des gestes qu’il le voit faire (« Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre… »), mais encore des pensées et des impressions que le voyageur n’exprime ni ne trahit (« Vous sentez vos muscles et vos tendons se dessiner »). Cet abus du vocatif constitue une des singularités de l’ouvrage. […] si le procédé de M. Butor m’a d’abord étonné, je m’y suis vite accoutumé. Souvent, j’y ai même trouvé de l’amusement: « Vous revenez à votre indicateur que vous reprenez, et comme vous examinez sur la couverture bleu clair la carte schématique de la région sud-est… » Cette interpellation constante, où l’essentiel et le futile s’entendent traiter avec une égale solennité, a quelque chose de cocasse, comme le “Nous” du Père Ubu. Peu s’en est fallu que, séduit par l’élocution de M. Butor, je ne rédige cet article en me disant : “Vous.” Mais […] j’ai passé l’âge où le journaliste fait du zèle. »
    Après avoir loué « les qualités d’analyste du romancier », signalé la longueur de certaines phrases se déroulant sur plusieurs pages, « à peine aérées par un ou deux alinéas arbitrairement ouverts après une virgule », phrases susceptibles d’égarer parfois le lecteur, sans qu’il y ait là « d’obstacle dirimant à l’intelligence de ce que dit M. Butor » : « Sans doute l’écriture de La Modification risque-t-elle de décourager les impatients » (mais P. Pia signale qu’ils auraient tort) & sans doute l’ouvrage n’est-il pas exempt de « charabia » & de « tautologies délayées » — qui cependant « reproduisent les méandres d’une réflexion incertaine, souvent distraite de son objet par les incidents du voyage ».

    J’aime

  11. Maurice Nadeau, « De l’emploi du temps et des personnes »
    Le procédé, ce choix du  » “vous” qui est en fait un “tu” de politesse », cette innovation provocante « va, je pense, faire couler beaucoup d’encre et susciter quelques faciles railleries » (alors que « la technique romanesque neuve et savante » utilisée « sans forfanterie » ds L’Emploi du temps lui avait valu des louanges).
    « C’est un récit à la fois réaliste et poétique, […] pendant toute la durée duquel nous ne quittons pas un instant notre voyageur. Nous participons avec lui à la vie de cette communauté restreinte et de hasard qu’abrite un compartiment de chemin de fer; […] nous regardons les paysages par la portière […] ; nous assistons au passage des divers heures du jour […] ; nous participons à la légère ivresse du voyage avant de finir par en être harassés, etc. »
    « Voyages intérieurs [Léon Delmont] songe à ces plaisantes perspectives [3 jours de liberté à Rome avec Cécile & les bonnes nouvelles qu’il lui apporte], quand il devient peu à peu la proie de vagues inquiétudes. Elles sont suscitées par la vue d’un paysage, la traversée d’une gare, un incident minime de la vie du compartiment qui lui rappellent tel ou tel souvenir de voyages précédents, souvenirs qui, à leur tour, en font lever quantité d’autres par lesquels il se reporte brusquement en imagination à Paris au sein de sa famille, à Rome en compagnie de sa maîtresse, tandis que s’ébauche en lui une réflexion chaotique à propos de sa vie, SUR DES THÈMES INDÉFINIMENT REPRIS […] son esprit vagabonde en tous lieux et BRASSE À LA FOIS TOUS LES TEMPS : passé, présent, futur […] Se met-il à somnoler que nos assistons même à la sarabande de ses rêves. Bref, nous somme pris avec lui dans un réseau de souvenirs, d’obsessions, de pensées vagues, de réflexions, d’appréhenions, réseau qui emprisonne entre ses mailles toute l’existence d’un homme, incidemment celle de ses proches, incidemment encore celle du monde dans lequel il vit et ce, dans une durée constamment réversible ou passés ([…] du plus proche au plus lointain]), présent et avenir se chevauchent, […] se catapultent. L’incontestable réussite de l’auteur, et qui tient du prodige, réside en ce que nous sommes toujours au fait de ce qui nous est dit: nous ne confondons jamais les temps de la narration, nous reportant immédiatement par une faculté d’accommodation qu’il a bien fallu que l’auteur suscite en nous, au moment précis de la durée à laquelle il fait allusion […] Michel Butor a perfectionné sur ce plan les procédés qu’il avait utilisés dans L’Emploi du temps, au point que le naturel a fini par recouvrir complètement l’artifice, l’a dissous ».
    Ds le § suivant, intitulé « Changer la vie », & consacré au thème sentimental, à la reconstitution chronologique de la relation conjugale avec Henriette & de la liaison avec Cécile, Nadeau met en parallèle les 2 « fiascos » (les 2 fausses bonnes idées : refaire un voyage de noces à Rome, emmener Cécile à Paris).
    Il revient en conclusion à la question de l’emploi du « vous » :
    « Je vois le parti que l’auteur tire de cette “personne” qui détient de façon délicieusement ambiguë toutes les valeurs du “il”, celles du “je” pour quelqu’un qui se parle à lui-même, tandis qu’elle permet à l’auteur d’être complice de son héros tout en prenant avec lui une “distance” de témoin ou de juge qui ne va jamais jusqu’à l’irritante et fausse objectivité du romancier-démiurge d’avec une personnage manœuvré par les ficelles du “il”. D’une convention admise dans les rapports entre romancier et personnages, Michel Butor trouve moyen de faire un motif supplémentaire de renouvellement du genre. »

    Aimé par 1 personne

    • On voit par ce texte que Nadeau fut toujours un fin lecteur et critique.Pour l’anecdote, quand George Perec obtint le prix Renaudot pour « les choses » en 1965, je me souviens que Nadeau, pour lequel je travaillais, dit avec le sourire dans son bureau, en présence de Geneviève Serreau, sa principale collaboratrice, « si on commence à avoir des prix aux Lettres Nouvelles, c ‘est mauvais signe.. tout son humour..

      J’aime

  12. Représentant en machines à écrire + roman emporté qu’il n’ouvrira jamais — si l’on voulait faire un clin d’œil à G.G. : « Léon va devenir écrivain » ?

    J’aime

  13. Là où Pia a raison, c’est que l’usage du vous ne peut marcher deux fois. Il a aussi raison quant à l’extrême platitude des personnages, même s’il ne voit pas bien le lien entre eux et l’assomption de Rome,. Mais il est clair que ces personnages sont des prétextes, et qu’on ne lit pas la modification pour les états d’âme de Cécile et même de la vie sentimentale de Léon Delmont….

    J’aime

  14. Oui, féministe radicale est l’exemple type du pleonasme qui prétend refaire à sa guise l’histoire de l’Art et de la Musique. Se souvenir du mot de Maupassant ; Notre Souveraine va devenir notre égale..,Tant pis pour elle! »

    J’aime

  15. Mais là où Pia a tort (peut-être parce qu’en réagissant à l’éloge de « l’originalité » il ne considère à son tour le choix du vocatif que sous cet aspect) c’est de ne pas voir que le recours à la 2ème personne dans le roman n’est pas ce « gadget littéraire » auquel le réduit la reprise envisagée du procédé (par blague &/ou esprit d’émulation : « moi aussi, je peux le faire ») ds un article. Et l’explication qu’il en donne lorsqu’il l’envisage sur le plan romanesque me paraît réductrice. Lui qui mentionnait en passant Édouard Dujardin (ds une phrase que je n’ai pas recopiée, où il transposait ds un passé imaginaire la surprenante unanimité critique autour de L’Emploi du temps) aurait pu comparer les résultats auxquels cet auteur était parvenu ds le monologue intérieur à la souplesse & aux possibilités d’intégration apportées par l’utilisation de la 2ème personne.
    Personnages-prétextes : je ne suis pas sûre de comprendre la remarque ; le personnage de roman n’est-il pas tjs un peu, fonctionnellement, un « prétexte » (ou une interface ou un « nœud ») ? — même qd il devient si fascinant & mémorable pour le lecteur que celui-ci a tendance à le considérer comme un modèle, un ami ou un ennemi personnel, une vieille connaissance, en tt cas un être de chair & de sang (& non d’encre & de papier).
    Il s’agit certes ici de personnages banals, ni admirables ni monstrueux, mais néanmoins particularisés (surtout Delmont), & si « on ne lit pas La Modification pour les états d’âme de Cécile et même de la vie sentimentale de Léon Delmont », on ne la lirait pas non plus si la construction de ces personnages était ratée. Faudrait-il considérer comme un échec (ou une forme d’impuissance créative) le fait que des personnages demeurent étroitement liés & en qq sorte subordonnés au roman auquel ils appartiennent ? Mais ce n’est sans doute pas ce que vs vouliez dire.
    & on ne lit pas davantage La Modification, un roman, une fiction, si l’on ne s’intéresse (par ex.) QU’au rapport entre antiquité païenne & christianisme (à Rome & ds les têtes de ceux qui avaient fait leurs humanités), ou à la notion de génie du lieu, ou au mythe de l’amour passion : on lit alors plutôt des essais sur ces questions.
    Me semble-t-il.

    J’aime

  16. « On comprend que le narrateur aime Cécile à travers le décor romain. »
    Cécile hors de l’adultère, hors de Rome, est-elle/sera-t-elle encore/toujours la même ?
    Pour moi, contrairement à ce que certains d’entre vous disent, la fêlure apparaît parce que le narrateur a pris la décision de quitter sa femme et de vivre avec sa maîtresse à Paris. Pas à Rome, justement. Le narrateur lui cherche un emploi à Paris. et les premiers grains de sable sont venus gripper la relation extra-conjugale lors d’un premier séjour de Cécile à Paris baigné de pluie, de gris, de malaise et de tristesse, sans grande et belle lumière.

    le roman contient également une réflexion plutôt fine sur la vieillesse. Le narrateur, dans la longueur et l’inconfort du trajet en train, prend conscience que le temps s’écoule et réalise, par l’entremise de ses souvenirs et de ses analyses, qu’il est en train de vieillir, sans retour. Il me semble qu’à un moment donné, Rome s’imbibe d’effroi et de morbidité.

    J’aime

  17. « on n’épouse pas Rome »
    Alors là, Monsieur Court, je crois bien que je vais griffonner cette phrase au tout début de mon exemplaire de « La Modification » ! 🙂

    J’aime

    • « Votre bouche à la mienne ordonna de se taire.
      Je disputais longtemps, je fis parler mes yeux.
      Mes pleurs et mes soupirs vous suivaient en tous lieux.
      Enfin votre rigueur emporta la balance:
      Vous sûtes m’imposer l’exil ou le silence,
      Il fallut le promettre, et même le jurer.
      Mais puisqu’en ce moment j’ose me déclarer,
      Lorsque vous m’arrachiez cette injuste promesse,
      Mon cœur faisait serment de vous aimer sans cesse. »
      Jean Racine, Berenice

      J’aime

  18. « qu’il est en train de vieillir, sans retour.  »
    Mais maîtrise du temps et sauvetage par l’écriture ? et donc par l’art mais un art qui émerge dans le train et sur la base du souvenir – – et par là, indépendant de Rome ?

    Car comme vous le dites, très discrètement, Elena : le lecteur assiste également à la naissance d’un écrivain dont on peut imaginer que La Modification est en fait le premier livre (pirouette, boucle bouclée, mise en abyme) mais, après tout, qu’en sait-on? … L’effet peut très bien être un livre auquel nous n’aurons jamais accès ? …

    J’aime

  19. Je crains que si Elena. Ce qui reste du livre, c’est la fuite, l’arrivée à Rome, et les visions qui suivent, notamment autour du Roi du Jugement. Le reste on le supporte, mais il vit si peu….Et Cécile pas davantage. C’est gris, c’est plat, c’est interchangeable, ça ne vit que par la mise en scène de Butor. Et la, les sévérités de Pia sont pleinement méritées. N’est pas Flaubert qui veut.

    J’aime

    • Je vous trouve bien sévère MC avec ce Butor de la « Modification »… car j’admire la manière dont il dilate l’espace du compartiment et la durée brève(20 heures environ du voyage) pour aboutir à un monde mythique, et à un pèlerinage à l’intérieur de sa propre vie, avec aussi dans la précision magnifique d’un décor réaliste(les voyageurs et leurs bagages, leur situation sociologique, leur physique, et leurs déplacements,) mêlés à des éléments oniriques avec une utilisation des rêveries du marchand de machines à écrire, pour nous introduire dans un monde sacré (la Sibylle ou l’apparition du Grand Veneur entre les gars de Sennecey et Sénozan) et l’imbrication, sans en avoir ‘air- d’un élément antique et mystique -le nautonier des morts, etc.. Bref il y a toute une imbrication du topographique, de l’historique, de l’individuel et du collectif , un tourbillon du spatio-temporel qui fait référence à l’esthétique du baroque ; et puis quelle belle « modification » et transformation d’un homme en vingt heures. Ces cogitations mythiques dans ce compartiment m’épatent toujours. Pourquoi vouloir toujours comparer et mettre Flaubert en étalon ? le travail de Butor est très singulier et original.

      J’aime

  20. Monsieur Court, à mon avis, Elena ne résume pas La Modification à Léon, qui fatigué d’Henriette, et en mal de joie, part annoncer à Cécile sa décision de vivre avec elle.

    Les strates et les thèmes ne cessent de s’y superposer, de s’y entrelacer, de s’y opposer : le voyage, le train, les variations et monotonies dans le compartiment du train, le paysage extérieur au train, le paysage mental, la vie de couple, la vie de famille, le travail, la fatigue, le repos, la stagnation et le déclin des sentiments, l’amour, les enfants qui ramènent au quotidien, l’adultère qui prétendument donne force et regain, l’usure de l’individu, la jeunesse, la vieillesse, le temps, cet homme, ces deux femmes si différentes, Paris, Rome (antique et contemporaine, catholique et païenne), les marches et déambulations amoureuses dans Rome à différents moments de la vie, l’art, la peinture, la vie, le rêve éveillé, le rêve endormi, le fantasme, le style et l’écriture …

    Mais tout cela n’émerge pas de rien, de simples prétextes. Les personnages, ce qu’ils sont, leurs vies, leurs actions, et quoique peu romanesques et en apparence peu intéressants, me semblent en être les éléments déclencheurs, les leviers actifs.

    Il me semble de toutes les façons difficile à ce Léon – – et ce peut-être pour la toute première fois de sa vie, du fait de ce très long trajet en train (presque 24 heures !) – – de se permettre un bilan de sa vie, d’articuler ou de laisser vagabonder ses pensées, d’imaginer, de rêver, sans un substrat, sans matières premières …

    C’est sur tous ces jeux que le roman gagne en puissance.
    Si on ne prend pas cela en considération, on réduit ce bouquin à un Harlequin et non un nouveau roman de Butor, té !

    J’aime

  21. @Paul et Marc Court
    Par contre, (enfin, non pas que je comprenne parfaitement et avec acuité tout le reste) j’avoue que la figure du grand Veneur attaché à Fontainebleau et à la figure de l’épouse m’est complètement nébuleuse. Qui est-il et que représente-t-il ?

    J’aime

    • Margotte, le grand Veneur apparait tandis que le train passe sous la pluie la forêt de Fontainebleau, je crois qu’il faut avoir en tête que ce cavalier ce Grand Veneur, son épouse lui en parlé alors qu’il se rendait avec elle à Rome pour son voyage de noces… et elle lui racontait, sa femme qu’elle craignait ,enfantn d’être emportée par ce cavalier pendant les promenades qu’elle faisait dans ce forêt de Fontainebleau. Oui, je crois-sans en être sûr- que le narrateur veut nous lancer sur la piste ses rêves mythologiques (des dieux romains à la chrétienté, des empereurs romains au Vatican. De ‘l’Antiquité des sibylles aux cardinaux – et ce Grand Veneur est le premier signe de cette intrusion sur le plan mythologique dans un roman réaliste mais troué par le biais de rêvasseries allumées par le paysage derrière la vitre …ce voyage est aussi sur le plan des fantasmes, « une équipée dangereuse » -expression de Butor- comme le fut le voyage d’Ulysse avec son retour si problématique vers Ithaque. Ce grand Veneur a fait peur à sa femme et plus précisément à sa jeune épouse quand elle était jeune fille…. La conclusion du livre sera que c’est Rome qui sera le personnage principal du Roman.. Rome-roman! Roma Amor.. tandis que les deux femmes, l’épouse et la maitresse deviendront finalement deux figures interchangeables et décevantes, alors que les Villes, elles, avec leur mythologie et leurs strates dans l’Histoire ne le sont pas, décevantes.

      J’aime

  22. En toute justice vis-à-vis de M. Court, je dois reconnaître que c’est tt de même moi qui ai commencé, en introduisant ds la conversation, indirectement, (la référence à) Flaubert en citant ces Improvisations de Butor. & la conversation portant (entre autres) sur la banalité, le caractère non-héroïque du protagoniste comme des deux personnages féminins (non exaltés, non idéalisés, sans grandeur manifeste si ce n’est celle, intérieure, de la modestie & de la lucidité acquises par Léon au cours du voyage, sur ce pt ns sommes d’accord).

    J’aime

  23. En tte justice vis-à-vis de M. Butor (même si je ne vais pas me donner le ridicule de prétendre le décrire ou encore moins l’expliquer (womansplaining ?) à ceux qui l’ont fréquenté & connaissent sans doute son œuvre mieux que moi, & depuis plus longtemps), il me semble qu’il ne se place pas en rival ou remplaçant, lieutenant ou meilleur héritier de Flaubert.
    Encore une fois, c’est moi qui porte la responsabilité d’avoir parlé ds mon 1er commentaire, vers la fin, de « fils spirituel de la démarche de G.F. » — mais ce n’était pas revendiquer pour M. Butor le statut de fils aîné de Flaubert.
    Ce que je voulais dire par là ? Qq ch de l’ordre de ce que René Andrianne formule si bien à propos de ces Improvisations sur Flaubert (après avoir souligné la sûreté d’une érudition non affichée ds ce texte mais partout évidente), « Il s’agit d’une critique d’identification, de connivence. »
    Sans pour autant tomber ds l’égo-critique, sans détournement (qui mettrait les textes de Flaubert au service de ses seules préoccupations, & ce aux dépens des étudiants), ces Improvisations ne sont pas académiquement impersonnelles mais reflètent aussi une « appropriation » des textes (ds la bonne acception, ricœurienne, du terme, cette fois).
    Il me semble que les caractéristiques de son approche critique (notamment cette volonté de montrer « la cohérence interne de la totalité de l’œuvre [de Flaubert] », qu'[u]n auteur forme un tout et se trouve tout entier, pour ainsi dire, dans la moindre parcelle de son œuvre », que dégage si bien Andrianne) correspondent parfaitement à ce qui fait la spécificité de La Modification (à l’échelle d’un roman unique cette fois, même si cette cohérence se vérifie s. doute ds l’ensemble de l’œuvre de Butor) : cette densité qui se construit peu à peu par migration, transfert d’un plan à l’autre, entrecroisement de ts ces éléments mentionnés par Margotte
    J’essaierai d’en donner un petit exemple à partir d’un passage sur lequel je suis tombée par hasard en recherchant les apparitions du Gd Veneur pour vérifier le contenu de ses « messages » (ds un commentaire à venir, si j’en ai le tps & l’énergie*) — mais qui est parfaitement exposée ds l’ouvrage de Fr. Van Rossum-Guyon, notamment ds le chapitre Progression narrative & progression thématique (auquel il est de tte façon préférable de renvoyer !)

    * & la présomption, car prétendre le faire sans avoir pris le temps de relire l’intégralité du roman (ni d’ailleurs l’essai de van Rossum-Guyon) risque d’aboutir à qqch d’assez indigent

    J’aime

  24. En passant, & notamment pour Margotte : je voulais mentionner Celia Levi, notamment son livre le plus récent, La Tannerie (qui m’a paru assez remarquable).
    Elle ne prétend sans doute pas vouloir être Flaubert, mais ses romans présentent certaines ressemblances (ds les thèmes, même s’ils sont « modernisés », & ds la manière — & qq clins d’œil).
    Il ne s’agit PAS de pastiches ni de parodies, & si La Tannerie fait penser à l’Éducation sentimentale (& parfois à certains aspects de Madame Bovary), cela n’enlève rien à l’intérêt pour le récit des rapports entre sa protagoniste Jeanne & le monde actuel, notamment ds le travail précaire (ds un « lieu culturel » supposément progressiste où l’horizontalité est censée régner, contraste du dire & du faire, des belles préoccupations affichées & de l’indifférence ou la solitude & de l’exploitation & la féroce concurrence entre ceux qui voudraient bien décrocher un CDI) ou place de la République au moment de « Nuit debout ». On voit les échos, mais le jeu de miroirs (aïe mélange de métaphores) n’est pas poursuivi pour lui-même (en circuit fermé purement littéraire) : le roman « mord » (a prise) sur les spécificités du monde contemporain, bien vu.
    (Vs trouverez plusieurs comptes-rendus de lecture, plus détaillés, en ligne.)

    J’aime

  25. je n’y comprends rien, je ne retrouve pas un commentaire qui devait commencer par « en tte justice vis-à-vis de (envers ?) M.C, » où je signalais que c’était moi qui avais « commencé » en faisant référence aux Improvisations sur Flaubert de Butor

    J’aime

  26. Oui, le roman est baroque, mieux fichu que les deux autres, si vous voulez, mais le côté plat comme une punaise des protagonistes ne me convainc pas.
    On peut penser que cette histoire de Grand Veneur est un résidu du mythe, hostile, de l’armée des morts, qui renvoie à des sources païennes très anciennes ( cf Ginzburg, ) et mue vers la fin du Moyen Âge en Chasse Fantastique de la Mesnie Hellequin. Ici le mythe est totalement christianisé ( « Amendez-vous »!) d’ autant qu’il s’adresse à un Roi représentant par nature de Dieu sur terre dans l’ univers mental de l’époque.. Toutes les apparitions ne sont pas aussi bénignes. La vision d’un ermite la nuit hurlant « Sire Roi on te trahit ! » dans une forêt proche du Mans, attestée par les sources,détermine trois siècles plus tôt un accès de folie homicide chez un Charles VI qui va bientôt devenir fou pour quarante ans…
    Sur le Grand Veneur et Louis XVI on est dans le légendaire. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il semble bien d’après des sources issues de la Restauration autour de l’affaire Martin de Gallardon, que le bruit d’un accident de chasse machine par le Comte de Provence contre son frère a pu courir les milieux forestiers . ( Nassif et Boutry, Martin et l’ Ange, le laissent en tous cas entendre.) Bien à vous. MC

    J’aime

  27. Merci à vous trois. Cet aspect du roman m’échappait totalement …

    Il y en a qui compare Léon à Enée. Ulysse, Enée, on reste dans le mythe – si ce n’est qu’Enée est fondateur de Rome, après avoir délaissé Didon.
    Je suis tout à fit incapable de mettre en lien La Modification avec l’ensemble des mythes qui la traverse, clairement ou par renvois allusifs.

    Toutefois, tout comme Elena, j’en viens à croire qu’aucun des personnages n’est anodin, même si en apparence sans grande épaisseur.
    oui, va pour Rome et le rome-an qui l’emportent au final.
    mais quant à Henriette (l’épouse) et Cécile (l’amante), je ne peux me résoudre à ce que l’auteur les évacue totalement. Elles occupent le terrain. et quand bien même Léon tantôt leur rend hommage, tantôt les sabre – l’une l’empoisonne et le rend malade (symboliquement), l’autre lui révèle son état de semi-vieillard ! voire toutes deux l’entravent, si je suis bien certaines citations glanées ici et là – ce sont elles, non en tant que muses, ou allégorie de ville, mais bien femmes de sa vie, qui l’entraînent vers les légendes/mythes et enrichissent et font fructifier, une partie du moins, de son imagination.

    … jusqu’à ce que Rome … la liberté donnée par l’imaginaire et l’envie d’écrire, plus fortes.

    J’aime

  28. Et excellent et assez rigolote, cette légende du Grand Veneur qui effraie tous, et principalement les rois, et dont nul ne saisit exactement et n’est capable de restituer les mêmes paroles …

    J’aime

  29. En attendant que la discussion se relance (ou se tarisse)…
    Vive le train, vive le roman, vive Rome, vive internet, qui me sortent la tête de la purée noire et épaisse de la mélancolie, de la sinistrose, des questions sans réponses et des angoisses.
    Quel moment en votre compagnie.
    et … A nous !

    J’aime

    • Je suis toujours sous le charme des malicieuses descriptions faussement réalistes de Butor dans ce compartiment qui traverse, le soir, la campagne française.
      Exemple avec cette robe d’écolière et cet Arc de triomphe. :« Dans le miroir au-dessus de l’épaule de Pierre bougent les tours noires. A travers le miroir que forme la fenêtre, à travers le reflet de ce compartiment, passent les lumières dans la campagne, des phares d’auto, la chambre éclairée d’une maison de garde-barrière avec une petite fille entrevue juste un instant, défaisant sa robe d’écolière devant une armoire à glace. Et il y a encore un autre reflet, le plus tremblant, dans les lunettes cerclées de fer du vieil italien en face de vous qui dort déjà, de la photographie au-dessus de vous derrière votre tête, qui, vous le savez, représente l’Arc de triomphe entouré de taxis démodés. »

      J’aime

  30. J’ai retrouvé le message que je croyais perdu.

    Retour sur « on ne lit pas la Modification pour les états d’âme de Cécile et même de la vie sentimentale de Léon Delmont », dont la formulation me perturbait (plus que l’idée que ces deux aspects du roman ne fussent pas de 1ère importance).
    Mais on n’a tt simplement pas accès aux états d’âme de Cécile (pas plus qu’à ceux d’Henriette) : le lecteur est enfermé ds la tête (& la vision des ch) de Delmont.
    Elles n’apparaissent que ds ses souvenirs (immédiats, récents ou lointains) ou ses attentes, sous forme de simulacre, plus ou moins spectrales — comment ne seraient-elles pas aplaties, atténuées ?

    J’aime

    • elena/Nescio
      Dans le passage que je cite (plus bas) il est intéressant de comprendre que le narrateur nous indique que son personnage est tragique, car il se situe dans un « supplice intérieur » et il est « cloué au pilori » dans son compartiment, essayant de résoudre un problème entre son Désir et la loi conjugale . Dans ce peu d’heures(20 environ) Henri bloqué dans son compartiment doit trancher et choisir entre deux femmes. Son non choix final peut être interprété comme une honteuse passivité .la fausse symétrie finale annule violemment en quelque sorte les deux femmes . Comme s’il s’agissait de la double face d’une même féminité:c’ est un renoncement et une couardise de la part d’Henri . Tout le voyage au fond se résume à une tentative de dissoudre sa culpabilité. L’adultère est au centre de ce « supplice intérieur ». Et le cadre romain, le décor Antique, baroque, malicieusement posé dans son prestige , renforcent cet aspect de tragédie classique avec son dénouement déceptif. Pas de catharsis selon Aristote.
      Entre la maitresse solaire et l’épouse grise, Henri évite, et ne choisit pas ce qui était évidemment attendu du lecteur :la vie avec maitresse solaire dans une Rome solaire ! toute la psyché de son voyageur de commerce aboutit à un évitement et à un e non résolution du conflit. D’où soudain apparait le comportement petit- bourgeois minable de ce voyageur .. C’est donc une solution honteuse, et complétement bancale, qui est proposée et pas du tout une solution libératrice Le personnage restera déchiré, seul, et insatisfait…la solitude s’étend donc et notre voyageur ne sortira pas de son supplice en quittant son comportement avec sa valise….
      Voici l’extrait :
      « « Tout d’un coup la lumière s’éteint : c’est l’obscurité complète, sauf le point rouge d’une cigarette dans le corridor avec son reflet presque imperceptible, et le silence sur cette base de respirations très fortes comme dans le sommeil et du bourdonnement des roues répercuté par l’invisible voûte. Vous regardez les points, les aiguilles verdâtres de votre montre ; il n’est que cinq heures quatorze, et ce qui risque de vous perdre, soudain cette crainte s’impose à vous, ce qui risque de la perdre, cette belle décision que vous aviez enfin prise, c’est que vous en avez encore pour plus de douze heures à demeurer, à part de minimes intervalles, à cette place désormais hantée, à ce pilori de vous-même, douze heures de supplice intérieur avant votre arrivée à Rome. »

      J’aime

      • Merci pour l’extrait !
        Je crains tt de même de m’être mal exprimée (ou alors c’est que nos transitions ne sont pas tjs tr explicites, qd ns rebondissons sur un commentaire & partons pour une virée buissonnière ds une autre direction — sans pour autant que cela constitue une « réponse » à ce commentaire).
        Ds le doute, au risque de lasser, je répète ce que je cherchais à dire : je voulais préciser que « l’aplatissement » était impliqué par le procédé du roman à la 2ème personne, qui ns enferme ds la conscience (l’esprit) de Léon Delmont. Ce que ns savons des autres personnages, présents ds le train ou non, est TOUJOURS filtré par cette conscience-là — conscience à la fois changeante (ds sa vision des ch & des 2 femmes notamment) & identique (ds sa « tournure », ds les images, les motifs auxquels elle a recours, le bain de jouvence, l’aridité & la dureté, la fêlure, la blessure, le pourrissement, la contagion)). Avec ce résultat (me semble-t-il, d’après qq « sondages » tr ponctuels à différents endroits du texte) que ces images & motifs « voyagent » eux aussi, se déplacent d’un personnage à l’autre, d’un tps à l’autre, d’un lieu à une abstraction, d’un domaine à l’autre. Le langage facilite ces changements d’application, les métaphores sont là pour ce genre de « transport » (qu’elles soient quotidiennes ou recherchées ou inattendues comme ds les rêves justement, où ces déplacements d’attribution sont monnaie courante).
        Le rôle de l’auteur (son excellence) consisterait à maintenir la cohérence de cette « grille de lecture » singulière du monde (une sorte de structure personnelle, idiosyncratique) qu’il ns présente en action, en montrant à la fois la permanence de ses « canaux », de ses domaines de référence ET les changements ds le tableau (sa représentation du monde, de sa situation & de sa vie ds ce monde), ds les conclusions auxquelles parvient cet esprit-là, avec ces « fixettes »-là (ses tendances, ses pentes mais à l’état de constituants, d’atomes si vs voulez, une sorte de micropsychologie ou de microportrait qui n’implique pas de jugement moral — contrairement à ce qui se passe, me semble-t-il, avec la caractérologie). Il me semble que l’auteur a recours à un ensemble relativement restreint d’images & de champs lexicaux dont la « distribution » change.
        Qd il écrit (deuxième partie, ch. IV , p. 106 de mon humble édition de poche) :
        « Allez-vous laisser s’augmenter cette mince LÉZARDE qui risquait de corrompre et de faire TOMBER EN POUSSIÈRE tout cet ÉDIFICE DU SALUT que vous aviez vu pendant ces deux ans s’élever, s’affermir, s’embellir à chaque voyage? » , l’image n’apparaît pas forcée, le transfert de l’architecture à la vie intérieure ou à l’affectivité ou à la spiritualité n’a rien d’inédit, d’inouï — mais ds le système clos de ce roman où Rome (antique & catholique) a une telle importance, le tissage se fait plus serré, l’armature se renforce.
        À y bien regarder cependant (ce que l’on ne fait pas qd on lit, ce que l’on n’a pas à faire puisque, à mon avis, il n’est absolument pas nécessaire d’en prendre conscience pour que l’effet joue), l’emploi du verbe « CORROMPRE » serait un peu bizarre, s’agissant de la pierre, du minéral, du non-organique.
        « Alliez-vous le laisser s’implanter et croître aussi sur ce visage [celui de Cécile], ce LICHEN du soupçon qui vous faisait haïr l’autre […] »
        « Certes, cet énorme CHANCRE insidieux qui recouvrait les traits anciens d’Henriette d’un masque horrible se durcissant autour de sa bouche jusqu’à la rendre à peu près muette (toute parole qu’elle proférait semblait venir de l’autre côté d’un MUR s’épaississant de jour en jour, de l’autre côté d’un DÉSERT se hérissant de jour en jour de buissons de plus en plus épineux) […] ces lèvres FROIDES ET RUGUEUSES comme du GRANIT », cette taie que vous hésitiez à extraire « par crainte de ces CHAIRS À VIF que vous découvririez […] toute cette vieille souffrance qui jaillirait d’un seul coup.
        Mais cette profonde BLESSURE horrible et PURULENTE, ce n’est qu’après un tel nettoyage qu’elle pourra se CICATRISER, et si vous continuiez d’attendre, le POURRISSEMENT se mettrait à enfoncer ses racines plus avant encore, la CONTAGION serrerait ses bras autour de vous plus étroitement, ce serait le visage même de Cécile qui subirait tout entier l’atteinte de cette LÈPRE… »
        Ce que les manuels de stylistique proscrivent, les « mixed metaphors », deviennent ici une pratique fertile. Le végétal vire à l’organique repoussant, & la contamination redoutée se joue déjà d’un domaine (d’un règne, d’un champ lexical, etc.) à l’autre. Évidemment, on peut se demander si une image ne finit pas par contaminer ce à quoi on l’applique (le « masque » à remodeler le visage & infecter la personne) : Léon ne « dit » pas qu’Henriette est pourrissante ou pétrifiée ou frigide — il ne fait qu’évoquer sa blessure, sa souffrance, & le durcissement, la raideur qui en résultent.
        Ds ce contexte (7 p. plus loins ds mon édition), l’apparition fantastique de Gd Veneur, habit en lambeaux, rubans décousus, sur un cheval mort avec « ses chairs flottantes, ses fibres détachées, ses lanières de peau claquantes qui s’ouvraient et se refermaient » n’est plus tt à fait incongru.

        Vers la fin du roman (juste après la mention des « trappes de communication » entre Paris & Rome qu’il faudrait suggérer ds le livre à écrire — troisième partie, ch. IX), après le séjour raté à Paris, la contamination a eu lieu :
        « les fils déchirés se renouaient ; c’était une CICATRICE très fragile; la moindre imprudence l’aurait arrachée ; […] Vous l’aviez reconquise; tout semblait s’être effacé. Jamais vous n’en avez reparlé, et c’est à cause de silence que maintenant la BLESSURE est inguérissable, à cause de cette FAUSSE CICATRISATION prématurée qu’une GANGRÈNE s’est développe dans cette PLAIE INTÉRIEURE qui SUPPURE si fort, maintenant que les circonstances de ce voyage, ses heurts, ses mouvements, ses aspérités l’ont écorchée. »
        (Je n’ai pas eu le temps de chercher s’il y avait encore à proximité des métaphores architecturales, ce n’est plus leur place peut-être, ds la vision modifiée du monde & de sa vie. Il faudrait suivre ttes les métaphores (les murs « lépreux ») — & les occurrences de certains termes au sens propre — les édifices, les pierres, la poussière —, relever les voisinages ds le texte, les transferts d’un support à l’autre, etc., comme le fait Van Rossum pour la porte. Cela a sûrement été réalisé, je n’ai pas eu l’idée d’aller voir du côté des thèses.)
        De même, il y a je crois un certain nombre de notations à propos de la lune (tantôt pleine, tantôt croissant, selon le voyage dont on parle) à proximité des descriptions de Cécile comme reflet de Rome — pas si solaire que cela finalement.
        Encore une fois, tt ce qui précède n’a rien à voir avec un jugement moralisateur sur la situation.

        J’aime

  31. C’est vrai : le livre à ses notes d’humour (mais peut-être aussi renforcées par le fait que le livre date par certains côtés ?)
    les mouvements dans le compartiment, les positions inconfortables et un peu ridicules induites par ce voyage de jour en train trop long, les photographies de la France au dessus des têtes des voyageurs, l’observation des voisins (le petit couple de jeunes mariés sans être méchamment moqué dans mon souvenir est décrit de manière assez gratinée tout de même), la consultation de l’indicateur des horaires de chemin de fer (je crois qu’il est nommé ainsi non ?).

    J’aime

  32. erratum : l’apparition […] n’est plus tt à fait incongruE.

    (& ds la description du rôle de l’auteur, j’aurais dû remplacer certains possessifs (« ses ») pour rendre apparent le fait qu’ils renvoient au protagoniste & non à l’auteur)

    J’aime

  33. Oups, Paul Edel, je n’avais pas vu votre réponse à Margotte, plus haut, qui devrait m’aider à retrouver le passage où est mentionnée la 1ère évocation (par Henriette) du Gd Veneur (« et elle lui racontait, sa femme qu’elle craignait ,enfant, d’être emportée par ce cavalier pendant les promenades qu’elle faisait dans ce forêt de Fontainebleau »)

    J’aime

  34. Margotte à 9:04 (Boby Lapointe)
    & le Léon ds la chanson d’Yvette Guilbert, le fameux fiacre (« Léon ! Pour “causer”, ôte ton lorgnon ! » ), serait-il un écho encore plus dégradé, vaudevillesque mais rigolo, de la promenade à Rouen d’Emma & d’un autre Léon ?
    (J’ai découvert récemment, à l’occasion de la sortie en poche, Une belle Journée d’Henri Céard —  avec une autre promenade en voiture fermée (écho flaubertien inversé, mais écho garanti cette fois), au cours de laquelle, quoi qu’en pense le cocher égrillard, il ne se passe rien ds la voiture : les deux passagers s’emmerdent côte-à-côte, il s’agit seulement de tuer le temps (comme avant, à l’auberge, ds le « cabinet particulier » où ils sont restés confinés à cause du mauvais temps).

    Mais le « lapsus » edelien était si joli — Henri-Henriette comme Papageno & Papagena.

    paul edel, 2 mars à 10:12
    « fausse symétrie », « Comme s’il s’agissait de la double face d’une même féminité »
    Dans Le Maître de Milan, Audiberti est encore plus explicite :
    « La femme synthétique, […] la chose complémentaire […] Franca était la figure provisoire et providentielle de Bianca. Franca était Bianca, la parole en moins, la tendresse en plus. »
    « Nous ne saurons jamais pourquoi telle femme et non pas telle autre, si l’une vaut l’autre. Toutes belles, toutes chéries. Toutes nulles, toutes zéro. Franca aussi, dans le zéro ?
    Franca aussi. Il déchira la lettre de Franca. »
    « [L’]amour dans sa forme exaltée et lyrique, ne résisterait sans doute pas […] Le mariage indissoluble, de même, crée, entre deux êtres, une relation indépendante de leurs comportements physiques respectifs. Il ne s’agit pas de chercher là le plaisir, le confort, ni, non plus, le désastre. Il s’agit d’être marié, de se trouver solidaire d’une autre personne, dans la tendresse ou l’exécration ».
    (Il y avait même un équivalent à l’ « édifice du salut » : « construire, […], un échafaudage d’affection et d’imagination » sur une femme.)

    J’aime

  35. je n’avais pas été jusque là mais, après tout, une petite soirée déguisée plumes et chansons « papageno-papagena » chez Léon et Henriette en face du Panthéon pourrait changer nettement leur quotidien … 😉
    (ok – je sors)

    J’aime

    • — Margotte, j’avais d’abord voulu écrire « Henri-Henriette comme Tic & Tac » — mais ceux-là ne sont pas mariés. On connaît ts des couples qui finissent par se ressembler physiquement — à moins évidemment que leur cerveau reptilien n’ait perçu d’emblée la ressemblance encore en puissance & qu’ils se soient choisis & aimés pour la réaliser ? Vaste problème.
      Qt à l’oiseleur &  sa belle, leurs projets sont clairs : bcp de petits Papagenos & de petites Papagenas.

      Léon & Henriette aussi se marièrent & eurent bcp d’enfants (dont l’un a été appelé Henri, me semble-t-il).

      — J’ai enfin lu « Le Jugement dernier de Léon Delmont » ; non seulement l’exploration du thème du sacré est intéressante, mais l’étude jette une clarté bienvenue (pour moi qui n’ai pas eu le tps d’une vraie relecture suivie du roman) sur quel passage appartient à quel voyage du protagoniste.
      Parmi les extraits cités ds cette étude, la diatribe anticléricale de Cécile ns fait retrouver les motifs du pourrissement, de l’infection & de la maladie cette fois en lien avec le catholicisme (le Vatican comme « cancer », « poche de pus », le catholicisme comme « poison » & Léon « pourri de christianisme jusqu’aux moelles ».
      Ds les passages que j’avais recopiés plus ht (2 mars à 2:36), ils s’appliquaient à la dble vie bricolée par Léon, à Henriette (au moins 2 réseaux métaphoriques, qu’on aurait imaginés incompatibles, se croisent à son propos : pétrification & pourrissement) & à Cécile. (Il faudrait vérifier avec des prélèvements plus larges, mais j’ai l’impression, contraire à celle de P. Edel, qu’à travers le jeu de mots « édifice du salut », métaphoriquement & métonymiquement Rome est atteinte).
      J’avais complètement oublié que la Rome de Cécile était amputée du Vatican, le // apostasie divorce est intéressant, & tr clair tt ce qui concerne les hallucinations, leurs sources, etc.. En revanche, & notamment s’agissant des 2 femmes, je crains un peu une certaine immobilisation thématique, qui figerait l’opposition Henriette-Cécile sur ce pt (& en ferait qqch d’essentiel & non contingent).
      À moins que je l’aie raté, je crois que S. Guermès ne mentionne pas ce passage — une réminiscence qui survient à la tte fin de La Modification & qui concerne le voyage de noces :
      « Henriette riait comme vous des ecclésiastiques jeunes et vieux qui se promenaient par bandes avec leurs ceintures de couleur. […] infatigables tous les deux […] vous êtes allés au Vatican le lendemain, […] vous esclaffant devant les bondieuseries des boutiques […] Puis après quelques très rapides journées de cette déambulation délicieuse, injuriant tous les deux doucement en plein accord les innombrables uniformes que vous rencontriez à chaque détour […] »

      J’aime

      • Bon sang, mais c’est bien sûr, cela s’imposait pourtant : Paul Edel voulait ns suggérer Ubi tu Gaius, ibi ego Gaia

        J’aime

  36. Très judicieuses remarques d’Elena le 2 Mars sur l’effet d’aplatissement inhérent au choix dû vous. J’ajoute qu’ on peut se demander si dans la deuxième partie des citations sur la « blessure inguérissable  ne surgit pas quelque souvenir de la blessure du Roi Mehaigne, personnage quelque peu tristanesque, sorte de Roi Mark malade, lici sans Perceval pour le guérir. ( ces » murs lépreux « notamment). Auquel cas un autre réseau métaphorique pourrait rejoindre l’image du Grand Veneur,le roi Marke étant aussi un Dieu-cheval participant de la dimension oraculaire et tellurique, tandis que Cécile et Henriette seraient les deux Iseut opposées que donnent certaines versions du mythe. ( Iseut la blonde, Iseut aux blanches mains) Leon serait alors aussi un Tristan ou un Perceval très appauvri parce que les temps ont changé. Cf le portrait des ecclésiastiques dans Passage de Milan. En ce sens, sa quête ne peut être qu’un échec. Peut-être même peut-on la lire parodiquement avec ce Chevalier devenu représentant. Bien à vous. MC

    J’aime

  37. Je n’ai personnellement aucun lien (historique et littéraire) à proposer entre Michel Butor et l’Ukraine… Désolé, Paul. Bàv,

    J’aime

  38. « Vous allez connaître l’Italie, jeune homme; vous avez vingt ans, vous lisez les manuscrits grecs; voilà bien des raisons d’être heureux! Vous comptez collectionner à la Vaticane; c’est un projet excellent. Le pape a les plus beaux manuscrits du monde. Vous savez sans doute qu’il possède d’autres trésors. Réservez-leur une part de votre enthousiasme. On a tort d’y préparer mal nos jeunes missionnaires. Mais après tout, celui qui ne découvrira pas seul Michel -Ange vaut-il qu’on l’avertisse? Trouvez Rome avec votre âme, mon ami, et profitez de ces belles années ; il y aura toujours assez de paléographie dans votre existence. ». Ernest Renan a ´Pierre de Nolhac, circa Oct 1882….Pas mal vu, non?

    J’aime

Laisser un commentaire